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Les philosophes ont-ils une vie ? À propos de Derrida, de Benoît Peeters

Numéro 12 Décembre 2010 par Michel André

décembre 2010

L’ex­cel­lente bio­gra­phie de Jacques Der­ri­da par Benoît Pee­ters donne à voir l’homme der­rière l’œuvre d’un phi­lo­sophe pour lequel, éton­nam­ment, le monde anglo-saxon s’é­tait pris d’en­goue­ment. Mais ce genre d’en­tre­prise est éga­le­ment une aven­ture intel­lec­tuelle et per­son­nelle que Pee­ters relate dans Trois ans avec Der­ri­da. Les car­nets d’un bio­graphe.

Depuis l’annonce, dans les articles de presse consa­crés à la ren­trée lit­té­raire de cet automne, de sa publi­ca­tion immi­nente chez Flam­ma­rion, on atten­dait avec impa­tience et une grande curio­si­té la paru­tion de la bio­gra­phie de Jacques Der­ri­da par Benoît Peeters.

Curio­si­té à pro­pos de Der­ri­da, tout d’abord, dont le nom est bien plus connu que l’œuvre, et les titres des livres beau­coup plus fami­liers que la per­son­na­li­té de leur auteur. Mais curio­si­té, sur­tout, au sujet de ce que Benoît Pee­ters allait réus­sir à tirer de la vie d’une figure sem­blable, qu’à l’instar de beau­coup de pen­seurs, on ima­gine volon­tiers comme un esprit dés­in­car­né. De fait, si la for­mule fameuse de Hei­deg­ger au sujet d’Aristote (« Il est né, il a pen­sé, il est mort »), toute gon­flée d’une repré­sen­ta­tion très idéa­li­sée de l’«exercice de la pen­sée », est cari­ca­tu­rale, elle cap­ture tout de même quelque chose de vrai de l’existence de beau­coup d’universitaires, dans laquelle ce qui arrive de plus pal­pi­tant se réduit sou­vent aux livres qu’ils lisent et ceux qu’ils écrivent, pour reprendre en l’adaptant quelque peu une phrase des mémoires de Simone de Beau­voir au sujet de ce que serait sa vie avec Sartre après l’agrégation — le moins qu’on puisse dire est que, sur ce point, elle s’est assez lour­de­ment trompée.

On s’attendait à un très bon livre. On a le plai­sir d’en décou­vrir un supé­rieur encore à ce que l’on escomp­tait. En véri­té, il s’agit là d’une des meilleures bio­gra­phies de phi­lo­sophe ou d’intellectuel exis­tant en fran­çais. Der­ri­da peut ain­si appa­raitre plus réus­si à cer­tains égards que les livres de Fran­çois Dosse sur Paul Ricœur, Michel de Cer­teau et, sur­tout, celui sur Deleuze-Guat­ta­ri, ou que l’ouvrage de Marie-Anne Les­cour­ret sur Pierre Bour­dieu, qui sont bour­rés d’informations, mais peinent à faire appa­raitre les hommes der­rière leurs livres et leur tra­jec­toire de car­rière. Il est, d’un autre côté, plus riche et plus com­plet que le Fou­cault, de Didier Eri­bon, pour­tant aus­si péné­trant au plan psy­cho­lo­gique que sur celui des idées, mais qui reste une bio­gra­phie « à la fran­çaise », pour user d’une expres­sion employée par Benoît Pee­ters dans un essai de typo­lo­gie des bio­gra­phies qu’on trouve dans le petit ouvrage au titre autoex­pli­ca­tif qu’il publie en même temps que l’épais volume sur la vie de Der­ri­da : Trois ans avec Der­ri­da. Les car­nets d’un biographe.

Biographie à la française ou à l’anglo-saxonne ?

De fait, pour trou­ver des bio­gra­phies à la fois d’ampleur iden­tique et de qua­li­té com­pa­rable, à tout le moins de pen­seurs contem­po­rains, il faut cher­cher dans le monde anglo-saxon : les livres de Ray Monk sur Witt­gen­stein et Ber­trand Rus­sel (un cas étrange et remar­quable, l’auteur s’étant aper­çu au milieu de son tra­vail, trop tard pour son­ger à l’arrêter, qu’il éprou­vait en réa­li­té une pro­fonde aver­sion pour le carac­tère et la per­son­na­li­té d’un indi­vi­du dans la com­pa­gnie duquel il était condam­né à pas­ser de très longs mois encore); ceux de Michael Igna­tieff sur Isaiah Ber­lin, de David Macey sur Michel Fou­cault, de Ben Rogers sur A.J. Ayer, etc.

