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Les rondes paysannes au Pérou

Numéro 07/8 Juillet-Août 2009 - Amérique latine par Emmanuelle Piccoli

juillet 2009

Depuis plus de trente ans, les rondes assurent, pour des cen­taines de mil­liers de per­sonnes des Andes péru­viennes, l’ordre, la jus­tice et la ges­tion quo­ti­dienne de la vie rurale. Fruit de l’ef­fort de mobi­li­sa­tion des pay­sans de la région, dyna­mique com­mu­nau­taire remar­quable, elles sont, par-delà l’É­tat, les orga­ni­sa­tions sociales emblé­ma­tiques, spé­cia­le­ment de la région du Nord et elles assurent jus­tice, vigi­lance et poli­tique communautaires.

Le nord des Andes péru­viennes. Un groupe de quatre hommes passe, vêtus d’un pon­cho et por­tant un cha­peau de paille ou un bon­net de laine. Il fait froid. La nuit, la tem­pé­ra­ture est basse. Dans le noir, on dis­tingue à peine leurs ombres, mais deux lumières rouges signalent qu’ils doivent être en train de fumer et de chi­quer la coca. Pour res­ter éveillés et pour chas­ser la peur et les mau­vais esprits. ¿A donde va ? Allí, no mas, a la casa de los Vas­quez, pa’l velo­rio. Bien, siga usted (Où allez-vous ? Chez les Vas­quez pour la veillée. Bien, conti­nuez.) Ils suivent du regard le pas­sant. À cette heure-ci, les allées et venues sont obser­vées et contrô­lées. Les rondes pay­sannes veillent.

Appa­rues en 1976, dans le dépar­te­ment de Caja­mar­ca, les rondes pay­sannes réunissent tous les hommes majeurs des cam­pagnes. Par com­mu­nau­té et par sec­teur, ils sortent, chaque nuit, par groupes, sur­veiller les che­mins, les champs et, éven­tuel­le­ment, la route qui tra­verse leur espace de ronde.

Cepen­dant, leurs fonc­tions ne se limitent pas à la vigi­lance et, lors des assem­blées, les rondes traitent les pro­blèmes et prennent les déci­sions qui touchent l’ensemble du groupe.

L’exemple des rondes pay­sannes per­met de mon­trer com­ment s’organise la vie en com­mun par-delà l’État dans ses dif­fé­rents aspects (main­tien de l’ordre, jus­tice, ges­tion poli­tique ordi­naire). Ni oppo­sées ni confon­dues avec celui-ci, elles fonc­tionnent en effet dans un espace social où l’État est qua­si­ment absent : le monde rural andin.

Haciendas, caserios et communautés paysannes

Dans la région, la pré­sence de l’État se réduit le plus sou­vent à la seule capi­tale pro­vin­ciale et éven­tuel­le­ment à ses capi­tales dis­tric­tales. Au-delà, là où l’électricité, les routes, les postes de san­té et l’amélioration des écoles sont le plus sou­vent en pro­jet, la pré­sence des auto­ri­tés éta­tiques est spo­ra­dique, se limi­tant le plus sou­vent à des visites et à des dis­cours pen­dant une demi-jour­née. Pas de pré­sence de la police, peu de ser­vices de jus­tice et des auto­ri­tés poli­tiques faibles et en déca­lage avec une réa­li­té qui ne cor­res­pond que très peu aux sché­mas ima­gi­nés depuis la capitale.

Au-delà de ce vide, la vie s’organise et se réor­ga­nise. Depuis la colo­ni­sa­tion, dif­fé­rents sys­tèmes de vivre ensemble se sont suc­cé­dé dans les campagnes.

Une des grandes formes d’organisation col­lec­tive, pro­fon­dé­ment inéga­li­taire, fut celle des hacien­das qui per­du­ra jusqu’à la fin des années 1960. L’ordre qui régnait était alors celui du patron et sa jus­tice s’appliquait à ses tra­vailleurs (inféo­dés comme loca­taires). Le jour y veillaient ses employés et, la nuit, les tra­vailleurs char­gés de faire la ronde pour sur­veiller le bétail.

