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Les nouveaux lieux communs de la droite
Le 19 mai dernier, le journal Le Monde titrait « Avec sa nouvelle revue “Front populaire”, Michel Onfray séduit les milieux d’extrême droite ». Dans cet article, le quotidien présente la nouvelle revue intellectuelle lancée par le philosophe français. Se revendiquant comme « populiste » et en opposition à « la pensée dominante », celle-ci rassemble, parmi les auteur·e·s et soutiens […]
Le 19 mai dernier, le journal Le Monde titrait « Avec sa nouvelle revue “Front populaire”, Michel Onfray séduit les milieux d’extrême droite »1. Dans cet article, le quotidien présente la nouvelle revue intellectuelle lancée par le philosophe français. Se revendiquant comme « populiste » et en opposition à « la pensée dominante », celle-ci rassemble, parmi les auteur·e·s et soutiens annoncés, l’ancien ministre de gauche Jean-Pierre Chevènement, le professeur Didier Raoult et des noms connus de la droite intellectuelle en France : Mathieu Bock-Côté, Philippe de Villiers, Robert Ménard, Natacha Polony ou Alain de Benoist, le père de la Nouvelle Droite. Ce dernier n’a d’ailleurs cessé de répéter son enthousiasme pour ce projet.
Sans présager de son succès, cette initiative, qui surprendra celles et ceux qui n’ont pas suivi l’évolution intellectuelle de Michel Onfray, est intéressante à plus d’un titre. D’une part, elle montre l’intérêt de nombreux acteurs politiques, y compris à droite, pour les combats d’idées. Dans ce cadre, comme le rappelle Jean-Yves Camus dans Le Monde, le soutien d’Alain de Benoist est tout sauf une surprise. Depuis cinquante ans, il investit l’espace intellectuel pour combattre l’hégémonie supposée de la gauche, convaincu que la victoire de la droite ne viendra ni des urnes ni de la violence terroriste. Depuis 1968, il tisse patiemment un contre-univers de pensée qui s’étend au-delà des frontières de la France et inspire aujourd’hui des personnalités aussi diverses que Steve Bannon, Aleksandr Dugin, Matteo Salvini ou Marion Maréchal-Le Pen.
De manière ironique, le penseur communiste Antonio Gramsci constitue une des principales sources d’inspiration d’Alain de Benoist, qui n’a pas hésité à présenter son projet politique comme un « gramscisme de droite2 ». C’est d’ailleurs à la lumière de la théorie de l’hégémonie que le site de droite français Atlantico analyse l’initiative de Michel Onfray, affirmant qu’« il faudrait être bien naïf pour ne pas voir que le Front populaire — un site web et une revue — est un tremplin pour un projet politique. D’abord gagner la bataille idéologique, celle des mots et des concepts : en son temps, le penseur communiste Antonio Gramsci l’avait parfaitement théorisé. Le terminus du train lancé à grande vitesse par Onfray a pour nom 2022.»
D’autre part, cette initiative dévoile des affinités intellectuelles et permet de mieux comprendre la circulation de certaines idées. Michel Onfray, un penseur historiquement classé à gauche et qui se qualifie toujours comme tel, est de plus en plus célébré à droite où on le présente comme un défenseur de la liberté d’expression et un chevalier de la pensée libre. Lui-même, dans son livre Théorie de la dictature, utilise les écrits de l’écrivain communiste George Orwell (1984 et La ferme des animaux) pour dénoncer les dérives totalitaires du « gauchisme culturel » et de l’«Empire maastrichien »3. De telles proximités ne sont pas neuves et nombre d’auteur·e·s ont souligné combien tant l’extrême droite que le néolibéralisme ont réussi à diffuser leurs idées au-delà de leurs rangs, transformant durablement le débat public. Comme le soulignait déjà en 1999 la sociologue canadienne Dorothy E. Smith au sujet de la notion de « politiquement correct », ces termes fonctionnent comme des « codes idéologiques »4. Ils sont répétés à l’envi par des locuteurs chaque fois plus diversifiés, au point que l’origine de ces termes est oubliée. La répétition de ces termes, qui organisent de manière croissante l’espace de parole et de pensée, leur permet de s’autoreproduire et d’acquérir une vie distincte de celles et ceux qui les ont inventés.
