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Les présidentialismes congolais

Numéro 4 Avril 2010 par Jean-Claude Willame

avril 2010

À regar­der l’his­toire poli­tique du Congo depuis ses cin­quante ans d’exis­tence, on ne peut qu’être frap­pé par la per­ma­nence de cer­taines conti­nui­tés dans des dis­con­ti­nui­tés tout aus­si cer­taines. La quête du pou­voir, comme source de reve­nus et de pres­tige pour soi-même, mais aus­si (et sur­tout) pour sa com­mu­nau­té loin­taine ou proche, fut un déter­mi­nant moteur dans les ava­tars de cette his­toire. Un pou­voir, qui « se mange en entier » et d’où sont absents, ou dif­fi­ci­le­ment inté­grés, nos pro­ces­sus d’ar­ri­mage à des consen­sus, pou­voir né d’une longue his­toire de guerres, d’in­to­lé­rance et de mas­sacres, voire de géno­cides. Il n’y eut cepen­dant jamais au Congo de figures emblé­ma­tiques de sys­tèmes tota­li­taires, voire de dic­ta­tures englo­bantes. Aujourd’­hui face à l’ac­tuel « pré­si­den­tia­lisme mou », ce n’est pas tant l’É­tat qui est à recons­truire que le poli­tique lui-même.

Tout com­mence pour­tant très mal dans ce Congo ex-belge, mais qui ne fut que le Congo de Belges, où a lieu en 1960 un pre­mier « effon­dre­ment d’État » : une armée muti­née, une admi­nis­tra­tion implo­sée, une lutte pour le pou­voir au som­met, un pays (déjà) pra­ti­que­ment pla­cé sous tutelle internationale…

En théo­rie, les condi­tions auraient pu être réunies pour la mon­tée en phase d’une clique d’«hommes forts » ou d’un « dic­ta­teur » dont la légi­ti­mi­té serait née de sa capa­ci­té à réta­blir l’ordre. Un cer­tain Patrice Lumum­ba aurait sans doute pu être cet « homme fort » : assas­si­né, il devint ce mythe afri­cain de la « libé­ra­tion natio­nale » qui occul­ta ses limites politiques.

Refu­sant de lire Machia­vel, père du pre­mier natio­na­lisme moderne, il ren­dit scep­tique tout le monde ou se brouilla avec tous : non seule­ment avec les Belges, qui voyaient en lui la pointe avan­cée du com­mu­nisme en Afrique, mais aus­si avec son propre gou­ver­ne­ment, avec ses proches conseillers, avec ses pairs afri­cains et avec l’ONU. « Tel un météore dans le ciel de l’Afrique, écrit un témoin de l’époque, Patrice Lumum­ba mon­ta si vite au zénith qu’il ne pou­vait guère ne pas s’abattre en flammes […]. Il avait heur­té trop de sen­ti­ments, frois­sé trop d’intérêts, décon­cer­té trop de bonnes volon­tés pour ne pas sus­ci­ter le désordre et bien­tôt le chaos1. »

Le mythe a tou­te­fois per­sis­té tout en se décan­tant d’une double manière. D’abord par une appro­pria­tion poli­tique dans le chef d’une couche de grands « exclus » des posi­tions de pou­voir tant à Kin­sha­sa que dans les nou­velles « pro­vin­cettes », créées à par­tir de 1963 comme suc­cé­da­nés des grandes séces­sions du Katan­ga et du Kasaï, et ayant pris fait et cause pour le verbe révo­lu­tion­naire de l’époque. Ensuite par une relec­ture popu­laire du « lumum­bisme », exa­cer­bée par des rituels magi­co-reli­gieux2, de la part de couches frus­trées de ne pas avoir pu béné­fi­cier des divi­dendes de l’indépendance. Ce fut le temps des « grandes rébel­lions » des années 1963 – 1965 qui, comme aujourd’hui, sévirent dans les zones orien­tales du pays. Mais de révo­lu­tion ou de révo­lu­tion­naires, il ne fut jamais ques­tion au Congo. Le regret­té Benoît Verhae­gen, proche de posi­tions mar­xistes et chro­ni­queur poin­tu de ces rébel­lions, eut un juge­ment sans appel : outre les que­relles de pou­voir entre fac­tions au sein du « club » des révo­lu­tion­naires, dont la plu­part furent, comme Lumum­ba, lâchés par leurs com­met­tants étran­gers, cubains ou sovié­tiques, « la rébel­lion s’est orga­ni­sée comme une socié­té arti­fi­ciel­le­ment close sur elle-même, comme une caste sys­té­ma­ti­que­ment retran­chée de l’ensemble de la socié­té civile […]. Les rebelles choi­sirent de s’imposer par la ter­reur et se conten­tèrent d’imposer des paro­dies de par­ti­ci­pa­tion3 ».

