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Les prostitutions face à l’action publique

Numéro 7 – 2020 - Covid-19 crise droit prostitution par Lotte Damhuis Renaud Maes Charlotte Maisin

novembre 2020

Ce 28 sep­tembre 2020, le col­lège com­mu­nal de la Ville de Bruxelles publiait une ordon­nance, avec entrée en vigueur immé­diate et pour une durée indé­ter­mi­née, inter­di­sant sur son ter­ri­toire « la pros­ti­tu­tion de rue et la pros­ti­tu­tion dans des établissements/immeubles dédiés ou non à cette acti­vi­té ; les forces de police [étant] char­gées de veiller au res­pect du […]

Dossier

Ce 28 sep­tembre 2020, le col­lège com­mu­nal de la Ville de Bruxelles publiait une ordon­nance, avec entrée en vigueur immé­diate et pour une durée indé­ter­mi­née, inter­di­sant sur son ter­ri­toire « la pros­ti­tu­tion de rue et la pros­ti­tu­tion dans des établissements/immeubles dédiés ou non à cette acti­vi­té ; les forces de police [étant] char­gées de veiller au res­pect du pré­sent arrê­té, au besoin par la contrainte et/ou la force ». Le motif offi­ciel de cette déci­sion est la néces­si­té de prendre des mesures pour dimi­nuer la pro­pa­ga­tion de la Covid-19, Bruxelles connais­sant aujourd’hui un taux de posi­ti­vi­té supé­rieur aux autres Régions. Ce n’est d’ailleurs qu’au nom de la lutte contre le virus que le col­lège et son bourg­mestre, Phi­lippe Close, ont pu faire pas­ser cette mesure dans l’urgence en s’abstenant d’un avis du conseil com­mu­nal1.

Les asso­cia­tions de ter­rain, qui repré­sentent et/ou pro­posent un sou­tien et un accom­pa­gne­ment psy­cho-médi­co-social aux per­sonnes qui ont une acti­vi­té pros­ti­tu­tion­nelle, s’indignent et s’inquiètent de cette déci­sion. D’une part, parce qu’elle est le fruit d’un (abus de) pou­voir local uti­li­sé sans concer­ta­tion avec les acteurs concer­nés et qui cache mal une volon­té poli­tique his­to­rique d’éradiquer la pros­ti­tu­tion visible sur ce ter­ri­toire. D’autre part, parce que les consé­quences risquent d’être sérieuses pour les per­sonnes qui se pros­ti­tuent dans le quar­tier Alham­bra, déjà pré­ca­ri­sées (par le récent confi­ne­ment). Sans men­tion­ner le sur­croit de stig­ma­ti­sa­tion qu’une telle mesure — asso­ciant les per­sonnes pros­ti­tuées aux risques infec­tieux — véhi­cule avec elle. Un recours devant le conseil d’État est d’ores et déjà en préparation.

Cet évè­ne­ment est exem­pla­tif d’une série d’enjeux que posent les poli­tiques de ges­tion publique de « la pros­ti­tu­tion ». Ce dos­sier se consacre pré­ci­sé­ment à l’examen de la méca­nique des cadres juri­diques ain­si que des logiques sociales d’intervention, poli­tiques et poli­cières dans le champ de la pros­ti­tu­tion. Il le fait en regard des situa­tions de vie et des réa­li­tés com­plexes dans les­quelles la pra­tique de (formes diverses de) la pros­ti­tu­tion inter­vient. Les contri­bu­tions s’attèlent ain­si à décrire les impasses, les limites, les vio­lences et les réduc­tion­nismes que génèrent dif­fé­rents « cadrages » de la pros­ti­tu­tion, qu’ils soient théo­riques et concep­tuels pour la pen­ser, juri­diques et poli­ciers pour la gérer, sociaux et sani­taires pour l’accompagner.

Depuis les années 1950, la Bel­gique se posi­tionne sur le plan pros­ti­tu­tion­nel comme « abo­li­tion­niste ». Dans ce modèle, le droit indi­vi­duel de se pros­ti­tuer a été pré­ser­vé : « En Bel­gique, on peut se pros­ti­tuer. Tout le reste est inter­dit. On peut s’installer entre quatre murs et puis espé­rer que les clients vous trouvent. Com­ment ? Ça c’est un mys­tère2. » Le cadre d’action abo­li­tion­niste à la belge consi­dère la per­sonne qui se pros­ti­tue comme une vic­time à sau­ver… en ren­dant l’exercice de la pros­ti­tu­tion presque impossible.

