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Les radios libres, le bébé et l’eau du bain

Numéro 10 Octobre 2010 par Pierre De Jaeger

octobre 2010

Ancrée dans la pra­tique des deux auteurs, ani­ma­teurs radio à leurs heures, la pré­sente contri­bu­tion vise à explo­rer quelques-unes des rai­sons qui, à l’heure de l’In­ter­net triom­phant, peuvent encore pous­ser des indi­vi­dus, pas néces­sai­re­ment sinistres, à pour­suivre l’a­ven­ture des radios libres.

Après tant de tra­hi­sons, il est en effet légi­time de se deman­der si cette his­toire mérite d’être pour­sui­vie et son héri­tage pré­ser­vé. S’il fal­lait un codi­cille au Nou­vel esprit du capi­ta­lisme de Bol­tans­ki et Chia­pel­lo, nul doute en effet que l’histoire des radios dites libres — ou, en fran­çais décré­tal du jar­gon de la Com­mu­nau­té fran­çaise, des « radios asso­cia­tives et d’expression à voca­tion cultu­relle ou d’éducation per­ma­nente » — en four­ni­rait une trame aus­si adé­quate que sinistre. Née dans le sillage de la contre­cul­ture des années soixante, les radios libres ont en effet accom­pa­gné et sou­te­nu son efflo­res­cence dans les années sep­tante et contri­bué lour­de­ment à la dif­fu­sion de cette double cri­tique à la fois « sociale » et « artiste » dont le Nou­vel esprit du capi­ta­lisme dis­sèque les vicis­si­tudes. Et ce, dans une atmo­sphère joyeuse de déso­béis­sance civile, de sym­biose avec les nou­veaux mou­ve­ments sociaux — radios de femmes, radios locales ampli­fiant les mou­ve­ments d’habitants contre la construc­tion de cen­trales nucléaires, etc.1 — de jeu de cache­cache avec une police tra­quant les émet­teurs jusque dans les salles de bains, et donc de franche illé­ga­li­té : se sou­vient-on, par exemple, de l’inculpation du can­di­dat Mit­ter­rand pour infrac­tion à la loi sur le mono­pole de radio­dif­fu­sion ? Ce 28 juin 1979, le futur pré­sident fran­çais avait en effet accor­dé une inter­view à la Radio Riposte, sta­tion pirate dont, pour les besoins de la cause, l’émetteur avait été place au siège même du par­ti socia­liste. Dans la même veine, la pre­mière radio belge dite « libre » est cou­vi­noise. Née en mars 1978, Radio Eau Noire est créée par les habi­tants de Cou­vin et des mili­tants éco­lo­gistes qui s’opposent à la construc­tion d’un bar­rage sur l’Eau Noire. Elle émet dans la plus par­faite illé­ga­li­té car, à cette époque, aucune auto­ri­sa­tion d’émettre n’est déli­vrée par l’État à des radios pri­vées. L’illégalité ne s’arrête d’ailleurs pas là puisque Radio Eau Noire est connue mon­dia­le­ment pour avoir été le pre­mier media à don­ner la recette d’un cock­tail Molo­tov en direct…

Las ! À cette tour­billon­nante décen­nie, illus­trant dans la durée le juge­ment fameux de Michel de Cer­teau sur les « évè­ne­ments de mai » — en 68, on a pris la parole, comme en 1789, on avait pris la Bas­tille — suc­cède un para­doxal retour à l’ordre. À la suite de la libé­ra­li­sa­tion des ondes et à la mul­ti­pli­ca­tion des auto­ri­sa­tions d’émettre, les radios « pirates » deve­nues « libres » se lancent en effet pour la plu­part dans une course effré­née à l’audience. Impo­sé par l’impératif des ren­trées publi­ci­taires, ce jeu de main chaude en miroirs entraine un res­ser­re­ment et une uni­for­mi­sa­tion dont les effets appau­vris­sants se font encore res­sen­tir. Dépas­sés par l’histoire et le com­merce, les pion­niers des radios libres voient leur bébé se dis­soudre dans l’eau du bain publi­ci­taire : cet élar­gis­se­ment des dis­cours publics et média­tiques tant en termes de conte­nus que de registres de lan­gages ou d’accents, cette uto­pie lit­té­ra­le­ment sub­ver­sive d’un retour­ne­ment de la com­mu­ni­ca­tion cen­tra­li­sée de masse en son contraire — une radio « par les gens pour les gens » qui voit s’estomper la bar­rière sacrée sépa­rant émet­teurs et récep­teurs — a don­né nais­sance à un pay­sage rava­gé par la diver­si­té mimé­tique. En son sein, les radios publiques, jadis hon­nies, en vien­draient presque à faire figure, bien pâlotte certes, de résistants.