Der­ri­da est-il pour autant une bio­gra­phie « à l’anglo-saxonne » ? Eli­sa­beth Rou­di­nes­co l’affirme sans ambages dans son compte ren­du de l’ouvrage dans Le Monde des livres, un article un peu imper­son­nel et d’un ton curieu­se­ment déta­ché sous la plume de quelqu’un qui a notoi­re­ment été très proche du phi­lo­sophe et dont la contri­bu­tion au tra­vail d’enquête de Benoît Pee­ters a visi­ble­ment été importante.

S’il fal­lait à tout prix ran­ger le livre dans une caté­go­rie (mais y est-on vrai­ment obli­gé?), on pour­rait dire qu’il retient le meilleur de deux par­mi les dix varié­tés de bio­gra­phies iden­ti­fiées dans Les Car­nets d’un bio­graphe. D’un côté, la « bio­gra­phie intel­lec­tuelle » (la genèse, l’évolution et l’impact des idées, les influences subies et exer­cées) — moyen­nant tou­te­fois les réserves for­mu­lées par Benoît Pee­ters à pro­pos de ce genre, plus pré­ci­sé­ment à pro­pos de l’expression uti­li­sée pour le dési­gner, dont il affirme qu’elle l’agace « par les exclu­sions qu’elle semble impli­quer : l’enfance, la famille, l’amour, la vie maté­rielle ». Ici, en effet, de tout cela il est heu­reu­se­ment beau­coup ques­tion. À côté du pen­seur, et insé­pa­rable de lui, on découvre éga­le­ment, sai­si avec une très grande finesse, l’homme qu’était Der­ri­da, avec ses gouts, ses humeurs, ses pas­sions, ses manies, ce qu’il aimait et détes­tait dans bien d’autres domaines que celui des idées, son emploi du temps, la façon dont il avait orga­ni­sé et menait sa vie.

D’un autre côté, Der­ri­da pré­sente à l’évidence beau­coup de traits des bio­gra­phies « à l’anglo-saxonne », étant enten­du que celles-ci sont loin de souf­frir sys­té­ma­ti­que­ment des fai­blesses qu’on tend à leur repro­cher (excès de détails, limi­ta­tion aux seuls faits, approche stric­te­ment chro­no­lo­gique, style plat), fai­blesses que Benoît Pee­ters relève et dénonce après d’autres dans sa nomen­cla­ture. S’ils sont rem­plis d’informations détaillées et de pré­ci­sions fac­tuelles, les for­mi­dables ouvrages de Jef­frey Meyers, pour prendre un exemple, sur Fran­cis Scott Fitz­ge­rald, Ernest Heming­way, Edmund Wil­son, Joseph Conrad, D.H. Law­rence, George Orwell, Samuel John­son et plu­sieurs autres, contiennent éga­le­ment des ana­lyses très acé­rées et éclai­rantes ; le récit n’y est pas apla­ti sur le calen­drier, mais scan­dé par des inflexions cor­res­pon­dant à autant de moments clés à la fois de l’œuvre et de la vie ; et ils sont écrits dans une langue très élé­gante et un style d’un réel éclat, qui ne se contente pas d’être effi­cace, mais s’avère aus­si très brillant. Toutes ces qua­li­tés qui font le mérite des meilleures bio­gra­phies « à l’anglo-saxonne », le livre de Benoît Pee­ters les pos­sède. C’est ce qui fait qu’on le lit avec autant d’intérêt, indé­pen­dam­ment, d’ailleurs, de ce que l’on peut pen­ser de la per­sonne qui en est l’objet.

Je dois en effet faire ici un aveu. Après avoir lu cet excellent livre, je connais bien évi­dem­ment incom­pa­ra­ble­ment mieux Der­ri­da, son œuvre, ses idées, l’existence qu’il menait et le genre de per­sonne qu’il était. Benoît Pee­ters m’a de sur­croit don­né très envie de lire ce qu’il a pro­duit à la fin de sa vie, à l’époque où il s’éloignait de la phi­lo­so­phie dans son sens le plus tech­nique pour se rap­pro­cher de l’écriture lit­té­raire, évo­lu­tion qui a iden­ti­que­ment été celle de Michel Serres, pour un résul­tat qu’on juge­ra plus ou moins convaincant.