À la faveur d’une certaine normalisation de l’extrême droite, ces proximités intellectuelles voire personnelles sont peut-être devenues plus fréquentes. Elles contribuent à naturaliser un certain nombre d’idées qui acquièrent de cette façon le statut d’évidence. Ces idées, élaborées il y a parfois plusieurs décennies, circulent désormais loin des cénacles souvent confidentiels où elles sont nées. Elles se banalisent et traversent les frontières, sans pour autant que leur généalogie soit visible ou connue5. Le dernier essai de Caroline Fourest, Génération offensée. De la politique de la culture à la police de la pensée, en offre un exemple édifiant6. Au nom d’une bienveillance à l’égard de la gauche, la journaliste française, qui fait des débats sur l’appropriation culturelle son nouveau cheval de bataille, souhaite mettre celle-ci en garde contre ce qu’elle perçoit comme un virage « moraliste » et « identitaire » et interpeler une génération jugée trop sensible, victimaire et encline à la censure. Ce faisant, elle colporte et contribue à importer en France des idées issues pour une grande part de l’extrême droite étasunienne.
C’est contre ce phénomène que nous avons élaboré ce numéro thématique. Un peu à la manière du Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert, il se propose de discuter et déconstruire plusieurs de ces lieux communs. À l’image d’un dictionnaire, il est organisé de manière alphabétique et se compose de dix articles qui expliquent chacun de manière concise les origines et l’usage d’un terme aujourd’hui répandu dans le débat public. Par ailleurs, les concepts économiques et sociaux associés au néolibéralisme ayant déjà été largement discutés (notamment dans le Dictionnaire du prêt-à-penser de Matteo Alaluf7), ce numéro s’intéresse surtout à des notions jugées plus « culturelles » ou « sociétales ». Ce choix découle non seulement d’une volonté de ne pas répéter ce qui a été fait, mais aussi de celle de ne pas retomber dans l’économisme éculé d’un certain marxisme qui, en inféodant le politique, le social et le culturel à l’économique, n’arrive pas à penser tant l’autonomie que les articulations entre ces différentes sphères de la société. Par exemple, dans le contexte actuel, la tentation est grande de présenter la vague populiste comme une nouvelle stratégie du néolibéralisme. Si cette théorie fonctionne relativement bien dans les cas du Brésil ou des États-Unis où l’héritage néolibéral est dominé par les théories d’Hayek, Becker ou Friedman, elle montre des limites en Hongrie ou en Pologne où les partis au pouvoir sont presque les seuls à proposer des politiques sociales (certes très sélectives et imprégnées des préférences idéologiques des gouvernants) contre les diktats néolibéraux de l’Union européenne et de ses alliés dans la région (qui sont eux plutôt inspirés par les ordolibéraux allemands). Ce débat dépasse les objectifs de ce numéro, mais il convient de souligner les efforts pour penser de manière complexe ces articulations dont témoigne, par exemple, l’article d’Éric Fassin dans ce dossier, ou le travail récent de Wendy Brown. Dans son dernier libre, In the ruins of neoliberalism. The rise of antidemocratic politics in the West, elle propose, contre l’idée d’une identité, une analyse fine des liens entre néolibéralisme et autoritarisme8. Elle montre avec brio que si, dès les origines, certains penseurs néolibéraux n’ont pas caché leur intérêt pour l’ordre et la famille, l’autoritarisme ne faisait pas pour autant partie de leur projet. Par contre, les assauts successifs du néolibéralisme contre la société et la démocratie ont largement construit les phénomènes politiques auxquels nous assistons aujourd’hui, dont ils constituent une forme bâtarde similaire au monstre créé par Victor Frankenstein.
En d’autres mots, si Hayek pouvait défendre l’intérêt d’un pouvoir autoritaire en soutenant explicitement Pinochet9 et n’hésitait pas à suggérer l’incapacité des parlements à adopter des mesures économiques cohérentes10, c’était dans une logique de transition afin de créer une véritable rupture et de prendre des mesures choc, le temps d’un retour à une forme de gouvernement plus démocratique (bien que caractérisée par une domination des experts, singulièrement des économistes). Plus largement, la difficulté posée par l’articulation entre néolibéralisme et autoritarisme vient aussi de l’impression que le néolibéralisme constitue une école de pensée parfaitement unifiée, impression justifiée par l’effort commun et collectif des penseurs néolibéraux pour s’imposer dans le paysage intellectuel et politique. Mais cette impression se révèle inexacte dès que l’on se consacre à une étude attentive des différents courants qui composent le néolibéralisme, lesquels ont des conceptions parfois radicalement opposées de la vie politique11.
