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Les ombres du palais, de L. Bonvent et M.-Fr. Plissart

Numéro 5 – 2020 par Evelyne Mertens Damien Scalia

juillet 2020

L’ouvrage ici pré­sen­té est la réci­gra­phie d’un lieu par­ti­cu­lier pour Bruxelles : son Palais de jus­tice. À tra­vers trente-et-une his­toires de per­sonnes qui le côtoient, qui y tra­vaillent, qui y ont vécu des moments clefs de leur vie, les autrices offrent à la lec­ture un Palais de jus­tice sous un nou­veau jour, plus intime, plus émo­tion­nel que ce que nous […]

Un livre

L’ouvrage1 ici pré­sen­té est la réci­gra­phie d’un lieu par­ti­cu­lier pour Bruxelles : son Palais de jus­tice. À tra­vers trente-et-une his­toires de per­sonnes qui le côtoient, qui y tra­vaillent, qui y ont vécu des moments clefs de leur vie, les autrices offrent à la lec­ture un Palais de jus­tice sous un nou­veau jour, plus intime, plus émo­tion­nel que ce que nous en donnent les écrits que nous avons l’habitude de lire sur ce bâti­ment. C’est, en effet, bien sou­vent par le biais de l’architecture, de l’urbanisme, de l’histoire ou du droit qu’est pré­sen­té le Palais de jus­tice de Bruxelles. L’approche est ici dif­fé­rente. C’est grâce aux voix des per­sonnes qui le peuplent, qui l’ont peu­plé ou même qui refusent d’y entrer, recueillies par Lise Bonvent, et aux pho­to­gra­phies tan­tôt impo­santes tan­tôt inti­mistes de Marie-Fran­çoise Plis­sart, que l’on (re)découvre ce palais si particulier.

Lieu com­man­dé par Léo­pold II, il est bien sou­vent syno­nyme de la grande his­toire de la Bel­gique, mais aus­si de sa part la plus sombre. La pre­mière pierre du palais a été posée le 31 octobre 1866 et sa construc­tion, sous le contrôle de son archi­tecte Joseph Poe­laert, s’est ter­mi­née après sa mort, en 1883. Presque vingt ans pour construire une des plus grandes salles des pas per­dus d’Europe, espace autour duquel tout le palais est éri­gé. Nous le ver­rons, une par­tie de cette his­toire se retrouve grâce aux récits indi­vi­duels : les petites his­toires forment la grande à la manière de Syl­vain Ouillon et de son ouvrage monu­men­tal Les jours ou encore Une his­toire de France abor­dée par Natha­lie Hei­nich au tra­vers de son his­toire familiale.

En effet, les his­toires, petites et grandes, font par­tie inté­grante de nos vies. Qu’on se les raconte à soi-même ou aux autres, elles ont une valeur pour appré­hen­der nos repré­sen­ta­tions (indi­vi­duelles autant que col­lec­tives), com­ment nous voyons le pas­sé et ce que nous sou­hai­tons pour le futur. Comme l’explique Jérôme Bruner[Bruner J. (2010), Pour­quoi nous racon­tons-nous des his­toires ?, Paris, Retz (Petit forum), p. 58.]]: « Se racon­ter, c’est en quelque sorte bâtir une his­toire qui dirait qui nous sommes, ce que nous sommes, ce qui s’est pas­sé, et pour­quoi nous fai­sons ce que nous fai­sons ». Notre mémoire et les récits que nous créons ne sont donc jamais figés, ils se meuvent en fonc­tion de la per­sonne qui nous fait face et du contexte. La pra­tique du recueil de récit de vie reven­dique d’ailleurs cette sub­jec­ti­vi­té comme une richesse. La pro­duc­tion d’une iden­ti­té mou­vante par la nar­ra­tion implique de ne pas vou­loir réi­fier l’histoire, mais de lui don­ner du sens[Pineau G. et Le Grand J.-L. (2013), Les his­toires de vie, Paris, PUF, « Que sais-je ? ».]]. Cet aspect donc, loin d’être une fai­blesse métho­do­lo­gique, est au fon­de­ment même du récit de vie.

Écrire sur l’expérience que l’on a d’un lieu per­met de trans­for­mer ce qui est indi­vi­duel en col­lec­tif par la créa­tion d’une his­toire com­mune. La cocons­truc­tion de l’histoire qu’implique le récit de vie relie alors les dif­fé­rentes expé­riences et se veut créa­trice de sens. Les sou­ve­nirs épars de moments de vie prennent sens grâce au thème com­mun et le palais se voit réha­bi­li­té grâce aux sou­ve­nirs de chacun·e. Cette dyna­mique rend l’approche du Palais de jus­tice par le récit de vie par­ti­cu­liè­re­ment per­ti­nente. Le lec­teur et la lec­trice se rendent compte au fil des récits que ce palais ne serait rien sans les per­sonnes qui le peuplent, pour cer­taines contre leur gré.

