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Les petits ruisseaux

Numéro 10 Octobre 2013 par Emmanuel De Bruyn

octobre 2013

En 2010, Pas­cal Raba­té pro­po­sait une adap­ta­tion ciné­ma­to­gra­phique de son album Les petits ruis­seaux, avec Daniel Pre­vost dans le rôle prin­ci­pal. La bande des­si­née comme le film raconte la vie d’Émile, veuf mélan­co­lique dont les jour­nées sont ryth­mées par des par­ties de pêche en bord de Loire avec son ami Edmond et par les pauses au bar du vil­lage. Edmond, le gai luron, meurt. Émile se retrouve à nou­veau face au deuil et de plus en plus seul. Il est par­ta­gé entre la loyau­té envers la femme défunte et le désir d’honorer le gout de vivre de son ami Edmond dont il ne cesse de décou­vrir l’amplitude.

Dossier

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Il s’agit aujourd’hui d’un genre consa­cré que celui de l’ode gra­cieuse au troi­sième âge et aux diverses façons d’aborder la fin de vie. Le genre s’exprime. La bande des­si­née n’est pas en reste. L’émergence du roman gra­phique comme sup­port de l’autobiographie n’est pas étran­gère à cet engoue­ment pour la fin de vie en tant que sujet. Au rang des indé­niables réus­sites, épin­glons Éloge de la pous­sière, du Niçois Edmond Bau­doin, impres­sion encore ren­for­cée par le fait que sa mère en est le per­son­nage prin­ci­pal. Jouant sur un double registre Nous ne serons jamais des héros vaut aus­si le détour. Il met en scène un père malade qui renoue contact avec son fils et lui pro­pose de l’accompagner pour un voyage au long cours. Émo­tion pure et moments fran­che­ment drôles alternent dans un bel ensemble.

Le récent Arda­len, vent des mémoires per­met de retrou­ver le trait flam­boyant du Gali­cien Pra­do. Son héroïne est une femme à la croi­sée des che­mins, sou­cieuse de com­bler cer­tains trous de son roman fami­lial. Les réponses appor­tées par Fidel aux ques­tions qu’elle se pose sur son grand-père la débous­so­le­ront vu la mémoire infi­dèle du vieillard. Enfin, com­ment ne pas men­tion­ner, La tête en l’air, de Paco Roca. L’auteur y aborde avec tact et pudeur la dégé­né­res­cence sénile et la mala­die d’Alzheimer.

Mais, reve­nons aux petits ruis­seaux et à la terre ange­vine de Pas­cal Raba­té. Son œuvre est extrê­me­ment variée. Après des débuts com­pi­lés sous le titre légi­time Pre­mières car­touches, Les pieds dedans sera le pre­mier haut fait d’arme de Raba­té, scé­na­riste et des­si­na­teur à l’œuvre extrê­me­ment variée. C’est une comé­die sar­cas­tique que n’aurait pas reniée Étienne Cha­tillez, réa­li­sa­teur de La vie est un long fleuve tran­quille. Avec Ibi­cus, l’adaptation du roman d’Alexis Tol­stoi, l’auteur pren­dra son envol. Ce titre lui vau­dra un franc suc­cès cri­tique et public. Franc-tireur à l’abri des modes, il s’adresse au jeune public en adap­tant Har­ry est fou, de Dick King-Smith. Il arpen­te­ra encore d’autres che­mins de tra­verse avec Jobourg, beau récit de voyage afri­cain. Citons encore l’évocation du monde de la gas­tro­no­mie en la per­sonne du chef étoi­lé Yan­nick Allé­no, L’enfant qui rêvait d’étoiles.

Pas­cal Raba­té a fait le choix avec Les petits ruis­seaux de deux médias dif­fé­rents pour un même sujet et un même synop­sis. La bande des­si­née comme le ciné­ma per­mettent une approche en nuance de la fin de vie et une éco­no­mie de mots. Le thème n’a pas besoin d’espace pour de lente digres­sion. Avec le temps, le verbe devient sobre. Il s’est éro­dé au gré des expé­riences ; juste et sobre et il a la taille par­faite pour un phylactère.

L’univers des vieux ne se res­treint pas néces­sai­re­ment du lit au fau­teuil et du fau­teuil au lit, comme le dit Jacques Brel, mais il s’amenuise avec le temps. Le péri­mètre d’Émile est cir­cons­crit par la Loire et les pos­si­bi­li­tés de son véhi­cule, une impro­bable Mini Com­tesse. Elle ne dépasse pas les 40 kilo­mètres à l’heure, mais, conduite pas Émile, ses pos­si­bi­li­tés semblent sans limite. Les contraintes n’empêchent ni l’aventure ni une quête de sens pour le héros de Pas­cal Rabaté.

