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Deux définitions de l’autonomie professionnelle
L’autonomie des établissements scolaires passe par la constitution des directions d’établissements et des pouvoirs organisateurs comme entités gestionnaires, là où, précédemment, on avait affaire à une distribution plus diffuse de la gestion des établissements. Cela se traduit notamment par de nouvelles manières d’organiser la concertation sociale, en mode tripartite. Mais également par une polarisation des manières d’envisager le professionnalisme dans l’enseignement.
Organisations syndicales et fédérations de pouvoirs organisateurs partagent-elles (encore) la même vision du métier d’enseignant ? Deux logiques semblent désormais différencier les acteurs : les organisations syndicales privilégient la préservation du métier et du groupe professionnel, articulée à une stabilisation des règles de fonctionnement garanties par l’État ; les fédérations de pouvoirs organisateurs — même s’il faut nuancer le propos — vont plutôt dans le sens d’une nouvelle professionnalisation du « système scolaire » (c’est-à-dire pas uniquement des enseignants). Pour reprendre une distinction de la sociologie des groupes professionnels, on peut opposer un modèle de professionnalisation par la base professionnelle et un modèle de professionnalisation par le haut, par de nouveaux modes de gestion de l’activité.
Le modèle syndical : pour l’autonomie professionnelle des enseignants
Dans le modèle du professionnalisme par la base, ce sont les professionnels qui sont garants de la légitimité de la régulation des aspects liés à l’exercice du métier.
Les traits typiques de ce modèle sont le renforcement de l’autorité collégiale entre
pairs, l’autonomie et l’indépendance de jugement dans la résolution et la gestion
de problèmes complexes, le développement d’une culture et d’une identité profes-
sionnelle spécifiques, acquises après une socialisation professionnelle longue.
Au fil du temps, un rapprochement fort s’est élaboré entre organisations syndicales pour la défense d’un statut équivalent de l’enseignant, en cherchant à minimiser les différences inhérentes à l’organisation de l’enseignement par réseaux public et privé. Ainsi, lors des concertations sociales, l’accent est placé sur les questions de rémunération, de statut, de réduction des périodes d’emploi temporaire et de stabilisation des trajectoires d’entrée dans la fonction, d’une plus grande latitude dans la mobilité interréseaux.
L’attitude syndicale quant à l’utilisation des titres dits « B », titres permettant à des professionnels non agrégés d’exercer une activité enseignante, notamment pour les fonctions en pénurie, est emblématique à ce sujet. Le point de vue défendu est à la fois de permettre l’entrée de nouveaux entrants sans formation pédagogique afin de combler les difficultés de recrutement, mais dans l’objectif de les faire devenir des enseignants à part entière, c’est-à-dire de les accompagner dans leur formation pédagogique pour rejoindre le groupe professionnel et les faire participer pleinement à la profession. Cela suscite un paradoxe puisqu’une différence statutaire est maintenue entre les enseignants disposant des titres requis et ceux disposant des titres suffisants. La revendication est d’accompagner ces nouveaux entrants vers la professionnalisation pleine et entière telle que définie par le groupe professionnel enseignant.
Cet exemple indique l’importance, pour les organisations syndicales, de la défense d’un modèle de socialisation et d’égalité des membres du groupe professionnel face aux conditions d’emploi. Cette vision du groupe professionnel, liant contrôle des qualifications au départ et une certaine autonomie professionnelle dans l’exercice du métier, est cependant malmenée par les faits. La dévalorisation sociale du métier d’enseignant, la montée du pouvoir des parents, des directions d’établissements, la succession de responsables politiques (aucun ministre n’a exercé plus d’un mandat depuis la communautarisation), l’incertitude sur les mutations à venir du système d’enseignement quant à son financement et à son organisation, rendent les conditions d’exercice de cette autonomie professionnelle instables. De plus, la défense d’un statut équivalent, sinon unique, de l’enseignant et l’égalité des conditions d’emploi de l’ensemble des membres peuvent entrainer des effets contre-intuitifs : ne déforcent-elles pas la possibilité d’adresser la question des difficultés de recrutement d’enseignants, notamment dans les établissements plus défavorisés ? Ne freinent-elles pas les volontés de constitution de projets d’établissements ou de nouvelles modalités de carrière venant des enseignants ?
La question de l’autonomie des établissements n’est pas évacuée par les organisations syndicales, mais celles-ci jugent qu’elle doit être encadrée pour permettre un ajustement aux contraintes locales et pour éviter la concurrence des conditions d’emploi entre établissements, voire entre réseaux. L’autonomie demandée est davantage celle des enseignants plutôt que celle des pouvoirs organisateurs : l’autonomie serait celle du groupe professionnel local, s’engageant dans la stimulation de projets collectifs et dans le développement de la participation de la communauté éducative.