À côté des hacien­das, il exis­tait éga­le­ment des case­rios (ou estan­cias), regrou­pant des familles de petits pro­prié­taires ain­si que quelques com­mu­nau­tés pay­sannes, où une assem­blée et un comi­té élu géraient la pro­prié­té com­mune de la terre.

Avec la réforme agraire, les ter­rains furent divi­sés entre les tra­vailleurs et la struc­ture de pos­ses­sion de la terre devient alors essen­tiel­le­ment mini­fun­diste (à l’exception des « com­mu­nau­tés pay­sannes »). Depuis lors, dans plus de neuf cas sur dix, à Caja­mar­ca, la struc­ture admi­nis­tra­tive est celle du case­rio.

Cepen­dant, par­ler des case­rios comme de simples enti­tés admi­nis­tra­tives ne suf­fit pas à com­prendre les struc­tures sociales du Nord andin. En effet, bien que la pro­prié­té de la terre y soit indi­vi­duelle (à l’inverse des « com­mu­nau­tés pay­sannes » recon­nues offi­ciel­le­ment), la vie s’organise autour d’un impor­tant sen­ti­ment d’appartenance à un groupe com­mu­nau­taire. Et, s’il est léga­le­ment impropre d’utiliser le terme de « com­mu­nau­tés » pour par­ler de la grande majo­ri­té des case­rios de Caja­mar­ca, c’est pour­tant celui que les pay­sans uti­lisent pour par­ler du groupe auquel ils appar­tiennent et du ter­ri­toire qu’ils occupent.

La com­mu­nau­té se construit et se main­tient autour des évé­ne­ments rituels (décès, veillées, mariages, pre­mière coupe de che­veux des enfants, etc.) et des tra­vaux com­muns (entre­tien des che­mins et des canaux d’irrigation, des bâti­ments sco­laires, etc.). La soli­da­ri­té entre les membres de celle-ci per­met, par ailleurs, de faire face à des situa­tions pré­caires. En effet, Caja­mar­ca est un dépar­te­ment pauvre, en dépit de la pré­sence d’importantes entre­prises minières.

Apparition et diffusion des rondes paysannes

Dans les années qui suivent la réforme agraire, l’ordre dans les cam­pagnes est bou­le­ver­sé. Les auto­ri­tés des case­rios — un teniente gober­na­dor (char­gé de repré­sen­ter le gou­ver­ne­ment) et un agent muni­ci­pal — sont faibles et inca­pables de main­te­nir l’ordre à elles seules.

Un sérieux pro­blème se pose alors : celui du vol mas­sif et répé­té du bétail. Or un ani­mal est sou­vent la prin­ci­pale source de reve­nus de la famille et son épargne en cas de néces­si­té. Au fur et à mesure des années, la situa­tion devient de plus en plus pro­blé­ma­tique : vols, vio­la­tions de domi­cile et sac­cages se mul­ti­plient sans que l’État apporte de solu­tion. Les dénon­cia­tions, coû­teuses, res­tent le plus sou­vent sans suite.

La pré­sence de ce ban­di­tisme forme le contexte d’apparition des rondes pay­sannes. Elles naissent en effet de l’initiative d’une poi­gnée d’hommes de la com­mu­nau­té de Cuyu­mal­ca (pro­vince de Cho­ta, dépar­te­ment de Cajamarca).

Ain­si, en décembre 1976, l’idée resur­git de réa­li­ser des rondes de nuit, comme au temps des hacien­das, mais, cette fois, non pas pour pro­té­ger les biens d’un patron, mais la pro­prié­té de cha­cun des membres de la com­mu­nau­té. Des hommes ayant fait leur ser­vice mili­taire pro­posent une dis­ci­pline stricte pour les tours de vigi­lance et la pre­mière « ronde pay­sanne » s’organise. Tous les hommes de la com­mu­nau­té (dès lors appe­lés ron­de­ros) y par­ti­ci­pe­ront à tour de rôle, armés de leurs outils de tra­vail pay­sans, de fouets et, sou­vent, d’un seul fusil, qu’ils se prêtent de nuit en nuit.