C’est ain­si qu’à tra­vers trente-et-un courts récits, on per­çoit d’abord quelques élé­ments his­to­riques : l’ouvrage dévoile la manière dont les Marol­liens ont été expro­priés et expul­sés pour construire le palais, les Alle­mands met­tant le feu aux archives durant la guerre, des éva­sions spec­ta­cu­laires, mais aus­si les diners et les récep­tions somp­tueuses d’un autre temps. En outre, on y ren­contre des traumatisé·e·s qui refusent d’y mettre les pieds — « Cha­cun ses limites » (p. 25) —, mais aus­si des liens pas­sion­nés qui ne fai­blissent pas. Certain·e·s y tra­vaillent depuis des dizaines d’années et posent un regard mélan­co­lique sur les salles qui se vident petit à petit. Pour elles et pour eux, il fut un temps où le palais était plus vivant. Pour d’autres, il n’est qu’une étape dans leur car­rière, un lieu de tra­vail un peu encom­brant et peu pra­tique dont on s’accommode tant bien que mal : « avec le temps, nous par­ve­nons, lui et moi, à connaitre des moments de grâce » (p. 42). Son gigan­tisme pré­ten­tieux se trans­forme par­fois en défaut raillé avec une cer­taine forme de ten­dresse : « Ce palais se veut gran­diose, tout en étant assez loque­teux ; il s’effondre de toute part, mais demeure obs­ti­né­ment » (p. 22). L’endroit per­met de voir se côtoyer des uni­vers dif­fé­rents voir oppo­sés : met­teurs en scène, pensionné·e·s qui reviennent pour des rem­pla­ce­ments, juges, avocat·e·s, kios­quier, greffier·ère·s, secré­taires, res­pon­sables de la sécu­ri­té et, bien sûr, jus­ti­ciables. Ain­si, les his­toires d’audiences, comme autant d’anecdotes qui ponc­tuent l’ouvrage, nous apprennent beau­coup sur la jus­tice autant que sur ses acteurs et actrices.

Dans « L’élégant » (p. 41), on est gref­fier de père en fils. Au fil de cette his­toire, le palais est tou­jours pré­sent, en fili­grane. Aucune nos­tal­gie, aucun attrait de la part du nar­ra­teur pour le bâti­ment : il y tra­vaille, c’est tout. Il y découvre les rouages de la jus­tice et les illu­sions qu’elle sus­cite. D’apparences solides, la jus­tice et le palais ont ceci de com­mun qu’on en voit les fis­sures quand on s’en approche trop. En regard du texte, la pho­to­gra­phie de Plis­sart montre quatre magis­trats dis­cu­tant sous le regard sombre du por­trait d’un pré­dé­ces­seur en her­mine. La scène semble convi­viale et se passe dans un cou­loir, un endroit pas­sant. Pas­sé, pré­sent et ave­nir se conjuguent en un instant.

« Le pilier » (p. 45) nous raconte son acti­vi­té d’huissier qu’il exerce et les gestes qu’il fait depuis plus de vingt ans, aus­si invi­sibles qu’indispensables au bon fonc­tion­ne­ment de la jus­tice. Para­doxa­le­ment, la proxi­mi­té avec les détenu·e·s lui a per­mis de décou­vrir la dimen­sion humaine de la jus­tice qu’il sert. Il relate aus­si l’évasion d’un jus­ti­ciable et ce que la peur res­sen­tie a chan­gé en lui. Sur la pho­to­gra­phie de la monu­men­tale salle des pas per­dus qui répond au texte, on peut voir quatre hommes : trois sont en cos­tume-cra­vate, ils ne font que pas­ser ; le qua­trième est plus jeune, il a l’air pré­oc­cu­pé et patiente en regar­dant ses baskets.

Sont aus­si convo­qués les clients de la jus­tice ; ceux et celles qu’elle fait souf­frir ou sauve par­fois. Ain­si, dans « Le cœur déchi­ré » (p. 144), les autrices par­tagent la souf­france d’une mère, qui connait trop bien ce palais, qui aurait aimé ne pas y mettre le pied, mais qui sou­tient son fils tant que cela est pos­sible. Dans « Tout a chan­gé » (p. 121) se dévoile l’expérience d’un jus­ti­ciable, com­plice du « Grand blond », qui explique com­ment la jus­tice est à l’image des cou­loirs sombres du palais dans les­quels il s’est per­du. Les trans­ferts jusqu’au palais sont syno­nymes d’attente et cela les rend dif­fi­ciles. Cette attente est celle de la pro­cé­dure pénale en géné­ral qui est ici magni­fi­que­ment concré­ti­sée par son témoignage.

