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Les poètes n’existent pas

Numéro 07/8 Juillet-Août 2009 - Poésie par Serge Garrous

juillet 2009

On dira : c’est leur pro­blème, pas celui des gens. Mais, pour les poètes, qu’est-ce qu’exis­ter ou ne pas exis­ter ? Bien sûr, les poètes sont là, dans nos rues, avec les mêmes sou­cis que tous. Ils ont nos cha­grins. Ils font nos grèves. Ils s’in­quiètent de la toux sèche d’un enfant. Ils boivent du vin. Parfois […]

On dira : c’est leur pro­blème, pas celui des gens. Mais, pour les poètes, qu’est-ce qu’exis­ter ou ne pas exis­ter ? Bien sûr, les poètes sont là, dans nos rues, avec les mêmes sou­cis que tous. Ils ont nos cha­grins. Ils font nos grèves. Ils s’in­quiètent de la toux sèche d’un enfant. Ils boivent du vin. Par­fois trop. Il leur arrive de perdre leur emploi. Ils entament des études ou suivent des for­ma­tions. Ils estiment que ce serait sage de les mener jus­qu’à leur terme. Ils enterrent un parent ado­ré, un jour de neige, pensent à repeindre la porte du cou­loir, regrettent la cou­leur des géra­niums de l’an der­nier qu’ils ont, bête­ment, lais­sé geler. Tout cela, les poètes le font, plus ou moins bien, plus ou moins mal, comme tout le monde. Avec fer­veur par­fois, avec las­si­tude sou­vent, avec mal­adresse ou futi­li­té, ano­nymes ou connus, dans leur cercle d’a­mis, pour être piètres cui­si­niers, à peu près bons pères, che­veux blan­chis tôt, jar­di­niers de bonne volon­té, nuls dans les fonc­tions où ils végètent, bri­co­leurs, par­fois bilingues, joyeux convives, mau­vais per­dants… Bref, lugu­bre­ment n’im­porte quoi, mais pas poètes.

Il arrive qu’un roman­cier existe. On ne soup­çon­nait pas qu’un tel ou une telle le fût. Puis, la télé, un prix des lycéens, un jour­nal régio­nal l’ont dit : cinq années noires, écri­ture achar­née pour s’ex­traire du cœur tout un monde, après la jour­née de tra­vail usée à autre chose de débi­li­tant. Puis la nuit des for­çats, la double, la fausse. On ne savait pas. Mais depuis qu’on le sait, sans même com­prendre com­ment on peut vivre ain­si ou en arri­ver là, on est content d’un peu connaître un « vrai roman­cier ». Ou de croire en tout cas le connaître. On lui assigne volon­tiers un rôle. On n’est pas sûr, en revanche, qu’on aime­rait tel­le­ment que son enfant à soi rêve de ce métier. Mais c’en est un. Et que l’on ait à son égard du res­pect, de l’in­quié­tude ou de la com­mi­sé­ra­tion, il n’empêche, un roman­cier, ça existe. On lit un roman par­fois. Ou on se sou­vient d’en avoir lu un. Le Gon­court, ça existe. Le roman­cier aussi.

On peut même saluer en rue un homme du spec­tacle, quand on le recon­naît. Même jugé médiocre ou déplai­sant, à cause de ses tics ou de ce que les quo­ti­diens ont révé­lé de sa vie, on est flat­té de l’a­voir vu. Acteur ou chan­teur, ça existe. Et musi­cienne ? Dif­fi­cile de nier que la jeune voi­sine existe quand elle enfile, infa­ti­ga­ble­ment dans le sur­ai­gu — flûte tra­ver­sière, troi­sième année de Conser­va­toire ! — son Mozart qui dérape ou son Debus­sy, afin de s’as­su­rer les néces­saires heures de vol avant l’é­preuve à ten­ter sans couacs. (Il n’est pour­tant pas impos­sible de pen­ser que la musique advienne quand celui qui la porte, arrive presque à lui lais­ser toute la place et à ne plus exister…)

Mais la plu­part du temps, même quand son iden­ti­fi­ca­tion n’est pas confor­table, l’ar­tiste existe. Le poète, non.

S’il se peut que, par­fois, un poème éclose ou qu’une parole long­temps atten­due, dou­lou­reu­se­ment mûrie dans l’in­ces­sant tra­vail des mots (où trop d’ef­fort gâche tout, comme quand l’en­fant en fait trop dans son des­sin), s’il se peut que des mots viennent comme un san­glot dont on ne sait s’il vaut mieux qu’on le réprime ou qu’on s’y livre, en espé­rant qu’il offre au moins un refuge, fût-ce celui du cha­grin, s’il se peut que quelques vers, là où nul ne les atten­dait, étour­dissent un lec­teur qui ne savait pas qu’il pou­vait être ain­si appe­lé mais qui découvre là, à tra­vers un ton, une image, une sen­sa­tion, le sou­ve­nir d’une détresse per­son­nelle, l’é­clat fur­tif d’une lumière « autre », l’en­tre­vi­sion d’un monde plus clair, plus pro­fond, moins injuste, s’il se peut que par­fois, rare­ment, cela réus­sisse, que le texte « tienne », celui ou celle par qui cela s’est offert, sait bien qu’il ne fut que visi­té et que quelque chose, en lui, s’é­car­tant, a lais­sé comme une trace pour un autre. Les poètes sont-ils même jamais tout à fait sûrs d’être les auteurs de ce qui s’est écrit par leurs mots et leurs mains ? Même s’ils s’en croyaient deve­nus les pro­prié­taires, même s’ils s’y étaient farou­che­ment effor­cés, les poètes n’existent déci­dé­ment pas à la manière dont com­mu­né­ment on existe. Ce sont des gens comme les autres, aux­quels quelque chose d’i­nexis­tant advient par­fois, un ins­tant reçu tout à coup, même par­fois sans effort et venu de la beau­té du monde. Tant le chant — le vrai — n’est qu’un che­min fur­tif sur lequel on ne revient pas, qu’on oublie, qui n’a­bou­tit pas à chaque fois. Tant le poème quand il se montre, paraît venir d’une incer­taine mémoire noc­turne, se réclame d’une expé­rience secrète qui ne se savait pas à ce point silencieuse.

Voca­tions tem­po­raires, patiences de hasard dans les oiseaux, tour­ments des mots obs­cur­cis, les vrais poètes nour­rissent les signes…

Il faut se méfier des poètes qui existent. Pré­fé­rez-leur ces son­geurs qui attendent la maigre visite.

Serge Garrous


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