Le présidentialisme zaïrois

Un cer­tain Joseph-Dési­ré Mobu­tu, colo­nel de son état et ancien com­pa­gnon de route de Lumum­ba, n’eut guère de peine à mettre fin, avec un appui sur­tout amé­ri­cain, à ces jac­que­ries sans ave­nir et à s’imposer comme l’unique source de légi­ti­mi­té et de pou­voir, après avoir net­toyé les écu­ries d’Augias dans l’armée congo­laise et après la mise à mort hau­te­ment sym­bo­lique de quelques pseu­do-com­plo­teurs quelques mois après sa prise de pouvoir.

Cela suf­fi­sait-il à faire de Mobu­tu un dic­ta­teur ? Bien sûr, il n’a pas été intro­ni­sé par des élec­tions démo­cra­tiques qui ne sont pas encore à l’ordre du jour dans les enceintes des diplo­ma­ties et des ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales. Bien sûr, le régime en place se ferme autour d’une clique de nan­tis dont cer­tains se retrou­ve­ront d’ailleurs dans l’actuel pou­voir en place. Mais ce qui va sur­tout carac­té­ri­ser le sys­tème de pou­voir zaï­rois, ce sera l’incessant jeu de chaises musi­cales et de coop­ta­tion de nou­velles géné­ra­tions de poli­tiques autour du « Père de la nation » et du « Guide suprême » à tra­vers les natio­na­li­sa­tions (zaï­ria­ni­sa­tion) des entre­prises étran­gères au pro­fit de ces nan­tis et non d’une classe d’entrepreneurs. Tout le monde y trouve fina­le­ment son compte. Même les « petits » pour­ront s’y retrou­ver, par exemple à tra­vers les « natio­na­li­sa­tions » au béné­fice des plus pauvres lorsque le pré­sident zaï­rois déci­de­ra en 1982 de libé­ra­li­ser le régime minier à leur pro­fit : une armée de « petits entre­pre­neurs et acteurs infor­mels » (creu­seurs et comp­toirs miniers) se déve­lop­pe­ra ain­si et condi­tionne encore aujourd’hui toute la vie éco­no­mique au Kasaï, au Kivu comme au Katan­ga dans les sec­teurs du dia­mant, de l’or et du cuivre.

Bien sûr, le sys­tème de gou­ver­nance zaï­rois, fon­dée sur des rentes sans accu­mu­la­tion, a cou­té très cher, ce qui le condui­ra fina­le­ment à sa perte. Jusqu’aux envi­rons de 1978, la nomenk­la­tu­ra zaï­roise a vécu par­tiel­le­ment des retom­bées des très juteux contrats exal­tant le pres­tige du pays et de son chef, et pas­sés avec les firmes ita­liennes, fran­çaises et autres, pour l’édification de ce qui se révé­la être des élé­phants blancs et des canards boi­teux4.

À par­tir du milieu des années quatre-vingt, la pré­da­tion de cette nomenk­la­tu­ra s’exerça sur les caisses mêmes de l’État, selon le grand spé­cia­liste des finances publiques zaï­roises, que fut Hughes Leclercq. Dans le même temps, elle lési­na à rem­bour­ser une dette de plus de 10 mil­liards de dol­lars, ce qui ame­na à ran­ger le Zaïre sur la liste noire des débi­teurs impé­ni­tents puis à être ostra­ci­sé par les ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales en quête dès cette époque de « bons gou­ver­nants » et de « bons démocrates ».

