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Les rondes paysannes au Pérou
Depuis plus de trente ans, les rondes assurent, pour des centaines de milliers de personnes des Andes péruviennes, l’ordre, la justice et la gestion quotidienne de la vie rurale. Fruit de l’effort de mobilisation des paysans de la région, dynamique communautaire remarquable, elles sont, par-delà l’État, les organisations sociales emblématiques, spécialement de la région du Nord et elles assurent justice, vigilance et politique communautaires.
Le nord des Andes péruviennes. Un groupe de quatre hommes passe, vêtus d’un poncho et portant un chapeau de paille ou un bonnet de laine. Il fait froid. La nuit, la température est basse. Dans le noir, on distingue à peine leurs ombres, mais deux lumières rouges signalent qu’ils doivent être en train de fumer et de chiquer la coca. Pour rester éveillés et pour chasser la peur et les mauvais esprits. ¿A donde va ? Allí, no mas, a la casa de los Vasquez, pa’l velorio. Bien, siga usted (Où allez-vous ? Chez les Vasquez pour la veillée. Bien, continuez.) Ils suivent du regard le passant. À cette heure-ci, les allées et venues sont observées et contrôlées. Les rondes paysannes veillent.
Apparues en 1976, dans le département de Cajamarca, les rondes paysannes réunissent tous les hommes majeurs des campagnes. Par communauté et par secteur, ils sortent, chaque nuit, par groupes, surveiller les chemins, les champs et, éventuellement, la route qui traverse leur espace de ronde.
Cependant, leurs fonctions ne se limitent pas à la vigilance et, lors des assemblées, les rondes traitent les problèmes et prennent les décisions qui touchent l’ensemble du groupe.
L’exemple des rondes paysannes permet de montrer comment s’organise la vie en commun par-delà l’État dans ses différents aspects (maintien de l’ordre, justice, gestion politique ordinaire). Ni opposées ni confondues avec celui-ci, elles fonctionnent en effet dans un espace social où l’État est quasiment absent : le monde rural andin.
Haciendas, caserios et communautés paysannes
Dans la région, la présence de l’État se réduit le plus souvent à la seule capitale provinciale et éventuellement à ses capitales districtales. Au-delà, là où l’électricité, les routes, les postes de santé et l’amélioration des écoles sont le plus souvent en projet, la présence des autorités étatiques est sporadique, se limitant le plus souvent à des visites et à des discours pendant une demi-journée. Pas de présence de la police, peu de services de justice et des autorités politiques faibles et en décalage avec une réalité qui ne correspond que très peu aux schémas imaginés depuis la capitale.
Au-delà de ce vide, la vie s’organise et se réorganise. Depuis la colonisation, différents systèmes de vivre ensemble se sont succédé dans les campagnes.
Une des grandes formes d’organisation collective, profondément inégalitaire, fut celle des haciendas qui perdura jusqu’à la fin des années 1960. L’ordre qui régnait était alors celui du patron et sa justice s’appliquait à ses travailleurs (inféodés comme locataires). Le jour y veillaient ses employés et, la nuit, les travailleurs chargés de faire la ronde pour surveiller le bétail.
À côté des haciendas, il existait également des caserios (ou estancias), regroupant des familles de petits propriétaires ainsi que quelques communautés paysannes, où une assemblée et un comité élu géraient la propriété commune de la terre.
Avec la réforme agraire, les terrains furent divisés entre les travailleurs et la structure de possession de la terre devient alors essentiellement minifundiste (à l’exception des « communautés paysannes »). Depuis lors, dans plus de neuf cas sur dix, à Cajamarca, la structure administrative est celle du caserio.
Cependant, parler des caserios comme de simples entités administratives ne suffit pas à comprendre les structures sociales du Nord andin. En effet, bien que la propriété de la terre y soit individuelle (à l’inverse des « communautés paysannes » reconnues officiellement), la vie s’organise autour d’un important sentiment d’appartenance à un groupe communautaire. Et, s’il est légalement impropre d’utiliser le terme de « communautés » pour parler de la grande majorité des caserios de Cajamarca, c’est pourtant celui que les paysans utilisent pour parler du groupe auquel ils appartiennent et du territoire qu’ils occupent.
