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Les rituels scolaires, entre torture et sélection

Numéro 5 - 2016 par Renaud Maes

août 2016

On ne compte plus les sor­ties média­tiques d’enseignants exas­pé­rés par les mesures plus ou moins récentes rela­tives aux exa­mens. Nombre d’entre eux res­sassent un dis­cours bien rodé, s’appuyant sur l’idée que « les élèves n’ont plus le gout du tra­vail » et qu’inexorablement, « le niveau baisse ». Bref, « l’école, c’était mieux avant ». Nous avons déjà lar­ge­ment com­men­té, dans […]

Le Mois

On ne compte plus les sor­ties média­tiques d’enseignants exas­pé­rés par les mesures plus ou moins récentes rela­tives aux exa­mens. Nombre d’entre eux res­sassent un dis­cours bien rodé, s’appuyant sur l’idée que « les élèves n’ont plus le gout du tra­vail » et qu’inexorablement, « le niveau baisse ». Bref, « l’école, c’était mieux avant ». Nous avons déjà lar­ge­ment com­men­té, dans les colonnes vir­tuelles de la revue, ces idées sau­gre­nues. Pour résu­mer, il est bon de rap­pe­ler que la com­plainte du « niveau-qui-baisse » est aus­si vieille que l’institution sco­laire, qu’elle est très glo­ba­le­ment fausse, et que les élèves d’aujourd’hui mai­trisent bien plus de matières et de concepts que ceux d’hier. Cepen­dant, on doit sou­li­gner que cette évo­lu­tion est une moyenne, et qu’au-delà de la moyenne, depuis quinze ans au moins, un fos­sé se creuse entre les élèves issus des milieux plus favo­ri­sés et les autres, ce que chaque nou­velle enquête Pisa rap­pelle avec force.

Mais au-delà de ces évi­dences sta­tis­tiques, il est une ques­tion qui revient de manière lan­ci­nante et qui est — évi­dem­ment — celle de la fonc­tion même de l’institution sco­laire. Nombre d’enseignants s’exprimant dans les médias sug­gèrent que la réus­site est désor­mais trop facile, et que cela implique que les élèves n’acquièrent plus le gout du tra­vail et de l’effort. Telle serait donc la mis­sion pre­mière de l’école : incul­quer une forme d’ascèse au labeur intel­lec­tuel et cou­ron­ner les élèves les plus dévoués à cette ascèse, au tra­vers du clas­se­ment per­mis par l’examen. Plu­sieurs d’entre eux s’inquiètent alors du dés­in­té­res­se­ment à la recherche de points : fina­le­ment, les élèves n’en font plus que le « mini­mum » pour pas­ser, ne cherchent pas à se dépas­ser. Ils n’ont plus le gout de la per­for­mance, ils ne reçoivent plus « le coup de fouet [sic] […] pour enfin s’atteler à la fas­ti­dieuse tâche de remettre en ordre les dif­fé­rentes matières et, enfin, de plan­cher sur celles-ci ». Cette désaf­fec­tion éco­lière pour l’examen et le plai­sir du labeur qu’il engendre serait un véri­table mal de socié­té, qui mena­ce­rait les géné­ra­tions futures et, consé­quem­ment, la socié­té elle-même.

L’examen comme rite de passage

Il est utile de s’en sou­ve­nir, l’examen prend sens dans un rite de pas­sage : réus­sir les exa­mens amène l’élève à accé­der à une nou­velle étape de son exis­tence, à un nou­veau sta­tut social. Ce rite de pas­sage, comme tous les autres1, se struc­ture en trois phases : la sépa­ra­tion — l’élève se retrouve seul, chez lui, à pré­pa­rer l’examen alors que jusque-là, la classe était le lieu prio­ri­taire du tra­vail —, la mar­gi­na­li­sa­tion — l’élève passe l’examen et les rôles se trans­forment : l’enseignant qui avait le qua­si-mono­pole du dis­cours devient celui qui se tait pour éva­luer le dis­cours de l’élève — et l’agrégation (la réin­té­gra­tion) — l’élève est admis dans un nou­veau groupe (une nou­velle classe).