Peu de temps après leur appa­ri­tion, les rondes pay­sannes com­mencent à admi­nis­trer elles-mêmes la jus­tice, tout d’abord pour juger les voleurs pris sur le fait. En effet, que les rondes cap­turent un indi­vi­du en fla­grant délit et l’emmènent à la police ne suf­fit pas à garan­tir que jus­tice soit faite. En effet, le manque de preuves, la cor­rup­tion de nom­breuses auto­ri­tés éta­tiques habi­tuées à leur part du butin et le fonc­tion­ne­ment lent de la jus­tice ordi­naire n’assurent pas que ce der­nier soit jugé.

Face à ce manque, la jus­tice ron­de­ra s’organise et, dans les cam­pagnes, les pay­sans décident eux-mêmes, lors d’assemblées extra­or­di­naires, com­ment les cou­pables doivent être punis et com­ment ils devront répa­rer leurs actes. Cette nou­velle jus­tice pay­sanne ne sera pas sans poser pro­blème, elle redé­fi­nit en effet le jeu de force et de pou­voir dans les cam­pagnes et remet en ques­tion le mono­pole de la force par l’État. Les ron­de­ros aiment à dire « la jus­ti­cia ron­de­ra nació para hacer frente a los ladrones chi­cos y grandes » (la jus­tice des rondes est née pour faire face aux petits et aux grands voleurs), se réfé­rant aux voleurs de bétail d’une part, et aux auto­ri­tés éta­tiques, d’autre part.

Dans les mois qui suivent, l’initiative fait des émules. Les pre­miers ron­de­ros de Cuyu­mal­ca se rendent, à pied, dans les pro­vinces voi­sines et trans­mettent leur expé­rience. Elle se dif­fuse ain­si de proche en proche et, en moins de deux ans, qua­si toutes les com­mu­nau­tés de la région de Caja­mar­ca et bien au-delà comptent une ronde pay­sanne. Aujourd’hui, elles sont répan­dues dans la majo­ri­té des dépar­te­ments du Pérou.

Ain­si, pen­dant que les auto­ri­tés et les spé­cia­listes conti­nuent de se poser la ques­tion de la vali­di­té des rondes pay­sannes, le tra­vail de vigi­lance noc­turne et de jus­tice porte ses fruits. En quelques mois, le ban­di­tisme dis­pa­raît. Aujourd’hui, cela ne pose pas de pro­blème de lais­ser son bétail dehors, sim­ple­ment atta­ché par une corde, à une pierre. La nuit, des hommes veillent.

La gestion du vivre ensemble local

Orga­ni­sa­tion de vigi­lance et de jus­tice, les rondes pay­sannes deviennent au fur et à mesure de leur déve­lop­pe­ment, les lieux de déci­sions de la com­mu­nau­té. Lors des assem­blées, on ne débat pas uni­que­ment des tours de rondes ni de la sanc­tion des voleurs, mais, plus géné­ra­le­ment, de la manière de gérer la vie en com­mun et de régler les dif­fé­rends entre les individus.

Peu à peu, elles s’imposent donc comme une forme de gou­ver­ne­ment com­mu­nau­taire, spé­cia­le­ment dans les case­rios où les auto­ri­tés étaient faibles. Ce fai­sant, elles deviennent éga­le­ment un nou­vel ava­tar, moderne, de la « tra­di­tion­nelle » com­mu­nau­té andine.

Il y a, en réa­li­té, dif­fé­rents types de rondes pay­sannes. Il s’agit en effet de struc­tures souples et non cen­tra­li­sées s’adaptant aux néces­si­tés de chaque com­mu­nau­té, de chaque case­rio. En effet, « là où il n’y a pas de com­mu­nau­té (entendre com­mu­nau­té pay­sanne recon­nue), la ronde la rem­place et occupe ses fonc­tions ; là où elle existe, la ronde la com­plète en lui four­nis­sant un méca­nisme pour exer­cer une coer­ci­tion sur les pay­sans » (Diez, 1999).

Dans cer­tains cas donc, la ronde pay­sanne locale recou­vri­ra de nom­breuses tâches ; dans d’autres cas, non. Par­fois, il exis­te­ra une ronde fémi­nine spé­ci­fique, dédiée le plus sou­vent à la pro­duc­tion d’artisanat ; d’autres fois, les femmes se conten­te­ront de rejoindre les hommes lors des assem­blées qui les concernent.