Ce cadre pénal qui inter­dit « tout sauf la pros­ti­tu­tion » a par ailleurs « reti­ré aux villes et aux com­munes le droit d’encadrer et de régir la pros­ti­tu­tion, sans pour autant leur don­ner la pos­si­bi­li­té de l’interdire en tant que telle. […] Lorsque les auto­ri­tés locales sou­haitent atta­quer le phé­no­mène, elles doivent recou­rir à des ali­bis ou employer des méthodes détour­nées : lutte contre le tapage noc­turne, lutte contre la toxi­co­ma­nie, lutte contre le proxé­né­tisme hôte­lier, lutte contre les entraves à la cir­cu­la­tion, taxa­tion extrême des éta­blis­se­ments à carac­tère éro­tique, réha­bi­li­ta­tion pré­ten­due en faveur de l’habitat de rues his­to­ri­que­ment vouées à la pros­ti­tu­tion, etc.3 »

On peut se deman­der dès lors com­ment, en Bel­gique, les dis­po­si­tions locales et fédé­rales influent sur les condi­tions d’exercice de la pros­ti­tu­tion ? Com­ment les per­sonnes pra­tiquent la pros­ti­tu­tion dans des contextes qui peuvent for­te­ment varier ? Com­ment les dif­fé­rents pro­ta­go­nistes de la pros­ti­tu­tion com­posent avec ces cadres règle­men­taires ? Des réponses à ces ques­tions sont déve­lop­pées par le néer­lan­do­phone Hans Van­de­can­de­laere dans un ouvrage4, recen­sé par Lotte Dam­huis, qui offre une ten­ta­tive convain­cante (et inédite) d’embrasser l’ensemble des pra­tiques, sec­teurs et contextes pros­ti­tu­tion­nels en Bel­gique. Le livre fait dia­lo­guer les récits de per­sonnes qui exercent la pros­ti­tu­tion avec les témoi­gnages et les ana­lyses de cher­cheurs, d’intervenants sociaux, de res­pon­sables poli­tiques, de juges et magis­trats, de tenan­ciers ou exploi­tants de lieux de pros­ti­tu­tion (visibles, pri­vés et en vir­tuel), de com­mis­saires de police. Ce fai­sant, se construit l’argumentaire por­té par l’auteur d’une néces­saire appré­hen­sion au plu­riel et en contexte de la prostitution.

Le deuxième article, écrit par Char­lotte Mai­sin, Véro­nique van der Plancke et Lotte Dam­huis, s’arrête sur la ques­tion de la vul­né­ra­bi­li­té juri­dique des per­sonnes qui exercent la pros­ti­tu­tion. La période du confi­ne­ment a démon­tré com­ment l’insécurité de sta­tut de l’activité pro­fes­sion­nelle de la pros­ti­tu­tion cou­plée à sa stig­ma­ti­sa­tion plon­geait une grande par­tie des per­sonnes qui se pros­ti­tuent dans des situa­tions de vie très pré­caires. L’article montre tou­te­fois que la créa­tion et l’octroi d’un sta­tut offi­ciel pour les per­sonnes qui se pros­ti­tuent sont loin d’être une réponse conve­nant à toutes les situa­tions. Pour un grand nombre de per­sonnes qui ne se recon­naissent pas comme pros­ti­tuées, qui sont de fait (parce qu’elles n’ont pas accès au séjour légal) exclues d’une recon­nais­sance admi­nis­tra­tive leur octroyant des droits ou qui pra­tiquent l’activité de manière occa­sion­nelle, un sta­tut recon­nais­sant le tra­vail du sexe ne serait pas per­ti­nent. C’est alors aus­si sur le plan de la lutte contre la pau­vre­té et le non-accès aux droits qu’il convient de mettre l’accent.

Renaud Maes, se fon­dant sur ses tra­vaux de recherche, pro­pose quelques balises pour l’intervention sociale auprès des per­sonnes pros­ti­tuées. Il traite en par­ti­cu­lier du « stig­mate de la putain », dont il pro­pose quelques élé­ments de « généa­lo­gie », ain­si que de la « psy­cho­lo­gi­sa­tion » des pro­blé­ma­tiques sociales qui consti­tuent, à le suivre, des freins pour déve­lop­per une inter­ven­tion sociale per­ti­nente. En étu­diant en par­ti­cu­lier les « pro­grammes de sor­tie » de deux pays aux tra­di­tions com­plè­te­ment dif­fé­rentes en matière de ges­tion des pros­ti­tu­tions (la Suède et les Pays Bas), il sug­gère, en outre, deux objec­tifs pour cette inter­ven­tion : l’ouverture maxi­male des pos­sibles et la dif­fé­ren­cia­tion (via une forme de modu­la­ri­té). De l’ensemble des balises appa­rait un fil rouge, celui de la néces­si­té d’une véri­table recon­nais­sance des per­sonnes prostituées.