Et à l’instar de tous les rites de pas­sage, il a bien sûr éga­le­ment une fonc­tion de ren­for­ce­ment des normes sociales par leur accep­ta­tion. Ain­si, l’élève est ame­né à consi­dé­rer que s’il a échoué, c’est qu’il n’était « pas à la hau­teur », qu’il ne « méri­tait pas » son élé­va­tion. Or, comme l’a mon­tré une plé­thore de tra­vaux socio­lo­giques depuis les années 1960, il existe une inéga­li­té pro­fonde entre les élèves, liée à l’organisation même de l’institution sco­laire. Tout sim­ple­ment, les modes d’étude et d’évaluation favo­risent les élèves qui « baignent » dans un milieu social (fami­lial) dis­po­sant d’un capi­tal cultu­rel éle­vé, qui leur per­met de déchif­frer les codes de l’institution sco­laire « comme si c’était natu­rel2 ». Pour reprendre la for­mule de Pierre Bour­dieu3, l’école opère donc, à la manière du « démon » décrit par le phy­si­cien James Clerk Max­well qui main­tient arti­fi­ciel­le­ment une dif­fé­rence entre des par­ti­cules de gaz en opé­rant une sélec­tion en fonc­tion de leur vitesse appa­rente, envoyant les plus rapides dans un conte­neur et les plus lentes dans un autre. En effet, l’école opère une sélec­tion des élèves en fonc­tion de leur milieu social, par­ti­ci­pant au main­tien des inéga­li­tés sociales. Tou­te­fois, l’égalitarisme for­mel de ses exa­mens laisse accroire qu’elle a opé­ré cette sélec­tion en ver­tu d’éléments « objec­tifs », « neutres ».

Une telle ana­lyse s’inscrit évi­dem­ment en oppo­si­tion à l’hypothèse vou­lant que les élèves soient tous des acteurs éco­no­miques idéaux, libres de leurs choix et indé­pen­dants de leur ori­gine sociale, de leur famille en par­ti­cu­lier. Si cette der­nière hypo­thèse est une fic­tion empreinte de pré­sup­po­sés idéo­lo­giques datant de la fin du XIXe siècle, elle n’en est pas moins lar­ge­ment dans l’air du temps4, notam­ment parce qu’elle per­met de légi­ti­mer les dys­fonc­tion­ne­ments de l’institution sco­laire en niant les res­pon­sa­bi­li­tés col­lec­tives. Le piège est grand de s’y réfu­gier par faci­li­té, car l’étude atten­tive de ces res­pon­sa­bi­li­tés implique aus­si, for­cé­ment, une forme d’«examen de conscience » pour le moins angoissante.

L’examen comme rituel scolaire

L’examen est aus­si un rituel sco­laire d’importance, né du besoin de consti­tuer un corps « hors et contre l’État ». Au XIIIe siècle, l’examen est en effet un rite d’accession à la cor­po­ra­tion des uni­ver­si­taires, qui peut se sous­traire au droit com­mun. Il fait suite à des séances longues de labeur intel­lec­tuel, dou­blées de contraintes phy­siques vio­lentes : l’ensemble des bri­mades reçues visent à pré­pa­rer l’accession au tra­vers d’une épreuve finale. La cor­po­ra­tion uni­ver­si­taire est mar­quée par un éga­li­ta­risme fort entre ses membres, si bien qu’il n’est pas tota­le­ment abu­sif de com­pa­rer le rôle des rituels sco­laires à celui que prend la tor­ture rituelle dans les socié­tés « sans État » décrites par Pierre Clastres5 : les châ­ti­ments cor­po­rels subis par les élèves des col­lèges s’inscrivent dans une péda­go­gie d’affirmation consis­tant à impri­mer jusque sur le corps des élèves qu’ils sont membres de la com­mu­nau­té, « rien de moins, rien de plus ».

À mesure qu’elle se déve­loppe et struc­ture des hié­rar­chies internes, l’université pare les châ­ti­ments d’une dimen­sion spé­cia­li­sée : ain­si, les rites dépendent du niveau dans le cur­sus et du pres­tige de la facul­té consi­dé­rée. En Angle­terre du XVIe siècle, les ensei­gnants de gram­maire des pre­mières années (de la facul­té des Arts), ancêtres des maitres d’école, rece­vaient lors de leur céré­mo­nie de diplô­ma­tion deux sym­boles essen­tiels de leur fonc­tion, une baguette souple de bou­leau et une sorte de mar­ti­net (appe­lé « pal­mer »), avec les­quelles ils devaient fouet­ter un jeune gar­çon « open­lye in the Sco­lys6 », pour démon­trer leur mai­trise de l’art dis­ci­pli­naire. La règle du maitre d’école, celle avec laquelle il tape sur le « bout des doigts » des élèves est une héri­tière de cette vieille pra­tique. Les attri­buts per­met­tant à ces ensei­gnants de « sévir » étaient le signal d’un pou­voir et d’un pres­tige sans pareils : alors que cer­tains d’entre eux pro­ve­naient (jusqu’au XVIIe siècle au moins) de familles de rotu­riers, ils pou­vaient tout à fait fouet­ter les des­cen­dants des plus puis­santes lignées aris­to­cra­tiques. Le pou­voir dis­ci­pli­naire de ces ensei­gnants prend donc deux dimen­sions : il est à la fois essen­tiel comme pou­voir dans la cor­po­ra­tion et comme pou­voir de la corporation.