Le temps des seigneurs de la guerre

Condam­né à terme, le Zaïre de Mobu­tu sur­vé­cut pen­dant de longues années encore, notam­ment à tra­vers une troï­ka (Bel­gique, États-Unis et France) sou­cieuse d’éviter de grands déra­pages et les grandes palabres de la Confé­rence natio­nale, jusqu’à ce qu’un nou­vel « homme fort » se pointe à l’horizon avec la force des armes cette fois et le slo­gan d’une « libé­ra­tion natio­nale » tant atten­due. Le temps des « sei­gneurs de la guerre », dont Laurent-Dési­ré Kabi­la fut la pre­mière incar­na­tion, était venu. Mais l’État zaï­rois était tel­le­ment exsangue que ses voi­sins immé­diats s’invitèrent dans le vide ain­si créé. L’ancien maqui­sard — Kabi­la avait été un acteur des rébel­lions au Sud-Kivu dans les années soixante — s’installa au pou­voir en s’appuyant sur eux, non sans bru­ta­li­té et avec pour bagage une seule obses­sion : détruire le pas­sé mobu­tiste. Mais dans le même temps, il fonc­tion­na tou­jours aus­si comme un miroir du mobu­tisme en copiant les struc­tures auto­ri­taires et per­son­na­li­sées d’un chef qui sans doute le fas­ci­na. Res­té pri­son­nier de son pas­sé, il a fait appel à une géné­ra­tion d’exclus de l’histoire du pays depuis 1960, à une poi­gnée d’affairistes fidèles quand ce n’était pas à des repré­sen­tants d’une dia­spo­ra revan­charde et même à cer­tains cory­phées de Mobu­tu. Dès le début de sa pré­si­dence, écrit son bio­graphe Erik Kennes, « il s’est atta­qué à tous les fronts à la fois : contre l’Occident, contre des pays afri­cains hos­tiles, contre les par­tis poli­tiques, contre la socié­té civile, contre les grandes entre­prises étran­gères5 ». Comme Lumum­ba, il était appe­lé à dis­pa­raitre rapi­de­ment de l’histoire poli­tique, mais sans tou­te­fois accé­der comme son pré­dé­ces­seur au mythe de libérateur.

On ne peut que sou­li­gner le fait que son suc­ces­seur, Joseph Kabi­la, héri­ta du cli­mat et bien­tôt de la culture de la vio­lence qui avait entou­ré sa venue au pou­voir et qu’il avait induite. Vio­lences entre armées étran­gères qui ont mis le pied dans un Congo vide d’autorité et convoi­té pour toutes ses richesses, mais sur­tout vio­lences de bandes armées nées des débris d’une armée natio­nale en déli­ques­cence ou des néces­si­tés de se pro­té­ger contre les appé­tits du voi­sin. La pre­mière condi­tion qui fonde un État, à savoir l’exercice et le mono­pole de la vio­lence légi­time, a dis­pa­ru depuis 1996 au Congo qui devient un ter­ri­toire mis une fois encore sous la tutelle impli­cite de l’ancienne troï­ka (élar­gie) qui avait pré­si­dé à la fin du régime Mobu­tu. Il fal­lut trois ans de plus pour qu’un sem­blant de cohé­rence se mette en place avec l’arrivée des pre­miers contin­gents de l’ONU qui n’auront pour man­dat (jusqu’en 2007) qu’une simple mis­sion d’«observation » du res­pect d’un pseu­do-accord inter­na­tio­nal signé en 1999 à Lusaka.

Très curieux accord que celui de Lusa­ka dans lequel on fait dépendre une obli­ga­tion inter­na­tio­nale selon laquelle il est inter­dit à un État d’envahir son voi­sin d’une obli­ga­tion qui relève de la sou­ve­rai­ne­té natio­nale : un dia­logue poli­tique entre Congo­lais. Quand bien même, l’Ouganda et le Rwan­da se bat­tront, au cœur du Congo et à des cen­taines de kilo­mètres de leurs fron­tières, pour le contrôle du tra­fic dia­man­taire en 2001, le Conseil de sécu­ri­té et les par­rains du Congo rap­pel­le­ront à ces Congo­lais que c’est la récon­ci­lia­tion entre eux qui prime sur le règle­ment inter­na­tio­nal d’un conflit entre États. Curieux accord aus­si que celui qui invite à la table des négo­cia­tions des « sei­gneurs de guerre » (en tenue civile) qui légi­ti­me­ront par leur pré­sence la pro­li­fé­ra­tion ulté­rieure de plus petits « chefs de guerre », ce qui tend à prou­ver que le recours aux armes « paie » toujours.

