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Les pas perdus
Je venais de rater mon train et je devais attendre le suivant qui ne partait que le lendemain matin. J’avais vingt-huit ans et je terminais un tour d’Europe. Je ne connaissais pas la ville où je me trouvais et n’avais aucune envie de dépenser le peu qui me restait pour une chambre d’hôtel, à fortiori pour […]
Je venais de rater mon train et je devais attendre le suivant qui ne partait que le lendemain matin. J’avais vingt-huit ans et je terminais un tour d’Europe. Je ne connaissais pas la ville où je me trouvais et n’avais aucune envie de dépenser le peu qui me restait pour une chambre d’hôtel, à fortiori pour un des hôtels miteux du coin. J’avais donc décidé de passer la nuit dans la gare et de m’installer, armé de patience, dans la salle des pas perdus. Passé minuit, j’étais le seul à me retrouver là : même les clochards et les chiens errants avaient déserté.
Le temps passait lentement, très lentement, et tantôt j’étais couché sur un des bancs, tantôt assis sur un autre. Je ne parvenais ni à dormir ni à lire, accablé par un sentiment croissant de solitude et d’ennui. Je me suis alors mis à imaginer l’activité débordante de la gare durant le jour : les voyageurs pressés, les mille-et-un destins qui se nouaient sur les quais.
Combien de larmes versées avant un départ et combien de joies au moment des retrouvailles, peut-être à l’endroit même où je me tenais ? L’alliance de la nuit, de l’ennui et de la solitude favorise sans doute ce genre de pensées, jugées absurdes en d’autres circonstances, mais soudain m’est venue l’idée saugrenue que, peut-être, en me concentrant très fort, je pourrais entrer en contact avec l’une ou l’autre de ces peines ou de ces joies passées, là, dans cette salle des pas perdus. Même si j’envisageais la chose dans un esprit purement ludique, je me suis néanmoins assuré que j’étais bien seul avant de me livrer à cette sorte de spiritisme amateur. Après quelques vaines tentatives, les yeux fermés, les poings serrés et me tenant bien droit, comme pour me propulser dans une autre dimension, j’ai bien ri de moi-même et j’ai renoncé. Je suis alors allé me rassoir près de mes bagages pour grignoter quelque chose, tout en laissant encore vagabonder mon imagination.
La rêverie aidant, et tandis que je mastiquais un vieux sandwich dans cette gare déserte d’une ville inconnue, je crus entendre les pas des nombreux voyageurs qui la fréquentaient de jour. Ce n’était pas désagréable de me laisser bercer par cette illusion : c’était comme une musique un peu confuse à laquelle venaient s’ajouter de temps à autre un appel, un coup de sifflet, des rires, un sanglot.
Quand je sortis de ma rêverie j’avais, à ma grande surprise, terminé mon sandwich et vidé ma bouteille d’eau. Je regardai l’heure à ma montre : trois heures et demie du matin ! Plus d’une heure s’était enfuie et je me sentais tout ankylosé. Je me suis levé pour me dégourdir les jambes du côté des quais.
J’avais à peine fait quelques mètres que j’entendis derrière moi des pas légers. Je fis immédiatement volte-face, personne ! Nul doute que, sous l’effet de la fatigue, mon pauvre esprit avait du mal à se débarrasser de ma récente rêverie Je me remis en route, avec un petit sourire de condescendance à mon adresse. Mais la chose se reproduisit, discrètement, à deux reprises, avant que je quitte la salle. M’efforçant à la raison, je ne me retournai plus. Fatigué, oui ! Crédule, non ! J’arrivai aux quais où, comme moi, quelques trains attendaient le retour du jour. Dans un silence absolu, les monstres de métal se reposaient sous des voutes qui culminaient à plus de vingt mètres. Je me perdis un temps dans cette vision impressionnante, puis, revenant sur mes pas, je me dis que cette nuit n’était peut-être pas une mauvaise affaire, après tout.
