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Les risques du métier. Trois décennies de « chercheur-acteur » au Rwanda et au Burundi, de Filip Reyntjens

Numéro 3 Mars 2010 par Gauthier de Villers

mars 2010

Un exa­men rétros­pec­tif Le petit livre (137 pages) de Reynt­jens consiste en récits de son impli­ca­tion en tant que cher­cheur et en tant qu’acteur dans des tranches de l’histoire du Rwan­da et du Burun­di, sui­vis de com­men­taires où il for­mule «(son) auto­cri­tique, mais éga­le­ment (sa) défense » (p. 5). C’est un livre cou­ra­geux et utile, et […]

Un examen rétrospectif

Le petit livre (137 pages) de Reynt­jens1 consiste en récits de son impli­ca­tion en tant que cher­cheur et en tant qu’acteur dans des tranches de l’histoire du Rwan­da et du Burun­di, sui­vis de com­men­taires où il for­mule «(son) auto­cri­tique, mais éga­le­ment (sa) défense » (p. 5). C’est un livre cou­ra­geux et utile, et une entre­prise rare dans le monde de l’africanisme. L’auteur a été au cœur de dures polé­miques à pro­pos de l’explication des drames de la région et de l’établissement de res­pon­sa­bi­li­tés. Il se livre, avec un grand effort de luci­di­té, à l’examen du rôle qu’il a joué et de la manière dont il l’a joué. L’analyse de la ten­sion entre Le savant et le poli­tique, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Max Weber, est par­ti­cu­liè­re­ment féconde pour éclai­rer l’histoire contem­po­raine de l’Afrique des Grands Lacs.

Un « chercheur-acteur »

Filip Reynt­jens se défi­nit comme un « chercheur-acteur ».

Pour jus­ti­fier sa démarche, il recourt à l’épistémologie qui fonde les sciences his­to­riques et sociales sur l’existence d’un rap­port d’identité entre le sujet et l’objet de la connais­sance. Il parle, citant Jean-Fran­çois Ber­thon, d’une « confu­sion » de l’«objet » et du « sujet » dans le domaine des sciences humaines (p. 2).

Un « devoir éthique et huma­ni­taire » oblige le cher­cheur impli­qué à « dépas­ser le stade de la simple obser­va­tion » et à «(« injec­ter ») un cadre nor­ma­tif dans des ensembles empi­riques » (p. 127). Et cette obli­ga­tion s’impose avec une force sin­gu­lière dans le contexte de l’Afrique des Grands Lacs, où ont eu lieu ces der­nières décen­nies divers mas­sacres de masse, dont le plus ample fut le géno­cide de 1994 au Rwanda.

Ce contexte his­to­rique est en même temps carac­té­ri­sé par une pola­ri­sa­tion extrême, celle qui a oppo­sé de manière répé­tée des Hutu et des Tut­si, dans des mobi­li­sa­tions poli­tiques et sociales mor­ti­fères. Et cette pola­ri­sa­tion tend à se repro­duire dans le champ de la recherche afri­ca­niste. Reynt­jens écrit : « Puisque les contextes rwan­dais et burun­dais sont ou ont été (pour le Burun­di) fort pola­ri­sés, […], les experts étran­gers sont dès lors aspi­rés dans des polé­miques vio­lentes, qu’ils le veuillent ou non. On est pour ou contre le FPR, pour ou contre l’Uprona2, on est “Hutu” ou “Tut­si”» (p. 129). Emblé­ma­tique de ce cli­vage est, selon une for­mule de Sté­pha­nie Coye reprise dans l’ouvrage (p. 128), le « com­bat de chefs », entre Reynt­jens et Jean-Pierre Chré­tien. Le pre­mier, spé­cia­liste avant tout du Rwan­da, est jugé par d’aucuns « fort proche des thèses de la Révo­lu­tion hutu [rwan­daise] de 1959 »3 ; le second, his­to­rien fran­çais spé­cia­liste avant tout du Burun­di, est consi­dé­ré par des cri­tiques comme acquis à la « cause tut­si » (il a « tou­jours été très proche des anciens pou­voirs de Bujum­bu­ra », c’est-à-dire des pou­voirs aux mains d’élites tut­si, écrit Reynt­jens, p. 55).

L’auteur pré­cise : « Nous ne sommes évi­dem­ment pas uni­que­ment clas­sés à notre corps défen­dant. Tout comme d’autres, j’ai par­fois déli­bé­ré­ment choi­si de ten­ter d’influencer le cours des choses, ce qui est inhé­rent à la démarche que j’ai appe­lée “mili­tante” ou “acti­viste”» (p. 129).

Quelles formes a prises l’engagement de Reyntjens ?

Engagements

Reynt­jens, qui est juriste de for­ma­tion, a par­ti­ci­pé à des enquêtes visant à éta­blir la réa­li­té des faits et les res­pon­sa­bi­li­tés dans des mas­sacres et autres vio­la­tions des droits de l’homme. On dis­tin­gue­ra ce type d’engagement des inter­ven­tions direc­te­ment poli­tiques de l’auteur, mais il est évident que des enjeux poli­tiques (eth­ni­co-poli­tiques) sont liés aux résul­tats des démarches d’enquête en question.

Met­tons en lumière ces enjeux dans le cas du Burundi.

Dans ce pays, les évè­ne­ments ayant don­né lieu à des tue­ries de masse (en octobre 1965, en 1972, en aout 1988, en novembre-décembre 1991, en octobre 1993) paraissent avoir à chaque fois débu­té par des formes de mobi­li­sa­tion hutu accom­pa­gnées de mas­sacres de Tut­si, et avoir à chaque fois enclen­ché des répres­sions frap­pant aveu­glé­ment les Hutu. D’autre part, le contexte de ces évè­ne­ments est celui de la domi­na­tion poli­tique et mili­taire exer­cée sur le pays par des élites tut­si. Les ana­lyses de ces mas­sacres font dès lors néces­sai­re­ment « sens » dans le conflit eth­nique burun­dais puisqu’elles conduisent leurs auteurs à éva­luer les res­pon­sa­bi­li­tés res­pec­tives de Hutu et de Tut­si, en même temps qu’à se pro­non­cer sur la gra­vi­té et l’incidence his­to­rique res­pec­tives des actes com­mis par les uns et par les autres.

