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Les nouveaux « sentiers lumineux »

Numéro 12 Décembre 2009 par Jean Blairon

décembre 2009

Pour le monde asso­cia­tif, le tra­vail en réseau, encore peu réflé­chi, ouvre de nou­velles pos­si­bi­li­tés d’ac­tion, ce qui implique notam­ment une ana­lyse des repré­sen­ta­tions mon­trant que le pou­voir n’est pas hors d’at­teinte et qu’il n’y a aucun lieu qui en est pro­té­gé. Le pou­voir en réseau ne peut se pen­ser sans le contre-pou­voir. Les réseaux ne sont pas uni­que­ment sociaux, ils sont aus­si tech­niques avec le risque que com­portent les tech­no­lo­gies de la com­mu­ni­ca­tion (sou­mis­sion à l’im­mé­dia­te­té) et accen­tua­tion de l’élé­ment machi­nique par le « codage stra­té­gique » qui trans­forme le citoyen en client. Il faut dis­tin­guer plu­sieurs types de réseau qui peuvent chan­ger de forme et entre les­quels peuvent se pro­duire des glis­se­ments : trans­for­mer la com­po­si­tion des groupes est l’ob­jec­tif des luttes. Les rela­tions du réseau ne sont pas pen­sables seule­ment en termes de connexions : puisque le réseau est mou­ve­ment, la vitesse joue aus­si un rôle.

Notre réac­tion est ancrée dans une pra­tique d’éducation per­ma­nente qui s’exerce essen­tiel­le­ment par l’inter­ven­tion ins­ti­tu­tion­nelle. Nous sou­te­nons les dyna­miques ins­ti­tu­tion­nelles (ou asso­cia­tives) dans les­quelles se lancent des pro­ta­go­nistes lorsqu’ils décident de « lier leur sort » pour faire exis­ter leur refus de l’état des choses : un lieu de mixi­té sociale pour échap­per à la tyran­nie du pro­jet pour les dix-huit à vingt-cinq ans, un trem­plin pour sor­tir des « assi­gna­tions à rési­dence » dans des quar­tiers stig­ma­ti­sés, une expé­rience de péda­go­gie ins­ti­tu­tion­nelle renou­ve­lée, une créa­tion col­lec­tive d’un court-métrage pour résis­ter à l’usinage média­tique des sub­jec­ti­vi­tés1, etc.

Certes, toute association/institution se heurte à des effets de pou­voir et elle peut même être « retour­née » et pro­duire des effets bien éloi­gnés, si ce n’est inverses, de ceux qu’elle croit pour­suivre. Mais elle contri­bue sou­vent aus­si à « faire mon­ter » de nou­velles ques­tions publiques, à faire entendre des silences, à deman­der de nou­velles réponses politiques.

Dans ce contexte d’intervention ins­ti­tu­tion­nelle, nous res­sen­tons l’urgence et la néces­si­té de sor­tir d’une concep­tion du pou­voir « simple », hié­rar­chique, linéaire, s’exprimant par l’ordre et la répres­sion, concep­tion qui était d’ailleurs sou­vent mobi­li­sée à l’époque où s’inventait l’analyse ins­ti­tu­tion­nelle (les institutions/associations étant, par exemple, consi­dé­rées comme des « appa­reils idéo­lo­giques d’État »).

La pro­po­si­tion de Luc Van Cam­pen­houdt cor­res­pond bien à ce que notre pra­tique nous fait ren­con­trer sur le ter­rain : le pas­sage d’une forme où le pou­voir s’exerce par l’ordre à une forme où il s’exerce par le mouvement.

Nous par­ta­geons donc le pro­jet qui vise à échap­per « à ce sys­tème Sou­ve­rain-Loi qui a si long­temps fas­ci­né la pen­sée poli­tique », en ten­tant de sai­sir com­ment le pou­voir « vient d’en bas », du « socle mou­vant des rap­ports de force qui induisent sans cesse, par leur inéga­li­té, des états de pou­voir, mais tou­jours locaux et instables2 ». La matrice pro­po­sée par Luc Van Cam­pen­houdt est sti­mu­lante, dans la mesure où elle per­met de pen­ser les rela­tions au tra­vers des­quelles se construisent en per­ma­nence des états de pou­voir, à l’intérieur de réseaux et entre les réseaux eux-mêmes : la dimen­sion actan­cielle qu’il défi­nit doit nous conduire à pen­ser com­ment des « réseaux » entre­tiennent entre eux des rap­ports de force qui, en retour, contri­buent à les défi­nir, les trans­for­mer, les conso­li­der ou les affaiblir.

