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Les plombiers sont en retard
Les trains ? Un an après la catastrophe de Buizingen, on voudrait être bien certain que la SNCB va enfin se doter d’«une vraie culture de la sécurité », comme l’a préconisée la commission parlementaire qui s’est penchée sur les causes de la catastrophe. Mais plus simplement, on se surprend déjà à se réjouir lorsqu’un train entre enfin […]
Les trains ? Un an après la catastrophe de Buizingen, on voudrait être bien certain que la SNCB va enfin se doter d’«une vraie culture de la sécurité », comme l’a préconisée la commission parlementaire qui s’est penchée sur les causes de la catastrophe. Mais plus simplement, on se surprend déjà à se réjouir lorsqu’un train entre enfin en gare, parce que depuis 2010, c’est la ponctualité générale qui a complètement déraillé. En matière politique tout autant qu’en matière ferroviaire, l’énervement des usagers est gonflé par l’incompréhension des motifs invoqués, comme ce « problème d’allocation de personnel », pour dire qu’en réalité, il a fallu trente minutes afin de remplacer un conducteur malade… Et on se laisserait bien aller à l’idée de manifester sur les quais pour que les trains arrivent à l’heure, en imitant ces 40.000 Belges qui sont descendus un dimanche après-midi dans les rues de Bruxelles pour réclamer un gouvernement, au moment précis où les Tunisiens et les Égyptiens exigeaient le départ du leur.
Une manifestation libérale
Incompréhension ferroviaire, incompréhension citoyenne… Le 23 janvier, manif sans slogan autre que celui de la honte de ne pas avoir de gouvernement et la rage d’en vouloir un, presque à n’importe quel prix. Manif libérale, au sens où depuis Benjamin Constant, la liberté des modernes, c’est le droit de ne pas faire de politique et de se laisser représenter… Triste division anticitoyenne du travail : aux plombiers politiques la tuyauterie institutionnelle, aux quidams non professionnels de la chose publique, le droit de n’y rien comprendre et de vaquer à leurs occupations. Mais à force d’avoir martelé pendant des lunes, comme l’a fait l’essentiel de la classe politique francophone, que les « problèmes communautaires » n’étaient pas « les vrais problèmes des vrais gens », on ne doit pas s’étonner que ces « faux problèmes » finissent par éclater à la figure, dans une longue déflagration aussi molle que terne.
Inquiétantes indiscrétions
Du coup, on se surprend à rêver de manifester pour réclamer la libération des forçats de la rue de la Loi, comme les ont désignés les rédactions de La Libre Belgique et du Morgen dans la série d’articles qu’ils ont consacrés à l’interminable processus de négociations gouvernementales, entamé en réalité depuis 2007 et les ratés de l’orange-bleue. Qu’une telle série de reportages sur les coulisses des négociations ait pu être rédigée alors que celles-ci sont très loin d’être achevées est déjà une indice de leurs (faibles) chances de réussite. Dans un exercice comparable mené en 1989, Hugo De Ridder avait pu, au moins, raconter une réussite, celle des « cent jours » de Jean-Luc Dehaene pour régler la crise fouronnaise, communautariser l’enseignement, négocier une loi de financement des Communautés et des Régions… Cette fois, on hésite entre deux analyses : soit les apprentis plombiers de 2010 n’ont pas été en mesure de résister à la tentation quelque peu narcissique de faire partie de la grande corporation, soit leurs abondantes indiscrétions démontrent un manque radical de confiance et donc l’impossibilité pratique de parvenir jamais à un accord.
Un fédéralisme d’emblée inachevé
À relire les reconstitutions des journalistes de La Libre et du Morgen, on perçoit certes très bien l’écart abyssal entre les positions des partis du Nord et du Sud, mais on ne peut se défaire de l’impression que les forçats de la rue de la Loi sont comme les participants d’un spectacle de téléréalité, enfermés dans un château, pour un jeu dont ils ne connaitraient pas vraiment les règles et les objectifs, sinon qu’il s’agit de trouver un « accord » et de former enfin un « gouvernement ». Les enjeux réels de la négociation, les axes de désaccord, leurs rapports avec les réalités sociales de la Wallonie, de Bruxelles et de la Flandre paraissent très éloignés, voire carrément obscurs. Et donc l’incapacité à s’entendre complètement mystérieuse, pour les participants, comme pour les téléspectateurs…
La dette cachée des plombiers
Pourtant, depuis le 5 mai 1993, au moins, c’est-à-dire depuis que la Belgique est devenue officiellement fédérale, nous aurions dû savoir que notre fédéralisme était inachevé, que si les francophones pensaient qu’il avait atteint son « point d’équilibre », tous les partis flamands considéraient qu’il était un « work in progress ». Depuis, quinze années de déni ont caché sous le tapis de nos sommeils citoyens le fait que les solutions mises en œuvre par les plombiers pour concilier les demandes des différentes Communautés et Régions avaient en réalité produit de nouveaux problèmes, peut-être encore plus complexes.