L’organisation repré­sente une forme d’autorité locale cultu­rel­le­ment et socia­le­ment située et dis­tincte de l’autorité éta­tique, cette der­nière étant étran­gère au quo­ti­dien de la vie pay­sanne andine.

Dans la grande majo­ri­té des cas, les conflits entre les membres de la com­mu­nau­té sont réglés par la ronde locale (conflits de terres, héri­tages, sor­cel­le­rie…) ain­si que de nom­breux délits (vols, viols, aban­dons…)1. Bien que les pay­sans aient la pos­si­bi­li­té de recou­rir éga­le­ment aux juges, à la police et au minis­tère public, pour régler leurs pro­blèmes2, les rondes pay­sannes sont les pre­miers lieux d’administration de la jus­tice. Rapides, effi­caces, elles se dif­fé­ren­cient de la jus­tice éta­tique sur dif­fé­rents points.

Tout d’abord, il s’agit d’une jus­tice par les pairs, en assem­blée. Tous ont le droit de parole et les déci­sions se prennent au consen­sus. Un débat peut durer de nom­breuses heures et ras­sem­bler plu­sieurs cen­taines de per­sonnes, dans le local des rondes ou en plein air, de jour, ou — le plus sou­vent — de nuit.

Ensuite, c’est une jus­tice réac­tive où l’interconnaissance est essen­tielle. Ain­si, les rondes, contrai­re­ment à la jus­tice éta­tique, ne pos­sèdent pas un code de lois, ni même une juris­pru­dence éta­blie et cette absence est com­pen­sée par une impor­tance capi­tale de l’interconnaissance et de l’évaluation des néces­si­tés indi­vi­duelles. Les déci­sions sont prises au cas par cas et en fonc­tion, pré­ci­sé­ment, du com­por­te­ment et des néces­si­tés de cha­cun. Un bon ron­de­ro, tra­vailleur, avec une famille nom­breuse à charge, pour la même faute, ne sera cer­tai­ne­ment pas sanc­tion­né de la même manière qu’un alcoo­lique céli­ba­taire qui est connu pour des faits de vols.

Par ailleurs, l’objectif de la jus­tice ron­de­ra est la répa­ra­tion. Au tra­vers de la recon­nais­sance de la faute et du par­don mutuel des par­ties en cause (qui doivent sou­vent pro­mettre devant tous de ne plus se créer de pro­blèmes), elle cherche à faire dis­pa­raître les conflits et à res­tau­rer l’équilibre ori­gi­nel de la communauté.

Enfin, en ce qui concerne les sanc­tions, les rondes pay­sannes ne recourent pas à la pri­son et appliquent peu d’amendes, elles uti­lisent, par contre, les tra­vaux com­mu­nau­taires et les très contro­ver­sées sanc­tions phy­siques (prin­ci­pa­le­ment des coups de fouet). Par­fois dures, dans une situa­tion de pau­vre­té, ces der­nières repré­sentent une force coer­ci­tive effi­cace. Dénon­cées et pour­sui­vies, elles sont cepen­dant un sujet de pré­oc­cu­pa­tion majeur pour le minis­tère public. Les alter­na­tives ne sont pas simples et la ques­tion, complexe.

Identité paysanne et participation citoyenne

Les rondes pay­sannes n’ont pas seule­ment per­mis de res­tau­rer l’ordre dans les com­mu­nau­tés, elles ont aus­si mis en évi­dence la capa­ci­té de mobi­li­sa­tion des pay­sans et de prise en main de leur propre destin.

Leur mythi­fi­ca­tion, la for­ma­tion d’un véri­table « récit de créa­tion », repris et rap­por­té lors des ren­contres font d’elles des orga­ni­sa­tions cen­trales dans l’identité de la région ; au point que, dans cer­taines pro­vinces, elles en viennent à deve­nir le terme même par lequel s’identifie la popu­la­tion rurale : « soy ron­de­ro » et non « soy cam­pe­si­no » (pay­san). Les rondes sont aus­si por­teuses d’une iden­ti­té forte, visible notam­ment dans la tenue même des ron­de­ros (pon­cho, cha­peaux arti­sa­naux) et dans l’importance des feuilles de coca.

