Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Les pouvoirs dessoudés

Numéro 6 - 2017 par Thomas Lemaigre

octobre 2017

Sommes-nous mal gou­ver­nés ou sommes-nous ingou­ver­nables ? Les deux, rien de moins. Avant l’été, c’était Publi­fin, Samu­so­cial, Kaza­kh­gate, inter­com­mu­nale de san­té caro­lo. Voyant PS et MR se reni­fler pour ten­ter des alliances pré-élec­­to­­rales dans la pers­pec­tive du scru­tin régio­nal de 2019, le patron du CDH désa­voua les coa­li­tions tant com­mu­nau­taire que régio­nales wal­­lo­­no-bruxel­­loises. Le loup auquel il […]

Éditorial

Sommes-nous mal gou­ver­nés ou sommes-nous ingou­ver­nables ? Les deux, rien de moins.

Avant l’été, c’était Publi­fin, Samu­so­cial, Kaza­kh­gate, inter­com­mu­nale de san­té caro­lo. Voyant PS et MR se reni­fler pour ten­ter des alliances pré-élec­to­rales dans la pers­pec­tive du scru­tin régio­nal de 2019, le patron du CDH désa­voua les coa­li­tions tant com­mu­nau­taire que régio­nales wal­lo­no-bruxel­loises. Le loup auquel il criait alors du haut de ses terres arden­naises était bien celui de la « mal­gou­ver­nance ». Dans la déban­dade qui s’est ensui­vie, la pre­mière des pré­oc­cu­pa­tions des par­tis en négo­cia­tion n’a pas été d’analyser les causes des dérives et désordres de la classe poli­tique en vue d’y remé­dier, mais de s’entendre à deux ou trois sur des cata­logues de règles quant à ce qu’il faut bien appe­ler l’occupation de l’appareil public et l’exercice du pou­voir. La sup­pres­sion des pro­vinces wal­lonnes était mise sur le tapis, mais « juste pour dire ».

Tout n’est cer­tai­ne­ment pas à reje­ter dans ces efforts, mais les acteurs ont été ame­nés à se livrer à un jeu dans trois arènes contigües, Région wal­lonne, Région bruxel­loise et Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles. La com­bi­nai­son des rap­ports de force et des acteurs en pré­sence dans cha­cune de ces arènes s’est tout de suite révé­lée lim­pide et impi­toyable : faire atter­rir l’une des trois négo­cia­tions blo­quait toute pos­si­bi­li­té de scel­ler les deux autres coa­li­tions. Advint donc ce qui devait arri­ver : c’est la négo­cia­tion wal­lonne qui a pré­va­lu sur les deux autres, hypo­thé­quant ain­si sérieu­se­ment toute pos­si­bi­li­té de trou­ver une solu­tion à Bruxelles Capi­tale et sacri­fiant sans état d’âme les négo­cia­tions rela­tives à la Fédération/Communauté.

Le MR jubile de pou­voir appli­quer au sud du pays le pro­gramme qu’il a négo­cié au fédé­ral avec la N‑VA et le patro­nat fla­mand. Et il s’en conten­te­ra. Le CDH se féli­cite, du moins en façade, d’un « coup » pré­si­den­tiel qui l’a remis au centre du jeu même si, à long terme, son sort ne semble plus être que celui d’un par­ti d’appoint. Éco­lo refuse de prendre le risque de mon­ter aux affaires pen­dant seule­ment quelques mois pour sau­ver la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles, ce qui n’aurait sans doute pas été le cas il n’y a pas si long­temps. Défi cultive sa ran­cune contre le MR, alors que la Fédé­ra­tion aurait théo­ri­que­ment dû être sa voie royale pour deve­nir un « vrai par­ti fran­co­phone ». Région bruxel­loise et Fédé­ra­tion se retrouvent en friche. Sauf sur­prise, leurs majo­ri­tés vont res­ter en place jusqu’à la fin de la légis­la­ture, avec au mieux de petits chan­ge­ments d’équipage et sur­tout beau­coup de ten­sions internes. Une situa­tion proche des affaires courantes.

Le constat d’ingouvernabilité fran­co­phone est cin­glant. Une fois de plus, l’on est bien obli­gé d’acter le fos­sé abys­sal entre, d’une part, la ratio­na­li­té qui a accou­ché du cadre ins­ti­tu­tion­nel com­plexe dans lequel doivent jouer les acteurs poli­tiques fran­co­phones et, d’autre part, la manière dont ceux-ci occupent ces trois scènes désar­ti­cu­lées, scènes qu’historiquement, ils ont eux-mêmes échafaudées.

Les évè­ne­ments des der­niers mois vont-ils au moins avoir une consé­quence posi­tive en four­nis­sant un ensei­gne­ment sur cette dimen­sion ins­ti­tu­tion­nelle ? Dans l’espace poli­tique fran­co­phone, les marges de manœuvre sont depuis long­temps non seule­ment étroites, mais aus­si sous-exploi­tées, tan­dis que les bal­lons d’essai à ten­dance régio­na­liste lâchés de-ci de-là ne sont mani­fes­te­ment pas par­ve­nus à faire bou­ger les lignes1.