Un présidentialisme acceptable…

À l’inverse de son père, Joseph Kabi­la, qui s’est d’emblée ren­du sym­pa­thique auprès de ses par­rains occi­den­taux en enta­mant dès son arri­vée au pou­voir un périple des grandes capi­tales qui comptent, réus­si­ra cepen­dant à la fin 2002 à inver­ser les échéances de l’accord de Lusa­ka : les troupes rwan­daises et ougan­daises auront quit­té le Congo avant que ne débutent et n’aboutissent les nou­velles grandes palabres entre Congo­lais. Légi­ti­mé de fac­to avant de l’être de jure, le jeune pré­sident plait par sa capa­ci­té appa­rente à accep­ter le com­pro­mis en ce qui concerne les formes de la nou­velle répu­blique. Contrai­re­ment à ses pré­dé­ces­seurs, il accepte avec l’appui des par­rains et conseillers étran­gers une Consti­tu­tion qui fait for­mel­le­ment l’impasse sur toute ten­ta­tive de pré­si­den­tia­lisme et dans laquelle le pou­voir est décen­tra­li­sé au pro­fit de vingt-six pro­vinces dotées de com­pé­tences expli­cites. En prin­cipe, on revient à l’esprit des textes fon­da­men­taux qui ont régi le pou­voir entre 1960 et 1964, comme s’il fal­lait éli­mi­ner toute réfé­rence à la « dic­ta­ture » de Mobutu.

Bien plus, chose qui aurait été impen­sable sous Mobu­tu et Kabi­la père, le nou­veau pré­sident accepte une mise sous tutelle pro­vi­soire du pays par le biais d’un comi­té inter­na­tio­nal d’appui à la période tran­si­toire qui dure­ra quatre ans, le CIAT qui, acteur ins­ti­tu­tion­nel de plein droit dans cette tran­si­tion, est consti­tué par l’ancienne troï­ka élar­gie à d’autres pays afri­cains6.

Fai­sant bonne figure auprès de ses par­rains et se don­nant l’apparence d’un démo­crate, le pré­sident Kabi­la dote le pays d’un exé­cu­tif de large récon­ci­lia­tion natio­nale à l’issue d’élections qui, finan­cées à plus de 80% par l’étranger, seront une réus­site incon­tes­table pour le pays, mais aus­si pour sa for­ma­tion et ses alliés qui rem­portent une vic­toire très confor­table dans neuf des onze pro­vinces du pays. Ce nou­vel exé­cu­tif a la par­ti­cu­la­ri­té d’être une addi­tion de toutes les strates poli­tiques congo­laises depuis 1960. On y trouve en effet tout autant l’ancien com­pa­gnon de route de Lumum­ba, comme le « patriarche » Antoine Gizen­ga, que des anciens ministres ou hauts fonc­tion­naires dans le régime de Mobu­tu — y com­pris un des fils de ce der­nier —, des acteurs de la Confé­rence natio­nale sou­ve­raine des années nonante, une figure notoire de la socié­té civile, des anciens oppo­sants de la fin du sys­tème Mobu­tu, un ancien « chef de guerre » retour­né à la vie civile, etc. Évi­dem­ment, il a fal­lu conten­ter maints appé­tits poli­tiques et régio­naux : comme ceux du régime Mobu­tu, le pre­mier comme le second gou­ver­ne­ment de la Troi­sième Répu­blique est un exé­cu­tif mam­mouth com­po­sé de plus de cin­quante membres, ce qui va peser lourd dans les bud­gets successifs.

L’ensemble du nou­vel édi­fice poli­tique et ins­ti­tu­tion­nel a clai­re­ment conten­té les par­rains du Congo, et sur­tout le com­mis­saire au Déve­lop­pe­ment et ex-ministre des Affaires étran­gères, Louis Michel, qui par­la à l’époque de véri­table « révo­lu­tion démo­cra­tique » et aujourd’hui d’institutions répon­dant « aux meilleurs stan­dards inter­na­tio­naux ». À l’instar d’autres diplo­mates, l’intéressé, pour qui le dos­sier Congo a été une rai­son d’exister poli­ti­que­ment, ignore tou­te­fois le revers de la médaille. C’est qu’au Congo, il y a, d’un côté, les ava­tars de la « salle cli­ma­ti­sée » et, de l’autre, ceux de la « véran­da ». J’ai repris cette dis­tinc­tion à l’anthropologue Emma­nuel Ter­ray pour qua­li­fier d’une part un sys­tème « qui barre tout l’horizon du visible » et qui est fait de normes, de lois, de pro­cé­dures for­melles emprun­tées à l’Occident et déployant tous les sym­boles de la sou­ve­rai­ne­té ; d’autre part, une logique du par­tage où l’État appa­rait comme « une conglo­mé­ra­tion de posi­tions de pou­voir dont les occu­pants sont, comme tels, en mesure de s’assurer à eux-mêmes de sub­stan­tiels reve­nus et de répandre autour d’eux places, pré­bendes, gra­ti­fi­ca­tions et ser­vices7 ».