Il ne sert à rien de le cacher, la plu­part des sta­tions com­mer­ciales d’aujourd’hui, qui semblent plus des­ti­nées à accom­pa­gner le navet­teur à l’heure de pointe qu’à sou­te­nir la lutte contre l’élargissement du Ring, sont en effet les héri­tières directes de ces radios pirates. Certes, à l’époque, quelques requins se mou­vaient déjà par­mi les petits pois­sons rouges, mais sans doute ces der­niers auraient-ils été plus pru­dents dans leurs reven­di­ca­tions liber­taires d’ouverture des ondes s’ils avaient pu devi­ner la rapi­di­té de leur diges­tion2. Bref, aux oubliettes, tout d’abord la « cri­tique sociale » puis même la « cri­tique artiste ». En ce qui concerne la pre­mière, force est de recon­naitre que si elle était bien au cœur de cer­tains pro­jets de radios libres, elle ne consti­tuait sans doute pas le fon­de­ment des plus écou­tées d’entre elles. Si, éta­blie dès 1964 sur un bateau en mer du Nord, Radio Caro­line a connu rapi­de­ment une audience de plu­sieurs mil­lions d’auditeurs en Angle­terre, c’est que les six finan­ceurs — oui, oui, finan­ceurs — du pro­jet avaient com­pris que les mères au foyer et leurs enfants reve­nus de l’école suc­com­be­raient aisé­ment au charme nou­veau d’une radio uni­que­ment musi­cale leur offrant en jour­née des mélo­pées de croo­neurs siru­peux, en soi­rée, la pointe de la pop que la BBC ne dif­fu­sait que par­ci­mo­nieu­se­ment. Quant à la « cri­tique artiste », pour autant qu’elle puisse se dis­tin­guer de la pre­mière3, elle n’aura pas plus sur­vé­cu à la pro­fes­sion­na­li­sa­tion et la concen­tra­tion crois­santes de l’industrie musi­cale : le rock and roll accom­pagne désor­mais plu­tôt les pilotes de bom­bar­dier que les mani­fes­ta­tions pacifistes.

Avec un aus­si dou­teux pédi­grée, les radios libres d’aujourd’hui sont-elles autre chose que les der­niers sur­vi­vants d’une fin de race que la géné­tique média­tique aura tôt fait d’éliminer ? Et, sur­tout, quel inté­rêt y a‑t-il encore à en être ? Les moti­va­tions sont indis­so­lu­ble­ment poli­tiques, esthé­tiques et affec­tives. Pour les besoins de la cause, ten­tons néan­moins de les démêler.

Il y va sans doute d’une fidé­li­té à une his­toire — certes par­tiel­le­ment fan­tas­mée — dont on peut à la rigueur s’accommoder d’être du mau­vais côté, en tout cas de celui des per­dants, mais dont on ne peut se rési­gner à voir dis­pa­raitre les der­nières traces. Pour dis­pro­por­tion­née qu’elle ait été, cette image de la sub­ver­sion du mass media demeure mobi­li­sante : ce refus de voir la parole publique acca­pa­rée par quelques beaux par­leurs porte en elle les fer­ments d’une démo­cra­tie en acte. S’y ajoute le sen­ti­ment que la meilleure manière de com­prendre les contraintes tech­niques d’un média — et la déli­mi­ta­tion de l’espace du dicible que ces contraintes imposent — reste encore de s’y frot­ter, que la meilleure manière de déco­der la radio est encore d’en faire. Autre­ment dit que la cri­tique aisée s’accommode bien de l’art difficile.