Émile s’aventure en des che­mins nou­veaux loin de ceux ini­tia­le­ment réser­vés à ce retrai­té-pêcheur. Avec cette liber­té que s’octroie Émile, l’imprévu est à nou­veau pos­sible. Les limites n’ont plus lieu d’être lorsque le plai­sir et la cohé­rence avec les dési­rs deviennent les objec­tifs ultimes. Pas­cal Raba­té n’a que faire des thé­ma­tiques de la trans­mis­sion et de la quié­tude de l’hiver d’une vie. L’été est radieux pour son héros. On retien­dra le refus d’Émile de par­tir en vacances avec son fils et sa belle-fille en cara­vane car il a d’autres envies, pas encore de pro­jets, juste l’esquisse d’un ailleurs. Le livre et le film nous montrent aus­si les dif­fé­rents posi­tion­ne­ments pos­sibles face à ces auto­no­mies retrou­vées en fin de vie. Elles sur­prennent, amusent et interrogent.

Point de len­teur ou d’ennui sur ces routes emprun­tées par Émile et sa Mini Com­tesse dans la cam­pagne ange­vine. L’urgence que donne l’imminence de l’inéluctable fin pro­cure un dyna­misme à ce road trip. S’y ajoute le cocasse de cer­tains com­pro­mis engen­drés par un corps fati­gué et une vie d’avant très étri­quée. Le rythme en devient presque hale­tant, ce qui peut paraitre incon­gru lorsqu’on aborde le thème de la fin de vie en Mini Com­tesse… Raba­té n’aborde pas le thème de trans­mis­sion ou de bilan, Émile sai­sit les der­niers moments pour être heu­reux, vite avant qu’ils ne s’échappent.

Le lec­teur comme le spec­ta­teur suivent le par­cours d’Émile avec allé­gresse. Il retrouve la mai­son où il a pas­sé son enfance, aujourd’hui occu­pée par une com­mu­nau­té peu orga­ni­sée à laquelle il donne quelques infor­ma­tions indis­pen­sables sur le lieu. Sa déter­mi­na­tion séduit cette jeu­nesse plus qu’il n’avait pu l’envisager. Il retrouve le plai­sir du frô­le­ment des corps et de la sensualité.

L’analogie se tisse avec la liber­té sexuelle. Les pos­sibles se sont élar­gis en sexua­li­té comme en fin de vie. Dis­tan­cer l’acte sexuel de la pro­créa­tion a dés­in­hi­bé la sexua­li­té comme lais­ser le choix des moda­li­tés de fin de vie a dés­in­hi­bé le regard sur la fin de vie. Le pro­gramme n’est plus défi­ni par les croyances et les obli­ga­tions, les pos­sibles sont mul­tiples. Ce nou­vel espace poé­tique était à occu­per. La décré­pi­tude des corps, la mala­die, les déchéances ne font pas peur aux conqué­rants car ce n’est pas un inéluctable.

Ruth Gor­don inter­pré­tant Maude le chan­tait dans le film de Hal Ash­by, Harold et Maude, en 1971. Le film était sor­ti à une époque où le choix n’était pas d’évidence. Il y a du mani­feste dans chaque phrase. Plus de qua­rante ans ont pas­sé depuis ce film. Dans Les petits ruis­seaux, la liber­té est une douce mélo­die. Elle se décline en demi-teintes dans la bande des­si­née, le ciel est par contre étin­ce­lant dans le film.

L’analogie avec la liber­té sexuelle a ses limites, pas de deuxième chance pour la fin de vie. On ne peut pas reve­nir de tous les choix posés. Celui qui décide de pro­lon­ger son séjour mal­gré les contraintes et les vicis­si­tudes devient un héros comme le montrent la bande des­si­née et le film. Grâce à ce film et cette bande des­si­née, il semble aus­si aisé d’aborder les ver­tus d’une sexua­li­té libé­rée que d’être en fin de vie. Le paral­lé­lisme se des­sine avec pudeur, celle per­due dans la liber­té sexuelle se retrouve au cré­pus­cule des existences.

Enfant, nous jouions à faire comme si, avant d’être adulte. Avec ce film et cette bande des­si­née, l’adulte peut jouer à faire « comme si » il était en fin de vie ou mettre sa fin de vie en abyme.

Bien sûr, Les petits ruis­seaux n’est pas un ouvrage, ni un film sérieux. Il invite au sou­rire, à la détente et au plai­sir. Le thème de la fin vie n’échappe pas à la règle : dès qu’un espace est libre, le vent et les poètes s’y engouffrent. Dans ce cas, pour le bon­heur des lec­teurs et des spectateurs.

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Emmanuel De Bruyn


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