Nous sommes ame­nés tou­te­fois à nous deman­der si la théo­rie des réseaux sociaux n’est pas un cadre par­fois trop étroit pour déve­lop­per un tel pro­jet. En consé­quence, nous aime­rions for­mu­ler quelques pro­po­si­tions com­plé­men­taires, dic­tées par les ques­tions issues de notre pratique.

Pas l’un sans l’autre

Une pre­mière pro­po­si­tion est direc­te­ment ins­pi­rée par l’héritage fou­cal­dien : il est exclu de pen­ser le pou­voir en réseau sans son « irré­duc­tible vis-à-vis », à savoir la mul­ti­pli­ci­té des points de résis­tance. Pour Fou­cault, les rap­ports de pou­voir « ne peuvent exis­ter qu’en fonc­tion d’une mul­ti­pli­ci­té de points de résis­tance : ceux-ci jouent, dans les rela­tions de pou­voir, le rôle d’adversaire, de cible, d’appui, de saillie pour une prise3. »

Pro­po­si­tion qui n’a rien de théo­rique, puisqu’elle conduit à pen­ser qu’il n’y a pas d’extériorité par rap­port au pou­voir, certes, mais pas non plus par rap­port à la résis­tance. Ce point est essen­tiel puisqu’il implique immé­dia­te­ment la néces­si­té, pour l’intervention ins­ti­tu­tion­nelle, d’un tra­vail sur les repré­sen­ta­tions et notam­ment sur l’impression très (trop) répan­due que le pou­voir est hors d’atteinte et que les cou­rants domi­nants sont iné­luc­tables, d’une part, et, d’autre part, qu’il existe des espaces « purs » en dehors du pou­voir, ce qui est aus­si inexact. La concep­tion d’un pou­voir en réseau doit être assor­tie de celle d’un irré­duc­tible contre-pou­voir en réseau, ce qui devrait per­mettre de déga­ger immé­dia­te­ment des voies nou­velles pour l’action, mais aus­si d’en appe­ler à de nou­velles formes de vigilance.

Les réseaux sont autant techniques que sociaux

Plu­sieurs auteurs ont insis­té sur cette dimen­sion et notre expé­rience conduit à leur don­ner rai­son. Les réseaux tech­niques sont bien des acteurs à part entière (M. Cal­lon), la dimen­sion « machi­nique » est essen­tielle (F. Guattari).

L’actualité récente qui nous a remis en mémoire les mou­ve­ments cultu­rels et sociaux qui se sont oppo­sés au pou­voir com­mu­niste dans cer­tains pays de l’Est per­met d’identifier le rôle qu’y ont joué les trans­mis­sions en temps réel : relais qua­si immé­diats, dans les télé­vi­sions du monde entier, des pro­pos hési­tants d’un porte-parole du gou­ver­ne­ment d’Allemagne de l’Est sur l’ouverture des fron­tières, bom­bages et SMS échan­gés tous azi­muts à l’initiative d’Otpor annon­çant que Milo­se­vic « est fini », etc.

Bref, ce ne sont plus néces­sai­re­ment ces « ruelles étroites » des quar­tiers qui peuvent être consi­dé­rées, par leur pro­mis­cui­té, comme le « nid de toutes les révo­lu­tions4 », ce sont aus­si les voies directes ouvertes par les nou­veaux vec­teurs de com­mu­ni­ca­tion, qui rendent proche ce qui est éloi­gné, qui peuvent pro­vo­quer, par conta­gion, un soulèvement.

Inver­se­ment, la « poli­tique des Black­ber­ry » méri­te­rait d’être étu­diée en termes de réseau : cette nou­velle « machine » ne conduit-elle pas tant d’attachés de cabi­net à envi­sa­ger leur rôle prio­ri­taire comme une mis­sion de « démi­nage » immé­diat de tout ce qui pour­rait com­pro­mettre, dans la sphère vir­tuelle et essen­tiel­le­ment dans le champ média­tique, l’image sym­bo­lique de leur ministre : accu­lés à réagir devant le mur du pré­sent, ont-ils encore les moyens de déve­lop­per une pen­sée et une action réel­le­ment démocratiques ?