La par­ti­ci­pa­tion à l’organisation a aus­si per­mis l’affirmation de reven­di­ca­tions pay­sannes. Les ron­de­ros ont notam­ment orga­ni­sé des mobi­li­sa­tions, dans la ville, afin de mani­fes­ter leur désac­cord sur le prix des biens, la ges­tion poli­tique ou pour récla­mer la des­ti­tu­tion des auto­ri­tés corrompues.

De telles actions ont pour­tant été long­temps inima­gi­nables en rai­son de l’extrême divi­sion et de la dis­cri­mi­na­tion entre ville et cam­pagne, entre popu­la­tions métisses et popu­la­tions d’origine indi­gène. Les rondes ont donc per­mis la prise de posi­tion des pay­sans dans l’espace public et les ont ren­dus visibles en tant que citoyens péruviens.

Adu­lées comme exemple de mobi­li­sa­tion et de citoyen­ne­té ou dénon­cées pour la vio­lence de cer­tains de leurs actes, les rondes pay­sannes ont pro­duit de nom­breuses polé­miques. Elles méritent d’être étu­diées de manière cri­tique et nuan­cée, en évi­tant les sché­mas mani­chéens : en elles-mêmes, elles ne sont en effet ni bonnes ni mauvaises.

Par ailleurs, si les rondes ont leurs failles, leurs erreurs et leurs crimes, comme toutes les orga­ni­sa­tions humaines, elles ne peuvent pas être confon­dues avec une milice pri­vée ni une gué­rilla. Il s’agit d’un mou­ve­ment ras­sem­blant l’ensemble des familles pay­sannes, l’ensemble de citoyens ruraux de nom­breuses régions du Pérou, autour de la recherche du res­pect de l’ordre social.

D’ailleurs, durant la période de vio­lence poli­tique extrême (1980 – 1993), dans les pro­vinces de Caja­mar­ca où les rondes pay­sannes étaient les plus fortes et les plus orga­ni­sées, la gué­rilla maoïste du Sen­tier Lumi­neux n’a pas pu péné­trer. Les rondes jouèrent donc un rôle capi­tal dans le main­tien de la paix.

La forme d’organisation de pay­sans pour la vigi­lance noc­turne a par ailleurs été récu­pé­rée, durant ces années de vio­lence, sous la forme de « comi­té d’autodéfense ». Ces comi­tés, armés par les mili­taires, ser­virent de pre­mières lignes de défense contre les attaques des gué­rillas. Leur rôle fut cru­cial dans la fin du conflit, comme l’a sou­li­gné la Com­mis­sion de la véri­té et de la récon­ci­lia­tion3. À Caja­mar­ca et d’autres dépar­te­ments du Nord, cepen­dant, les ron­de­ros refu­sèrent d’être asso­ciés aux mili­taires et main­tinrent leur orga­ni­sa­tion indépendante.

Rondes et appétits politiques

L’ampleur de l’organisation a bien sûr sou­le­vé l’intérêt des par­tis poli­tiques, tout comme celui des ron­de­ros dési­reux d’administrer, via l’organisation, les res­sources du peuple. Les rondes semblent en effet une res­source énorme : dans de nom­breuses pro­vinces, elles regroupent plus de 80 % de la popu­la­tion. De plus, elles sont orga­ni­sées en zones ain­si qu’en cen­trales et fédé­ra­tions pro­vin­ciales, ce qui offre une appa­rence d’unité, inté­res­sante pour qui vou­drait les uti­li­ser comme bases politiques.

Cepen­dant, très rares sont les cas où les rondes pay­sannes sont arri­vées au pou­voir. Il semble en fait qu’il y ait une véri­table divi­sion des logiques poli­tiques selon un sché­ma qui rap­pelle la colo­nie où le pou­voir local était déte­nu par les auto­ri­tés indi­gènes et où les pou­voirs régio­nal et natio­nal l’étaient par les auto­ri­tés blanches ou métisses.

