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Les nouvelles figures de la question sociale

Numéro 12 Décembre 2003 par Hervé Pourtois

décembre 2003

Cet ensemble consti­tue pour La Revue nou­velle une étape de plus dans sa réflexion sur les trans­for­ma­tions induites par le nou­veau régime de crois­sance, son idéo­lo­gie de mar­ché et ses pra­tiques de mon­dia­li­sa­tion, de flexi­bi­li­sa­tion, de « moder­ni­sa­tion » du sec­teur public et de pri­va­ti­sa­tion des fonc­tions col­lec­tives. Un trait majeur de ces trans­for­ma­tions indique une mise […]

Cet ensemble consti­tue pour La Revue nou­velle une étape de plus dans sa réflexion sur les trans­for­ma­tions induites par le nou­veau régime de crois­sance, son idéo­lo­gie de mar­ché et ses pra­tiques de mon­dia­li­sa­tion, de flexi­bi­li­sa­tion, de « moder­ni­sa­tion » du sec­teur public et de pri­va­ti­sa­tion des fonc­tions col­lec­tives. Un trait majeur de ces trans­for­ma­tions indique une mise en ques­tion du para­digme qui a struc­tu­ré l’É­tat social autour d’un rap­port de classes paci­fié. Les enjeux, les acteurs, les pra­tiques semblent s’être diver­si­fiés et davan­tage par­ti­cu­la­ri­sés alors même que la glo­ba­li­sa­tion semble appe­ler à une régu­la­tion sociale forte et cohé­rente. Face à l’o­pa­ci­té induite par ces chan­ge­ments, il est urgent de pen­ser les nou­velles figures de la ques­tion sociale. Tant, en effet, écrit Daniel Cohen, qu’un nou­vel ensemble de règles sociales propres à notre époque n’au­ront été trou­vées, le malaise res­te­ra entier dans notre nou­velle civi­li­sa­tion du tra­vail. Par nou­velles figures de la ques­tion sociale, nous vou­lons signi­fier qu’ap­pa­raissent — dans le champ des repré­sen­ta­tions, des atti­tudes et des ins­ti­tu­tions mises en place pro­gres­si­ve­ment dans la socié­té sala­riale — des trans­for­ma­tions consi­dé­rables. Celles-ci concernent la for­ma­tion des salaires, les condi­tions de tra­vail et la sécu­ri­té sociale, avec, en toile de fond, une pré­ca­ri­sa­tion gran­dis­sante des sta­tuts liés à l’ex­pé­rience du travail.

C’est dans ce sens qu’A­bra­ham Frans­sen inter­roge le pro­jet d’É­tat social actif comme un ensemble de dis­po­si­tifs de fabrique de sujets, c’est-à-dire d’in­di­vi­dus capables de gérer de façon auto­nome les condi­tions de leur inté­gra­tion et de leur par­ti­ci­pa­tion à la socié­té. L’ef­fec­ti­vi­té de ce pro­jet implique une redé­fi­ni­tion de l’é­qui­libre des droits et des devoirs entre les indi­vi­dus et la socié­té, et une nou­velle façon de pen­ser les condi­tions d’ef­fi­ca­ci­té et de légi­ti­mi­té de l’É­tat social. On sait que les réformes réus­sissent lors­qu’elles peuvent à la fois prendre en compte le résul­tat des poli­tiques pas­sées et construire une nou­velle concep­tion du pro­grès. Cela implique un véri­table tra­vail d’i­den­ti­fi­ca­tion et d’é­va­lua­tion des impasses aux­quelles ces poli­tiques pas­sées ont conduit, mais aus­si des res­sources qu’elles délèguent. Abra­ham Frans­sen nous éclaire sur les rai­sons para­doxales pour les­quelles, dans les milieux pro­gres­sistes, le pro­jet d’É­tat social actif semble pire que l’É­tat pro­vi­dence alors qu’il est né des cri­tiques que ces mêmes milieux ont adres­sées à celui-ci. Les clés d’in­ter­pré­ta­tion qu’il pro­pose portent sur trois domaines prin­ci­paux, sur les­quels se fonde la cri­tique. D’a­bord, le double dépla­ce­ment de la res­pon­sa­bi­li­té : des entre­prises vers l’É­tat, d’une part ; et d’une concep­tion col­lec­tive de la res­pon­sa­bi­li­té vers une concep­tion indi­vi­duelle, d’autre part. Ensuite, le ren­for­ce­ment de la tutelle pater­na­liste et du contrôle social des pauvres que le pro­jet d’É­tat social actif induit. Enfin, le para­doxe de vou­loir affer­mir la cohé­sion sociale dans un contexte de libre fonc­tion­ne­ment du mar­ché (y com­pris du tra­vail), ce qui laisse la porte ouverte à la pré­ca­ri­sa­tion gran­dis­sante des sta­tuts et condi­tions de tra­vail. Tout cela conduit à des muta­tions fon­da­men­tales des « métiers du social », aux­quels on demande l’im­pos­sible. À savoir d’ar­ti­cu­ler des fina­li­tés inté­gra­tives remises en cause et des fina­li­tés « auto­no­mi­sa­trices » inac­ces­sibles. À savoir, éga­le­ment, de conci­lier un mode légi­time d’exer­cice de l’au­to­ri­té dans une concep­tion de plus en plus psy­cho­lo­gique des rap­ports sociaux. À savoir, enfin, de répondre aux exi­gences de l’exer­cice d’un métier plus tech­nique et spé­cia­li­sé tout en évi­tant le conflit avec le modèle de la poly­va­lence rela­tion­nelle qui a long­temps carac­té­ri­sé les « pro­fes­sions » sociales.