Ce numéro s’inscrit aussi dans la lignée de l’Abécédaire critique dirigé par Pascal Durand. Comme ce livre, notre projet s’intéresse à des « mots, expressions ou syntagmes figés qui, à force de revenir à répétition dans le discours politique et dans le discours de la presse, se font largement oublier comme formes idéologiquement signées »12. Cependant, les termes choisis couvrent un champ plus restreint, qui ne tente pas de couvrir l’ensemble du spectre politique. Les dix entrées retenues sont les suivantes : démographie (Neil Datta), gouvernance (Alain Eraly et Marie Goransson), haine des hommes (Irène Kaufer), islamo-gauchisme (Corinne Torrekens), marxisme culturel (Jérôme Jamin), politiquement correct (Laurence Rosier), racisme antiblanc (Abdellali Hajjat), rigidité (Corinne Gobin), sens commun (Éric Fassin) et théorie du genre (David Paternotte). Cette liste n’est pas exhaustive et d’autres entrées auraient eu leur place, par exemple austérité, choix (liberté de), christophobie, effort (culture de), droits-de‑l’hommisme, globalisme, grand remplacement, guerre culturelle, peuple et sécurité. Certains de ces termes apparaissent néanmoins dans les contributions proposées et celles qui font défaut doivent être lues comme une invitation à poursuivre le travail entamé.
Pour terminer, le titre choisi, « Les nouveaux lieux communs de la droite », a parfois effrayé. Si celui-ci est incontestablement trop binaire et peut, de manière performative, renforcer certaines oppositions intellectuelles au lieu de les déconstruire, il a le mérite de la clarté. Nous sommes bien conscients que tant la gauche que la droite ne constituent pas des blocs monolithiques, mais sont traversées par des tensions et des rivalités. Les travaux de René Rémond sur les droites françaises ont fait date et quiconque a étudié la politique belge sait que la théorie des clivages permet d’identifier plusieurs droites et que les alliances varient selon la saillance des clivages à un moment donné. En particulier, on ne peut en aucun cas assimiler en un seul objet les « nouvelles droites », comme s’il n’existait aucune distinction entre les différents mouvements de « droite radicale et extrême » qui ont émergé en Europe ou en Amérique latine. Nous l’avons déjà évoqué au sujet de leur filiation néolibérale, mais on doit aussi pointer des disparités notamment dans le rapport à la religion et à la technologie. Cependant, l’ensemble de ces « phénomènes émergents » se rejoint de plus en plus dans un vocabulaire commun.
Plus encore, force est de constater que, malgré les difficultés intrinsèques liées à sa définition et les nombreuses invitations à la dépasser13, la distinction droite-gauche reste une balise essentielle pour comprendre le champ politique. Outre une valeur heuristique jamais totalement infirmée, elle constitue encore, et peut-être plus qu’avant, une manière pour les acteurs politiques de se présenter. Si la revendication d’une appartenance de gauche n’a jamais disparu, de plus en plus d’acteurs affirment aujourd’hui être de droite. Aux stigmates et à la discrétion auraient donc succédé, à les écouter, la fierté et l’affichage public. Dans ce contexte, malgré ces critiques, ce titre a le mérite d’être percutant. Il permet d’éclairer des univers intellectuels et de retracer des généalogies. Cela dit, réduire les univers de discours étudiés à la droite serait une erreur. Comme l’illustre ce numéro, ces termes ne sont pas utilisés par l’ensemble de ce qui est généralement considéré comme la droite et ils apparaissent parfois à gauche. C’est précisément le constat de ces circulations qui nous a incités à prendre la plume avec urgence.
- Lire aussi https://cutt.ly/Xie5hUv.
- Camus J.-Y. (2019), « Alain de Benoist and the new Right », dans Key thinkers of the radicalright. Behind the new threat to liberal democracy, ed. By Marl Sedgwick, Oxford, Oxford University Press, p. 73 – 90.
- Onfray M., Théorie de la dictature, Paris, Robert Laffont, 2019.
- Smith D. E. (1999), «“Politically correct”: An organizer of public discourse », dans Writing the social : Critique, theory, and investigations, Toronto, University of Toronto Press, p. 172 – 194.
- Garbargnoli S. (2020), «“Les obsédé·e·s de la race et du sexe”: Penser les attaques anti-minoritaires avec Colette Guillaumin », AOC.
- Fourest C., Génération offensée. De la politique de la culture à la police de la pensée, Paris, Grasset, 2020.
- Alaluf M., Dictionnaire du prêt-à-penser, Bruxelles, EVO, 2000 et Contre la pensée molle. Dictionnaire du prêt-à-penser 2, Mons, Couleur livres, 2014.
- Brown W., In the ruins of neoliberalism. The rise of antidemocratic politics in the West, New York, Columbia University Press, 2019.
- Entretien publié dans El Mercurio, 12 avril 1981, p. D8-D9.
- Hayek F., The road to serfdom (1944), Routledge Classics, 2006, p. 65.
- Voir le numéro 2 de La Revue nouvelle de 2017, « Néolibéralisme(s)».
- Durand P. (dir.), Les nouveaux mots du pouvoir. Abécédaire critique, Bruxelles, Aden, 2007, p. 9.
- Bobbio N., Droite et gauche. Essai sur une distinction politique, Paris, Le Seuil.