Reynt­jens a notam­ment par­ti­ci­pé au Burun­di à une com­mis­sion inter­na­tio­nale d’enquête sur la ten­ta­tive de coup d’État mili­taire du 21 octobre 1993 et sur les tue­ries eth­niques qui ont accom­pa­gné cet évè­ne­ment (p. 73 – 82). Le rap­port d’enquête4éta­blit que les tue­ries ont été déclen­chées en plu­sieurs endroits par des Hutu « par­fois enca­drés par leurs auto­ri­tés locales » et visaient « sys­té­ma­ti­que­ment des Tut­si et cer­tains Hutu proches d’eux ». Mais en même temps, ce rap­port impute au camp tut­si une res­pon­sa­bi­li­té pre­mière dans les évè­ne­ments. Il met l’accent sur le rôle joué dans leur déclen­che­ment par une ten­ta­tive de putsch de hauts offi­ciers tut­si accom­pa­gnée de l’assassinat du pré­sident hutu élu, Nda­daye. Ce coup de force aurait « contri­bué à l’atmosphère de ter­reur qui a elle-même sti­mu­lé les tue­ries à l’intérieur du pays ». D’autre part, ce rap­port entre­prend de démon­trer l’ampleur dis­pro­por­tion­née et le carac­tère aveugle de la répres­sion menée par des forces mili­taires et de gen­dar­me­rie tut­si. Rele­vons aus­si qu’il rejette, du moins impli­ci­te­ment, la thèse sou­te­nue, on va le voir, par Chré­tien selon laquelle les mas­sacres de Tut­si pour­raient être qua­li­fiés de géno­cide. Aucun fait, lit-on, ne prouve qu’il y aurait eu « un plan pour exter­mi­ner une grande par­tie de la popu­la­tion tutsi ».

Jean-Pierre Chré­tien s’en prend au rap­port de cette com­mis­sion, jugeant qu’en met­tant comme en balance les souf­frances endu­rées d’un côté comme de l’autre, il masque le fait pour lui majeur : un géno­cide aurait bien été entre­pris. D’autre part, Chré­tien sou­tient que « les actes de géno­cide diri­gés contre les Tut­si et contre les Hutu oppo­sants » n’ont pas été une simple consé­quence du putsch (dont il recon­nait cepen­dant la gra­vi­té et l’impact) mais ont été presque simul­ta­nés et s’inscrivent dans une autre chaine de cau­sa­li­té5.

Dans un article de 1990, Filip Reynt­jens repro­chait à Chré­tien d’aborder les évè­ne­ments dra­ma­tiques de l’histoire du Burun­di indé­pen­dant en met­tant chaque fois en lumière le carac­tère déclen­cheur des vio­lences hutu sans ana­ly­ser leurs « rétro­actes » (le rôle joué par la domi­na­tion tut­si dans la pro­duc­tion de ces vio­lences)6.

Par­mi ses inter­ven­tions non direc­te­ment poli­tiques, il y a aus­si la par­ti­ci­pa­tion de Reynt­jens aux tra­vaux du Tri­bu­nal inter­na­tio­nal sur le Rwan­da d’Arusha, ins­ti­tué par le Conseil de sécu­ri­té des Nations unies pour « juger les per­sonnes pré­su­mées res­pon­sables d’actes de géno­cide ou d’autres vio­la­tions graves du droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire ». Il met­tra fin à cette col­la­bo­ra­tion quand il consi­dè­re­ra impos­sible d’obtenir que le tri­bu­nal cesse de pra­ti­quer une « jus­tice de vain­queurs », et qu’il fasse por­ter ses inves­ti­ga­tions non seule­ment sur le géno­cide com­mis à l’instigation du régime hutu, mais aus­si sur les crimes de masse per­pé­trés par le FPR (p. 93 – 94 et alentour).

Reynt­jens peut sou­te­nir que sa posi­tion est dic­tée par des consi­dé­ra­tions pure­ment fac­tuelles (l’existence de nom­breux élé­ments de preuve concer­nant les crimes du FPR) et juri­diques, mais cette posi­tion est bien enten­du par­ti­cu­liè­re­ment déli­cate et « ris­quée ». Bien qu’il ait tou­jours insis­té sur le fait que les crimes du FPR n’entraient pas dans la caté­go­rie du géno­cide, elle l’expose à l’accusation d’adhérer à la thèse du « double géno­cide », ou du moins de par­ti­ci­per à une entre­prise « révi­sion­niste ». Reynt­jens réplique en écri­vant que s’il condamne toute atti­tude « néga­tion­niste » à l’égard d’un fait « his­to­ri­que­ment éta­bli au-delà de tout doute rai­son­nable » comme l’est le géno­cide rwan­dais, il voit dans une atti­tude « révi­sion­niste » un droit et même un « devoir » de l’historien (« La « révi­sion » de l’histoire est un devoir conti­nu ») (p. 119). Il se refuse en fait à consi­dé­rer que le géno­cide des Tut­si inter­di­rait toute inter­ro­ga­tion sur les com­por­te­ments de ceux qui appar­tiennent au camp des vic­times ou qui s’en réclament. Je ne puis que le suivre sur ces points.

Venons-en à des enga­ge­ments de l’auteur sur le ter­rain même de la poli­tique. Repre­nons deux des exemples qu’il en donne.

Quand le FPR, le 1er octobre 1990, déclenche son attaque contre le Rwan­da à par­tir de l’Ouganda, Reynt­jens, très rapi­de­ment, plaide pour une inter­ven­tion mili­taire repous­sant ou conte­nant l’agresseur. Sur la base du pré­cé­dent his­to­rique de 1963 (quand des mil­liers de Tut­si furent mas­sa­crés à la suite d’attaques contre le pays menées par les membres de leur « com­mu­nau­té » réfu­giés dans les pays limi­trophes), il mesure le risque de ven­geances mas­sives contre les Tut­si vivant au Rwan­da. Mais, s’il condamne d’emblée l’entreprise du FPR, c’est aus­si en ver­tu de ses ana­lyses concer­nant la situa­tion et les pers­pec­tives poli­tiques du pays. Il estime en effet que, grâce en par­ti­cu­lier au rôle crois­sant de la socié­té civile, des pers­pec­tives d’évolution démo­cra­tique s’ouvraient au Rwan­da et que l’attaque des rebelles les com­pro­met radi­ca­le­ment (p. 21 – 27).