Par­mi les élé­ments « machi­niques » qui agissent dans les réseaux, il faut aus­si accor­der, sui­vant la sug­ges­tion de Félix Guat­ta­ri, une impor­tance majeure aux « codages stra­té­giques » qui cir­culent et s’imposent en cir­cu­lant. Pour don­ner un exemple simple, le codage du citoyen en « client » (qui est impo­sé aujourd’hui, par exemple, par le cadre d’auto-évaluation de la fonc­tion publique en Europe et chez nous) est un « agen­ce­ment machi­nique » redou­table : il per­met de réduire la par­ti­ci­pa­tion sociale à l’expression de la satis­fac­tion, de trans­for­mer le ser­vice public en four­nis­seur de ser­vices et de trans­for­mer le ser­vice en mar­chan­dise. Il joue un rôle consi­dé­rable et dis­cret dans la « conver­sion » de la gauche aux valeurs de l’entreprise, enta­mée depuis les années quatre-vingt, qui conduit à implan­ter par­tout (dans les ser­vices publics comme dans cer­taines asso­cia­tions) les valeurs mana­gé­riales (c’est-à-dire capi­ta­listes) comme réfé­rence unique de l’action.

Les réseaux sociaux ne mobilisent pas que des groupes constitués ou des positions acquises

L’essentiel des luttes de pou­voir réti­cu­laires, au contraire, porte sur la trans­for­ma­tion de la com­po­si­tion des groupes ; comme le dit très bien Fou­cault, il s’agit de dépla­cer des cli­vages, de bri­ser des uni­tés, de sus­ci­ter d’autres regrou­pe­ments, par exemple de faire adhé­rer les oppo­sants au pro­gramme domi­nant. Pre­nons l’exemple de Frank Van­den­broucke : ayant, en tant que pré­sident du SP, « brû­lé » une valise conte­nant un argent « noir » dont il aurait décou­vert l’existence, il part se faire oublier dans une uni­ver­si­té anglo-saxonne et revient avec une doc­trine aux effets incen­diaires (l’«État social actif »), qui, en foca­li­sant l’attention sur la pré­ten­due fraude sociale, jette un écran de fumée fort oppor­tun sur le jeu per­ma­nent des domi­nants avec la règle, dans le but de maxi­mi­ser leurs pro­fits5. On peut dès lors sus­ci­ter un nou­veau regrou­pe­ment qui dis­tri­bue l’action poli­tique sur deux axes inégaux : pas de par­don pour la fraude sociale et pas de contrainte (seule­ment des « inci­tants » libres comme le code Lip­pens) pour les dominants.

Vitesse et politique

Les rela­tions consti­tu­tives du réseau ne sont pas seule­ment des­crip­tibles en termes de connexion. Des ques­tions de rythme et de vitesse6, par exemple, sont à prendre en compte, comme le pos­tule d’ailleurs impli­ci­te­ment le thème du pou­voir comme « mouvement ».

Deux exemples : la vitesse de réac­tion qui est impo­sée au per­son­nel poli­tique par les exi­gences du champ média­tique conduit à une pra­tique assi­mi­la­tion­niste des connexions (d’un champ à l’autre, d’un pilier à l’autre, d’un camp à l’autre) autour d’un « PPCD » (plus petit com­mun déno­mi­na­teur immé­dia­te­ment com­pré­hen­sible). Les ver­sions néo­ma­na­gé­riales sim­plistes trouvent pro­ba­ble­ment là une des expli­ca­tions de leur adop­tion par ceux qui auraient dû les combattre.

Inver­se­ment, l’action d’affaiblissement des résis­tances peut pas­ser par une mise en mou­ve­ment accé­lé­rée et per­ma­nente, apte à pro­duire l’éclatement de leur noyau dur. C’est le rôle que peuvent jouer les « appels à pro­jet » suc­ces­sifs et éva­nes­cents, qui détruisent in fine la capa­ci­té d’invention des asso­cia­tions, des ins­ti­tu­tions en leur impo­sant de se cou­ler dans un moule de renou­vel­le­ment auto­ma­tique et sans fin (Jean-Pierre Le Goff parle dans un autre contexte de « cen­tri­fu­geuse à idées » pour expli­quer le fonc­tion­ne­ment d’un Sarkozy).

formes de réseau et effets des « changes de forme7 » entre eux

Quand on tra­vaille avec les asso­cia­tions, on est frap­pé par deux choses : le fait de « tra­vailler en réseau » est pour elles une évi­dence trop peu inter­ro­gée8 ; la confu­sion qui tourne autour du « tra­vail en réseau » est très grande, notam­ment à cause du fait qu’on peut pas­ser sans s’en rendre compte d’une forme de réseau à une autre9.