Dans le Congo de Kabi­la, mais aus­si dans celui de ses pré­dé­ces­seurs, il y a certes un arse­nal légis­la­tif for­mel qui a pour fonc­tion de faire exis­ter des zones de pou­voir se vou­lant auto­nomes : des lois sont débat­tues et votées par un Sénat et une Assem­blée natio­nale. Mais ceux qui débattent et votent ces lois ne se clas­si­fient pas tou­jours selon une ligne de frac­ture « oppo­si­tion » contre « majo­ri­té ». En outre, une fois votée, la légis­la­tion reste non appli­quée, voire non pro­mul­guée. Tel est le cas de la loi sur la décen­tra­li­sa­tion qui, ins­crite dans la Consti­tu­tion, devait être une ori­gi­na­li­té de la Troi­sième Répu­blique d’autant plus que les nou­velles pro­vinces allaient pou­voir béné­fi­cier d’une rétro­ces­sion de 40 % de leurs recettes propres : ici, une loi géné­rale fut votée, mais les fameuses rétro­ces­sions se font attendre ou plus exac­te­ment elles sont par­fois « ris­tour­nées » par le pré­sident sous forme de « cadeau pré­si­den­tiel », quand elles ne donnent pas lieu à des accu­sa­tions de détour­ne­ment par les hautes auto­ri­tés pro­vin­ciales. Il est vrai que le fonc­tion­ne­ment de ces nou­velles ins­ti­tu­tions a connu de nom­breux sou­bre­sauts poli­tiques ces der­nières années : dans neuf des onze pro­vinces, les gou­ver­neurs ont été l’objet d’accusations de détour­ne­ment ou de vio­la­tions des pro­cé­dures soit par les assem­blées, soit par leurs propres col­lègues8.

Pour deux des pou­voirs réga­liens de l’État, la jus­tice et la défense, les « formes » sont aus­si res­pec­tées : conseils supé­rieurs de la jus­tice et de la magis­tra­ture, tri­bu­naux mili­taires et civils, états-majors, armée et police natio­nale, etc. Mais là aus­si, la réa­li­té de « ter­rain » est tout autre. Au même titre que les milices qui pul­lulent et se repro­duisent dans l’est du pays et alors que le pré­sident de la Répu­blique est consti­tu­tion­nel­le­ment son « chef suprême », l’«armée natio­nale », sous-payée voire non payée du tout, est frag­men­tée en bandes armées qua­si auto­nomes et gan­gré­née par la pra­tique des exac­tions, des viols, des meurtres de civils. La jus­tice n’est pas mieux lotie. Rap­ports locaux et inter­na­tio­naux s’accumulent depuis les élec­tions de 2006 pour mettre en évi­dence les assas­si­nats de jour­na­listes tou­jours impu­nis, les intru­sions fré­quentes de la jus­tice mili­taire dans des matières civiles, les arres­ta­tions et déten­tions arbi­traires par des ser­vices de ren­sei­gne­ment, le har­cè­le­ment des défen­seurs des droits humains accu­sés de « désta­bi­li­ser un gou­ver­ne­ment démo­cra­ti­que­ment élu », etc.

… Mais une dérive autoritaire ?

Assiste-t-on à une dérive auto­ri­taire du régime, comme l’affirme un rap­port récent de la Fédé­ra­tion inter­na­tio­nale des droits de l’homme et de ses asso­cia­tions par­te­naires9 ? Ou à une « res­tric­tion de l’espace poli­tique » pour reprendre l’expression d’une autre ONG inter­na­tio­nale à pro­pos de la RDC10 ? En l’état, ce type de constat doit sans doute être repla­cé dans son contexte. Parce qu’il n’a pas les moyens poli­tiques d’un éven­tuel « auto­ri­ta­risme », le Congo ne peut être situé sur le même plan que le Rwan­da de Kagame ou l’Ouganda de Muse­ve­ni, toux deux « inusables » et « bons élèves » des diplo­ma­ties anglo-saxonnes et régen­tés par un pré­si­den­tia­lisme mus­clé que les « par­rains » du Congo ont vou­lu exclure dans l’ancien Zaïre. Comme l’a fait remar­quer un res­pon­sable poli­tique congo­lais, il y aurait plu­tôt plé­thore d’autorités cher­chant à s’imposer dans leur sphère propre qu’une « Auto­ri­té » tout court.