La communauté se construit et se maintient autour des événements rituels (décès, veillées, mariages, première coupe de cheveux des enfants, etc.) et des travaux communs (entretien des chemins et des canaux d’irrigation, des bâtiments scolaires, etc.). La solidarité entre les membres de celle-ci permet, par ailleurs, de faire face à des situations précaires. En effet, Cajamarca est un département pauvre, en dépit de la présence d’importantes entreprises minières.
Apparition et diffusion des rondes paysannes
Dans les années qui suivent la réforme agraire, l’ordre dans les campagnes est bouleversé. Les autorités des caserios — un teniente gobernador (chargé de représenter le gouvernement) et un agent municipal — sont faibles et incapables de maintenir l’ordre à elles seules.
Un sérieux problème se pose alors : celui du vol massif et répété du bétail. Or un animal est souvent la principale source de revenus de la famille et son épargne en cas de nécessité. Au fur et à mesure des années, la situation devient de plus en plus problématique : vols, violations de domicile et saccages se multiplient sans que l’État apporte de solution. Les dénonciations, coûteuses, restent le plus souvent sans suite.
La présence de ce banditisme forme le contexte d’apparition des rondes paysannes. Elles naissent en effet de l’initiative d’une poignée d’hommes de la communauté de Cuyumalca (province de Chota, département de Cajamarca).
Ainsi, en décembre 1976, l’idée resurgit de réaliser des rondes de nuit, comme au temps des haciendas, mais, cette fois, non pas pour protéger les biens d’un patron, mais la propriété de chacun des membres de la communauté. Des hommes ayant fait leur service militaire proposent une discipline stricte pour les tours de vigilance et la première « ronde paysanne » s’organise. Tous les hommes de la communauté (dès lors appelés ronderos) y participeront à tour de rôle, armés de leurs outils de travail paysans, de fouets et, souvent, d’un seul fusil, qu’ils se prêtent de nuit en nuit.
Peu de temps après leur apparition, les rondes paysannes commencent à administrer elles-mêmes la justice, tout d’abord pour juger les voleurs pris sur le fait. En effet, que les rondes capturent un individu en flagrant délit et l’emmènent à la police ne suffit pas à garantir que justice soit faite. En effet, le manque de preuves, la corruption de nombreuses autorités étatiques habituées à leur part du butin et le fonctionnement lent de la justice ordinaire n’assurent pas que ce dernier soit jugé.
Face à ce manque, la justice rondera s’organise et, dans les campagnes, les paysans décident eux-mêmes, lors d’assemblées extraordinaires, comment les coupables doivent être punis et comment ils devront réparer leurs actes. Cette nouvelle justice paysanne ne sera pas sans poser problème, elle redéfinit en effet le jeu de force et de pouvoir dans les campagnes et remet en question le monopole de la force par l’État. Les ronderos aiment à dire « la justicia rondera nació para hacer frente a los ladrones chicos y grandes » (la justice des rondes est née pour faire face aux petits et aux grands voleurs), se référant aux voleurs de bétail d’une part, et aux autorités étatiques, d’autre part.
Dans les mois qui suivent, l’initiative fait des émules. Les premiers ronderos de Cuyumalca se rendent, à pied, dans les provinces voisines et transmettent leur expérience. Elle se diffuse ainsi de proche en proche et, en moins de deux ans, quasi toutes les communautés de la région de Cajamarca et bien au-delà comptent une ronde paysanne. Aujourd’hui, elles sont répandues dans la majorité des départements du Pérou.
Ainsi, pendant que les autorités et les spécialistes continuent de se poser la question de la validité des rondes paysannes, le travail de vigilance nocturne et de justice porte ses fruits. En quelques mois, le banditisme disparaît. Aujourd’hui, cela ne pose pas de problème de laisser son bétail dehors, simplement attaché par une corde, à une pierre. La nuit, des hommes veillent.
La gestion du vivre ensemble local
Organisation de vigilance et de justice, les rondes paysannes deviennent au fur et à mesure de leur développement, les lieux de décisions de la communauté. Lors des assemblées, on ne débat pas uniquement des tours de rondes ni de la sanction des voleurs, mais, plus généralement, de la manière de gérer la vie en commun et de régler les différends entre les individus.
Peu à peu, elles s’imposent donc comme une forme de gouvernement communautaire, spécialement dans les caserios où les autorités étaient faibles. Ce faisant, elles deviennent également un nouvel avatar, moderne, de la « traditionnelle » communauté andine.