Second exemple. En avril 1991, Reynt­jens est reçu par Habya­ri­ma­na lors d’un séjour de celui-ci en Bel­gique. Il s’autorise à dire au chef de l’État qu’il est à la croi­sée des che­mins, devant des déci­sions qui pour­raient encore sau­ver le pays du désastre. Il l’appelle à écar­ter du pou­voir « un cer­tain nombre de per­sonnes qui ont tout inté­rêt à l’entrainer dans la mau­vaise direc­tion ». Et il cite les noms de proches du pré­sident (p. 44). En sep­tembre 1992, après avoir recueilli des témoi­gnages sur la pré­sence au som­met de l’État de per­son­na­li­tés qui œuvrent à empê­cher l’évolution du pays par des meurtres, par l’incitation à la haine eth­nique…, il inter­vient de la même façon auprès d’Habyarimana, sans plus de suc­cès que la pre­mière fois (p. 65 et alentour).

De telles inter­ven­tions impliquent une ana­lyse repo­sant sur l’hypo­thèse que le régime n’est pas mono­li­thique et figé, qu’en par­ti­cu­lier le pré­sident n’adhère pas, sans au moins des hési­ta­tions, aux vues des extré­mistes hutu. Reynt­jens décrit ain­si sa réac­tion après la pre­mière des deux entre­vues : « Je quitte [Habya­ri­ma­na] avec une incer­ti­tude que je gar­de­rai encore à l’avenir : est-il la vic­time impuis­sante d’un envi­ron­ne­ment dont il est pri­son­nier ou s’agit-il au contraire d’un excellent acteur qui sait très bien ce qu’il fait ? » (p. 45).

Discussion

Politique

Qu’elles soient direc­te­ment poli­tiques ou entre­prises au nom de la jus­tice et des droits de l’homme, toutes les actions citoyennes dont Reynt­jens fait état ont une por­tée poli­tique, et sont influen­cées par son ana­lyse de la situa­tion et des pers­pec­tives d’évolution politique.

Le cher­cheur est bien ici à la fois cher­cheur et acteur. Et, comme l’affirme à dif­fé­rentes reprises Reynt­jens, dans le champ qui est le sien, ce posi­tion­ne­ment ne lui est pas par­ti­cu­lier, mais est aus­si celui de la plu­part de ses pairs.

La ques­tion que l’on doit se poser est celle de savoir si et dans quelle mesure les ana­lyses qui se veulent scien­ti­fiques du « cher­cheur-acteur » sont elles-mêmes condi­tion­nées par ses enga­ge­ments poli­tiques et son action citoyenne. On peut se deman­der si un posi­tion­ne­ment poli­tique (par exemple, une atti­tude plus ou moins cri­tique ou plus ou moins favo­rable à l’égard du FPR), que le cher­cheur jus­ti­fie par les résul­tats de sa recherche, n’influence pas en réa­li­té sa démarche de recherche elle-même, soit qu’il ait eu d’emblée un par­ti pris poli­tique, soit que la posi­tion poli­tique qu’il a été ame­né à adop­ter (et qu’il a ren­due publique et tra­duite en action) condi­tionne dans la suite son tra­vail de cher­cheur. Le sou­ci de fon­der un enga­ge­ment poli­tique (ou une démarche huma­ni­taire) ne risque-t-il pas de cris­tal­li­ser en « thèses » ce qui devrait ne consti­tuer que des hypo­thèses de recherche ou une ligne d’analyse à sou­mettre à l’épreuve d’une démarche rigou­reuse d’établissement des faits ? Reynt­jens observe d’ailleurs, sans se sous­traire lui-même à ce juge­ment, que « tout ou presque de ce qui est écrit sur le Rwan­da depuis 1994 et sur le Burun­di jusqu’en 20057 est “à thèse”»8 (p. 132). S’il affirme néan­moins que l’engagement dont il se réclame et qu’il observe chez d’autres cher­cheurs n’empêche nul­le­ment d’effectuer un « tra­vail scien­ti­fique » (p. 131), il n’affronte pas vrai­ment intel­lec­tuel­le­ment la contra­dic­tion de prin­cipe entre enga­ge­ment et objec­ti­vi­té. Il ne suf­fit pas de poser, comme il le fait, que « l’engagement est jus­te­ment basé sur l’analyse scien­ti­fique d’une situa­tion don­née » (p. 131 – 132), puisque, je l’ai sou­li­gné, la ques­tion est de s’interroger sur les rela­tions réci­proques entre enga­ge­ment et recherche.

D’autre part, on peut sou­te­nir avec Flo­rence Ber­nault que, dans le contexte du drame rwan­dais, le sou­ci de jus­ti­fier une lec­ture et un enga­ge­ment poli­tiques a détour­né les cher­cheurs de la réflexion cri­tique sur leurs démarches scien­ti­fiques. Elle jugeait en 1997 que, confron­tés à ce drame, les cher­cheurs fran­çais (elle cite, outre Chré­tien, Gérard Pru­nier, Clau­dine Vidal, André Gui­chaoua) l’ont trai­té avant tout comme un « défi poli­tique, et non comme un ques­tion­ne­ment des cer­ti­tudes intel­lec­tuelles et théo­riques éla­bo­rées au sein de leur propre dis­ci­pline »9. Cette ana­lyse me parait res­ter per­ti­nente et pou­voir s’appliquer aus­si dans le champ de l’africanisme belge. Il n’y a guère eu, à ma connais­sance, en Bel­gique comme en France, de réflexion col­lec­tive, fai­sant appel à la confron­ta­tion et dis­cus­sion des points de vue oppo­sés, sur les orien­ta­tions théo­riques et les métho­do­lo­gies de recherche mises en œuvre dans la pro­duc­tion d’analyses jus­ti­fiant des enga­ge­ments citoyens différents.