Aus­si essen­tielles soient-elles dans nos démo­cra­ties libé­rales du XXIe siècle accu­lées à la construc­tion d’une « socié­té de la connais­sance », les matières « per­son­na­li­sables » et cultu­relles ne font plus recette dans nos par­tis poli­tiques. Depuis Joëlle Mil­quet, plus per­sonne ne s’imagine gagner des parts d’électorat avec des por­te­feuilles comme l’enseignement, la petite enfance ou l’audiovisuel, que du contraire ! En soi, le prix d’un tel renon­ce­ment est déjà très lourd. Mais l’heure est aus­si à un chan­ge­ment en pro­fon­deur des règles du jeu en matière d’enseignement2 y com­pris dans l’enseignement supé­rieur. Or, dans les condi­tions actuelles, toute poli­tique risque de se rapla­tir sur une mise en jachère défi­ni­tive de la FWB.

Les der­nières péri­pé­ties poli­tiques ont-elles fait avan­cer les condi­tions sus­cep­tibles de débou­cher sur un accord entre les forces fran­co­phones sur l’architecture à défendre lors d’un pro­chain round ins­ti­tu­tion­nel (vrai­sem­bla­ble­ment en 2024) avec leurs homo­logues fla­mands ? Poser la ques­tion, c’est mal­heu­reu­se­ment y répondre.

Des accords de la Saint-Poly­carpe (2001) à la fin de la pro­chaine légis­la­ture fédé­rale (2024), pra­ti­que­ment un quart de siècle aura été per­du… Pour l’instant, un confé­dé­ra­lisme à quatre Régions semble la voie la plus pro­bable vers ce qui ne peut être qua­li­fié que d’abime, vu l’absence d’une vision et d’un pro­jet fédé­ra­teurs. En effet, dans l’énergie actuel­le­ment mobi­li­sée par le monde poli­tique du sud du pays, l’on peine à voir une quel­conque ambi­tion autour d’une vision capable d’articuler l’action poli­tique entre les trois espaces « fran­co­phones » et en leur au sein. Ce qui semble pré­do­mi­ner, c’est le jeu local. En d’autres mots, ce qui est bon (ou sim­ple­ment pos­sible) pour la Wal­lo­nie ne l’est plus néces­sai­re­ment pour Bruxelles et l’espace com­mun (la Fédération/Communauté) devient de plus en plus ténu, une simple variable d’ajustement. Ain­si se pro­file un péril consi­dé­rable dans les équi­libres géné­raux et fra­giles de l’État belge : une Flandre ferme et solide face à trois espaces poli­tiques fran­co­phones inache­vés et de plus en plus divergents.

Tant entre la Wal­lo­nie et Bruxelles que dans l’arène fédé­rale, nous avons com­men­cé à payer deux fois notre panne de pro­jet fran­co­phone. « La CFWB a échoué à se confor­mer à sa “rai­son sociale” et à rele­ver le défi le plus vital d’entre tous : l’enseignement. S’accrocher à la chi­mère d’une CFWB exsangue et dépour­vue de pro­jet autre que défen­sif, c’est se com­por­ter, consciem­ment ou incons­ciem­ment, en bel­gi­ca­nistes non assu­més, repliés sur une “fédé­ra­tion” wal­lo­no-bruxel­loise qui, objec­ti­ve­ment, ne sera jamais qu’une “mini-Bel­gique” défi­nie en creux et en oppo­si­tion à “la Flandre”.3 » À l’inverse, il s’agit de voir de fra­çon prag­ma­tique la Fédé­ra­tion comme le lieu où Bruxel­lois fran­co­phones et Wal­lons puissent éla­bo­rer des pro­jets com­muns en un temps don­né (les uni­ver­si­tés et la radio­té­lé­vi­sion publique, par exemple) et repen­ser l’amphigouri ins­ti­tu­tion­nel bruxel­lois pour en faire une enti­té gou­ver­nable et autogouvernée.

Mais notre ingou­ver­na­bi­li­té n’est pas seule­ment le pro­duit d’une his­toire ins­ti­tu­tion­nelle, tan­dis que notre marasme esti­val est loin de se réduire à l’emprise des struc­tures de l’État. Le jeu des acteurs est aus­si en cause, à com­men­cer par celui des par­tis poli­tiques consi­dé­rés ici en tant qu’organismes en pro­fonde muta­tion. Cer­tains semblent avoir épui­sé leur pro­gramme et réduire leur action poli­tique à de simples méca­niques d’occupation du pouvoir.