Il y a, en réalité, différents types de rondes paysannes. Il s’agit en effet de structures souples et non centralisées s’adaptant aux nécessités de chaque communauté, de chaque caserio. En effet, « là où il n’y a pas de communauté (entendre communauté paysanne reconnue), la ronde la remplace et occupe ses fonctions ; là où elle existe, la ronde la complète en lui fournissant un mécanisme pour exercer une coercition sur les paysans » (Diez, 1999).
Dans certains cas donc, la ronde paysanne locale recouvrira de nombreuses tâches ; dans d’autres cas, non. Parfois, il existera une ronde féminine spécifique, dédiée le plus souvent à la production d’artisanat ; d’autres fois, les femmes se contenteront de rejoindre les hommes lors des assemblées qui les concernent.
L’organisation représente une forme d’autorité locale culturellement et socialement située et distincte de l’autorité étatique, cette dernière étant étrangère au quotidien de la vie paysanne andine.
Dans la grande majorité des cas, les conflits entre les membres de la communauté sont réglés par la ronde locale (conflits de terres, héritages, sorcellerie…) ainsi que de nombreux délits (vols, viols, abandons…)1. Bien que les paysans aient la possibilité de recourir également aux juges, à la police et au ministère public, pour régler leurs problèmes2, les rondes paysannes sont les premiers lieux d’administration de la justice. Rapides, efficaces, elles se différencient de la justice étatique sur différents points.
Tout d’abord, il s’agit d’une justice par les pairs, en assemblée. Tous ont le droit de parole et les décisions se prennent au consensus. Un débat peut durer de nombreuses heures et rassembler plusieurs centaines de personnes, dans le local des rondes ou en plein air, de jour, ou — le plus souvent — de nuit.
Ensuite, c’est une justice réactive où l’interconnaissance est essentielle. Ainsi, les rondes, contrairement à la justice étatique, ne possèdent pas un code de lois, ni même une jurisprudence établie et cette absence est compensée par une importance capitale de l’interconnaissance et de l’évaluation des nécessités individuelles. Les décisions sont prises au cas par cas et en fonction, précisément, du comportement et des nécessités de chacun. Un bon rondero, travailleur, avec une famille nombreuse à charge, pour la même faute, ne sera certainement pas sanctionné de la même manière qu’un alcoolique célibataire qui est connu pour des faits de vols.
Par ailleurs, l’objectif de la justice rondera est la réparation. Au travers de la reconnaissance de la faute et du pardon mutuel des parties en cause (qui doivent souvent promettre devant tous de ne plus se créer de problèmes), elle cherche à faire disparaître les conflits et à restaurer l’équilibre originel de la communauté.
Enfin, en ce qui concerne les sanctions, les rondes paysannes ne recourent pas à la prison et appliquent peu d’amendes, elles utilisent, par contre, les travaux communautaires et les très controversées sanctions physiques (principalement des coups de fouet). Parfois dures, dans une situation de pauvreté, ces dernières représentent une force coercitive efficace. Dénoncées et poursuivies, elles sont cependant un sujet de préoccupation majeur pour le ministère public. Les alternatives ne sont pas simples et la question, complexe.
Identité paysanne et participation citoyenne
Les rondes paysannes n’ont pas seulement permis de restaurer l’ordre dans les communautés, elles ont aussi mis en évidence la capacité de mobilisation des paysans et de prise en main de leur propre destin.
Leur mythification, la formation d’un véritable « récit de création », repris et rapporté lors des rencontres font d’elles des organisations centrales dans l’identité de la région ; au point que, dans certaines provinces, elles en viennent à devenir le terme même par lequel s’identifie la population rurale : « soy rondero » et non « soy campesino » (paysan). Les rondes sont aussi porteuses d’une identité forte, visible notamment dans la tenue même des ronderos (poncho, chapeaux artisanaux) et dans l’importance des feuilles de coca.
La participation à l’organisation a aussi permis l’affirmation de revendications paysannes. Les ronderos ont notamment organisé des mobilisations, dans la ville, afin de manifester leur désaccord sur le prix des biens, la gestion politique ou pour réclamer la destitution des autorités corrompues.
De telles actions ont pourtant été longtemps inimaginables en raison de l’extrême division et de la discrimination entre ville et campagne, entre populations métisses et populations d’origine indigène. Les rondes ont donc permis la prise de position des paysans dans l’espace public et les ont rendus visibles en tant que citoyens péruviens.
