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Les rituels scolaires, entre torture et sélection
On ne compte plus les sorties médiatiques d’enseignants exaspérés par les mesures plus ou moins récentes relatives aux examens. Nombre d’entre eux ressassent un discours bien rodé, s’appuyant sur l’idée que « les élèves n’ont plus le gout du travail » et qu’inexorablement, « le niveau baisse ». Bref, « l’école, c’était mieux avant ». Nous avons déjà largement commenté, dans […]
On ne compte plus les sorties médiatiques d’enseignants exaspérés par les mesures plus ou moins récentes relatives aux examens. Nombre d’entre eux ressassent un discours bien rodé, s’appuyant sur l’idée que « les élèves n’ont plus le gout du travail » et qu’inexorablement, « le niveau baisse ». Bref, « l’école, c’était mieux avant ». Nous avons déjà largement commenté, dans les colonnes virtuelles de la revue, ces idées saugrenues. Pour résumer, il est bon de rappeler que la complainte du « niveau-qui-baisse » est aussi vieille que l’institution scolaire, qu’elle est très globalement fausse, et que les élèves d’aujourd’hui maitrisent bien plus de matières et de concepts que ceux d’hier. Cependant, on doit souligner que cette évolution est une moyenne, et qu’au-delà de la moyenne, depuis quinze ans au moins, un fossé se creuse entre les élèves issus des milieux plus favorisés et les autres, ce que chaque nouvelle enquête Pisa rappelle avec force.
Mais au-delà de ces évidences statistiques, il est une question qui revient de manière lancinante et qui est — évidemment — celle de la fonction même de l’institution scolaire. Nombre d’enseignants s’exprimant dans les médias suggèrent que la réussite est désormais trop facile, et que cela implique que les élèves n’acquièrent plus le gout du travail et de l’effort. Telle serait donc la mission première de l’école : inculquer une forme d’ascèse au labeur intellectuel et couronner les élèves les plus dévoués à cette ascèse, au travers du classement permis par l’examen. Plusieurs d’entre eux s’inquiètent alors du désintéressement à la recherche de points : finalement, les élèves n’en font plus que le « minimum » pour passer, ne cherchent pas à se dépasser. Ils n’ont plus le gout de la performance, ils ne reçoivent plus « le coup de fouet [sic] […] pour enfin s’atteler à la fastidieuse tâche de remettre en ordre les différentes matières et, enfin, de plancher sur celles-ci ». Cette désaffection écolière pour l’examen et le plaisir du labeur qu’il engendre serait un véritable mal de société, qui menacerait les générations futures et, conséquemment, la société elle-même.
L’examen comme rite de passage
Il est utile de s’en souvenir, l’examen prend sens dans un rite de passage : réussir les examens amène l’élève à accéder à une nouvelle étape de son existence, à un nouveau statut social. Ce rite de passage, comme tous les autres1, se structure en trois phases : la séparation — l’élève se retrouve seul, chez lui, à préparer l’examen alors que jusque-là, la classe était le lieu prioritaire du travail —, la marginalisation — l’élève passe l’examen et les rôles se transforment : l’enseignant qui avait le quasi-monopole du discours devient celui qui se tait pour évaluer le discours de l’élève — et l’agrégation (la réintégration) — l’élève est admis dans un nouveau groupe (une nouvelle classe).
Et à l’instar de tous les rites de passage, il a bien sûr également une fonction de renforcement des normes sociales par leur acceptation. Ainsi, l’élève est amené à considérer que s’il a échoué, c’est qu’il n’était « pas à la hauteur », qu’il ne « méritait pas » son élévation. Or, comme l’a montré une pléthore de travaux sociologiques depuis les années 1960, il existe une inégalité profonde entre les élèves, liée à l’organisation même de l’institution scolaire. Tout simplement, les modes d’étude et d’évaluation favorisent les élèves qui « baignent » dans un milieu social (familial) disposant d’un capital culturel élevé, qui leur permet de déchiffrer les codes de l’institution scolaire « comme si c’était naturel2 ». Pour reprendre la formule de Pierre Bourdieu3, l’école opère donc, à la manière du « démon » décrit par le physicien James Clerk Maxwell qui maintient artificiellement une différence entre des particules de gaz en opérant une sélection en fonction de leur vitesse apparente, envoyant les plus rapides dans un conteneur et les plus lentes dans un autre. En effet, l’école opère une sélection des élèves en fonction de leur milieu social, participant au maintien des inégalités sociales. Toutefois, l’égalitarisme formel de ses examens laisse accroire qu’elle a opéré cette sélection en vertu d’éléments « objectifs », « neutres ».