Sophie André mobi­lise une grille de lec­ture cri­mi­no­lo­gique pour pen­ser le phé­no­mène pros­ti­tu­tion­nel. Elle montre, au tra­vers d’une étude quan­ti­ta­tive s’appuyant sur des bases de don­nées poli­cières du ter­ri­toire lié­geois, que les caté­go­ries qui consistent à appré­hen­der la per­sonne qui se pros­ti­tue soit comme une vic­time, soit comme une délin­quante ne sont pas valables. Elle lie cette ana­lyse avec deux formes de pros­ti­tu­tion par­ti­cu­lières, celle pra­ti­quée out­door (en rue) et celle pra­tique indoor (en pri­vé, en vitrines, etc.) et constate que, très sou­vent, les clas­si­fi­ca­tions de vic­time et de délin­quante se super­posent. Ses ana­lyses montrent que la réa­li­té du phé­no­mène de la pros­ti­tu­tion ne se prête pas à une appré­hen­sion binaire et catégorielle.

L’article de Sophie André amène ain­si à s’interroger sur les effets per­for­ma­tifs des caté­go­ries de qua­li­fi­ca­tion de faits sur les pro­ces­sus d’iden­ti­fi­ca­tion des per­sonnes qui pra­tiquent la pros­ti­tu­tion, tant lorsque ces caté­go­ries sont mobi­li­sées dans le tra­vail poli­cier que par le cher­cheur en criminologie.

La figure du poli­cier, comme acteur à la fois de répres­sion et de pro­tec­tion, est au cœur des nœuds juri­diques et poli­tiques qui règle­mentent et gèrent la pros­ti­tu­tion. Par­fois allié, par­fois enne­mi des per­sonnes qui se pros­ti­tuent, le poli­cier agit dif­fé­rem­ment en fonc­tion des man­dats qu’il exerce. La rela­tion entre ces deux caté­go­ries d’acteurs s’en retrouve com­pli­quée et faite d’équivoques et d’implicites, de liens de défiance et de confiance. L’interview pro­po­sée par Sophie André qui clô­ture le dos­sier donne la parole à l’un d’eux. Jean-Luc Drion y décrit la mise en œuvre de la poli­tique locale en matière de pros­ti­tu­tion dans la ville de Liège et les consé­quences qu’elle (a) produit(es) sur le cadre de tra­vail de la Bri­gade des mœurs et sur les condi­tions de tra­vail des per­sonnes qui se prostituent.

Sur la page Face­book du comi­té de rive­rains « Alham­bra »5, on peut lire en date du 9 octobre qu’il se réjouit de la pos­si­bi­li­té pour le très hup­pé café Fla­min­go Brus­sels (éga­le­ment res­tau­rant) de res­ter ouvert mal­gré la déci­sion poli­tique de fer­mer pour un mois les bars et cafés bruxel­lois. Ce même comi­té féli­ci­tait Phi­lippe Close quelques jours plus tôt pour sa déci­sion d’interdire la pros­ti­tu­tion, qui s’exerce en par­tie devant les grandes vitres dudit café. La lutte contre la Covid-19 parait ici être bien plus poli­tique que sanitaire.

Les contri­bu­tions à ce dos­sier montrent que les per­sonnes qui vivent (même par­tiel­le­ment) de la pros­ti­tu­tion doivent com­po­ser avec des cadres d’action plu­riels qui défi­nissent les condi­tions dans les­quelles (ne pas) exer­cer et qui influent sur les voies d’accès aux aides et aux ser­vices. Ces cadres ont en com­mun de pro­cé­der à des sim­pli­fi­ca­tions aux­quelles se heurtent les réa­li­tés mul­ti­formes du phé­no­mène ain­si que les hommes, les femmes et les trans* à qui on conti­nue pour­tant de refu­ser géné­ra­le­ment l’accès à une parole publique.

  1. Les arrê­tés minis­té­riels bruxel­lois et wal­lons accor­dant des pou­voirs spé­ciaux aux com­munes dans le cadre de la ges­tion de la crise sont, en effet, tou­jours effectifs.
  2. Van­de­can­de­laere H. (2019), En vraag niet waa­rom ? Seks­werk in Bel­gië, Ber­chem, EPO. Recen­sion dans ce numé­ro p. 42.
  3. Del­tour Q. (2013), « Plai­doyer contre l’abolitionnisme, cet autre visage de la pro­hi­bi­tion…», La Chro­nique de la Ligue des droits de l’homme, n° 154, p. 15.
  4. Op.cit.
  5. Le comi­té Alham­bra réunit depuis 1999 des citoyens habi­tants du quar­tier. Il est né d’un « ras-le-bol des nui­sances liées à la pros­ti­tu­tion de rue sau­vage » et s’est fixé pour but « d’améliorer la vie dans le quar­tier et de défendre les inté­rêts des habi­tants et com­mer­çants, pas seule­ment envers les auto­ri­tés, mais aus­si en ce qui concerne les gens du quar­tier entre eux ».

Lotte Damhuis


Auteur

membre de la cellule recherch’action de la Fédération des services sociaux

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).

Charlotte Maisin


Auteur

Charlotte Maisin est membre de la cellule recherch’action de la Fédération des services sociaux