Théorie

Dans un article de 1995 por­tant sur les inter­pré­ta­tions du géno­cide rwan­dais au sein de l’africanisme belge, je pro­po­sais de les ana­ly­ser à la lumière de l’historiographie du nazisme. Celle-ci a vu s’affronter en Alle­magne un cou­rant d’interprétation appe­lé « inten­tion­na­liste », met­tant l’accent sur le rôle joué dans le géno­cide des Juifs par l’idéologie et le pro­gramme ori­gi­nels d’Hitler, et un cou­rant dit « fonc­tion­na­liste », insis­tant sur le pro­ces­sus de « radi­ca­li­sa­tion cumu­la­tive » de l’antisémitisme nazi entrai­né par un mode de fonc­tion­ne­ment concur­ren­tiel du régime poli­tique et par les évo­lu­tions de la guerre sur le front sovié­tique10. Cette approche me semble par­ti­cu­liè­re­ment per­ti­nente pour com­pa­rer les ana­lyses du géno­cide chez Reynt­jens et Chrétien.

Le pre­mier met au centre de l’explication la guerre déclen­chée par le FPR en octobre 1990. Dans Les risques du métier, il cite (p. 118) un extrait d’un texte écrit en 1998 en réponse à ses détrac­teurs. Évo­quant une audi­tion par le Tri­bu­nal inter­na­tio­nal sur le Rwan­da, il écri­vait alors : « À la ques­tion posée par un des juges s’il y aurait eu géno­cide s’il n’y avait pas eu de guerre, ma réponse a été qu’à mon avis il n’y aurait pas eu de géno­cide sans la guerre, et que dans ce sens le FPR était poli­ti­que­ment cores­pon­sable du géno­cide. J’ai bien insis­té sur le fait que cette cores­pon­sa­bi­li­té est poli­tique ou his­to­rique, et non juri­dique. Je main­tiens ce point de vue. Pour qu’il n’y ait pas le moindre mal­en­ten­du, j’ajouterais qu’il est par ailleurs tout à fait évident pour moi que la guerre déclen­chée par le FPR ne jus­ti­fie nul­le­ment le géno­cide. » Il faut mettre cette ligne d’analyse en rap­port avec la manière dont Reynt­jens éva­luait la situa­tion du Rwan­da à la veille de l’attaque du FPR. Dans un ouvrage de 1994, il obser­vait qu’à la fin des années quatre-vingt le sys­tème socio­po­li­tique rwan­dais, en dépit d’une « dérive » du régime à par­tir du milieu de la décen­nie, parais­sait en mesure, moyen­nant la pour­suite d’un pro­ces­sus de chan­ge­ment qui s’ébauchait, de résoudre de manière paci­fique les deux pro­blèmes majeurs qu’il avait à affron­ter : celui de la démo­cra­ti­sa­tion et celui des réfu­giés tut­si. Il sou­te­nait que l’attaque du FPR allait exa­cer­ber des pro­blèmes eth­niques qui étaient deve­nus « rela­ti­ve­ment gérables depuis 1973 [acces­sion au pou­voir d’Habyarimana]» et qu’elle avait « géné­ré une culture de la vio­lence »11.

Chré­tien, lui, appelle à remon­ter à la période de l’indépendance pour trou­ver la racine du géno­cide. Dans un texte rédi­gé au len­de­main du déclen­che­ment de celui-ci, en mai 1994, il fait de « la « révo­lu­tion rwan­daise » de 1959 [l’]évènement fon­da­teur de la situa­tion actuelle »12. La « révo­lu­tion hutu », écrit-il, au nom de la remise en cause de la supré­ma­tie tut­si, « a confor­té en fait l’éclatement de la socié­té en “deux peuples”». Elle a consa­cré le pro­ces­sus de « racia­li­sa­tion » de dif­fé­rences sociales que le régime colo­nial avait géné­ré au Rwan­da- Urun­di. Le géno­cide n’est pas le pro­duit de cir­cons­tances, mais la mise en œuvre sous une forme extrême d’une « ratio­na­li­té » poli­tique fon­dée sur une idéo­lo­gie raciste consub­stan­tielle au régime hutu. Dans un autre texte, l’historien pré­cise ain­si sa ligne d’analyse : « Assu­ré­ment le rôle de la guerre civile dans la mon­tée des ten­sions au Rwan­da, dans le désordre éco­no­mique et social et dans l’effondrement des valeurs morales est indé­niable. La place déter­mi­nante des réfu­giés tut­si venus des pays voi­sins com­battre dans les rangs du FPR a favo­ri­sé la relance de la pro­pa­gande eth­niste la plus extré­miste. Mais celle-ci ne datait pas d’octobre 1990 et le choix de l’extermination a rele­vé d’une « ratio­na­li­té » bien par­ti­cu­lière »13.

Chré­tien adhère donc à un point de vue « inten­tion­na­liste » tout en fai­sant place à des fac­teurs rele­vant de l’explication « fonc­tion­na­liste ». La guerre expli­que­rait le « pas­sage à l’acte », mais la réa­li­sa­tion du géno­cide était une vir­tua­li­té du régime hutu. Il sou­tient (avec rai­son) qu’il faut sor­tir d’une oppo­si­tion rigide entre les modèles « inten­tion­na­liste » et « fonc­tion­na­liste ». Mais il confère dans ce contexte d’analyse une pri­mau­té cer­taine au pre­mier de ces modèles. La « spé­ci­fi­ci­té » du phé­no­mène de géno­cide, sou­ligne-t-il encore, tient à l’existence dans une nation « d’un sys­tème de pen­sée et d’action qui exclut de l’humanité tout un groupe défi­ni par sa nais­sance14 ».