La même atten­tion devrait être por­tée aux réseaux de pou­voir et de contre-pou­voir. Le glis­se­ment per­ma­nent, par exemple, de « réseaux de mobi­li­sa­tion » (forme appa­rente, incar­née, par exemple, par les « piliers ») à des « réseaux de connexion » (forme offi­cielle, incar­née par la ren­contre d’acteurs de champs dif­fé­rents, comme le plan Mar­shall), puis à une neu­tra­li­sa­tion de cer­tains réseaux (forme réelle, incar­née, par exemple, par la pra­tique assi­mi­la­tion­niste dénon­cée plus haut) joue un rôle consi­dé­rable dans les agen­ce­ments de pouvoir.

Symé­tri­que­ment, la recon­nexion d’acteurs œuvrant dans des réseaux de mobi­li­sa­tion sépa­rés voire oppo­sés et la décon­nexion d’acteurs œuvrant dans un même réseau de mobi­li­sa­tion sont une pra­tique de résis­tance essen­tielle (comme le montre, on s’en sou­vient, l’action menée contre le pro­jet Job­pass du Forem au départ de quelques asso­cia­tions d’éducation permanente).

Les rap­ports de force chan­geants qui opposent les agen­ce­ments de pou­voir et de résis­tance, le rôle des com­po­santes machi­niques, les actions de dépla­ce­ment, bri­sure, regrou­pe­ment, les chan­ge­ments de rythme et de vitesse, les « changes de forme » sont donc pour nous les nou­veaux « sen­tiers lumi­neux », sou­vent bien obs­curs, par­fois fort bru­taux, qu’empruntent aujourd’hui les for­ma­tions de pou­voir et que Luc Van Cam­pen­houdt nous invite et nous aide à explo­rer. L’enjeu est plus que jamais celui qu’énonçait déjà Félix Guat­ta­ri en 1970 : « Les énon­cés conti­nue­ront de flot­ter dans le vide, indé­ci­dables, tant que des agents col­lec­tifs d’énonciation ne seront pas à même d’explorer les choses dans la réa­li­té, tant que nous ne dis­po­se­rons d’aucun moyen de prendre du recul par rap­port à l’idéologie domi­nante qui nous colle à la peau, qui parle d’elle-même en nous-mêmes, qui, mal­gré nous, nous porte aux pires conne­ries, aux pires répé­ti­tions, et tend à faire que tou­jours nous soyons bat­tus sur les mêmes sen­tiers bat­tus10. »

  1. Nous évo­quons ici quatre asso­cia­tions inno­vantes qui ont fait l’objet d’une étude que nous avons réa­li­sée pour l’Observatoire de l’enfance, de la jeu­nesse et de l’aide à la jeu­nesse : Soli­dar­ci­té, Dyna­mo Inter­na­tio­nal, Péda­go­gie nomade, Lou­piote asbl.
  2. Ces expres­sions sont de Michel Fou­cault, dans La volon­té de savoir, Gal­li­mard, 1976, p. 128 et 122.
  3. Ibi­dem, p. 126.
  4. On se sou­vient de la trans­for­ma­tion de Paris par le baron Haussman.
  5. Voir la thèse de L. Bol­tans­ki dans Rendre la réa­li­té inac­cep­table, à pro­pos de la La pro­duc­tion de l’idéologie domi­nante, Demo­po­lis, 2008.
  6. Nous nous réfé­rons impli­ci­te­ment ici aux tra­vaux de Paul Viri­lio, qui met en avant les effets des­truc­teurs de la tri­lo­gie « immé­dia­te­té, ubi­qui­té et ins­tan­ta­néi­té », en poli­tique comme dans les inter­ac­tions quotidiennes.
  7. On recon­naît l’expression de Jean-Pierre Faye.
  8. Alors qu’on peut démon­trer que ce type de tra­vail peut fonc­tion­ner sur base des mêmes pro­cé­dés des­truc­teurs que ceux mis en œuvre par les ins­ti­tu­tions totales fer­mées, voir J. Blai­ron, J. Fas­très, E. Ser­vais et E. Van­hée, L’institution totale vir­tuelle, Luc Pire, 2002.
  9. Voir J. Fas­très, « Pour une typo­lo­gie du tra­vail en réseau ».
  10. F. Guat­ta­ri, « Nous sommes tous des grou­pus­cules », dans Psy­cha­na­lyse et trans­ver­sa­li­té, Essais d’analyse ins­ti­tu­tion­nelle, La Décou­verte, 2003, réédi­tion de 1972, p. 285.

Jean Blairon


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