À se cli­ver tant sur sa manière d’occuper le pou­voir que sur son fonds doc­tri­naire, le PS peine à réha­bi­li­ter un renou­veau de la social-démo­cra­tie et, par ses pra­tiques de ges­tion, offre un démen­ti quo­ti­dien à ses options phi­lo­so­phiques. Plus struc­tu­rel­le­ment, depuis « Mon cœur saigne » (donc avant le scan­dale du Samu­so­cial bruxel­lois), le PS de « Ton­ton sou­rire » ne se montre plus déter­mi­né à convaincre cet élec­to­rat popu­laire qu’il ambi­tionne de défendre et se voit lâché par une FGTB qui a tou­jours été là pour le rele­ver quand il trébuchait.

Quant au CDH, en déli­ques­cence interne dans sa ver­sion « cen­tra­lisme pré­si­den­tiel » héri­tée de Joëlle Mil­quet, il ne semble plus ani­mé que par le pro­jet de ser­vir d’appoint au sein de n’importe quelle majo­ri­té. Benoît Lut­gen, lors de son « coup », ne semble avoir nul­le­ment sou­pe­sé son impact ni sur les huma­nistes bruxel­lois ni sur ses troupes dans l’enseignement libre confes­sion­nel, des troupes dont les ins­tances étaient enfin sor­ties satis­faites des négo­cia­tions autour du « Pacte pour un ensei­gne­ment d’excellence ». D’ailleurs, si le logi­ciel lut­ge­nien ne connait pas Bruxelles, il est frap­pant de voir à quel point, depuis juin, tous les par­tis ont réagi à tra­vers un prisme « mono­ré­gio­nal », stric­te­ment bruxel­lois pour Défi et stric­te­ment wal­lon pour le PS, le CDH et le MR.

Ce focus sur les acteurs et leur encas­tre­ment incer­tain dans des dyna­miques sociales mou­vantes n’est pas des plus réjouis­sants. Mais il pré­sente au moins l’avantage d’indiquer en creux quelles sont les voies d’une sor­tie par le haut : si pas un posi­tion­ne­ment proac­tif des fran­co­phones sur un pro­gramme de réformes de l’État pour 2024, au moins des recom­po­si­tions du jeu entre par­tis politiques.

Les dif­fi­cul­tés du PS l’engagent à moyen terme dans de véri­tables impasses stra­té­giques tant il va s’avérer que dans le contexte actuel, toutes les posi­tions en pré­sence consistent à ame­nui­ser l’ancrage local de ses man­da­taires. Une telle pente pour­rait mener à renon­cer à des décen­nies de posi­tion­ne­ment hégé­mo­nique face au reste de la gauche au pro­fit d’une ouver­ture remo­bi­li­sa­trice dans le sens de « inven­tons quelque chose de nou­veau ensemble ». Le PTB, dans un autre scé­na­rio, pour­rait réus­sir à se posi­tion­ner en gauche de rechange et révi­ser sa pos­ture de non-par­ti­ci­pa­tion aux exé­cu­tifs. Éco­lo pour­rait rega­gner du ter­rain dans le sillage de ses posi­tions claires et lim­pides en matière de gou­ver­nance. Ou encore, un entre­pre­neur poli­tique wal­lon pour­rait se dépê­cher de construire hors-sol un nou­veau par­ti post-social-démo­crate convain­cant. Sur le registre des muta­tions, il convient aus­si de noter la manière dont le CDH, à force de bar­rer à droite toute en Wal­lo­nie, pour­rait perdre ses der­nières plumes et les redis­tri­buer. Et puis, il y a ces deux par­tis fidèles à eux-mêmes : Défi qui semble tirer les mar­rons du feu à Bruxelles, et dans une cer­taine mesure en Wal­lo­nie (ce qui est neuf), et le MR qui confirme ses options libé­rales et choi­sit le visage d’un par­ti de droite qui lui per­met­tra peut-être de se conso­li­der à brève échéance comme pre­mier par­ti wallon.

Enfin, de nou­velles donnes pour­raient éga­le­ment venir des mines pla­cées sous les pas des gou­ver­ne­ments wal­lon et bruxel­lois : les dos­siers Publi­fin et Samu­so­cial dans les­quels abso­lu­ment rien n’a été réglé sur le fond, les saillies de la N‑VA, etc. En poli­tique, l’art de la pré­vi­sion est presque tou­jours bat­tu en brèche par des rebon­dis­se­ments inat­ten­dus. De telles sur­prises, on en arri­ve­rait presque à les sou­hai­ter, tant la confi­gu­ra­tion actuelle semble avoir épui­sé toute capa­ci­té à des­si­ner la moindre perspective.

Le marasme de cet été 2017 invite à prendre au sérieux toute hypo­thèse, aus­si déplai­sante soit-elle, tant qu’elle reste dans le cadre du fonc­tion­ne­ment démocratique.

Le 12septembre 2017

  1. Voir sur notre blog « Bel­go­sphère », P. Dela­grange, « Dépas­ser l’“Appel du 19 juin”, réfor­mer radi­ca­le­ment la Wal­lo­nie et Bruxelles », le 5 juillet 2017.
  2. Voir notre dos­sier « Libé­rer l’école d’elle-même », La Revue nou­velle, n°5, 2016.
  3. Pierre Dela­grange, op. cit.

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).