Ainsi, il y a une réticence à voir accroitre des mécanismes de négociation sociale au niveau des établissements, à la fois pour des questions pratiques de maitrise, par les acteurs locaux, de la complexité de l’appareillage législatif, mais également pour les risques d’éparpillement des conventions locales qui rendraient le système ingérable dans son ensemble. À nouveau, cette préservation d’une certaine centralisation de la concertation sociale comporte un effet indirect : la complexité de la législation entourant les statuts des enseignants rend difficile un partage suffisant de la connaissance entre professionnels, ce qui, de facto, confère à quelques spécialistes la maitrise du dialogue social.
Dans ce cadre, l’interlocuteur privilégié du dialogue social est et reste l’État en ce qu’il garantit les conditions statutaires du métier, définit les nouveaux entrants légitimes, assure la protection des enseignants dans l’exercice de leur autonomie professionnelle. L’évolution vers une concertation sociale tripartite apparait dès lors comme un risque de déresponsabilisation du politique qui n’interviendrait qu’en cas de désaccord dans une négociation entre syndicats et représentants des pouvoirs organisateurs, alors même qu’il reste le pourvoyeur de moyens.
Le modèle patronal : un professionnalisme par le haut
De l’autre côté se développe l’idée d’un professionnalisme par le haut, autrement dit d’un modèle de régulation basé non plus sur l’autonomie des professionnels en tant que tels, mais sur la définition par des autorités supérieures des modalités et des contours du travail des professionnels. Dans ce cas, la professionnalisation s’apparente davantage à une injonction, à des fins de nouvelles modalités de rationalisation ou de contrôle de l’activité. Cette forme de revendication à un nouveau professionnalisme s’annonce comme une nécessaire modernisation des établissements scolaires, passant par l’assimilation de nouveaux comportements et de nouvelles manières de considérer le travail éducatif. De manière typique, la montée de stratégies de différenciation et de concurrence entre établissements, associée à des modalités d’évaluation, collective et individuelle, et à une plus grande individualisation de la gestion du personnel, caractérisent ce nouveau modèle, décliné à l’échelle de systèmes localisés et non plus à celle du groupe professionnel en tant que tel.
Le mémorandum déposé par le Secrétariat général de l’enseignement catholique (Segec) en 2009 condense particulièrement bien les traits de ce modèle dont le principe consiste à fixer des critères de performance attendus des établissements scolaires en échange d’une plus grande liberté d’organisation et de gestion accordée aux pouvoirs organisateurs. Mais si cette revendication n’est pas (encore) d’application, d’autres indices de développement de cette forme de professionnalisme sont repérables. Le développement de la fonction de directeur d’établissement, lié à la complexification de la tâche, a tendance à créer une identité professionnelle spécifique, dotée de compétences de gestion et d’un statut différencié par rapport au reste du corps enseignant. Souhaitée par beaucoup d’interlocuteurs sociaux, cette professionnalisation des directeurs porte en elle les germes de la managérialisation : évaluation du personnel, politiques de rétributions indirectes (reconnaissance d’anciennetés différenciées suivant la pénibilité du travail, octroi de classes plus faciles), plus grande liberté de recrutement, flexibilité dans la gestion des volumes d’emploi, montée des préoccupations de service et d’ajustement face à la demande, élaboration des trajectoires de carrière négociées. L’objectif de ces pratiques étant de proposer de nouvelles manières de mobiliser les enseignants autour d’objectifs d’établissements, ajustés à la réalité locale, par le biais d’une gestion individualisée et plus flexible du personnel.
À nouveau, la manière dont les acteurs porteurs de cette logique considèrent la problématique des pénuries est significative : la solution provient dans ce cas d’une décentralisation des critères de recrutement, d’une diversification des profils, d’une diminution du différentiel de rémunération entre porteurs de titres A et B (mais sans réduction des durées d’emploi temporaire avant stabilisation), etc. Cette perspective est défendue en référence à une approche « réaliste » du fonctionnement actuel du système scolaire et de la vie des établissements. Il vise, en somme, à transformer en politique formelle et volontaire un ensemble de pratiques déjà existantes, au nom d’impératifs de gestion quotidienne et de dynamiques organisationnelles locales.