Un tel sché­ma néces­site un lieu inter­mé­diaire de coor­di­na­tion des logiques. Dans le cas qui nous occupe, celui-ci se situe au niveau de la pro­vince. Là, en effet, les rondes pay­sannes sont prises dans de per­pé­tuelles ten­sions. Il existe ain­si, dans de nom­breux endroits, plu­sieurs comi­tés pro­vin­ciaux, en fonc­tion des ten­dances poli­tiques de leurs membres. Dans tous les cas, le comi­té perd en repré­sen­ta­ti­vi­té et en vali­di­té en même temps qu’augmente l’intérêt des diri­geants pour la par­ti­ci­pa­tion aux élections.

Aux niveaux régio­nal et natio­nal, les dif­fé­rentes fédé­ra­tions et cen­trales ne peuvent pas être consi­dé­rées comme repré­sen­ta­tives et sont d’ailleurs per­çues comme des annexes directes des par­tis poli­tiques, sans rela­tion réelle avec la réa­li­té locale et les reven­di­ca­tions des communautés.

Pour ces diverses rai­sons, les rondes, bien que pré­sentes dans la plu­part des dépar­te­ments du Pérou, ne repré­sentent pas, jusqu’à pré­sent, une force poli­tique alternative.

Reconnaissance légale des rondes et pluralisme juridique

Depuis les années quatre-vingt, plu­sieurs lois recon­naissent l’existence des rondes et leur donnent une place dans le sys­tème de jus­tice. Cette recon­nais­sance par­ti­cipe, plus glo­ba­le­ment, d’un mou­ve­ment lati­no-amé­ri­cain de recon­nais­sance des droits des peuples indi­gènes à admi­nis­trer la justice.

Actuel­le­ment, la Consti­tu­tion recon­naît « que les auto­ri­tés des com­mu­nau­tés pay­sannes (c’est-à-dire des Andes) et natives (c’est-à-dire, d’Amazonie), peuvent exer­cer, avec l’appui des rondes pay­sannes, les fonc­tions juri­dic­tion­nelles sur leur ter­ri­toire, en confor­mi­té avec le droit cou­tu­mier, pour peu qu’elles ne violent pas les droits fon­da­men­taux de la per­sonne » (article numé­ro 149 de la Consti­tu­tion poli­tique de 1993). Une loi de 2003 (loi numé­ro 27908), va dans le même sens.

La recon­nais­sance des rondes est en réa­li­té ambi­guë, car elle est liée à la recon­nais­sance des com­mu­nau­tés pay­sannes. Or les com­mu­nau­tés pay­sannes recon­nues offi­ciel­le­ment sont pra­ti­que­ment inexis­tantes à Caja­mar­ca, bien que tous les pay­sans parlent de leur espace de vie comme d’une com­mu­nau­té. Tout dépend donc de l’interprétation qui est don­née à l’article. Le main­tien d’une zone d’ombre dans la Consti­tu­tion est évi­dem­ment avan­ta­geux pour l’État qui peut se mettre à l’abri der­rière celle-ci.

Ces der­nières années, il y a eu plu­sieurs ten­ta­tives pour mettre en place des coor­di­na­tions entre les dif­fé­rentes formes de jus­tice. Cepen­dant, ce tra­vail conjoint, notam­ment de la police et des rondes, sou­lève de sérieuses questions.

Le cas de Caja­mar­ca est inté­res­sant. Le minis­tère de l’Intérieur y a signé un accord avec les rondes pay­sannes per­met­tant de réa­li­ser des acti­vi­tés conjointes de sen­si­bi­li­sa­tion aux droits de l’homme, de réso­lu­tion de conflits et de vigi­lance. Cet accord per­met le déve­lop­pe­ment d’une forme de jus­tice mixte rondes pay­sannes-police qui donne d’intéressants résul­tats en termes de réso­lu­tion de conflits inter­in­di­vi­duels et per­met l’invention d’une nou­velle pra­tique inter­cul­tu­relle. Cepen­dant, l’accord per­met éga­le­ment à la police de contrô­ler de plus près l’organisation et, s’il le faut, d’intervenir afin de décou­ra­ger les diri­geants dans une mani­fes­ta­tion — notam­ment les mobi­li­sa­tions contre les entre­prises minières. Le pro­blème est d’autant plus aigu lorsque l’on sait, que ce 5 juin der­nier, c’est le minis­tère public qui fut res­pon­sable du mas­sacre des mani­fes­tants indi­gènes et ron­de­ros à Bagua, ville d’Amazonie proche de Cajamarca.

