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Les ressorts de la violence

Numéro 4 Avril 2012 par Anne Le Huerou

avril 2012

Une récente mis­sion d’une orga­ni­sa­tion non gou­ver­ne­men­tale s’est consa­crée aux cas de tor­ture com­mis, notam­ment dans les pri­sons, par des agents de la force publique en dépit d’un arse­nal légis­la­tif qui devrait empê­cher ces actes et de la mobi­li­sa­tion citoyenne. Les guerres de Tchét­ché­nie ont bana­li­sé le recours à la vio­lence et à la tor­ture, et les com­por­te­ments des poli­ciers sont influen­cés par ces pra­tiques qu’ils repro­duisent une fois reve­nus à leurs tâches cou­rantes de main­tien de l’ordre. Mais cet élé­ment n’est pas le seul fac­teur expli­ca­tif : il existe des causes struc­tu­relles à la vio­lence de l’É­tat. Pour­tant, les élec­tions légis­la­tives de décembre 2011 marquent peut-être le début de chan­ge­ments : la contes­ta­tion s’est désor­mais éten­due à des couches moyennes qui, aupa­ra­vant, trou­vaient leur compte dans le régime auto­ri­taire de Pou­tine, même si un sujet comme la tor­ture n’est pas au pre­mier plan des revendications.

Revue nou­velle : Vous avez effec­tué une mis­sion sur la tor­ture en Rus­sie. Quels étaient ses moyens et ses objectifs ?

Anne Le Hué­rou : J’ai eu l’occasion d’effectuer une mis­sion avec la branche fran­çaise de l’Acat (Action des chré­tiens pour l’abolition de la tor­ture), une ong qui tra­vaille essen­tiel­le­ment sur la tor­ture et la peine de mort. Dans le cadre d’un pro­gramme de l’Union euro­péenne qui porte sur plu­sieurs pays, dont la Rus­sie, une col­lègue de l’Acat et moi-même avons effec­tué une mis­sion de presque trois semaines à l’automne 2011. Elle nous a emme­nées à Mos­cou, à Nij­ni-Nov­go­rod, à Eka­te­rin­bourg, avec un petit détour dans la Répu­blique de Mari-El (Ioch­kar-Ola, pas très loin de Nij­ni Nov­go­rod), puis en Tchétchénie.

On a lon­gue­ment pré­pa­ré cette mis­sion avec des ONG par­te­naires (de l’Acat et d’autres, que je connais­sais par mes tra­vaux sur la vio­lence en Rus­sie) et nous avons eu la chance d’avoir de très bons inter­lo­cu­teurs pour pré­pa­rer le ter­rain, les ren­contres, orga­ni­ser des tables rondes avec des acteurs ins­ti­tu­tion­nels et de la socié­té civile, et cela nous a per­mis l’accès à des lieux de détention.

RN : Il s’agit de tor­tures exer­cées par qui contre qui ?

ALH : Dans le cadre de cette mis­sion, nous avons limi­té notre obser­va­tion aux cas de tor­tures exer­cées par des agents dis­po­sant de l’autorité éta­tique, sachant que ce sont des actes inter­dits par la Consti­tu­tion et la légis­la­tion russes elles-mêmes. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autres cas de tor­ture, d’autres cas de vio­lence. Une par­tie de la mis­sion était la docu­men­ta­tion de ces cas de tor­ture : quels sont les groupes cibles, quels sont les auteurs de ces actes ? Mais aus­si, quels sont les moyens mis en œuvre en Rus­sie pour lut­ter contre la tor­ture, à la fois par l’État lui-même pour lut­ter contre les abus de ses propres forces, ain­si que les moyens mis en œuvre par la socié­té civile.

En prison

RN : Des tor­tures per­pé­trées dans des lieux de détention ?

ALH : Ce sont des tor­tures per­pé­trées par des agents de la force publique (poli­ciers, agents péni­ten­tiaires), notam­ment dans les pri­sons. Dans le cas de la Tchét­ché­nie, cela a été pen­dant très long­temps le fait des forces armées, forces spé­ciales ou poli­ciers russes, puis des forces locales, mais qui agissent en tant qu’autorité publique. Ce sont des actes qui se pro­duisent tout au long de la chaine pénale, dans le but de faire avouer des crimes réels ou ima­gi­naires à des gens qui sont arrê­tés ou sus­pec­tés. Et très sou­vent, les faits fla­grants de tor­ture sont pra­ti­qués en amont de toute arres­ta­tion légale, avant même de pro­non­cer une arres­ta­tion offi­cielle, évi­dem­ment avant même d’appeler un avo­cat, avant de pro­non­cer une mise en exa­men, un pla­ce­ment en déten­tion pro­vi­soire, etc.