Mais ce désir poli­tique de s’emparer du micro comme d’une Bas­tille méta­pho­rique ren­voie éga­le­ment à la curio­si­té enfan­tine d’aller se perdre dans les cou­lisses ou der­rière le miroir, de regar­der depuis un train à vive allure les façades sous-inves­ties de mai­sons si impres­sion­nantes en front de rue : la lumière rouge s’allume ; par ce seul signal visuel, le pri­vé devient public, le lan­gage se châ­tie (ou en tout cas se modi­fie). On arrête de regar­der la per­sonne à qui on adresse la parole, car tour­ner la tête, c’est se pla­cer en dehors du champ du micro. Bref, on est sur antenne : tout le monde peut nous entendre, même si on ne sait jamais vrai­ment qui écoute. Cette expé­rience étrange de par­ler à une foule à la fois poten­tielle, ima­gi­née et invi­sible, a long­temps été réser­vée à une toute petite mino­ri­té de pro­fes­sion­nels. La radio était un métier : pour être du côté de ceux qui disent plu­tôt que de ceux qui entendent, il fal­lait mon­trer patte blanche, fran­çais pin­cé et dic­tion impec­cable. Conser­vant un peu de cette aura ancienne, le micro vient sou­te­nir la parole, comme une béquille de légi­ti­mi­té, qui dit que ce qui va être dit peut l’être à la terre entière. Quand bien même celle-ci aurait l’oreille ailleurs.

Troi­sième moti­va­tion, qui s’accroit à mesure que les ondes s’uniformisent : celle de consa­crer du temps d’antenne à tout ce que les médias publics ou com­mer­ciaux refoulent hors de leur péri­mètre, parce que trop poin­tu ou trop popu­laire, trop expé­ri­men­tal ou trop immi­gré, trop alter­na­tif ou trop peu gla­mour. Ain­si, pour ne prendre qu’un seul exemple, Radio Panik, sur laquelle nous offi­cions, évoque cou­ram­ment le mou­ve­ment des objec­teurs de crois­sance, la scène hip hop bruxel­loise, l’ouverture de nou­veaux squats, des confé­rences de Geor­gio Agam­ben, des matchs de catch congo­lais ou le der­nier livre de Gérard Genette. Soit autant d’aspects saillants — peut-être un peu trop — d’un Bruxelles com­po­site qui ne trouvent que très rare­ment grâce auprès de la plu­part des médias clas­siques. Le légis­la­teur a d’ailleurs bien com­pris le rôle des radios libres dans la pré­ser­va­tion de la diver­si­té sonore : c’est bien au nom de celle-ci que le der­nier plan de fré­quences réser­vait expres­sé­ment une pro­por­tion des fré­quences dis­po­nibles aux « radios asso­cia­tives et d’expression à voca­tion cultu­relle ou d’éducation permanente ».

En suprême hom­mage du vice à la ver­tu, il a même pré­vu que celles-ci rece­vraient pour leurs peines, une fois le Plan entré en vigueur, une obole direc­te­ment pré­le­vée… sur les recettes publi­ci­taires des autres radios auto­ri­sées à émettre. Confron­tées à des décen­nies de non-finan­ce­ment et d’absence de recon­nais­sance publique de leur uti­li­té sociale, les radios libres acceptent cette drin­guelle d’une main moins recon­nais­sante qu’hésitante.

Mais ces dési­rs, ces moti­va­tions, ne peuvent-ils aujourd’hui ren­con­trer pleine satis­fac­tion dans l’usage des médias qu’on appe­lait naguère nou­veaux médias ? Pour­quoi encore aller pra­ti­quer le hert­zien ? Si l’on veut prendre la parole, pra­ti­quer et pro­mou­voir le poin­tu et l’hyper-pointu, on peut désor­mais s’adresser à la pla­nète entière, et trou­ver ailleurs des auditeurs/spectateurs/lecteurs qui par­tagent exac­te­ment les mêmes centres d’intérêt. On peut même, ce fai­sant, savoir exac­te­ment com­bien ils sont et qui ils sont, via sta­tis­tiques, com­men­taires, réseaux sociaux, alors que c’est loin d’être le cas avec la radio tra­di­tion­nelle où l’on conti­nue de dis­cou­rir face à une poten­tia­li­té, un public dont on sait peu, voire dont on ne sait rien (jusqu’à ce qu’il passe la porte pour venir faire de la radio avec nous).