Une telle analyse s’inscrit évidemment en opposition à l’hypothèse voulant que les élèves soient tous des acteurs économiques idéaux, libres de leurs choix et indépendants de leur origine sociale, de leur famille en particulier. Si cette dernière hypothèse est une fiction empreinte de présupposés idéologiques datant de la fin du XIXe siècle, elle n’en est pas moins largement dans l’air du temps4, notamment parce qu’elle permet de légitimer les dysfonctionnements de l’institution scolaire en niant les responsabilités collectives. Le piège est grand de s’y réfugier par facilité, car l’étude attentive de ces responsabilités implique aussi, forcément, une forme d’«examen de conscience » pour le moins angoissante.
L’examen comme rituel scolaire
L’examen est aussi un rituel scolaire d’importance, né du besoin de constituer un corps « hors et contre l’État ». Au XIIIe siècle, l’examen est en effet un rite d’accession à la corporation des universitaires, qui peut se soustraire au droit commun. Il fait suite à des séances longues de labeur intellectuel, doublées de contraintes physiques violentes : l’ensemble des brimades reçues visent à préparer l’accession au travers d’une épreuve finale. La corporation universitaire est marquée par un égalitarisme fort entre ses membres, si bien qu’il n’est pas totalement abusif de comparer le rôle des rituels scolaires à celui que prend la torture rituelle dans les sociétés « sans État » décrites par Pierre Clastres5 : les châtiments corporels subis par les élèves des collèges s’inscrivent dans une pédagogie d’affirmation consistant à imprimer jusque sur le corps des élèves qu’ils sont membres de la communauté, « rien de moins, rien de plus ».
À mesure qu’elle se développe et structure des hiérarchies internes, l’université pare les châtiments d’une dimension spécialisée : ainsi, les rites dépendent du niveau dans le cursus et du prestige de la faculté considérée. En Angleterre du XVIe siècle, les enseignants de grammaire des premières années (de la faculté des Arts), ancêtres des maitres d’école, recevaient lors de leur cérémonie de diplômation deux symboles essentiels de leur fonction, une baguette souple de bouleau et une sorte de martinet (appelé « palmer »), avec lesquelles ils devaient fouetter un jeune garçon « openlye in the Scolys6 », pour démontrer leur maitrise de l’art disciplinaire. La règle du maitre d’école, celle avec laquelle il tape sur le « bout des doigts » des élèves est une héritière de cette vieille pratique. Les attributs permettant à ces enseignants de « sévir » étaient le signal d’un pouvoir et d’un prestige sans pareils : alors que certains d’entre eux provenaient (jusqu’au XVIIe siècle au moins) de familles de roturiers, ils pouvaient tout à fait fouetter les descendants des plus puissantes lignées aristocratiques. Le pouvoir disciplinaire de ces enseignants prend donc deux dimensions : il est à la fois essentiel comme pouvoir dans la corporation et comme pouvoir de la corporation.
L’école républicaine, fondée au XIXe siècle, reprend à son compte l’idée de cette double dimension du pouvoir disciplinaire, bien qu’elle entende le mettre immédiatement au service de l’État. S’inscrivant dans la lignée des analyses de Guizot sur la fonction pédagogique, Jules Ferry conçoit l’école comme l’instrument essentiel d’inculcation des normes « communes » qui permettent d’éviter les troubles sociaux et donc de maintenir l’État, comme il le déclare dans son célèbre discours à la Chambre du 26 juin 1879 : «[L’État] s’occupe [de l’éducation] pour maintenir une certaine morale d’État, certaines doctrines d’État qui sont nécessaires à sa conservation. » Ainsi, le pouvoir du professeur ne découle plus de la corporation, mais de l’État lui-même : il n’a plus la charge d’affilier à la corporation, mais d’intégrer à l’État.
Bien sûr, les châtiments corporels ont été bannis des établissements scolaires, mais il reste toutefois une trace de leur fonction centrale, notamment au travers de l’épreuve des examens. Le stress de l’examen a bien une conséquence physique, il marque l’élève jusque dans son corps. Il est le symbole de la double dimension du pouvoir de l’enseignant : pouvoir dans l’école et pouvoir sur la société.