Reynt­jens n’entre pas dans cette dis­cus­sion concep­tuelle, mais il approu­ve­rait, je crois, la manière dont le poli­to­logue René Lemar­chand, un ami et col­lègue proche, l’a abor­dée. Ce der­nier juge, comme Chré­tien, que les schèmes inten­tion­na­listes et fonc­tion­na­listes sont plus com­plé­men­taires que mutuel­le­ment exclu­sifs, mais, rejoi­gnant Reynt­jens, il confère un rôle déci­sif à la guerre. Repre­nant une dis­tinc­tion faite par le socio­logue Helen Fein entre les « ideo­lo­gi­cal » et « retri­bu­tive (“ven­geurs”) geno­cides », il estime que le géno­cide nazi est l’exemple type du pre­mier phé­no­mène, tan­dis que celui des Tut­si doit être « plus adé­qua­te­ment ana­ly­sé comme déri­vant des menaces mor­telles posées par le FPR à l’État issu de la révo­lu­tion hutu ». Il ajoute cepen­dant que le géno­cide n’aurait pas eu lieu si les extré­mistes hutu n’avaient pas fait le choix de la vio­lence géno­ci­daire et ravi­vé à cette fin un sen­ti­ment popu­laire anti-tut­si. Mais, au contraire de Chré­tien, il sou­tient que l’idéologie raciste n’est pas une constante de l’histoire du Rwan­da indé­pen­dant ; elle s’affirme ou s’estompe en fonc­tion des conjonc­tures his­to­riques15.

Une seconde grande dif­fé­rence d’approche théo­rique oppose Reynt­jens et Chré­tien, celle qui concerne la ques­tion de l’ethnicité. En déve­lop­per l’analyse nous mène­rait trop loin. Disons seule­ment que cette dif­fé­rence a un rap­port qui peut paraitre para­doxal avec leurs diver­gences dans l’explication du géno­cide. Chré­tien fait de l’idéologie raciste le fac­teur expli­ca­tif déci­sif, tout en ne voyant dans les groupes hutu et tut­si que des pseu­do-eth­nies dont la colo­ni­sa­tion a cris­tal­li­sé les dif­fé­rences16. Reynt­jens lui objecte que les sen­ti­ments d’appartenance eth­nique ont de la pro­fon­deur et de la consis­tance his­to­riques, que l’ethnicisation des rap­ports sociaux n’est pas le pur pro­duit de la colo­ni­sa­tion relayée par le régime hutu, mais il consi­dère en même temps que dans le Rwan­da indé­pen­dant, sous Habya­ri­ma­na en tout cas, le cli­vage eth­nique n’a pas joué un rôle fon­da­men­tal (il n’y a eu, sou­ligne-t-il, aucune vio­lence à carac­tère eth­nique entre 1973 et 1990). Ce que l’on aurait obser­vé, c’est dans les années 1990 – 1994 un phé­no­mène d’instrumentalisation poli­tique de l’ethnicité dans la logique d’une com­pé­ti­tion pour le pou­voir. La réus­site dra­ma­tique de cette ins­tru­men­ta­li­sa­tion (« réus­site » puisqu’elle conduit à un géno­cide réa­li­sé avec la par­ti­ci­pa­tion ou la com­pli­ci­té d’une grande par­tie de la popu­la­tion hutu) démon­tre­rait, à l’encontre de la thèse de Chré­tien, la réa­li­té sub­stan­tielle des cli­vages eth­niques17.

Trajectoire

J’ai donc mon­tré en pre­nant l’exemple de deux cher­cheurs qui occupent une posi­tion impor­tante dans ce champ de recherche que de pro­fondes dif­fé­rences divisent les afri­ca­nistes, du point de vue du mode d’approche et de la concep­tua­li­sa­tion. Et j’ai sou­li­gné, en m’appuyant sur un article de Flo­rence Ber­nault, que l’enjeu poli­tique des débats avait eu ten­dance à prendre le pas sur leurs enjeux pro­pre­ment scien­ti­fiques. André Gui­chaoua a, lui aus­si, sou­li­gné la pré­gnance d’un point de vue poli­tique dans les contro­verses concer­nant la « ques­tion qua­si onto­lo­gique des “racines”» du phé­no­mène d’ethnicisation des rap­ports sociaux au Rwan­da et au Burun­di. Il écrit, après avoir par­lé d’un mode de ««trai­te­ment » his­to­ri­co-poli­tique » : «[…] Les sys­tèmes de démons­tra­tion répé­ti­tifs qui s’opposaient […] fonc­tion­naient plus au sein de la com­mu­nau­té uni­ver­si­taire comme cri­tère de recon­nais­sance poli­ti­co- eth­nique entre col­lègues que comme des ques­tion­ne­ments scien­ti­fiques à appro­fon­dir col­lec­ti­ve­ment »18.

Je vou­drais main­te­nant ouvrir la ques­tion des fac­teurs qui sinon expliquent les orien­ta­tions prises par les cher­cheurs, du moins les pré­dis­po­saient à adop­ter telle ou telle problématique.

Sans pou­voir appré­cier le rôle joué par la for­ma­tion et la dis­ci­pline des auteurs (l’histoire dans un cas, le droit dans l’autre), je m’interrogerai briè­ve­ment sur la ques­tion de l’influence des tra­jec­toires per­son­nelles (pro­fes­sion­nelles et « exis­ten­tielles ») sur les orien­ta­tions don­nées au tra­vail de recherche.

Dans son intro­duc­tion à un ouvrage sous­ti­tré Vingt-cinq ans de métier d’historien en Afrique, Chré­tien réflé­chit au rap­port qu’il a entre­te­nu au Burun­di en tant qu’historien. Il explique que, pro­fes­seur à l’École nor­male supé­rieure de Bujum­bu­ra de 1965 à 1968, il a été confron­té aux cli­chés très lar­ge­ment répan­dus fai­sant du Burun­di pré­co­lo­nial une socié­té tra­di­tion­nelle figée, bâtie sur les rap­ports hié­rar­chi­sés entre trois « races », les Hutu, les Tut­si et la petite mino­ri­té des Twa. Il s’était dès lors agi pour lui de « retrou­ver » là comme ailleurs les che­mi­ne­ments d’une his­toire, en décons­trui­sant les caté­go­ries eth­niques, en mon­trant que les rap­ports que les eth­nies entre­tiennent aujourd’hui sont le pro­duit d’une his­toire de longue durée, dans laquelle la colo­ni­sa­tion a consti­tué un tour­nant déci­sif19.

