Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Les pas perdus

Numéro 5 - 2018 par Etienne Verhasselt

août 2018

Je venais de rater mon train et je devais attendre le sui­vant qui ne par­tait que le len­de­main matin. J’avais vingt-huit ans et je ter­mi­nais un tour d’Europe. Je ne connais­sais pas la ville où je me trou­vais et n’avais aucune envie de dépen­ser le peu qui me res­tait pour une chambre d’hôtel, à for­tio­ri pour […]

Italique

Je venais de rater mon train et je devais attendre le sui­vant qui ne par­tait que le len­de­main matin. J’avais vingt-huit ans et je ter­mi­nais un tour d’Europe. Je ne connais­sais pas la ville où je me trou­vais et n’avais aucune envie de dépen­ser le peu qui me res­tait pour une chambre d’hôtel, à for­tio­ri pour un des hôtels miteux du coin. J’avais donc déci­dé de pas­ser la nuit dans la gare et de m’installer, armé de patience, dans la salle des pas per­dus. Pas­sé minuit, j’étais le seul à me retrou­ver là : même les clo­chards et les chiens errants avaient déserté.

Le temps pas­sait len­te­ment, très len­te­ment, et tan­tôt j’étais cou­ché sur un des bancs, tan­tôt assis sur un autre. Je ne par­ve­nais ni à dor­mir ni à lire, acca­blé par un sen­ti­ment crois­sant de soli­tude et d’ennui. Je me suis alors mis à ima­gi­ner l’activité débor­dante de la gare durant le jour : les voya­geurs pres­sés, les mille-et-un des­tins qui se nouaient sur les quais.

Com­bien de larmes ver­sées avant un départ et com­bien de joies au moment des retrou­vailles, peut-être à l’endroit même où je me tenais ? L’alliance de la nuit, de l’ennui et de la soli­tude favo­rise sans doute ce genre de pen­sées, jugées absurdes en d’autres cir­cons­tances, mais sou­dain m’est venue l’idée sau­gre­nue que, peut-être, en me concen­trant très fort, je pour­rais entrer en contact avec l’une ou l’autre de ces peines ou de ces joies pas­sées, là, dans cette salle des pas per­dus. Même si j’envisageais la chose dans un esprit pure­ment ludique, je me suis néan­moins assu­ré que j’étais bien seul avant de me livrer à cette sorte de spi­ri­tisme ama­teur. Après quelques vaines ten­ta­tives, les yeux fer­més, les poings ser­rés et me tenant bien droit, comme pour me pro­pul­ser dans une autre dimen­sion, j’ai bien ri de moi-même et j’ai renon­cé. Je suis alors allé me ras­soir près de mes bagages pour gri­gno­ter quelque chose, tout en lais­sant encore vaga­bon­der mon imagination.

La rêve­rie aidant, et tan­dis que je mas­ti­quais un vieux sand­wich dans cette gare déserte d’une ville incon­nue, je crus entendre les pas des nom­breux voya­geurs qui la fré­quen­taient de jour. Ce n’était pas désa­gréable de me lais­ser ber­cer par cette illu­sion : c’était comme une musique un peu confuse à laquelle venaient s’ajouter de temps à autre un appel, un coup de sif­flet, des rires, un sanglot.

Quand je sor­tis de ma rêve­rie j’avais, à ma grande sur­prise, ter­mi­né mon sand­wich et vidé ma bou­teille d’eau. Je regar­dai l’heure à ma montre : trois heures et demie du matin ! Plus d’une heure s’était enfuie et je me sen­tais tout anky­lo­sé. Je me suis levé pour me dégour­dir les jambes du côté des quais.

J’avais à peine fait quelques mètres que j’entendis der­rière moi des pas légers. Je fis immé­dia­te­ment volte-face, per­sonne ! Nul doute que, sous l’effet de la fatigue, mon pauvre esprit avait du mal à se débar­ras­ser de ma récente rêve­rie Je me remis en route, avec un petit sou­rire de condes­cen­dance à mon adresse. Mais la chose se repro­dui­sit, dis­crè­te­ment, à deux reprises, avant que je quitte la salle. M’efforçant à la rai­son, je ne me retour­nai plus. Fati­gué, oui ! Cré­dule, non ! J’arrivai aux quais où, comme moi, quelques trains atten­daient le retour du jour. Dans un silence abso­lu, les monstres de métal se repo­saient sous des voutes qui culmi­naient à plus de vingt mètres. Je me per­dis un temps dans cette vision impres­sion­nante, puis, reve­nant sur mes pas, je me dis que cette nuit n’était peut-être pas une mau­vaise affaire, après tout.