Georges Lié­nard opère un tra­vail d’exé­gèse de la récente loi sur le reve­nu d’in­té­gra­tion. Il pro­longe la réflexion d’A­bra­ham Frans­sen lors­qu’il iden­ti­fie trois enjeux prin­ci­paux concer­nant les fina­li­tés de cette loi consi­dé­rée comme étant la figure emblé­ma­tique prin­ci­pale de l’É­tat social actif. Le pre­mier enjeu concerne la réar­ti­cu­la­tion des droits et des devoirs en matière d’as­sis­tance et de sécu­ri­té sociale. Le deuxième enjeu touche à la contrac­tua­li­sa­tion du droit à l’in­té­gra­tion sociale et à ses impli­ca­tions pour les par­ties contrac­tantes. Le troi­sième enjeu porte sur la concep­tion de l’in­ser­tion et sur l’ex­ten­sion de la notion de tra­vail à des acti­vi­tés pou­vant entrer dans une nou­velle défi­ni­tion de la tra­jec­toire socioprofessionnelle.

Sou­cieux d’ar­ti­cu­ler éthique de convic­tion et éthique de la res­pon­sa­bi­li­té, Georges Lié­nard prend une cer­taine dis­tance avec le « pes­si­misme » d’A­bra­ham Frans­sen, qui voit dans le pro­jet d’É­tat social actif une forme de renon­ce­ment de l’É­tat à son rôle de « grand régu­la­teur » des équi­libres éco­no­miques et sociaux pour se cen­trer sur des fonc­tions d’a­dap­ta­tion à la socié­té de mar­ché dans un rôle d’ac­com­pa­gne­ment et d’en­ca­dre­ment des pré­caires et des sur­nu­mé­raires du sys­tème productif.

Pour Georges Lié­nard, il existe une alter­na­tive à cette direc­tion redou­tée. La mise en appli­ca­tion de la loi auto­rise la pos­si­bi­li­té d’une recon­quête de sou­tien social et d’au­to­no­mie pour les béné­fi­ciaires de l’aide sociale, si tou­te­fois elle fait l’ob­jet d’un finan­ce­ment et d’un accom­pa­gne­ment col­lec­tif suf­fi­sants. Dès lors, ces deux lec­tures des trans­for­ma­tions de l’É­tat social sug­gèrent dif­fé­rentes stra­té­gies face à l’É­tat social actif : décons­truc­tion des évi­dences du dis­cours qui le pro­meut et sub­ver­sion des dis­po­si­tifs lors­qu’ils sont répres­sifs, mais aus­si actions col­lec­tives d’as­so­cia­tions dans le champ de l’é­du­ca­tion per­ma­nente, de la repré­sen­ta­tion et de l’innovation.

En lien avec ce débat, Chris­tian Valen­duc attire notre atten­tion sur le fait que c’est aus­si au nom de l’É­tat social actif qu’une réforme fis­cale de grande ampleur a été déci­dée par le gou­ver­ne­ment pré­cé­dent. Cette réforme est-t-elle cohé­rente avec les ambi­tions sociales énon­cées ? Oui, si on consi­dère l’ac­crois­se­ment de la pro­gres­si­vi­té de l’im­pôt ; mais non, si l’on tient compte du fait que l’É­tat réduit glo­ba­le­ment l’im­pôt et donc ses capa­ci­tés d’ac­tion… Para­doxe pour un État social se vou­lant actif. Dès lors, il importe de remettre au cœur du débat la ques­tion du finan­ce­ment de la sécu­ri­té sociale si on veut évi­ter que, face aux deux voies s’ou­vrant devant l’É­tat social actif, il n’y ait d’autre choix que de prendre la plus impi­toyable pour les per­sonnes les plus pré­ca­ri­sées. Pour Chris­tian Valen­duc, la pro­po­si­tion d’ins­tau­rer une contri­bu­tion sociale géné­ra­li­sée (C.S.G.), c’est-à-dire un pré­lè­ve­ment à base large et à taux faible, garde sa per­ti­nence car, à moyen et à long terme, elle assure, par son lien avec le P.I.B., le main­tien d’un finan­ce­ment à la fois effi­cace, équi­table et adap­té de la pro­tec­tion sociale. Au-delà de sa dimen­sion tech­nique, il s’a­git d’un choix poli­tique pour une socié­té soli­daire, contre une pri­va­ti­sa­tion ram­pante et contre la frac­ture sociale qu’elle crée­rait inéluctablement.