Il est tou­te­fois plau­sible que, le poli­tique ayant hor­reur du vide, l’on se dirige vers une sorte de « pré­si­den­tia­lisme light » qui ne dise pas son nom et qui s’impose du fait de la fai­blesse même des autres ins­ti­tu­tions (Par­le­ment, pri­ma­ture et exé­cu­tif) cen­sées faire contre­poids à un pou­voir fort au som­met. Par-delà une pos­ture de non-déci­sion qui lui est par­fois repro­chée, le pré­sident de la Répu­blique cher­che­rait, à tra­vers un entou­rage immé­diat qui s’est res­ser­ré autour de lui, à s’imposer comme seule alter­na­tive à d’autres rivaux poten­tiels, y com­pris au sein de sa propre for­ma­tion poli­tique. Il s’est tou­jours assu­ré que le Pre­mier ministre n’ait pas une car­rure suf­fi­sante pour s’imposer : Antoine Gizen­ga avait plus de quatre-vingts ans et son suc­ces­seur ne brilla jamais par son cha­risme et son lea­deur­ship. En ce qui concerne l’exécutif, la déci­sion poli­tique est écla­tée entre une cin­quan­taine de ministres et vice-ministres. À l’Assemblée natio­nale enfin, lui et son entou­rage ont réus­si à écar­ter la forte per­son­na­li­té qu’était son pré­sident, Vital Kamerhe, qui avait mis en cause l’opération mili­taire conjointe rwan­do-congo­laise au Kivu.

Il faut dire que cette nou­velle forme de pré­si­den­tia­lisme mou est faci­li­tée par l’absence de struc­tu­ra­tions dans le champ poli­tique. Non seule­ment il n’existe aucune oppo­si­tion tran­chée, mais le pou­voir lui-même est épar­pillé en dizaines de fac­tions et d’alliances conjonc­tu­relles qui ras­semblent une addi­tion d’agendas et d’intérêts divers (eth­niques, régio­naux ou sim­ple­ment indi­vi­duels) por­tés par des « barons » qui, petits et grands, cherchent le plus sou­vent à mon­nayer leur sou­tien pour ten­ter d’accéder aux béné­fices du pou­voir, voire assu­rer leur « sur­vie » poli­tique. Quant à l’armée, dont Joseph Kabi­la est pour­tant le « chef suprême » en ver­tu de la Consti­tu­tion — une fonc­tion qu’il n’assume visi­ble­ment pas —, elle n’offre pas (encore) de menace poli­tique réelle tant sa struc­ture est écla­tée en com­man­de­ments hété­ro­clites et auto­nomes, sou­vent plus inté­res­sés par l’acquisition de gains rapides et illé­gaux, et dont plu­sieurs res­pon­sables sont sous le coup d’accusations de crimes de guerre.

Il est de sur­croit à craindre qu’une « dérive auto­ri­taire » ne se débride avec le retrait annon­cé de la Monuc en 2011, alors que celle-ci, ayant échoué à res­tau­rer la sécu­ri­té dans l’est du pays qui n’est pas plus assu­rée par les forces armées « régu­lières » que par les milices, peut tou­te­fois jouer encore un rôle non négli­geable en matière, non seule­ment de logis­tique mili­taire de trans­port mini­male, mais aus­si de res­pect des droits humains, d’expertise dans le domaine de la sur­veillance du tra­fic des res­sources natu­relles et d’observation de la bonne tenue des futures élec­tions, etc.