Organisations innovantes

Orga­ni­sa­tion com­por­tant de mul­tiples facettes, les rondes pay­sannes sur­gissent donc d’une situa­tion de crise et d’abandon de l’État. Elles ne se contentent cepen­dant pas de pal­lier ce manque, puisque, avec elles, s’invente une nou­velle manière de main­te­nir l’ordre et de gérer la vie dans les cam­pagnes, fruit d’une tra­di­tion com­mu­nau­taire réno­vée. Et, dans le même temps, les rondes réaf­firment l’identité rurale et rendent davan­tage visible le rôle des pay­sans dans la socié­té péruvienne.

Actuel­le­ment, plu­sieurs cen­taines de mil­liers de per­sonnes (voire plu­sieurs mil­lions — il n’existe pas de chiffres) sont ron­de­ros et ron­de­ras. L’importance de l’organisation est donc indé­niable et si elle ne ques­tionne pas l’État en tant que tel, elle ques­tionne cepen­dant sa manière de fonctionner.

En effet, les rondes ne se situent pas tout à fait dans la struc­ture éta­tique (elles ne sont pas un ser­vice délé­gué ou un par­ti poli­tique), mais n’y sont pas non plus oppo­sées (l’hymne natio­nal inau­gure sou­vent les réunions et les rondes sont par­fois les orga­ni­sa­tions les plus atten­tives au bon fonc­tion­ne­ment de l’État); elles se situent plu­tôt sur le côté, juste « au-delà ». Leur inté­gra­tion réelle néces­si­te­rait de repen­ser l’État en pro­fon­deur et d’inventer de nou­velles struc­tures sociales pro­fon­dé­ment décolonisées.

Le plu­ra­lisme juri­dique est certes une impor­tante avan­cée, mais les défis sont énormes, non seule­ment pour per­mettre l’existence légale d’organisations comme les rondes pay­sannes, mais aus­si afin que cette recon­nais­sance ne reste pas lettre morte. En effet, la signa­ture de la conven­tion numé­ro 169 de l’Organisation inter­na­tio­nale du tra­vail sur les peuples indi­gènes n’a pas empê­ché l’État péru­vien de bafouer gra­ve­ment les droits de popu­la­tions d’Amazonie.

Face à cela, la pre­mière clé est peut-être de ten­ter de com­prendre au mieux, de l’intérieur, les formes d’organisation extra-éta­tiques, en pre­nant en compte le contexte social et cultu­rel de leur appa­ri­tion, et en cher­chant à évi­ter les sché­mas sim­plistes. Ce qui devrait suivre est une vraie volon­té poli­tique d’intégration et de pluralisme.

  1. Conflit et délits ne sont en réa­li­té pas dif­fé­ren­ciés. En effet, la sépa­ra­tion de ces der­niers est liée au droit occi­den­tal et étran­ger aux com­mu­nau­tés andines. Elle joue cepen­dant un rôle impor­tant d’un point de vue légal, les rondes ne pou­vant, offi­ciel­le­ment (loi 27908), s’occuper que des conflits.
  2. Depuis quelques années, les juges de paix repré­sentent éga­le­ment une alter­na­tive locale aux rondes pay­sannes. Eux-mêmes membres de la com­mu­nau­té et ron­de­ros, ils admi­nistrent, la plu­part du temps en col­la­bo­ra­tion avec la ronde locale, une jus­tice de proximité.
  3. Comi­sión de la ver­dad y de la recon­ci­lia­ción, Hatun Willa­kuy, Ver­sión abre­via­da del Informe Final de la Comi­sión de la Ver­dad y Recon­ci­lia­ción, Lima, Comi­sión de entre­ga de la Comi­sión de la Ver­dad y de la recon­ci­lia­ción, 2004, p. 444 – 445.

Emmanuelle Piccoli


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