L’école répu­bli­caine, fon­dée au XIXe siècle, reprend à son compte l’idée de cette double dimen­sion du pou­voir dis­ci­pli­naire, bien qu’elle entende le mettre immé­dia­te­ment au ser­vice de l’État. S’inscrivant dans la lignée des ana­lyses de Gui­zot sur la fonc­tion péda­go­gique, Jules Fer­ry conçoit l’école comme l’instrument essen­tiel d’inculcation des normes « com­munes » qui per­mettent d’éviter les troubles sociaux et donc de main­te­nir l’État, comme il le déclare dans son célèbre dis­cours à la Chambre du 26 juin 1879 : «[L’État] s’occupe [de l’éducation] pour main­te­nir une cer­taine morale d’État, cer­taines doc­trines d’État qui sont néces­saires à sa conser­va­tion. » Ain­si, le pou­voir du pro­fes­seur ne découle plus de la cor­po­ra­tion, mais de l’État lui-même : il n’a plus la charge d’affilier à la cor­po­ra­tion, mais d’intégrer à l’État.

Bien sûr, les châ­ti­ments cor­po­rels ont été ban­nis des éta­blis­se­ments sco­laires, mais il reste tou­te­fois une trace de leur fonc­tion cen­trale, notam­ment au tra­vers de l’épreuve des exa­mens. Le stress de l’examen a bien une consé­quence phy­sique, il marque l’élève jusque dans son corps. Il est le sym­bole de la double dimen­sion du pou­voir de l’enseignant : pou­voir dans l’école et pou­voir sur la société.

Crise de l’école, crise des enseignants

Reve­nons aux ensei­gnants qui s’inquiètent de la perte d’importance des exa­mens. Ce qui trans­pa­rait de leur dis­cours, c’est sans doute et avant tout, une impres­sion de ne « plus faire prise » : ils n’arrivent pas à convaincre les élèves de l’importance du tra­vail car le rite de pas­sage dont ils sont les sor­ciers-ini­tia­teurs semble com­plè­te­ment « hors jeu » aux poten­tiels impé­trants. Évi­dem­ment, cela ne peut que pro­vo­quer une angoisse pro­fonde, dou­blée d’un sen­ti­ment de « fin de siècle » qui ne manque pas de s’exprimer dans leurs cartes blanches : fon­da­men­ta­le­ment, c’est le rôle social qui leur avait été his­to­ri­que­ment confié, garan­tis­sant leur pou­voir et leur pres­tige, qui s’effrite au tra­vers de cette « perte de sens » appa­rente des examens.

Or si cette perte de sens peut adve­nir, c’est bien parce que les élites cultu­relles vivent une débâcle : l’émergence de ce que Pierre Bour­dieu nom­mait le « nou­veau capi­tal » va de pair avec un dés­in­té­rêt crois­sant de la fac­tion sans cesse plus domi­nante de la classe domi­nante, à savoir les élites finan­cières, pour les ins­ti­tu­tions cultu­relles, sin­gu­liè­re­ment lorsqu’elles sont des ins­ti­tu­tions de masse. La « classe d’encadrement » qui for­mait une frange très impor­tante de la classe moyenne supé­rieure en Bel­gique subit une pro­lé­ta­ri­sa­tion pro­gres­sive, qui est par­ti­cu­liè­re­ment mani­feste dans les milieux artis­tiques, mais com­mence aus­si à tou­cher les autres domaines du sec­teur cultu­rel. La dif­fu­sion géné­ra­li­sée de la doxa néo­li­bé­rale s’accompagne d’une « remise au pas » des ins­ti­tu­tions cultu­relles dans un seul but de géné­ra­li­sa­tion maxi­male du prin­cipe de concur­rence : les musées doivent ser­vir à l’image des villes dans la concur­rence sur le mar­ché du tou­risme, les écoles doivent ser­vir à four­nir une main‑d’œuvre plus effi­cace pour sou­te­nir les entre­prises et les uni­ver­si­tés doivent four­nir des tech­no­lo­gies de pointe pour plus de com­pé­ti­ti­vi­té de l’industrie régio­nale et/ou natio­nale7