Crise de l’école, crise des enseignants
Revenons aux enseignants qui s’inquiètent de la perte d’importance des examens. Ce qui transparait de leur discours, c’est sans doute et avant tout, une impression de ne « plus faire prise » : ils n’arrivent pas à convaincre les élèves de l’importance du travail car le rite de passage dont ils sont les sorciers-initiateurs semble complètement « hors jeu » aux potentiels impétrants. Évidemment, cela ne peut que provoquer une angoisse profonde, doublée d’un sentiment de « fin de siècle » qui ne manque pas de s’exprimer dans leurs cartes blanches : fondamentalement, c’est le rôle social qui leur avait été historiquement confié, garantissant leur pouvoir et leur prestige, qui s’effrite au travers de cette « perte de sens » apparente des examens.
Or si cette perte de sens peut advenir, c’est bien parce que les élites culturelles vivent une débâcle : l’émergence de ce que Pierre Bourdieu nommait le « nouveau capital » va de pair avec un désintérêt croissant de la faction sans cesse plus dominante de la classe dominante, à savoir les élites financières, pour les institutions culturelles, singulièrement lorsqu’elles sont des institutions de masse. La « classe d’encadrement » qui formait une frange très importante de la classe moyenne supérieure en Belgique subit une prolétarisation progressive, qui est particulièrement manifeste dans les milieux artistiques, mais commence aussi à toucher les autres domaines du secteur culturel. La diffusion généralisée de la doxa néolibérale s’accompagne d’une « remise au pas » des institutions culturelles dans un seul but de généralisation maximale du principe de concurrence : les musées doivent servir à l’image des villes dans la concurrence sur le marché du tourisme, les écoles doivent servir à fournir une main‑d’œuvre plus efficace pour soutenir les entreprises et les universités doivent fournir des technologies de pointe pour plus de compétitivité de l’industrie régionale et/ou nationale7…
Dans cette dynamique, les « savoirs » n’ont pas de fonction intrinsèque, ils n’ont de sens pour l’élève que s’ils lui seront utiles pour se situer sur le marché de l’emploi. Le professeur perd son pouvoir sur le social, puisque c’est la potentialité de trouver un emploi (l’employabilité) qui détermine le sens des études. Or il est une chose évidente pour une large part des enfants issus de milieux défavorisés : ils ne seront pas employables. Comment croire dans la potentialité d’un emploi lorsqu’on vit dans un quartier de Molenbeek où le taux de chômage des jeunes dépasse les 50% et seulement 20% des jeunes diplômés du supérieur trouvent un emploi moins d’un an après l’obtention de leur diplôme ?
En se repliant sur un argumentaire fondé sur l’idée rance que « les jeunes ont moins de volonté aujourd’hui », certains enseignants souffrent quelque peu d’un syndrome « hibernatus » : se réveillant soudain face à la fonte de leur capital symbolique, ils reprennent de vieux réflexes pour défendre leur institution en rappelant ses missions historiques d’incorporation au travers de l’ascèse et de classement au travers du mérite, et donc, en déplorant le désintérêt pour les examens. Or ce sont précisément ces missions qui perdent du sens face aux reconfigurations de la société.
On pourrait, a contrario, poser la question de savoir si, finalement, les examens sont bien nécessaires (une question que l’on n’hésitait pas à poser dans les années 1960, mais qui est aujourd’hui un tabou dans le cadre des débats entourant les réformes scolaires, culte de la certification oblige). Et peut-être imaginer que la fonction de l’école soit plutôt d’ouvrir des possibilités hors des schémas de pensée dominants, de donner accès à des connaissances qui ne soient pas porteuses à priori d’une utilité spécifique. Plutôt que de laisser le néolibéralisme subvertir l’école, on pourrait imaginer d’utiliser l’école pour subvertir la pensée utilitariste, fondement du néolibéralisme. Alors peut-être la fonction enseignante pourrait reprendre un peu de sens, quitte à ce qu’elle renonce aux symboles d’un pouvoir disciplinaire, tombé depuis longtemps déjà en déliquescence.
- Van Gennep A., Les rites de passage : étude systématique des rites…, E. Nourry, 1909.
- Bourdieu P. et Passeron J.-Cl., La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Minuit, 1970.
- Bourdieu P., « Le nouveau capital », dans Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Le Seuil, 1994, p. 40.
- Lahire B., Pour la sociologie, La Découverte, 2016.
- Clastres P., « De la torture dans les sociétés primitives », dans L’Homme, 1973, 13(3), p. 114 – 120.
- Rashdall H., The Universities of Europe in the Middle Ages, vol. 2/2, Oxford University Press, 1895, p. 599.
- Notons que l’extension du principe de concurrence a pour conséquence logique l’accroissement des régionalismes et/ou des nationalismes. Si bien que d’une certaine manière, on peut considérer le démantèlement des vestiges de l’idéal d’Europe sociale et politique comme une conséquence logique du développement de l’Europe ordolibérale.