Adulées comme exemple de mobilisation et de citoyenneté ou dénoncées pour la violence de certains de leurs actes, les rondes paysannes ont produit de nombreuses polémiques. Elles méritent d’être étudiées de manière critique et nuancée, en évitant les schémas manichéens : en elles-mêmes, elles ne sont en effet ni bonnes ni mauvaises.
Par ailleurs, si les rondes ont leurs failles, leurs erreurs et leurs crimes, comme toutes les organisations humaines, elles ne peuvent pas être confondues avec une milice privée ni une guérilla. Il s’agit d’un mouvement rassemblant l’ensemble des familles paysannes, l’ensemble de citoyens ruraux de nombreuses régions du Pérou, autour de la recherche du respect de l’ordre social.
D’ailleurs, durant la période de violence politique extrême (1980 – 1993), dans les provinces de Cajamarca où les rondes paysannes étaient les plus fortes et les plus organisées, la guérilla maoïste du Sentier Lumineux n’a pas pu pénétrer. Les rondes jouèrent donc un rôle capital dans le maintien de la paix.
La forme d’organisation de paysans pour la vigilance nocturne a par ailleurs été récupérée, durant ces années de violence, sous la forme de « comité d’autodéfense ». Ces comités, armés par les militaires, servirent de premières lignes de défense contre les attaques des guérillas. Leur rôle fut crucial dans la fin du conflit, comme l’a souligné la Commission de la vérité et de la réconciliation3. À Cajamarca et d’autres départements du Nord, cependant, les ronderos refusèrent d’être associés aux militaires et maintinrent leur organisation indépendante.
Rondes et appétits politiques
L’ampleur de l’organisation a bien sûr soulevé l’intérêt des partis politiques, tout comme celui des ronderos désireux d’administrer, via l’organisation, les ressources du peuple. Les rondes semblent en effet une ressource énorme : dans de nombreuses provinces, elles regroupent plus de 80 % de la population. De plus, elles sont organisées en zones ainsi qu’en centrales et fédérations provinciales, ce qui offre une apparence d’unité, intéressante pour qui voudrait les utiliser comme bases politiques.
Cependant, très rares sont les cas où les rondes paysannes sont arrivées au pouvoir. Il semble en fait qu’il y ait une véritable division des logiques politiques selon un schéma qui rappelle la colonie où le pouvoir local était détenu par les autorités indigènes et où les pouvoirs régional et national l’étaient par les autorités blanches ou métisses.
Un tel schéma nécessite un lieu intermédiaire de coordination des logiques. Dans le cas qui nous occupe, celui-ci se situe au niveau de la province. Là, en effet, les rondes paysannes sont prises dans de perpétuelles tensions. Il existe ainsi, dans de nombreux endroits, plusieurs comités provinciaux, en fonction des tendances politiques de leurs membres. Dans tous les cas, le comité perd en représentativité et en validité en même temps qu’augmente l’intérêt des dirigeants pour la participation aux élections.
Aux niveaux régional et national, les différentes fédérations et centrales ne peuvent pas être considérées comme représentatives et sont d’ailleurs perçues comme des annexes directes des partis politiques, sans relation réelle avec la réalité locale et les revendications des communautés.
Pour ces diverses raisons, les rondes, bien que présentes dans la plupart des départements du Pérou, ne représentent pas, jusqu’à présent, une force politique alternative.
Reconnaissance légale des rondes et pluralisme juridique
Depuis les années quatre-vingt, plusieurs lois reconnaissent l’existence des rondes et leur donnent une place dans le système de justice. Cette reconnaissance participe, plus globalement, d’un mouvement latino-américain de reconnaissance des droits des peuples indigènes à administrer la justice.
Actuellement, la Constitution reconnaît « que les autorités des communautés paysannes (c’est-à-dire des Andes) et natives (c’est-à-dire, d’Amazonie), peuvent exercer, avec l’appui des rondes paysannes, les fonctions juridictionnelles sur leur territoire, en conformité avec le droit coutumier, pour peu qu’elles ne violent pas les droits fondamentaux de la personne » (article numéro 149 de la Constitution politique de 1993). Une loi de 2003 (loi numéro 27908), va dans le même sens.