Ensuite, une fois la per­sonne mise en exa­men, pla­cée en déten­tion pro­vi­soire, condam­née à une peine plus ou moins longue, des faits de vio­lence et de tor­ture peuvent à nou­veau se pro­duire et se pro­duisent sou­vent, mais qui relèvent d’autres moti­va­tions. Ces faits de tor­ture hors de toute pro­cé­dure légale sont les plus dif­fi­ciles à docu­men­ter : par exemple lorsqu’une per­sonne est bat­tue entre minuit et quatre heures du matin, que les poli­ciers la laissent pour morte et tentent de balan­cer son corps dans une rivière. Les faits se déroulent dans le com­mis­sa­riat de police, mais il n’y a évi­dem­ment pas eu d’entrée offi­cielle au commissariat.

RN : Quels sont les formes et les types de vio­lences exercées ?

ALH : Il y a toutes sortes de vio­lences. Depuis les gifles et les coups, jusqu’à des simu­lacres d’exécution, des tor­tures aux chocs élec­triques, l’utilisation de matraques élec­triques. La situa­tion est assez diverse. Dans cer­tains cas, les poli­ciers cherchent à évi­ter les traces. Ils uti­lisent, par exemple, des bou­teilles de plas­tique pour les coups, des sacs en plas­tique pour simu­ler l’étouffement… des actes qui ne sont pas docu­men­tables par des méde­cins. Par­fois, les lésions sont nettes : frac­tures du crâne, ecchymoses…

RN : Quels sont les ensei­gne­ments que vous reti­rez de cette mis­sion ? Qu’est-ce qui vous a le plus frap­pée concer­nant votre pro­jet de recherche sur la vio­lence en Rus­sie et les prin­ci­paux pro­blèmes qui se posent en Russie ?

ALH : Vaste ques­tion ! Les ensei­gne­ments les plus frap­pants, peut-être, c’est bien sûr le carac­tère extrê­me­ment répan­du de ces faits de tor­ture et le fait que ces pra­tiques soient fina­le­ment connues de tous. Ce ne sont pas des faits iso­lés, ni des faits qui seraient tus. Tout le monde sait que si on se retrouve dans les mains de poli­ciers pour une rai­son ou pour une autre, que l’on ait ou non des choses à se repro­cher, par exemple des pra­tiques éco­no­miques illi­cites… (ce qui ne jus­ti­fie évi­dem­ment en rien la tor­ture), on peut se retrou­ver vic­time de ce genre de pratiques.

C’est aujourd’hui de noto­rié­té publique dans la socié­té russe à tel point que le grand public, la presse, se sont mis à s’y inté­res­ser, à ren­con­trer, à inter­vie­wer lon­gue­ment les asso­cia­tions, les per­son­na­li­tés qui luttent contre ces phé­no­mènes. C’est quand même aus­si cela qui avait conduit le pré­sident Med­ve­dev à annon­cer une réforme de la police, pour que les citoyens cessent d’avoir plus peur de la police que des voleurs ! Ces choses-là sont donc fina­le­ment très lar­ge­ment sues. C’est peut-être cela qui frappe d’autant plus : pen­ser qu’il existe des dis­po­si­tions légis­la­tives, un arse­nal juri­dique qui pour­raient être au ser­vice des réformes et voir que cela n’évolue pas.

Mais la deuxième chose, c’est voir que, mal­gré cela, il y a des mobi­li­sa­tions très intel­li­gentes, très cou­ra­geuses, très effi­caces, même si elles peuvent don­ner l’impression d’être des gouttes d’eau. Parce que jus­te­ment elles cherchent à être exem­plaires, à uti­li­ser les res­sorts du droit avec beau­coup de com­pé­tences. Je pense notam­ment au Comi­té contre la tor­ture de Nij­ni Nov­go­rod (voir l’interview d’Igor Kalia­pine dans ce même numé­ro) qui a été aus­si à l’initiative du Joint Mobile Group en Tchét­ché­nie. Ils ont fait en Tchét­ché­nie ce qu’ils ont eu l’habitude de faire ailleurs — à Nij­ni Nov­go­rod, à Oren­bourg, en Répu­blique de Mari-El —, c’est-à-dire reprendre à zéro des enquêtes concer­nant des vic­times de vio­lences poli­cières, et pour les­quelles la jus­tice a clas­sé l’affaire sans suite. Ils ont réus­si à prou­ver la culpa­bi­li­té des poli­ciers, à les tra­duire en jus­tice et à les faire condamner.