Dans cette dyna­mique, les « savoirs » n’ont pas de fonc­tion intrin­sèque, ils n’ont de sens pour l’élève que s’ils lui seront utiles pour se situer sur le mar­ché de l’emploi. Le pro­fes­seur perd son pou­voir sur le social, puisque c’est la poten­tia­li­té de trou­ver un emploi (l’employabilité) qui déter­mine le sens des études. Or il est une chose évi­dente pour une large part des enfants issus de milieux défa­vo­ri­sés : ils ne seront pas employables. Com­ment croire dans la poten­tia­li­té d’un emploi lorsqu’on vit dans un quar­tier de Molen­beek où le taux de chô­mage des jeunes dépasse les 50% et seule­ment 20% des jeunes diplô­més du supé­rieur trouvent un emploi moins d’un an après l’obtention de leur diplôme ?

En se repliant sur un argu­men­taire fon­dé sur l’idée rance que « les jeunes ont moins de volon­té aujourd’hui », cer­tains ensei­gnants souffrent quelque peu d’un syn­drome « hiber­na­tus » : se réveillant sou­dain face à la fonte de leur capi­tal sym­bo­lique, ils reprennent de vieux réflexes pour défendre leur ins­ti­tu­tion en rap­pe­lant ses mis­sions his­to­riques d’incorporation au tra­vers de l’ascèse et de clas­se­ment au tra­vers du mérite, et donc, en déplo­rant le dés­in­té­rêt pour les exa­mens. Or ce sont pré­ci­sé­ment ces mis­sions qui perdent du sens face aux recon­fi­gu­ra­tions de la société.

On pour­rait, a contra­rio, poser la ques­tion de savoir si, fina­le­ment, les exa­mens sont bien néces­saires (une ques­tion que l’on n’hésitait pas à poser dans les années 1960, mais qui est aujourd’hui un tabou dans le cadre des débats entou­rant les réformes sco­laires, culte de la cer­ti­fi­ca­tion oblige). Et peut-être ima­gi­ner que la fonc­tion de l’école soit plu­tôt d’ouvrir des pos­si­bi­li­tés hors des sché­mas de pen­sée domi­nants, de don­ner accès à des connais­sances qui ne soient pas por­teuses à prio­ri d’une uti­li­té spé­ci­fique. Plu­tôt que de lais­ser le néo­li­bé­ra­lisme sub­ver­tir l’école, on pour­rait ima­gi­ner d’utiliser l’école pour sub­ver­tir la pen­sée uti­li­ta­riste, fon­de­ment du néo­li­bé­ra­lisme. Alors peut-être la fonc­tion ensei­gnante pour­rait reprendre un peu de sens, quitte à ce qu’elle renonce aux sym­boles d’un pou­voir dis­ci­pli­naire, tom­bé depuis long­temps déjà en déliquescence.

  1. Van Gen­nep A., Les rites de pas­sage : étude sys­té­ma­tique des rites…, E. Nour­ry, 1909.
  2. Bour­dieu P. et Pas­se­ron J.-Cl., La repro­duc­tion. Élé­ments pour une théo­rie du sys­tème d’enseignement, Minuit, 1970.
  3. Bour­dieu P., « Le nou­veau capi­tal », dans Rai­sons pra­tiques. Sur la théo­rie de l’action, Le Seuil, 1994, p. 40.
  4. Lahire B., Pour la socio­lo­gie, La Décou­verte, 2016.
  5. Clastres P., « De la tor­ture dans les socié­tés pri­mi­tives », dans L’Homme, 1973, 13(3), p. 114 – 120.
  6. Rash­dall H., The Uni­ver­si­ties of Europe in the Middle Ages, vol. 2/2, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 1895, p. 599.
  7. Notons que l’extension du prin­cipe de concur­rence a pour consé­quence logique l’accroissement des régio­na­lismes et/ou des natio­na­lismes. Si bien que d’une cer­taine manière, on peut consi­dé­rer le déman­tè­le­ment des ves­tiges de l’idéal d’Europe sociale et poli­tique comme une consé­quence logique du déve­lop­pe­ment de l’Europe ordolibérale.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).