Il ne fait pas état de sa rela­tion per­son­nelle à ce pays, sauf pour sou­li­gner que celle-ci l’a néces­sai­re­ment ren­du sen­sible aux drames qui s’y dérou­laient et convain­cu de l’obligation d’en témoi­gner. Il ne parle pas de la manière dont il a vécu les rela­tions inter­eth­niques au sein de la socié­té burun­daise, dans une période où se déroulent déjà des mas­sacres eth­niques et où la supré­ma­tie tut­si s’affirme pro­gres­si­ve­ment20.

Reynt­jens dans Les risques du métier s’emploie à mon­trer (par la rela­tion de ses actions et l’évocation des rela­tions qu’il entre­tient dans les deux « com­mu­nau­tés ») que le fac­teur eth­nique n’a joué aucun rôle dans ses enga­ge­ments et prises de posi­tion. Mais pas plus que Chré­tien il ne s’interroge sur la manière dont il a vécu et per­çu les rela­tions et ten­sions inter­eth­niques, dans un Rwan­da où les Hutu, au nom de la loi de la majo­ri­té, avaient impo­sé leur suprématie.

Reynt­jens, cepen­dant, évoque, lui, plus concrè­te­ment son expé­rience, en fai­sant en par­ti­cu­lier état de ses rap­ports avec le régime poli­tique en place. Il n’a, insiste-t-il, jamais été, comme on a pu le pré­tendre, conseiller d’Habyarimana, mais il a eu des rap­ports avec celui-ci liés à son acti­vi­té de juriste consti­tu­tion­na­liste. Il raconte ain­si com­ment, à la demande du chef de l’État, il a rédi­gé avec deux autres experts entre 1976 et 1978 un avant-pro­jet de Consti­tu­tion auquel le texte défi­ni­tif appor­te­ra « un cer­tain nombre de modi­fi­ca­tions ». « Par la suite, écrit-il, je vois le pré­sident Habya­ri­ma­na moins d’une dizaine de fois […]. On convien­dra que c’est peu pour un “conseiller”» (p. 13). C’est effec­ti­ve­ment peu de ce point de vue, mais c’est rela­ti­ve­ment beau­coup pour un chercheur.

Reynt­jens sou­tient qu’il a tou­jours entre­te­nu une dis­tance cri­tique envers le régime, même s’il jugeait celui-ci « assez fré­quen­table, du moins com­pa­ré à la plu­part des autres pays d’Afrique ». Il ajoute cepen­dant s’être ren­du compte « après coup » qu’il avait eu une « image d’Épinal » du Rwan­da, et qu’il avait « ter­ri­ble­ment sous-esti­mé la vio­lence struc­tu­relle ambiante, mais peu ou pas visible » (p. 15).

Son constat, que je crois fon­dé, d’une rela­tive paix civile dans le Rwan­da d’Habyarimana et de « pro­grès » accom­plis sur plu­sieurs plans (au moins dans une pre­mière phase du régime), mais en même temps sa vision quelque peu édul­co­rée de la situa­tion du pays, ont pré­mu­ni Reynt­jens contre la démarche rétros­pec­tive de « dia­bo­li­sa­tion » du régime Habya­ri­ma­na que beau­coup ont adop­tée au temps de la guerre civile et du géno­cide. Son expé­rience du Rwan­da de la seconde moi­tié des années sep­tante et des années quatre-vingt lui ont ins­pi­ré, peut-on avan­cer une atti­tude de com­pré­hen­sion et de sym­pa­thie pas envers le régime lui-même, mais les forces de renou­veau qu’il croyait déce­ler dans la socié­té évo­luant sous la férule de ce régime et dans cer­taines com­po­santes du pouvoir.

Il est plus dif­fi­cile encore en ce qui concerne Chré­tien, qui ne s’est pas livré à la même démarche de « rétros­pec­tion », de s’avancer sur ce ter­rain (sen­sible) d’investigation. On peut cepen­dant sou­te­nir que le rap­port de Jean-Pierre Chré­tien au Burun­di l’a conduit, non certes à un par­ti pris « com­mu­nau­taire », mais à une cer­taine com­pré­hen­sion à l’égard de la posi­tion des Tut­si. Pour expli­quer cette posi­tion, il met en effet l’accent sur une logique de com­por­te­ment qui sus­cite mieux une réac­tion d’empathie que celle qu’il attri­bue aux Hutu. Ain­si, la révo­lu­tion hutu rwan­daise de 1959 repo­sant sur une « stra­té­gie de rup­ture socio­ra­ciale » aurait fait de la vio­lence eth­nique le fon­de­ment du sys­tème poli­tique, tan­dis que le régime tut­si burun­dais (expres­sion que, me semble-t-il, il se défend tou­jours d’utiliser) aurait été domi­né par une « logique sécu­ri­taire »21. L’accaparement du pou­voir au Burun­di par des élites tut­si devrait s’analyser à par­tir du sen­ti­ment de peur pro­vo­qué par une situa­tion mino­ri­taire et la confron­ta­tion à des menaces, plu­tôt que par la volon­té de défendre des pri­vi­lèges. Un autre volet de l’analyse de Chré­tien pro­duit le même type d’effet psy­cho­lo­gique (entrai­ner plus de com­pré­hen­sion pour la « cause tut­si » que pour la « cause hutu »). Les Hutu, relève-t-il, bran­dissent, avec l’argument de la majo­ri­té numé­rique, la ban­nière de l’ethnie, tan­dis que les « lea­deurs tut­si », dans les deux pays, « ont trou­vé plus nor­mal et plus utile pour l’avenir de leur groupe d’invoquer la logique natio­nale »22.

Si Chré­tien cri­tique d’autres cher­cheurs, par­mi les­quels Reynt­jens, pour leur ten­dance à expli­quer les vio­lences hutu par l’oppression d’un régime tut­si, ou par des évè­ne­ments comme la ten­ta­tive de coup d’État mili­taire tut­si en 1993 au Burun­di et l’agression par le FPR en 1990 au Rwan­da, il s’expose lui-même, sous une forme inver­sée, à un reproche d’unilatéralisme. Au point de départ des évè­ne­ments dra­ma­tiques du Burun­di, il met à chaque fois les vio­lences com­mises par des Hutu et voit dans celles-ci l’influence de l’idéologie eth­niste meur­trière pro­pa­gée dans la région par la révo­lu­tion hutu rwan­daise de 1959. C’est dans ce cadre inter­pré­ta­tif qu’il situe le déve­lop­pe­ment de l’«obsession sécu­ri­taire » du régime burun­dais et le phé­no­mène, à par­tir de 1965, d’une « dérive auto­ri­taire » vers un par­ti unique à domi­nante ethnique.