Ces démarches forcent le res­pect et favo­risent la popu­la­ri­té de ces asso­cia­tions, car fina­le­ment elles se pré­oc­cupent du « citoyen russe lamb­da », y com­pris de celui qui a été en infrac­tion avec la loi, mais qui n’était pas pour autant obli­gé de se retrou­ver tor­tu­ré par la police…

La conta­mi­na­tion
de l’expérience tchétchène

RN : Le phé­no­mène est à la fois très lar­ge­ment répan­du sur le ter­ri­toire de la Fédé­ra­tion et lar­ge­ment connu, il est endé­mique. Mais est-il actuel­le­ment en exten­sion ou en régression ?

ALH : D’après ce que je peux per­ce­voir et ce qu’en disent les gens qui tra­vaillent sur ces ques­tions au jour le jour, le phé­no­mène est rela­ti­ve­ment stable. Il a bien sûr été aggra­vé de manière notable par le retour des sol­dats et des poli­ciers de Tchét­ché­nie, de troupes de l’Ufsin (troupes fédé­rales affec­tées à l’exécution des peines) qui se retrouvent ensuite à assu­rer l’ordre dans les pri­sons. Dif­fé­rentes sortes de poli­ciers qui étaient en Tchét­ché­nie, y com­pris des poli­ciers de la route et qui sont ensuite affec­tés au contrôle rou­tier de base dans la cam­pagne russe, risquent de mettre en œuvre le même type de com­por­te­ment que celui qu’ils ont eu là-bas. Cela, bien sûr, c’est un fac­teur aggra­vant. Mais on par­lait déjà beau­coup de ces pro­blèmes de vio­lence poli­cière, et notam­ment d’extorsion d’aveux à tout prix, dans les années nonante, en dehors du contexte de la Tchét­ché­nie. La rela­tion existe, mais elle est complexe.

RN : Un aspect du phé­no­mène, c’est la « bru­ta­li­sa­tion » d’un cer­tain nombre d’agents de l’État en Tchét­ché­nie et qui, à la suite de leur retour en Rus­sie, induisent une bru­ta­li­sa­tion de leur fonc­tion au sein de la société ?

ALH : C’est le cas des poli­ciers, et c’est peut-être le plus dan­ge­reux pour la socié­té russe. On peut pen­ser que les mili­taires ne sont pas en per­ma­nence au contact de la popu­la­tion, alors que les poli­ciers, eux, le sont. Ils reviennent de leur mis­sion en Tchét­ché­nie où ils ont été dans des condi­tions « extra­or­di­naires » d’exécution de leur mis­sion de police pour les­quelles ils n’étaient abso­lu­ment pas pré­pa­rés. Ils vont se retrou­ver pro­je­tés dans leur fonc­tion de police avec ce trau­ma­tisme de guerre — à la fois de la vio­lence exer­cée et de la vio­lence subie par eux ou par leurs col­lègues —, à la suite d’une période très courte et qua­si­ment sans jamais de réha­bi­li­ta­tion psy­cho­so­ciale. Cela peut donc se réper­cu­ter dans les com­por­te­ments quo­ti­diens des poli­ciers, ain­si que le sou­lignent des témoi­gnages, (« On va vous faire pareil que ce que l’on a fait en Tchétchénie »).

Une violence structurelle

Je pense cepen­dant que cette ques­tion est loin d’être la seule qui puisse expli­quer les tor­tures et les vio­lences. Il faut envi­sa­ger toute la chaine pénale, la manière dont est orga­ni­sée la jus­tice, la « poli­tique du chiffre » (qui existe dans presque toutes les polices du monde, mais qui est pous­sée à son paroxysme dans l’État russe), la manière dont fonc­tionnent les rela­tions entre la police, l’enquête et la pro­cu­ra­ture (le par­quet). Tout cela est assez éloi­gné du théâtre des opé­ra­tions en Tchét­ché­nie, mais explique beau­coup de la vio­lence quo­ti­dienne et ordi­naire des poli­ciers, des enquê­teurs de la pro­cu­ra­ture, même s’ils n’ont jamais mis les pieds dans le Caucase.

RN : Quelles sont, selon vous, la pro­pen­sion, la déter­mi­na­tion, la moti­va­tion des struc­tures judi­ciaires et poli­tiques à enrayer — ou non — les phé­no­mènes de vio­lences exer­cées par les repré­sen­tants des forces de l’ordre ?