La reconstruction du politique

« Bonne gou­ver­nance », « élec­tions libres et trans­pa­rentes », « démo­cra­tie », impé­ra­tifs uni­voques et condes­cen­dants d’aujourd’hui, dont cer­tains peuvent être ren­voyés à ceux qui les prônent, ne sont donc qu’un décor der­rière lequel se jouent des luttes pour le pou­voir, de la même manière que des « conseilleurs » défen­daient hier les ver­tus du « par­ti unique » et du « natio­na­lisme » comme ins­tru­ments pri­vi­lé­giés de l’«intégration natio­nale ». Il ne fau­drait pas oublier que, depuis que ces impé­ra­tifs « louables » ont été décré­tés il y a plus de vingt ans, plus de quinze coups d’État et putschs se sont pro­duits, et conti­nuent à se pro­duire, dans une Afrique abreu­vée de bons conseils. Dégui­sés ou pas, le « pré­si­den­tia­lisme » et les luttes pour un pou­voir qui « se mange en entier » ont encore de beaux jours devant eux. La crois­sance de la pau­vre­té et de l’exclusion depuis plu­sieurs décen­nies lui sert de moteur dans une toile de fond où la déré­lic­tion sociale, les pertes de réfé­rence et la vio­lence, aux­quels les diplo­ma­ties et les « machines de paix » sont bien inca­pables d’apporter remède, se sont invi­tées dans la culture poli­tique11.

Certes, un nou­vel acteur est for­mel­le­ment né sous les décombres des pré­si­den­tia­lismes congo­lais. Une « socié­té civile », qui a pris racine au Kivu à la fin de l’ère Mobu­tu dans le sec­teur du déve­lop­pe­ment rural, a acquis des com­pé­tences et de l’expertise dans de mul­tiples domaines de la vie publique : droits de la per­sonne, contrats miniers, média­tions des conflits locaux, etc. Encore faut-il que ce nou­vel acteur ne se laisse pas leur­rer et aspi­rer par le poli­tique comme ce fut le cas à l’époque du dia­logue entre Congo­lais (2002) et qu’il joue son rôle propre d’interface entre le poli­tique et des demandes socié­tales arti­cu­lées. Par ailleurs, il est tout aus­si évident que, dans de nom­breux sec­teurs, le Congo d’hier comme celui d’aujourd’hui béné­fi­cie tou­jours de seg­ments d’élites com­pé­tentes, lucides et per­for­mantes. Mais il n’en reste pas moins qu’ils ne forment pas encore une masse suf­fi­sam­ment cri­tique et sys­té­mique pour sor­tir des lacunes et des dérives d’un pré­si­den­tia­lisme qui dit ou ne dit pas son nom.

Qu’on nous entende bien : le « pré­si­den­tia­lisme », comme la démo­cra­tie, doit être rame­né à ce qu’il est : une forme de gou­ver­ne­ment. Dans l’un et l’autre cas, il n’est pas et n’a pas été ce « remède miracle » qui a entrai­né maintes dés­illu­sions. Comme Aris­tote nous l’avait ensei­gné, les dif­fé­rentes formes de gou­ver­ne­ment doivent être jugées à l’aune, non pas d’idéaux illu­soires, mais de leurs pra­tiques dans un envi­ron­ne­ment poli­tique don­né. Et aujourd’hui, cet envi­ron­ne­ment est mar­qué par le cré­pus­cule de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire et natio­nale ain­si que par la mise à nu du pou­voir d’État, envi­ron­ne­ment qui n’est pas encore inté­gré par l’élite congo­laise au pou­voir12.

Quant aux pra­tiques, on ren­ver­ra ici aux pages de Max Weber sur le métier de l’homme poli­tique, contraint au dif­fi­cile exer­cice de conci­lier l’éthique de convic­tion et l’éthique de res­pon­sa­bi­li­té, qui ont été rédi­gées dans un temps poli­tique fait lui aus­si d’une « nuit polaire, gla­ciale, sombre et rude ». « La poli­tique, écri­vait-il après la débâcle alle­mande en 1919, consiste en un effort tenace et éner­gique pour tarau­der des planches de bois dur. Cet effort exige à la fois de la pas­sion et du coup d’œil. Il est par­fai­te­ment exact de dire, et toute l’expérience his­to­rique le confirme, que l’on n’aurait jamais pu atteindre le pos­sible si dans le monde on ne s’était pas tou­jours et sans cesse atta­qué à l’impossible. Mais l’homme qui est capable de faire un pareil effort doit être un chef, et non pas seule­ment un chef, mais encore un héros, dans le sens le plus simple du mot. Et même ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre sont obli­gés de s’armer de la force d’âme qui leur per­met­tra de sur­mon­ter le nau­frage de tous leurs espoirs. Mais il faut qu’ils s’en arment dès à pré­sent, sinon ils ne seront même pas capables de venir à bout de ce qu’il est pos­sible de faire aujourd’hui. Celui qui est convain­cu qu’il ne s’effondrera pas si le monde, jugé de son point de vue, est trop stu­pide ou trop mes­quin pour méri­ter ce qu’il pré­tend lui offrir, et qui reste néan­moins capable de dire “quand même!”, celui-là seul a la “voca­tion” de la poli­tique13 ».