À peine arrivé dans la salle, à nouveau ce bruit de pas que j’avais cru entendre plus tôt ! Ce ne pouvait être un écho des miens car je m’immobilisai sur-le-champ tandis que les pas, eux, continuaient, avant de cesser à quelques mètres de moi ! Cette fois, mon cœur battait la chamade ! Je ne pensais plus à un tour de mon imagination. J’avais tellement peur que je ne me sentis pas ridicule lorsque je lançai dans le vide, avec une voix que je ne reconnus pas : « Il y a quelqu’un ? ». Aucune réponse, mais le bruit d’un pas dans ma direction. J’étais pétrifié. Rassemblant mon courage, je parvins à répéter ma question. Cette fois, les pas s’éloignèrent en direction de mes bagages et là, devant le banc, s’arrêtèrent net. Plus question de prendre mes affaires et de détaler ! Je ne trouvais toujours pas le moyen de faire le moindre mouvement. Alors, les pas se rapprochèrent lentement et, arrivés à deux mètres environ, se mirent à décrire un cercle tout autour de moi. D’abord dans un sens, ensuite dans l’autre, et ainsi de suite. Dans l’angoisse de perdre la raison, je me mis à compter ces rondes. Je comptais les tours, encore et encore, et ils se poursuivaient encore et encore. C’était sans fin. Je me sentais piégé. Et puis, une intuition soudaine me commanda d’écouter ces pas et les choses prirent une autre tournure : plus j’écoutais et plus j’étais troublé par ce qui m’apparaissait progressivement comme une émouvante certitude. Finalement, bouleversé, je compris qu’il s’agissait des pas légers d’un enfant !
Oui, c’étaient bien des bruits de petits souliers, les petits pas d’un enfant de six, sept ou huit ans. Malgré mon émotion, je me concentrais toujours plus. Il y avait comme une impatience dans ces pas, mais également comme une hésitation, peut-être même de la crainte : ils avaient quelque chose de farouche. La situation était toujours impensable, mais ma terreur avait disparu. Je commençais à me demander si les pas ne cherchaient pas timidement à entrer en contact avec moi. Dans un état second, je me rapprochai alors un peu et les pas s’éloignèrent légèrement. Je reculai et ils se rapprochèrent. Ce manège se reproduisit une fois, deux fois, trois fois, etc.
Jusqu’à ce que la méfiance, de part et d’autre, cède peu à peu la place au jeu. Les pas se rapprochaient et je reculais en sautillant. Ils reculaient précipitamment à leur tour et moi j’avançais d’un bond. Durant ce jeu, la distance entre nous ne cessait de se réduire. Vint un moment où je m’arrêtai : j’étais là à fixer le sol, juste devant moi, où je ne distinguais rien, mais les petits souliers y étaient sans aucun doute, j’entendais leur semelle remuer. Je tentai un « Qui es-tu ? ». Pas de réponse. Nerveusement épuisé, je retournai à mon banc, suivi par le bruit léger des petits pas et m’endormis comme une masse. À six heures du matin, l’irruption des premiers voyageurs m’a réveillé. Tant mieux, mon train partait une demi-heure plus tard. Je me suis levé, j’ai rassemblé mes bagages et pris la direction des quais, à peine étonné que les petits pas s’attachent aux miens et me suivent, tandis que je quittais la salle. Ils m’ont suivi dans le train, ils m’ont suivi jusque chez moi. Depuis, cela fait soixante ans, ils ne m’ont plus jamais quitté.
Avec les années, j’ai appris quelques petites choses à leur sujet. Par exemple, qu’ils aiment le jeu de la marelle et le saut à cloche-pied. Aussi ai-je pu penser qu’ils étaient d’une petite fille. Mais j’ai également constaté qu’ils courent très vite et n’hésitent pas à sauter à pieds joints dans les flaques, éclaboussant les passants qui me traitent de noms d’oiseaux. Alors, il se pourrait tout aussi bien qu’ils soient d’un petit garçon. Les petits pas aiment faire ce qui est interdit, courir dans l’appartement ou sauter sur mon lit pour me réveiller. Mais ce qu’ils aiment par-dessus tout, c’est se mêler aux enfants dans les cours de récréation ou dans les aires de jeu. Je les y conduis le plus souvent possible et je les attends, en lisant tranquillement le journal, heureux. Lorsqu’ils ont fini de jouer, ils reviennent vers moi et trépignent : c’est le signal qu’il faut rentrer.
J’ai eu une belle vie, j’ai vécu beaucoup de choses, j’ai travaillé et voyagé, je me suis consacré aux autres, mais je n’ai jamais fondé de famille. J’ai eu des compagnes, qui ne sont jamais restées très longtemps et je m’en suis fait une raison. Contrairement à ce que j’imaginais autrefois, je n’ai pas eu d’enfants. Peut-être parce que ma vie s’est déroulée comme si j’en avais toujours eu un, dont personne n’a jamais rien su. Et peut-être, au fond, ai-je été si souvent et durablement célibataire pour l’avoir tant aimé, cet enfant. Je ne sais pas.
Aujourd’hui, je suis vieux et je m’inquiète : que deviendront les petits pas lorsque je ne serai plus ? J’aimerais tant qu’ils ne finissent pas tristement dans une salle des pas perdus. Mais à qui les confier ? Qui me croira ? Qui les entendra ?