ALH : C’est une des ques­tions que nous nous sommes jus­te­ment posées. Et que nous avons posé à tous ceux qui tra­vaillent dans ce domaine. Les acteurs de la socié­té civile qui traitent de ces pro­blèmes, les avo­cats, sont extrê­me­ment déçus. Ils avaient pla­cé des espoirs dans la réforme de la police, dans l’apparition de ce comi­té d’enquête qui avait été sépa­ré de la pro­cu­ra­ture et qui était cen­sé être plus indé­pen­dant dans la conduite des enquêtes cri­mi­nelles. Tout cela semble avoir fait long feu. Et on a le sen­ti­ment que ne sub­siste tou­jours que l’acharnement de mili­tants, d’avocats, qui déploient une éner­gie et un temps consi­dé­rables sur des cas par­ti­cu­liers, peu nom­breux, mais qu’ils veulent exem­plaires et « péda­go­giques » pour faire école. En l’absence de réforme sys­té­mique, struc­tu­relle, il fau­drait des dizaines de mil­liers de gens dans des mil­liers d’ONG pour réus­sir à suivre l’ensemble des per­sonnes qui ont été vic­times de vio­lences poli­cières ! Pour le moment, on constate qu’il n’y a pas de volon­té poli­tique, ins­ti­tu­tion­nelle, admi­nis­tra­tive, de mettre en place des méca­nismes qui pour­raient rompre avec ces pratiques.

D’étonnants mécanismes de contrôle

Il y a quand même un méca­nisme, aus­si éton­nant que cela puisse paraitre dans la Rus­sie de Pou­tine, qui a été mis en place et qui est le phé­no­mène de contrôle des « ONK », des com­mis­sions de contrôle civique sur les lieux de pri­va­tion de liber­té, et qui peut nous paraitre à nous d’Europe occi­den­tale extrê­me­ment démo­cra­tique d’inspiration. Des équipes de repré­sen­tants de la socié­té civile peuvent aller visi­ter n’importe quel lieu de pri­va­tion de liber­té, du com­mis­sa­riat du quar­tier jusqu’au centre de déten­tion pour longues peines, sans qua­si­ment devoir pré­ve­nir de leur visite. C’est grâce à ce méca­nisme que nous avons eu l’occasion, au cours de cette mis­sion, de visi­ter trois lieux de pri­va­tion de liber­té à des stades différents.

RN : Ce n’est pas banal de péné­trer dans ce genre de lieu !

ALH : Non, ce n’est pas banal, mais en même temps je ne peux pas dire que j’aie été tota­le­ment sur­prise. Nous n’avons pas été dans les pires lieux, loin de là ! Des ex-déte­nus que nous avons ren­con­trés nous ont dit qu’il s’agissait presque d’un « cinq étoiles », même si bien évi­dem­ment les locaux sont sou­vent exi­gus, mais pas tou­jours en mau­vais état (les cel­lules d’isolement sont refaites à neuf dans la pri­son pré­ven­tive — SIZO — de la Bou­tyr­ka). Les res­pon­sables de ces centres de déten­tion essaient quand même de jouer le jeu, de mon­trer qu’ils sont atten­tifs aux direc­tives, en mon­trant par exemple que les cel­lules de quatre per­sonnes ont été rame­nées à trois pour res­pec­ter la norme du Conseil de l’Europe pour le nombre de mètres car­rés par déte­nu. Un aspect qui nous a été rap­por­té par beau­coup de gens, mais que nous n’avons pas direc­te­ment obser­vé, est l’absence de soins, une carac­té­ris­tique qui affecte de nom­breuses per­sonnes en déten­tion (voir l’affaire Magnits­ki)1. On a du mal à savoir si c’est de la négli­gence ou une forme de tor­ture, si c’est com­plè­te­ment déli­bé­ré ou la consé­quence d’un sys­tème obso­lète où aucun méde­cin digne de ce nom ne veut aller. Cer­tains, notam­ment dans les ONK, réflé­chissent à un nou­veau sys­tème de méde­cine péni­ten­tiaire. Les méde­cins peuvent rendre des exper­tises sur la pra­tique de la tor­ture en pri­son ; c’est donc une ques­tion très importante.

la Tchétchénie violence ordinaire et violence spécifique

RN : Quelle place aura la Tchét­ché­nie dans le rap­port et dans votre mission ?