Considérations finales

Concluons sur la ques­tion des liens entre recherche, juge­ment nor­ma­tif et action poli­tique, en par­tant du célèbre ouvrage de Max Weber cité plus haut23. La thèse cen­trale en est simple : « Prendre une posi­tion poli­tique pra­tique est une chose, ana­ly­ser scien­ti­fi­que­ment des struc­tures poli­tiques et des doc­trines en est une autre » (p. 89), et dès lors, comme le for­mule Aron dans son intro­duc­tion, « on ne peut pas être en même temps homme d’action et homme d’études » (p. 10).

L’argumentation de Weber repose sur une dis­tinc­tion entre les « juge­ments de valeur » inter­ve­nant dans la déci­sion poli­tique, et ce qu’il appelle le « rap­port aux valeurs » dans le domaine des sciences his­to­riques et des sciences de la socié­té24.

Ray­mond Aron juge cette der­nière dis­tinc­tion « étran­ge­ment som­maire » (p. 36).

Pour éta­blir que le scien­ti­fique ne peut s’abstenir de tout juge­ment de valeur, il observe : « Un socio­logue qui met­trait dans le même sac Washing­ton et Hit­ler, Bou­lan­ger et Charles de Gaulle, un poli­ti­cien uni­que­ment inté­res­sé à la puis­sance et un homme d’État pas­sion­né de la gran­deur de sa patrie, fini­rait par tout confondre sous pré­texte de ne pas prendre par­ti » (p. 35). C’est seule­ment quand il a affaire à des « uni­vers » « essen­tiel­le­ment autres » que l’homme de science doit évi­ter tout juge­ment de valeur. Par exemple, pour un his­to­rien de l’art, il n’y aurait aucun sens à éta­blir « une hié­rar­chie entre les minia­tures per­sanes et la pein­ture ita­lienne ». Par contre, ce même his­to­rien, s’il est sérieux, dis­tin­gue­ra « entre les tableaux de Léo­nard de Vin­ci et ceux de ses imi­ta­teurs ». L’homme de science, conclut Aron, « ne peut pas ne pas inclure, dans le récit ou l’interprétation des évè­ne­ments ou des œuvres, des juge­ments de valeur dans la mesure où ceux-ci sont internes à l’univers d’action ou de pen­sée, consti­tu­tifs de la réa­li­té elle-même » (p. 35 et alentours).

Reve­nons, munis de ces dis­tinc­tions, à notre
objet.

Comme Chré­tien et d’autres cher­cheurs, his­to­riens ou anthro­po­logues, l’ont sou­li­gné, les vio­lences col­lec­tives que l’on observe depuis des décen­nies dans l’Afrique des Grands Lacs ne sont pas une simple résur­gence d’un mode tra­di­tion­nel de lutte pour le pou­voir ou de règle­ment des conflits. Elles sont des formes nou­velles pro­duites par les chan­ge­ments socio­cul­tu­rels et socio­po­li­tiques qui ont accom­pa­gné la moder­ni­sa­tion des socié­tés dans le cadre colo­nial et post­co­lo­nial, dans le contexte de l’occidentalisation et de la glo­ba­li­sa­tion du monde. Du point de vue des juge­ments de valeur, le cher­cheur occi­den­tal qui tra­vaille sur ces socié­tés ne se trouve donc pas confron­té à un « uni­vers » radi­ca­le­ment autre. Reynt­jens a dès lors rai­son quand il sou­tient que ce cher­cheur a le droit et même le devoir d’introduire dans son ana­lyse un « cadre nor­ma­tif ». Notons, sans déve­lop­per cette remarque, que si cette posi­tion peut paraitre aller de soi face à un évè­ne­ment aus­si dra­ma­tique que le géno­cide, elle a une por­tée plus géné­rale. Quand ils traitent de pou­voirs afri­cains qui n’ont d’autre fina­li­té que l’accaparement de l’État, qui reposent sur l’exercice de la vio­lence, sur le détour­ne­ment mas­sif des res­sources publiques…, même des afri­ca­nistes qui déclarent refu­ser toute approche nor­ma­tive recourent à un voca­bu­laire impli­ci­te­ment por­teur de juge­ments de valeur, comme en témoignent ces titres d’ouvrages en vue : La cri­mi­na­li­sa­tion des États en Afrique, La poli­tique du ventre, La poli­tique du désordre.

L’introduction au moins impli­cite de juge­ments de valeur me paraît, dans nombre de démarches his­to­riennes, à la fois légi­time et inévi­table. Mais énon­cer un juge­ment de valeur n’est pas s’engager dans l’action. Celle-ci, qu’elle soit direc­te­ment poli­tique ou seule­ment citoyenne, fait entrer dans l’arène du débat public, donc dans d’autres champs que celui du débat scien­ti­fique. Elle fait inter­ve­nir des modes d’affrontement, des stra­té­gies d’argumentation, une déon­to­lo­gie, met­tant en jeu ce que Weber appe­lait l’«éthique de la res­pon­sa­bi­li­té », en l’opposant à cette forme d’«éthique de la convic­tion » qui, dans le champ scien­ti­fique, est consti­tuée par la recherche de la connais­sance objective.

Je citais plus haut, pour défi­nir le point de vue de Weber, cette for­mu­la­tion de Ray­mond Aron : « On ne peut pas être en même temps homme d’action et homme d’études. » Aron com­plé­tait cepen­dant la pen­sée de Weber en pré­ci­sant : « Mais on peut prendre des posi­tions poli­tiques en dehors de l’université, et la pos­ses­sion du savoir objec­tif, si elle n’est peut-être pas indis­pen­sable, est à coup sûr favo­rable à une action rai­son­nable » (ouvrage cité, p. 10).