Rappels
Alors, en guise de petite contribution à la libération des forçats, on invitera le lecteur à relire une fois encore les deux listes établies par Paul Wynants1 en 2004 pour expliquer l’«évaporation » du fédéralisme belge : la liste des demandes de départ ayant justifié sa mise en place et celle des traits centrifuges que les solutions mises en place par les plombiers auront maintenus voire renforcés. 1. Liste des demandes (en tension) de départ : la demande flamande d’émancipation d’abord culturelle, la volonté wallonne d’obtenir des outils de reconversions économiques adaptés à la Wallonie, l’aspiration des Bruxellois à voir leur Région reconnue comme une Région à part entière et l’attachement de nombreux belges à l’unité du pays.
2. Liste des traits centrifuges du fédéralisme belge : l’absence de hiérarchie des normes entre le fédéral, les Communautés et les Régions, l’absence de définition « positive » du fédéral qui serait acceptée par les entités fédérées, un fédéralisme dual (à deux Communautés) qui déresponsabilise chaque Communauté et renvoie sur l’autre la responsabilité de ses propres difficultés et qui favorise le sous-nationalisme économique, au sens de la défense du « juste retour », un fédéralisme qui se prive d’instruments fédérateurs réellement démocratiques (comme une circonscription fédérale et des partis fédéraux), un fédéralisme qui conserve un malentendu sur le caractère absolu de l’homogénéité linguistique des territoires.
Pas d’acteurs pour un accord durable
En ce début de 2011, on ne peut que réaffirmer que tant que les partis flamands et francophones n’auront pas trouvé de solutions partagées et exprimées aux problèmes posés par ces constats, toute sortie de la crise politique dans laquelle le pays est enlisé depuis 2007 risque bel et bien de n’être que provisoire. Le problème, c’est que les acteurs censés répondre à ces questions ne sont plus nécessairement autant en mesure de le faire que dans les années nonante. L’État de capilotade actuel de l’héritier du CVP annoncé à 12,9% (!) dans le dernier sondage réalisé par Dedicated Research pour le journal Vers l’Avenir peut laisser pantois. La stratégie des deux fers au feu (occuper le niveau national ou fédéral belge et assurer l’émancipation flamande) a sombré dans le cauchemar de la N‑VA (à 33 % dans le même sondage). Et personne au sein de ce parti ne semble avoir les reins assez solides pour l’émanciper par rapport à la ligne imposée par Bart De Wever. Du point de vue de la pure mécanique politique, ce n’est donc pas pour demain ou même pour après-demain qu’un accord durable pourra voir le jour sur le plan institutionnel, au sens où la N‑VA, parti séparatiste, n’a sans doute aucun intérêt à la disparition des susnommés traits centrifuges. Cela n’exclut en rien la possibilité d’un apaisement provisoire ou partiel, que ce soit sur le budget de 2011 ou même sur le plan institutionnel, avec cependant le risque que celui-ci, comme par le passé, ne reporte le règlement des problèmes de fond rendus plus inextricables par les nouveaux malentendus que ce nouvel accord aura nécessité. Pour y parvenir, il faudra changer de méthode, sortir de l’ère des plombiers, organiser un travail démocratique en prenant — au minimum — pour point de départ les deux rappels des demandes en tension et des traits centrifuges. On attend la naissance — en Flandre ? — du vrai mouvement citoyen — qui s’y attèlera. On peut toujours rêver.
- Paul Wynants, Origines, caractères et évaporation du fédéralisme en Belgique, Liber Amicorum J.-P. De Bandt, Bruylandt, 2004, p. 1007 – 1044.