ALH : Bien sûr, la situa­tion tchét­chène doit faire l’objet d’une ana­lyse spé­ci­fique, mais en même temps, ce qui nous a frap­pés, c’est de retrou­ver aus­si les mêmes pra­tiques, les mêmes méca­nismes de vio­lences et de tor­tures dans d’autres régions de Rus­sie. On ne peut donc « iso­ler » la Tchét­ché­nie de l’ensemble de la Russie.

Par contre, la spé­ci­fi­ci­té tient à la plus grande dif­fi­cul­té qu’ailleurs à por­ter en jus­tice des affaires impli­quant des res­pon­sables poli­ciers. D’une part, au régime fonc­tion­nant sur place, à son contrôle sur tout l’appareil poli­cier, aux injonc­tions en termes de « poli­tique du chiffre » qui entrainent arres­ta­tions et extor­sions d’aveux à n’importe quel prix ; d’autre part, à la dif­fi­cul­té encore plus grande qu’ailleurs à por­ter en jus­tice des affaires impli­quant des poli­ciers. Dans le cas de l’affaire Oumar­pa­chaev par exemple, qui a valu récem­ment des ennuis à Igor Kalia­pine2, on a frô­lé l’affrontement armé entre l’unité de police sus­pec­tée de tor­ture et la cel­lule du par­quet qui sou­hai­tait mener son enquête. L’on n’imagine pas les choses aller aus­si loin à Nij­ni-Nov­go­rod ou à Mos­cou. Ce qui frappe aus­si, c’est le nombre de Tchét­chènes déte­nus pour des peines plus ou moins longues en dehors de la Tchét­ché­nie, en l’absence de pri­son où pur­ger sa peine après condam­na­tion sur le ter­ri­toire de la Tchét­ché­nie et qui subissent vio­lences et humi­lia­tions lar­ge­ment aggra­vées par leur ori­gine. L’association russe Assis­tance civique déve­loppe jus­te­ment un pro­jet par­ti­cu­lier sur le sort des Tchét­chènes et des Ingouches en déten­tion. Une autre carac­té­ris­tique est l’acharnement, avec une « poli­tique du chiffre » très par­ti­cu­lière, sur ordre du chef de la Répu­blique de Tchét­ché­nie, Ram­zan Kady­rov, sur les com­bat­tants, sur les anciens com­bat­tants ou sur les familles de ceux que l’on appelle les « frères de la forêt ». Ou sur les familles qui sont soup­çon­nées d’avoir don­né abri à un com­bat­tant venu de la forêt se repo­ser quelques jours au vil­lage. Ces gens sont arrê­tés, tor­tu­rés, les enfants dis­pa­raissent, des gens libé­rés après avoir pur­gé leur peine sont à nou­veau mena­cés pour les obli­ger à don­ner des infor­ma­tions. Ce sont des « groupes-cibles » qui sont visés, à répétition.

RN : L’acharnement contre la famille et les proches est spé­ci­fique à la Tchét­ché­nie, ou on le ren­contre dans d’autres régions de Russie ?

ALH : Je pense que c’est spé­ci­fique à la Tchét­ché­nie. Vous avez tout à fait rai­son de sou­li­gner cela, car cela pro­cède d’un dis­cours idéo­lo­gique et poli­tique qui vise fina­le­ment à faire de tout le monde, y com­pris les femmes et les enfants, des per­sonnes comp­tables des actes réels ou sup­po­sés de membres de leur famille. C’est aus­si une manière de ter­ro­ri­ser la popu­la­tion en jouant sur l’organisation sociale tchét­chène et sur la pré­gnance des liens de res­pon­sa­bi­li­té dans la famille élar­gie. Je n’ai pas enten­du dire qu’ailleurs en Fédé­ra­tion de Rus­sie, on s’en prenne de cette manière aux familles de détenus.

RN : Que diriez-vous de fort aux citoyens euro­péens sur le thème de la vio­lence, phy­sique et sym­bo­lique, dans la Rus­sie actuelle ? Qu’est-ce qui fait sa spécificité ?