Le Palais de jus­tice est aus­si le lieu de moments heu­reux : les anni­ver­saires fêtés, un bai­ser volé, la décou­verte d’une biblio­thèque, la soupe par­ta­gée au res­tau­rant, une ren­contre ou encore la vue fabu­leuse depuis la cou­pole et son empla­ce­ment pra­tique pour aller boire une chope le vendredi.

L’ouvrage com­pile ain­si, à la façon de Svet­la­na Alexie­vitch, plu­sieurs récits qui se trouvent liés par le Palais de jus­tice de Bruxelles. À tra­vers l’expérience d’un lieu, c’est aus­si la pra­tique du droit que l’on découvre sous un autre prisme : le res­sen­ti de ces acteurs et actrices ou de ses client·e·s. En cela, les récits appa­raissent par­fois proches de la socio­lo­gie ou, pour cer­tains, en accord avec la convict cri­mi­no­lo­gy. Dans un contexte judi­ciaire pro­po­sant le plus sou­vent une écri­ture à sens unique, c’est une rareté.

C’est aus­si une classe sociale que nous lisons dans cet ouvrage. La façon dont les lignées d’avocat·e·s et de magistrat·e·s ont de se mettre en scène tra­duit une assu­rance et des égos par­fois déme­su­rés que nous décou­vrons au fur et à mesure de la lec­ture des pages. La Cour appa­rait comme un petit monde, dans lequel les liens fami­liaux, intimes et ami­caux étonnent par­fois, à l’image de la réac­tion de ce jeune avo­cat : « Lorsque j’ai com­pa­ru pour défendre mon client, j’ai vu arri­ver par la même porte le pré­sident du tri­bu­nal et le minis­tère public, ils se par­laient, rigo­laient ensemble. J’ai été pro­fon­dé­ment cho­qué. Com­ment ima­gi­ner une magis­tra­ture indé­pen­dante si elle est si proche du minis­tère public. Quelque chose est alors faus­sé dans la per­cep­tion » (p. 29).

Un regret peut-être : on aurait appré­cié une impli­ca­tion plus grande de l’autrice magis­trate à pro­pos de ces récits dont, une fois la lec­ture ter­mi­née, on ne sait ce qu’elle pense. Cela aurait per­mis des obser­va­tions quant au posi­tion­ne­ment épis­té­mo­lo­gique de l’autrice, des expli­ca­tions sur les inter­ac­tions qu’elle a eu avec les nar­ra­teurs et un sup­plé­ment d’humanité. Aucune expli­ca­tion n’est don­née sur le contexte et le dérou­le­ment des entre­tiens ou sur la richesse des ren­contres. Nous ne lirons pas non plus les impres­sions de Marie-Fran­çoise Plis­sart sur son tra­vail impres­sion­nant. Cette neu­tra­li­té ano­nyme laisse per­plexe au vu de l’émotion qui se dégage de cer­tains récits. Elle a peut-être pour but de lais­ser la plus grande place pos­sible aux indi­vi­dus, mais quelques expli­ca­tions auraient relié de manière bien­ve­nue les dif­fé­rents entre­tiens avec la per­cep­tion qu’en ont les autrices. Mais ce n’est pas là l’objet de l’ouvrage qui vise à redon­ner vie à un lieu que l’on estime bien sou­vent mort, cet ouvrage y par­ve­nant brillam­ment. Don­ner une voix à ceux qui peuplent le Palais, c’est le redes­cendre de son pié­des­tal pour le rendre enfin humain. Outre le fait de gar­der une trace, le récit et les images relient le pas­sé et le pré­sent. Les anec­dotes racon­tées et les pho­to­gra­phies redonnent vie à des ins­tants dis­pa­rus. Car tout immense, tout gran­diose et tout impo­sant qu’il soit, le palais n’est fina­le­ment qu’un bâti­ment vide (de sens?) sans les per­sonnes qui y passent, qui le contemplent, qui le vivent ou qui le fuient. Ça donne envie d’aller ou de retour­ner le visiter.

  1. Bonvent L. et Plis­sart M.-Fr. (2019), Les ombres du palais. Récits de vie, Bruxelles Lar­cier, 184 p.

Evelyne Mertens


Auteur

Damien Scalia


Auteur

docteur en droit, chercheur et enseignant, membre de la commision Prison (LDH)