Dans ce cadre, la revendication d’une négociation sociale tripartite répond de cette même logique de gestion : à partir du moment où l’État accepterait d’endosser un rôle de régulateur et de fournisseur de moyens, le lieu du dialogue social se déplacerait entre partenaires sociaux (fédérations de pouvoirs organisateurs et syndicats). La négociation serait également davantage distribuée à plusieurs niveaux, de la scène communautaire aux établissements.
Des conditions de changement encore incertaines
On peut tirer quelques enseignements de l’analyse qui précède. Trois enjeux nous paraissent ressortir, à ce stade, de l’évolution de la concertation sociale.
Un premier enjeu porte, comme nous l’avons vu, sur la définition du modèle de professionnalisme souhaité : dans quelle mesure professionnalismes par le bas et par le haut pourront-ils être associés et défendus simultanément par les acteurs syndicaux, patronaux et politiques ? Quel compromis pourra-t-on trouver entre la logique de préservation de l’autonomie professionnelle des enseignants et celle revendiquant une plus grande autonomie de gestion du personnel des établissements scolaires ?
Le deuxième enjeu porte sur la constitution des acteurs collectifs légitimes de la concertation sociale. Si le mouvement vers un modèle de négociation tripartite semble bel et bien amorcé, celui-ci nécessite de passer par une progressive « patronalisation » des pouvoirs organisateurs. Dans le libre confessionnel, l’affaiblissement de la centralité des lieux collectifs de discussion (les communautés éducatives) et les tensions récurrentes entre CSC et Segec au sein du Conseil général de l’enseignement catholique témoignent d’une segmentation plus forte des positions entre représentants des travailleurs et des établissements. L’actualité récente a ainsi amené à plusieurs reprises l’expression publique de divergences de vues entre organisations syndicales et fédération de pouvoirs organisateurs, là où ce genre de discussion et négociation s’effectuait, précédemment, dans des lieux plus confinés. Ce fut le cas en 2006 lorsque syndicats et fédérations de pouvoirs organisateurs s’opposèrent quant à l’autonomie de gestion des crédits d’heures par les établissements, ou encore lors de l’échec des premières négociations tripartites et les tensions récurrentes entre CSC et Segec au sein du Conseil général de l’enseignement catholique. Mais il ressort de ces premières épreuves que la création d’une alliance interréseaux de pouvoirs organisateurs est encore à construire, face à une alliance syndicale forte et renforcée par les épreuves passées qui n’ont cessé d’assoir, malgré le temps et les changements de responsables syndicaux, la coordination et le partage de vues entre les principales organisations syndicales.
Les acteurs présentent également des divergences en termes de localisation et de maitrise de la connaissance en matière de concertation sociale. Si les organisations syndicales ont appris, au fil du temps, à s’ajuster entre elles pour œuvrer au rapprochement des statuts, ce processus d’apprentissage n’est pas encore en cours du côté des fédérations de pouvoirs organisateurs. Contrairement à l’acteur syndical, l’acteur patronal souffre de divergences de vues et de l’entretien d’un climat de concurrence, avec un acteur fort et centralisé, le Segec, et d’autres fédérations de pouvoirs organisateurs plus décentralisées et aux pouvoirs plus distribués. La question reste de savoir comment les autres fédérations de pouvoirs organisateurs vont suivre les propositions et sur quelle base un « banc patronal » cohérent peut se construire.
Enfin, notons que la nouvelle donne financière liée à la crise de 2009 constitue un troisième enjeu de taille. Son caractère soudain a surpris les acteurs et les processus de changement en cours, et joue évidemment en défaveur des politiques plus volontaristes, notamment de revalorisation des barèmes. Cependant, nécessité faisant loi, l’expérience de certaines initiatives de fusion d’établissements dans la Région germanophone, de tentatives plutôt avortées en province du Luxembourg pour les hautes écoles, laissent augurer de nouveaux rapprochements entre réseaux. Plusieurs options divergentes sont défendues suivant les acteurs sociaux : opérations de fusion au cas par cas, réforme plus radicale du système par l’unification autour d’un seul statut public, décentralisation au niveau des établissements par la sélection des plus efficaces et performants… Par ailleurs, les priorités en termes de négociations budgétaires divergent : poursuite du mouvement de revalorisation généralisée pour les organisations syndicales, revalorisation ciblée sur certaines catégories professionnelles et augmentation des moyens de fonctionnement pour les pouvoirs organisateurs. Il n’est pas certain que le développement d’une concertation tripartite, dans l’état actuel des relations, permettra d’avancer significativement sur ces dossiers et que le politique pourra jouer un simple rôle d’arbitrage.