ALH : C’est tou­jours déli­cat à for­mu­ler, mais je crois que pour com­prendre cette vio­lence très répan­due, très pré­gnante dans la socié­té, dans les repré­sen­ta­tions et les per­cep­tions sociales — avec une connais­sance de cette vio­lence, une habi­tude et un ancrage, voire une forme de tolé­rance qui rend la lutte plus dif­fi­cile — on ne peut pas dire que ce soit abso­lu­ment spé­ci­fique à la Rus­sie, que ce soit « onto­lo­gique » et que cela ne pour­rait pas se repro­duire dans d’autres socié­tés. Mais c’est, de fait, à situer dans les condi­tions his­to­riques et sociales de la Rus­sie d’aujourd’hui, avec son héri­tage his­to­rique, et notam­ment celui du xxe siècle. Ce qui ne veut pas dire que cette situa­tion et ces formes de vio­lence, cette bru­ta­li­sa­tion et tout ce qui s’ensuit, ne pour­raient pas se repro­duire dans toute autre société.

Un optimisme mesuré

RN : Com­ment voyez-vous l’évolution future ?

ALH : Pour évo­quer un aspect un peu plus léger, quand même, et qui a sur­pris beau­coup de gens, ce sont les contes­ta­tions qui ont sui­vi les élec­tions légis­la­tives du 4 décembre 2011. Il y a des pré­misses de chan­ge­ment. Du mécon­ten­te­ment dans l’air, il y en avait depuis long­temps de la part de la popu­la­tion tra­di­tion­nel­le­ment mobi­li­sée (les com­mu­nistes, les mobi­li­sa­tions citoyennes d’habitants pour diverses ques­tions comme le loge­ment, la san­té, l’écologie…), mais sou­vent spo­ra­dique et dis­per­sé, donc gérable par le pouvoir.

Mais on note aus­si la mon­tée en puis­sance d’une nou­velle géné­ra­tion pro­ve­nant des classes moyennes urbaines (plu­tôt les cadres du sec­teur pri­vé et les pro­fes­sions indé­pen­dantes, pas les fonc­tion­naires), les jeunes édu­qués plus cos­mo­po­lites, éven­tuel­le­ment for­més à l’étranger. La mon­tée en puis­sance d’une géné­ra­tion deve­nue adulte avec Pou­tine et qui fina­le­ment, au bout de dix ans, a sans doute remis en cause cette espèce de « pacte de sécu­ri­té » consis­tant à échan­ger car­rière pro­fes­sion­nelle et niveau de consom­ma­tion contre un amoin­dris­se­ment des liber­tés. Ces couches sociales avaient pas­sé par pertes et pro­fits un cer­tain nombre de choses. Aujourd’hui, cette sta­bi­li­té à tout prix est peut-être deve­nue syno­nyme de stag­na­tion. Cer­tains le disent ouver­te­ment : « Pou­tine a fait son temps », « Le sys­tème Pou­tine s’est épui­sé. » Il y a les oppo­sants de tou­jours, les oppo­sants de prin­cipe à Pou­tine sur le plan poli­tique, moral, phi­lo­so­phique, depuis son arri­vée au pou­voir, et puis il y a les oppo­sants beau­coup plus récents qui n’auraient pas néces­sai­re­ment été oppo­sés à Pou­tine il y a encore quelques années.

Ce qui pose tout un tas de pro­blèmes par rap­port aux ques­tions dont on vient de par­ler, la vio­lence poli­cière, la jus­tice, la Tchét­ché­nie. Des ques­tions dont il ne faut sur­tout pas trop par­ler, qu’il ne faut pas trop creu­ser car elles pour­raient très vite enfon­cer du « dis­sen­sus » dans la belle una­ni­mi­té contre Pou­tine, le « Pou­tine, dégage ! » que l’on voit dans les rues de Mos­cou aujourd’hui.

Entre­tien réa­li­sé par Aude Mer­lin et Ber­nard De Backer
le 16 février 2012

  1. Ser­gueï Magnits­ki, jeune juriste russe, a vou­lu enquê­ter sur des mal­ver­sa­tions finan­cières impli­quant les hautes sphères du pou­voir. Bien mal lui en a pris. Incar­cé­ré en 2008, il meurt en 2009 des suites de mau­vais trai­te­ments et tor­tures infli­gés durant onze mois de déten­tion. Cette affaire, dite « affaire Magnits­ki », a fait grand bruit en Russie.
  2. En jan­vier 2012, une enquête pénale est ouverte contre Igor Kalia­pine qui se voit accu­sé d’avoir « dévoi­lé des secrets d’État », alors qu’il repré­sente la vic­time dans l’affaire Oumar­pa­chaev, un Tchét­chène ayant été enle­vé et tor­tu­ré par des membres de l’Omom tchét­chène (forces spé­ciales du minis­tère de l’Intérieur).

Anne Le Huerou


Auteur

est chercheure en sciences sociales, spécialiste de la Russie, membre du Cercec