C’est donc plus d’une recons­truc­tion du poli­tique que de l’État qu’il s’agit. Et cette recons­truc­tion est impé­ra­tive dans une socié­té habi­tée depuis long­temps par la déses­pé­rance, la vio­lence et par­fois l’évasion dans des mythes enfer­mants. On peut com­prendre que la tâche est immense pour l’élite poli­tique congo­laise d’aujourd’hui qui ne peut pas être tenue pour res­pon­sable des gabe­gies et dérives du pas­sé. Mais le réflexe « sou­ve­rai­niste » tra­di­tion­nel der­rière lequel elle n’a que trop ten­dance à se réfu­gier est un cal­cul vain face aux exi­gences d’approcher au plus près de la double éthique dont il a été ques­tion ci-dessus.

  1. Il s’agit de Jean Aubur­tin, qui fut l’avocat de Lumum­ba. Cita­tion de Mar­rès J. et Ver­mast Y., Le Congo assas­si­né, éd. Max Arnold, 1974, p. 167.
  2. On fait réfé­rence ici aux rituels magiques Maï-Maï encore très pré­sents dans les bandes armées d’aujourd’hui.
  3. Benoît Verhae­gen, « Les rebel­lions popu­laires en 1964 », Cahiers d’études afri­caines, 1967, vol. 7, n° 26, p. 358.
  4. J’en ai dres­sé une recen­sion assez com­plète dans une étude qui m’a valu l’approbation d’un grand acteur finan­cier belge et non des moindres, L’épopée d’Inga : chro­nique d’une pré­da­tion indus­trielle, L’Harmattan, 1986.
  5. Erik Kennes, Essai bio­gra­phique sur Laurent Dési­ré Kabi­la, Cahiers afri­cains, Ins­ti­tut afri­cain-Cedaf – L’Harmattan, n° 57 – 58-59, 2003, p. 326.
  6. Ce Comi­té inter­na­tio­nal vise « à garan­tir la bonne mise en œuvre » d’un accord glo­bal et inclu­sif adop­té par la classe poli­tique congo­laise en décembre 2002, à appor­ter « son sou­tien actif à la sécu­ri­sa­tion des ins­ti­tu­tions de la tran­si­tion issues du Dia­logue inter-congo­lais », à concou­rir à « la neu­tra­li­sa­tion et le rapa­trie­ment des groupes armés opé­rant sur le ter­ri­toire de la RDC » et à « arbi­trer et tran­cher tout désac­cord pou­vant sur­ve­nir entre les parties ».
  7. Emma­nuel Ter­ray, « Le cli­ma­ti­seur et la véran­da », dans Afrique plu­rielle, Afrique actuelle. Hom­mage à Georges Balan­dier, Paris, Kar­tha­la, 1986, p. 37, 40.
  8. En Équa­teur et au Katan­ga, les vio­lences ont même été physiques.
  9. « RDC. La dérive auto­ri­taire du régime », rap­port de la Fédé­ra­tion inter­na­tio­nale des droits de l’homme, juillet 2010.
  10. « We Will Crush you. The Res­tric­tion of Poli­ti­cal Space in DRC », Human Rights Watch, novembre 2008.
  11. On songe ici plus par­ti­cu­liè­re­ment à la géné­ra­tion sacri­fiée des filles deve­nues esclaves sexuelles, des enfants des rues, des enfants sol­dats et des enfants sor­ciers qui pro­li­fèrent dans les zones de guerre et ailleurs.
  12. On lira à ce sujet l’excellent petit ouvrage de Guy Her­met, La démo­cra­tie, Flam­ma­rion, 1997, p. 65 sv.
  13. Max Weber, Le savant et le poli­tique, Plon, 1959, p. 200 – 201.

Jean-Claude Willame


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