C’est peut-être bien là aus­si que sur­vit le charme irré­sis­tible de ce vieux média. Quand on désire par­ta­ger ces conte­nus non conformes et trop spé­cia­li­sés, peut-être est-il plus inté­res­sant de le faire avec des gens qui ne sont pas des copies exactes de nous mêmes : convaincre un incon­nu que ce mélo­drame télé­vi­sé coréen est un chef d’œuvre cap­ti­vant, que ce bour­don­ne­ment de trente minutes, à peine modu­lé, c’est bien de la musique ; plu­tôt que de glo­ser sans fin avec des amis vir­tuels qui pensent déjà la même chose. Lan­cer une bou­teille à la mer et tou­cher quelques incon­nus plu­tôt que pra­ti­quer l’hermaphrodisme libi­di­neux4 de la conver­sa­tion qui se répète entre les mêmes per­sonnes, repro­dui­sant à l’identique les mêmes convictions.

Faire de la radio, c’est cela aus­si d’ailleurs : se frot­ter à d’autres gens (par­fois lit­té­ra­le­ment, oui), aller dans un stu­dio mal chauf­fé (et pas cli­ma­ti­sé), croi­ser des indi­vi­dus étranges dans un cou­loir sou­vent trop étroit, dis­cu­ter, se dis­pu­ter, entre­croi­ser des pro­jets, chan­ger d’avis, cla­quer la porte, reve­nir. Dans une radio libre, s’entrevoit la pos­si­bi­li­té d’être exac­te­ment soi-même (dire ce qu’on pense, par­ler publi­que­ment sans être obli­gé de cacher son accent, exhi­ber la finesse de ses gouts musi­caux…) sans pour autant être iso­lé. La radio garde, pour le meilleur et pour le pire, cette séduc­tion un peu sur­an­née du pro­jet col­lec­tif. Beau­coup de nos contem­po­rains pré­fèrent le confort de leur salon et n’y suc­combent plus. Nous bien, et le plai­sir de croi­ser des gens qui sont aus­si des corps a sans doute encore de beaux jours devant lui.

Dans le même ordre d’idée, tou­jours dans le domaine de la phy­si­ca­li­té, et même de la phy­sique : une émis­sion en modu­la­tion de fré­quence, ça ne va pas bien loin. Alors que la radio des pre­miers temps fas­ci­nait en fai­sant entendre une voix qui vient de loin, la force des radios libres d’aujourd’hui réside dans l’inversion para­doxale de cette prouesse tech­nique. Quand j’écoute une radio libre, je sais que la voix que j’entends est proche, dans ma ville ou dans mon quar­tier. Entre pra­ti­quants et audi­teurs se par­tage cette réa­li­té : on est à deux doigts de se ren­con­trer, que ce soit pour faire la fête ou pour mener une action poli­tique. La radio libre est géné­ti­que­ment pro­gram­mée pour l’action locale. Elle reste dans ce domaine, si l’on prend la peine de l’utiliser, d’une redou­table efficacité.

  1. Autre illus­tra­tion : en France, l’un des pion­niers du mou­ve­ment, fon­da­teur de Radio verte, n’est autre que Brice Lalonde, futur can­di­dat éco­lo­giste à la présidentielle.
  2. C’est d’ailleurs pour ten­ter de régu­ler la pro­li­fé­ra­tion de radios libres com­mer­ciales et la publi­ci­té qui en est consub­stan­tielle qu’est créé le CSA, peu après leur apparition.
  3. Voir à cet égard, les convain­cantes remises en ques­tion qu’en font Jacques Ran­cière, Mau­ri­zio Laz­za­ra­to et Jérôme Vidal.
  4. Pour emprun­ter une for­mule à une autre pra­ti­quante de Radio Panik.

Pierre De Jaeger


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