La reconnaissance des rondes est en réalité ambiguë, car elle est liée à la reconnaissance des communautés paysannes. Or les communautés paysannes reconnues officiellement sont pratiquement inexistantes à Cajamarca, bien que tous les paysans parlent de leur espace de vie comme d’une communauté. Tout dépend donc de l’interprétation qui est donnée à l’article. Le maintien d’une zone d’ombre dans la Constitution est évidemment avantageux pour l’État qui peut se mettre à l’abri derrière celle-ci.
Ces dernières années, il y a eu plusieurs tentatives pour mettre en place des coordinations entre les différentes formes de justice. Cependant, ce travail conjoint, notamment de la police et des rondes, soulève de sérieuses questions.
Le cas de Cajamarca est intéressant. Le ministère de l’Intérieur y a signé un accord avec les rondes paysannes permettant de réaliser des activités conjointes de sensibilisation aux droits de l’homme, de résolution de conflits et de vigilance. Cet accord permet le développement d’une forme de justice mixte rondes paysannes-police qui donne d’intéressants résultats en termes de résolution de conflits interindividuels et permet l’invention d’une nouvelle pratique interculturelle. Cependant, l’accord permet également à la police de contrôler de plus près l’organisation et, s’il le faut, d’intervenir afin de décourager les dirigeants dans une manifestation — notamment les mobilisations contre les entreprises minières. Le problème est d’autant plus aigu lorsque l’on sait, que ce 5 juin dernier, c’est le ministère public qui fut responsable du massacre des manifestants indigènes et ronderos à Bagua, ville d’Amazonie proche de Cajamarca.
Organisations innovantes
Organisation comportant de multiples facettes, les rondes paysannes surgissent donc d’une situation de crise et d’abandon de l’État. Elles ne se contentent cependant pas de pallier ce manque, puisque, avec elles, s’invente une nouvelle manière de maintenir l’ordre et de gérer la vie dans les campagnes, fruit d’une tradition communautaire rénovée. Et, dans le même temps, les rondes réaffirment l’identité rurale et rendent davantage visible le rôle des paysans dans la société péruvienne.
Actuellement, plusieurs centaines de milliers de personnes (voire plusieurs millions — il n’existe pas de chiffres) sont ronderos et ronderas. L’importance de l’organisation est donc indéniable et si elle ne questionne pas l’État en tant que tel, elle questionne cependant sa manière de fonctionner.
En effet, les rondes ne se situent pas tout à fait dans la structure étatique (elles ne sont pas un service délégué ou un parti politique), mais n’y sont pas non plus opposées (l’hymne national inaugure souvent les réunions et les rondes sont parfois les organisations les plus attentives au bon fonctionnement de l’État); elles se situent plutôt sur le côté, juste « au-delà ». Leur intégration réelle nécessiterait de repenser l’État en profondeur et d’inventer de nouvelles structures sociales profondément décolonisées.
Le pluralisme juridique est certes une importante avancée, mais les défis sont énormes, non seulement pour permettre l’existence légale d’organisations comme les rondes paysannes, mais aussi afin que cette reconnaissance ne reste pas lettre morte. En effet, la signature de la convention numéro 169 de l’Organisation internationale du travail sur les peuples indigènes n’a pas empêché l’État péruvien de bafouer gravement les droits de populations d’Amazonie.
Face à cela, la première clé est peut-être de tenter de comprendre au mieux, de l’intérieur, les formes d’organisation extra-étatiques, en prenant en compte le contexte social et culturel de leur apparition, et en cherchant à éviter les schémas simplistes. Ce qui devrait suivre est une vraie volonté politique d’intégration et de pluralisme.
- Conflit et délits ne sont en réalité pas différenciés. En effet, la séparation de ces derniers est liée au droit occidental et étranger aux communautés andines. Elle joue cependant un rôle important d’un point de vue légal, les rondes ne pouvant, officiellement (loi 27908), s’occuper que des conflits.
- Depuis quelques années, les juges de paix représentent également une alternative locale aux rondes paysannes. Eux-mêmes membres de la communauté et ronderos, ils administrent, la plupart du temps en collaboration avec la ronde locale, une justice de proximité.
- Comisión de la verdad y de la reconciliación, Hatun Willakuy, Versión abreviada del Informe Final de la Comisión de la Verdad y Reconciliación, Lima, Comisión de entrega de la Comisión de la Verdad y de la reconciliación, 2004, p. 444 – 445.