À peine arri­vé dans la salle, à nou­veau ce bruit de pas que j’avais cru entendre plus tôt ! Ce ne pou­vait être un écho des miens car je m’immobilisai sur-le-champ tan­dis que les pas, eux, conti­nuaient, avant de ces­ser à quelques mètres de moi ! Cette fois, mon cœur bat­tait la cha­made ! Je ne pen­sais plus à un tour de mon ima­gi­na­tion. J’avais tel­le­ment peur que je ne me sen­tis pas ridi­cule lorsque je lan­çai dans le vide, avec une voix que je ne recon­nus pas : « Il y a quelqu’un ? ». Aucune réponse, mais le bruit d’un pas dans ma direc­tion. J’étais pétri­fié. Ras­sem­blant mon cou­rage, je par­vins à répé­ter ma ques­tion. Cette fois, les pas s’éloignèrent en direc­tion de mes bagages et là, devant le banc, s’arrêtèrent net. Plus ques­tion de prendre mes affaires et de déta­ler ! Je ne trou­vais tou­jours pas le moyen de faire le moindre mou­ve­ment. Alors, les pas se rap­pro­chèrent len­te­ment et, arri­vés à deux mètres envi­ron, se mirent à décrire un cercle tout autour de moi. D’abord dans un sens, ensuite dans l’autre, et ain­si de suite. Dans l’angoisse de perdre la rai­son, je me mis à comp­ter ces rondes. Je comp­tais les tours, encore et encore, et ils se pour­sui­vaient encore et encore. C’était sans fin. Je me sen­tais pié­gé. Et puis, une intui­tion sou­daine me com­man­da d’écouter ces pas et les choses prirent une autre tour­nure : plus j’écoutais et plus j’étais trou­blé par ce qui m’apparaissait pro­gres­si­ve­ment comme une émou­vante cer­ti­tude. Fina­le­ment, bou­le­ver­sé, je com­pris qu’il s’agissait des pas légers d’un enfant !

Oui, c’étaient bien des bruits de petits sou­liers, les petits pas d’un enfant de six, sept ou huit ans. Mal­gré mon émo­tion, je me concen­trais tou­jours plus. Il y avait comme une impa­tience dans ces pas, mais éga­le­ment comme une hési­ta­tion, peut-être même de la crainte : ils avaient quelque chose de farouche. La situa­tion était tou­jours impen­sable, mais ma ter­reur avait dis­pa­ru. Je com­men­çais à me deman­der si les pas ne cher­chaient pas timi­de­ment à entrer en contact avec moi. Dans un état second, je me rap­pro­chai alors un peu et les pas s’éloignèrent légè­re­ment. Je recu­lai et ils se rap­pro­chèrent. Ce manège se repro­dui­sit une fois, deux fois, trois fois, etc.

Jusqu’à ce que la méfiance, de part et d’autre, cède peu à peu la place au jeu. Les pas se rap­pro­chaient et je recu­lais en sau­tillant. Ils recu­laient pré­ci­pi­tam­ment à leur tour et moi j’avançais d’un bond. Durant ce jeu, la dis­tance entre nous ne ces­sait de se réduire. Vint un moment où je m’arrêtai : j’étais là à fixer le sol, juste devant moi, où je ne dis­tin­guais rien, mais les petits sou­liers y étaient sans aucun doute, j’entendais leur semelle remuer. Je ten­tai un « Qui es-tu ? ». Pas de réponse. Ner­veu­se­ment épui­sé, je retour­nai à mon banc, sui­vi par le bruit léger des petits pas et m’endormis comme une masse. À six heures du matin, l’irruption des pre­miers voya­geurs m’a réveillé. Tant mieux, mon train par­tait une demi-heure plus tard. Je me suis levé, j’ai ras­sem­blé mes bagages et pris la direc­tion des quais, à peine éton­né que les petits pas s’attachent aux miens et me suivent, tan­dis que je quit­tais la salle. Ils m’ont sui­vi dans le train, ils m’ont sui­vi jusque chez moi. Depuis, cela fait soixante ans, ils ne m’ont plus jamais quitté.

Avec les années, j’ai appris quelques petites choses à leur sujet. Par exemple, qu’ils aiment le jeu de la marelle et le saut à cloche-pied. Aus­si ai-je pu pen­ser qu’ils étaient d’une petite fille. Mais j’ai éga­le­ment consta­té qu’ils courent très vite et n’hésitent pas à sau­ter à pieds joints dans les flaques, écla­bous­sant les pas­sants qui me traitent de noms d’oiseaux. Alors, il se pour­rait tout aus­si bien qu’ils soient d’un petit gar­çon. Les petits pas aiment faire ce qui est inter­dit, cou­rir dans l’appartement ou sau­ter sur mon lit pour me réveiller. Mais ce qu’ils aiment par-des­sus tout, c’est se mêler aux enfants dans les cours de récréa­tion ou dans les aires de jeu. Je les y conduis le plus sou­vent pos­sible et je les attends, en lisant tran­quille­ment le jour­nal, heu­reux. Lorsqu’ils ont fini de jouer, ils reviennent vers moi et tré­pignent : c’est le signal qu’il faut rentrer.

J’ai eu une belle vie, j’ai vécu beau­coup de choses, j’ai tra­vaillé et voya­gé, je me suis consa­cré aux autres, mais je n’ai jamais fon­dé de famille. J’ai eu des com­pagnes, qui ne sont jamais res­tées très long­temps et je m’en suis fait une rai­son. Contrai­re­ment à ce que j’imaginais autre­fois, je n’ai pas eu d’enfants. Peut-être parce que ma vie s’est dérou­lée comme si j’en avais tou­jours eu un, dont per­sonne n’a jamais rien su. Et peut-être, au fond, ai-je été si sou­vent et dura­ble­ment céli­ba­taire pour l’avoir tant aimé, cet enfant. Je ne sais pas.

Aujourd’hui, je suis vieux et je m’inquiète : que devien­dront les petits pas lorsque je ne serai plus ? J’aimerais tant qu’ils ne finissent pas tris­te­ment dans une salle des pas per­dus. Mais à qui les confier ? Qui me croi­ra ? Qui les entendra ?

Etienne Verhasselt


Auteur