En écho à l’a­na­lyse de Chris­tian Valen­duc pré­co­ni­sant de réflé­chir, en amont, sur les condi­tions macroé­co­no­miques et fis­cales néces­saires aux fonc­tions col­lec­tives de l’É­tat social, Dona­tienne Des­mette attire notre atten­tion sur la per­ti­nence d’une approche micro­so­ciale des phé­no­mènes qui se mani­festent en aval ou au bout de la chaine lorsque les usa­gers expé­ri­mentent concrè­te­ment leurs par­cours de for­ma­tion et d’in­ser­tion. Pui­sant sa réflexion dans des études empi­riques rele­vant de la psy­cho­lo­gie sociale, elle sou­ligne l’im­por­tance de l’im­pact indi­vi­duel de la stig­ma­ti­sa­tion sociale des chô­meurs. Si, dans les dis­po­si­tifs d’in­ser­tion, on active l’i­den­ti­té de chô­meurs auprès des per­sonnes impli­quées, on n’é­vi­te­ra pas des effets néga­tifs de décou­ra­ge­ment, de repli ou d’a­ban­don. Pour l’ac­tion sociale, l’en­jeu est donc de « déve­lop­per des poli­tiques d’in­ser­tion qui ne placent pas le chô­meur en situa­tion de “manque” par rap­port à un idéal à atteindre, mais qui lui donnent accès à la “mul­ti­di­men­sion­na­li­té” de l’in­ser­tion et qui en font un citoyen à part entière ». Com­ment donc évi­ter les sté­réo­types et les stig­ma­ti­sa­tions si l’on accepte comme posi­tive une approche qui accorde une plus grande place à l’in­di­vi­du, en alliant droits et devoirs dans une pers­pec­tive dyna­mique de par­cours d’in­ser­tion ? L’a­na­lyse de Dona­tienne Des­mette sou­lève un défi redou­table : assu­rer une régu­la­tion col­lec­tive juste de poli­tiques sociales dont l’ef­fi­ca­ci­té passe par le ciblage des bénéficiaires.

Dans sa contri­bu­tion, Marie Verhoe­ven ana­lyse cette pro­blé­ma­tique dans le champ sco­laire et com­pare la poli­tique « d’in­dif­fé­rence à la dif­fé­rence » pra­ti­quée en Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique à la poli­tique mul­ti­cul­tu­ra­liste pra­ti­quée en Grande-Bre­tagne. Il en res­sort une conclu­sion contras­tée. D’une part, la ségré­ga­tion sociale et sco­laire contri­bue à l’eth­ni­ci­sa­tion de l’ex­clu­sion sco­laire, cette eth­ni­ci­sa­tion étant peu pré­sente dans les milieux plus favo­ri­sés socia­le­ment et sco­lai­re­ment. Mais, d’autre part, l’a­na­lyse des tra­jec­toires de réus­site sug­gère que celles-ci ne sont pas asso­ciées à des stra­té­gies d’as­si­mi­la­tion cultu­relle mais plu­tôt à des formes d’eth­ni­ci­té assu­mées posi­ti­ve­ment et congruentes avec notre moder­ni­té démo­cra­tique. L’in­té­gra­tion socioé­co­no­mique ne devrait donc pas s’o­pé­rer au prix de la néga­tion de dif­fé­rences culturelles.

Cette conclu­sion nous ramène à notre constat ini­tial. Notre his­toire sociale récente se carac­té­rise par la dif­fé­ren­cia­tion des enjeux, des acteurs et des réponses appor­tées à la ques­tion sociale. Cette dif­fé­ren­cia­tion induit un ciblage des poli­tiques et des pra­tiques, allant par­fois jus­qu’à l’in­di­vi­dua­li­sa­tion, qui contraste avec les pra­tiques homo­gé­néi­santes de l’É­tat social for­diste aujourd’­hui remis en ques­tion. Les ana­lyses déve­lop­pées dans ce numé­ro donnent à pen­ser que cette trans­for­ma­tion ne doit pas néces­sai­re­ment être lue comme une perte. Elle pour­rait signi­fier l’a­morce d’une prise de conscience de la plu­ri­di­men­sion­na­li­té de la ques­tion sociale et des réponses à y appor­ter. Mais les voies, deve­nues iné­luc­ta­ble­ment mul­tiples, de réa­li­sa­tion de la jus­tice et de la mobi­li­sa­tion sociale ne se révè­le­ront pra­ti­cables que si, comme le pro­po­sait récem­ment Jérôme Gau­tié, nos socié­tés se montrent capables de refon­der les para­digmes de la régu­la­tion et de l’ac­tion collective.

Hervé Pourtois


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