Comme un cer­tain nombre de gens de ma géné­ra­tion, j’en étais en effet lar­ge­ment res­té aux pre­miers tra­vaux : les trois livres de 1967 (De la gram­ma­to­lo­gie, L’écriture et la dif­fé­rence, La voix et le phé­no­mène), et, avant cela, la célèbre kilo­mé­trique intro­duc­tion à L’origine de la géo­mé­trie, de Hus­serl, qui m’avait lais­sé pan­tois d’admiration et m’avait ébloui comme peuvent le faire des exer­cices de pure vir­tuo­si­té intel­lec­tuelle de nature qua­si­ment poé­tique, cer­taines pages de Marc Richir, par exemple, cet étrange pen­seur belge éta­bli aujourd’hui en France qui navigue entre la phé­no­mé­no­lo­gie la plus spé­cu­la­tive et la phi­lo­so­phie des mathé­ma­tiques la plus abstraite.

Grâce à ce livre, j’ai par ailleurs réus­si à sur­mon­ter la forte exas­pé­ra­tion que j’éprouvais face à l’engouement des pro­fes­seurs de cultu­ral stu­dies et de gen­der stu­dies amé­ri­cains pour ce repré­sen­tant emblé­ma­tique de la pen­sée « conti­nen­tale ». (Com­ment, à ce pro­pos, expli­quer le suc­cès sur le nou­veau conti­nent d’une œuvre aus­si étran­gère à la tra­di­tion anglo-saxonne et d’un esprit par­fai­te­ment oppo­sé à la men­ta­li­té prag­ma­tique ? Il y a des expli­ca­tions évi­dentes, cer­taines évo­quées par Fran­çois Cus­set dans son ouvrage French Theo­ry, à com­men­cer par le gout des uni­ver­si­taires pour les écoles et les cote­ries intel­lec­tuelles, la volon­té des dépar­te­ments concer­nés et des per­sonnes en cause de s’affirmer en se dis­tin­guant et se démar­quant, pré­ci­sé­ment, du cou­rant domi­nant dans les facul­tés domi­nantes, et la pro­pen­sion des Amé­ri­cains, dans un envi­ron­ne­ment très mar­qué par la reli­gion, à for­mer des sectes prê­chant le salut à coup de véri­tés dog­ma­tiques et de slo­gans simples. Mais, dans son ampleur, le phé­no­mène demeure quand même un peu déconcertant.)

L’atténuation des effets de cette pré­ven­tion de prin­cipe, qui m’empêchait d’aller plus loin dans la com­pré­hen­sion, m’a per­mis de décou­vrir avec sur­prise der­rière l’image du pen­seur à la mode dont on laisse trai­ner les livres sur la table du salon, un homme très intel­li­gent, on s’en dou­tait, et s’engageant volon­tiers au plan poli­tique, mais aus­si atta­chant, sen­sible, fidèle en ami­tié, géné­reux et bien plus atten­tif aux autres qu’on ne l’aurait cru, dans les limites, bien sûr, de l’égocentrisme spon­ta­né, natu­rel et incoer­cible de tous les créateurs.

Fon­da­men­ta­le­ment, tou­te­fois, le livre de Benoît Pee­ters n’aura guère réus­si à me faire chan­ger de sen­ti­ment au sujet de Der­ri­da le phi­lo­sophe. De fait, on peut trou­ver peu convain­cante la façon dont des pen­seurs comme Der­ri­da et, avant lui Hei­deg­ger, attri­buent aux faits de lan­gage une signi­fi­ca­tion et une por­tée pro­pre­ment phi­lo­so­phiques, et éprou­ver de grandes dif­fi­cul­tés à les suivre dans leur ten­ta­tive de déchif­frer le sens du monde et de la vie dans l’étymologie des mots. J’ai ain­si lu L’autre cap, par exemple, feu d’artifice ver­bal sur le thème de l’identité euro­péenne, avec un mélange d’amusement et d’effarement devant ce qui m’apparaissait comme une suite de calem­bours ins­pi­rés, et d’admiration mal­gré tout pour une prouesse témoi­gnant d’une peu banale puis­sance d’imagination.