Dans un contexte his­to­rique comme celui dont il s’agit ici, on peut comme le fait Reynt­jens aller plus loin, en sou­te­nant que les évè­ne­ments sont tels qu’ils obligent mora­le­ment le cher­cheur à prendre posi­tion publi­que­ment et à ten­ter d’agir. Je tien­drais néan­moins pour tou­jours valide l’exhortation de Weber à main­te­nir la dis­tinc­tion et la ten­sion entre le rôle du « savant » et celui de l’homme d’action. Dans l’expression « cher­cheur-acteur », j’enlèverais le trait d’union et le rem­pla­ce­rais par la conjonc­tion « et»…

  1. Filip Reynt­jens, Les risques du métier. Trois décen­nies de « cher­cheur-acteur » au Rwan­da et au Burun­di, L’Harmattan, coll. « L’Afrique des Grands Lacs », 2009.
  2. Rap­pe­lons que le Front patrio­tique rwan­dais est le par­ti à pré­do­mi­nance tut­si qui a pris le pou­voir au Rwan­da après le géno­cide de 1994, et que l’Union pour le pro­grès natio­nal est une for­ma­tion poli­tique à domi­nante tut­si du Burundi.
  3. Comme l’avait écrit, rap­pelle l’auteur (p. 5), Marie-France Cros dans un article de La Libre Bel­gique du 23 jan­vier 1991.
  4. Human Rights Watch/Africa Watch, fédé­ra­tion inter­na­tio­nale des droits de l’homme, ligue des droits de la per­sonne dans la région des Grands Lacs, et autres orga­ni­sa­tions, Com­mis­sion inter­na­tio­nale d’enquête sur les vio­la­tions des droits de l’homme au Burun­di depuis le 21 octobre 1993, Rap­port final, 5 juillet 1994. 
  5. Chré­tien J.-P., Le défi de l’ethnisme. Rwan­da et Burun­di : 1990 – 1996, Kar­tha­la, 1997, voir sur­tout p. 317 – 320.
  6. Reynt­jens F., « Du bon usage de la science : l’“école his­to­rique burun­do-fran­çaise”», dans Poli­tique afri­caine, n °37, 1990, p. 107 – 113.
  7. L’année où se tiennent des élec­tions démo­cra­tiques qui peuvent faire espé­rer la fin de la guerre civile.
  8. Il a cité, sans la contre­dire expli­ci­te­ment, Sté­pha­nie Coye, écri­vant que «[l’]analyse des posi­tions et thèses res­pec­tives de J.-P. Chré­tien et F. Reynt­jens démontre […] un par­ti-pris qui, bien que dis­si­mu­lé, n’en est pas moins réel » (p. 128).
  9. Ber­nault Fl., « La com­mu­nau­té afri­ca­niste fran­çaise au crible de la crise rwan­daise », dans Poli­tique afri­caine, n°68, décembre 1997, p. 112 – 120 ; voir p. 113.
  10. G. de Vil­lers, « L’“africanisme” belge face aux pro­blèmes d’interprétation de la tra­gé­die rwan­daise », publié simul­ta­né­ment à Bruxelles dans La Revue nou­velle (sep­tembre 1995, p. 6 – 17) et à Paris dans Poli­tique afri­caine (n° 59, octobre 1995, p. 121 – 132).
  11. F. Reynt­jens, L’Afrique des Grands Lacs en crise. Rwan­da, Burun­di : 1988 – 1994, Kar­tha­la, 1994, en par­ti­cu­lier p. 257.
  12. Texte publié dans J.-P. Chré­tien, Le défi de l’ethnisme…, voir en par­ti­cu­lier aux p. 32 et 35 de l’ouvrage.
  13. Idem, p. 308.
  14. Idem, p. 242 – 244 pour sa dis­cus­sion de l’application des deux schèmes.
  15. Lemar­chand R., « Dis­con­nec­ting the threads : Rwan­da and the Holo­caust recon­si­de­red », dans S. Marysse and F. Reynt­jens, The Poli­ti­cal Eco­no­my of the Great Lakes Region in Afri­ca. The pit­falls of enfor­ced demo­cra­cy and glo­ba­li­za­tion, Hamp­shire and New York, Pal­grave Mac­mil­lan, 2005, p. 48 – 70 ; voir en par­ti­cu­lier p. 49 et 53 – 54.
  16. Chré­tien J.-P., Le défi de l’ethnisme…, ouvrage cité, p. 13, 34.
  17. Voir par exemple L’Afrique des Grands Lacs en crise…, ain­si que l’article éga­le­ment déjà cité « Du bon usage de la science…».
  18. Gui­chaoua A., « Un lourd pas­sé, un pré­sent dra­ma­tique, un ave­nir des plus sombres », dans Gui­chaoua A. (sous la direc­tion de), Les crises poli­tiques au Burun­di et au Rwan­da (1993 – 1994), Uni­ver­si­té des sciences et tech­no­lo­gies de Lille, 1995, p. 19 – 51 ; voir p. 19, note 1.
  19. Chré­tien J.-P., Burun­di. L’histoire retrou­vée. Vingt-cinq ans de métier d’historien en Afrique, Kar­tha­la, voir l’introduction, p. 7 – 16.
  20. Voir Lemar­chand R., Rwan­da and Burun­di, Pall Mall Press, 1970, voir en par­ti­cu­lier les cha­pitres 16 et 17.
  21. Voir encore Le défi de l’ethnisme…, p. 37 – 40.
  22. Idem, p. 369.
  23. Weber M., Le savant et le poli­tique, tra­duit par J. Freund, intro­duc­tion de R. Aron, Plon, 1959.
  24. Rap­pe­lons le sens de cette dis­tinc­tion chez Weber. Face à l’infinie diver­si­té et com­plexi­té des évè­ne­ments humains, l’homme de science doit faire le choix de cer­taines idées de valeur, c’est-à-dire de sys­tèmes de signi­fi­ca­tion (par exemple le pro­ces­sus de « ratio­na­li­sa­tion intel­lec­tua­liste » dans l’histoire de l’Occident), pour construire son objet de recherche. Le rap­port aux valeurs est indé­pen­dant du juge­ment de valeur qui condui­rait par exemple à affir­mer la supé­rio­ri­té de la ratio­na­li­té de type occi­den­tal par rap­port à d’autres formes de rationalité.

Gauthier de Villers


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