Peut-être la lec­ture des textes de matu­ri­té et de vieillesse m’amènera-t-elle à nuan­cer ma posi­tion. Mais j’en doute un peu, parce que rien n’indique que s’y mani­feste une évo­lu­tion sub­stan­tielle de la concep­tion de la phi­lo­so­phie et du monde de Der­ri­da, qui était lar­ge­ment for­mée dès ses pre­mières années, apprend-on avec inté­rêt en lisant l’ouvrage de Benoît Pee­ters. Dans tous les cas, ceci n’a rien enle­vé au très grand plai­sir que j’ai pris à lire l’histoire de sa vie telle qu’elle nous est ici racon­tée, et je pense qu’il en sera de même pour beau­coup de lec­teurs du livre que les thèses du phi­lo­sophe sur la « dif­fé­rance » et la « décons­truc­tion » laissent un peu perplexes.

L’atelier du biographe

Encore un mot, au sujet de Trois ans avec Der­ri­da. L’idée de tenir ces car­nets et de les publier était fran­che­ment excel­lente. On a rare­ment la pos­si­bi­li­té de péné­trer dans l’atelier du bio­graphe, de s’introduire dans les cou­lisses du spec­tacle, d’apercevoir l’envers du décor, ou celui de la tapis­se­rie. Quelques indi­ca­tions au détour d’une pré­face, d’une post­face ou d’une page de remer­cie­ments, ou des pro­pos jetés dans une inter­view, peuvent don­ner un petit aper­çu des condi­tions dans les­quelles s’opère ce tra­vail. Mais jamais l’occasion ne nous avait ain­si été pro­cu­rée de nous insi­nuer en pro­fon­deur dans l’intimité du tra­vail d’un bio­graphe et d’y séjour­ner longuement.

Avec Benoît Pee­ters, on peut faire l’hypothèse que beau­coup de lec­teurs se conten­te­ront de lire ces « car­nets d’un bio­graphe », sans oser affron­ter la bio­gra­phie elle-même. Parce que les gens, comme il le fait remar­quer, aiment sou­vent davan­tage les making off que les films dont ils racontent le tour­nage, mais aus­si du fait du gout géné­ra­li­sé pour les révé­la­tions, les indis­cré­tions et les scan­dales, les faits et les pro­pos trop déli­cats pour être révé­lés, qu’on espère voir dévoi­ler dans un tel contexte. Plus bana­le­ment, enfin, parce que le livre est d’une lon­gueur moins décourageante.

C’est assu­ré­ment dom­mage, mais au moins peut-on espé­rer que ceux qui en res­te­ront là sor­ti­ront de la lec­ture de ce petit bou­quin avec une image plus juste et plus posi­tive de ce que repré­sente la rédac­tion d’une bio­gra­phie, une entre­prise, qui, si on veut la mener à bien d’une façon vrai­ment pro­fes­sion­nelle, demande autant de patience et de téna­ci­té qu’une recherche scien­ti­fique, autant d’opiniâtreté et d’effort phy­sique qu’un tra­vail d’historien, de saga­ci­té qu’une enquête poli­cière, de psy­cho­lo­gie qu’une ana­mnèse psy­chia­trique, de créa­ti­vi­té, de sen­si­bi­li­té et de mai­trise de la langue que l’écriture d’un roman.

Mais il y a davan­tage. Au-delà de ce qu’il nous per­met d’apprendre du métier de bio­graphe, Trois ans avec Der­ri­da est aus­si le récit très réus­si d’une aven­ture intel­lec­tuelle et per­son­nelle remar­quable en tous points. En ce sens, pour reprendre la dis­tinc­tion pro­po­sée par Der­ri­da, pré­ci­sé­ment, dans un tout autre contexte, s’ils n’existent pas vrai­ment comme une œuvre « à part entière », puisqu’ils n’ont de sens qu’en rela­tion avec un autre livre et qu’on perd beau­coup à ne pas lire les deux ensemble, Les car­nets d’un bio­graphe sont incon­tes­ta­ble­ment une œuvre véri­table « de part en part ».

Les phi­lo­sophes ont-ils une vie ? Der­ri­da et Trois ans avec Der­ri­da, de Benoît Pee­ters apportent à cette ques­tion une réponse posi­tive, plu­tôt ras­su­rante. Oui, ils ont une vie, en tout cas cer­tains d’entre eux, et même une vie suf­fi­sam­ment inté­res­sante pour méri­ter d’être racontée.

Michel André


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