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Les nostalgiques du sang et les pigeons du décalogue

Numéro 9 Septembre 2012 par Dan Kaminski

septembre 2012

Des mil­lions de cen­te­naires sont pas­sés sous silence. Et c’est tant mieux. Il reste que, par­fois, au hasard d’un che­min, on sou­lève une pierre, sous laquelle étran­ge­ment rien n’a pour­ri. Comme si le vieux venait de mou­rir, lais­sant pour nos contem­po­rains, après cent ans, un gout irri­té de pié­ti­ne­ment et, pour lui, reve­nant ima­gi­naire, le […]

Des mil­lions de cen­te­naires sont pas­sés sous silence. Et c’est tant mieux. Il reste que, par­fois, au hasard d’un che­min, on sou­lève une pierre, sous laquelle étran­ge­ment rien n’a pour­ri. Comme si le vieux venait de mou­rir, lais­sant pour nos contem­po­rains, après cent ans, un gout irri­té de pié­ti­ne­ment et, pour lui, reve­nant ima­gi­naire, le gout amer du déjà vu.

Vic­tor Serge n’est pas mort en 1912, mais il est entré, cette année-là, à l’âge de vingt-deux ans, le 31 jan­vier pré­ci­sé­ment, à la pri­son de la San­té. Puis il connut celle de Melun et toute l’affaire dura cinq ans exac­te­ment, au jour près. Après quoi, il fut expul­sé de France. Ce fut Bar­ce­lone, puis la Rus­sie révo­lu­tion­naire où il connut encore d’autres captivités.

Il a lais­sé un récit, publié en 1930, non pas de son expé­rience — il a la décence de ne par­ler que très dis­crè­te­ment de lui —, mais de l’expérience col­lec­tive de l’incarcération (les réclu­sion­naires, les « gaffs », le régime, l’espace et le temps, les com­bines, les déses­poirs, les vexa­tions et les vio­lences, la mort). Ce récit qui, mal­gré le sup­plé­ment anar­chiste qui lui donne sa cou­leur, vaut bien une eth­no­gra­phie, est curieu­se­ment bap­ti­sé « roman ». Son titre est Les hommes dans la pri­son. La vie de Vic­tor Serge, les motifs de son empri­son­ne­ment et ce que fut ensuite sa vie de révo­lu­tion­naire, cri­ti­quant à ses dépens, dès 1925, ce qui devien­dra le sta­li­nisme, toute cette his­toire per­son­nelle et glo­bale est racon­tée dans la pré­face de Richard Gree­man à la réédi­tion en 2011 de son récit. Vic­tor Serge est entré en pri­son il y a cent ans. Bien sûr, les choses ont chan­gé, bien sûr le monde n’est plus le même, bien sûr les pri­sons fran­çaises ne sont plus, en par­ti­cu­lier, les cou­loirs de la mort qu’elles ont été jusqu’en 1981. Mais c’est jus­te­ment sur ce point que l’ouvrage anti­cipe, avec une iro­nie ver­ti­gi­neuse de véri­té, ce que Fou­cault et Deleuze ont mis en évi­dence dans leurs tra­vaux sur la gou­ver­ne­men­ta­li­té pour le pre­mier et sur la socié­té de contrôle pour le second.

Vic­tor Serge écrit que la mort est peut-être la plus natu­relle des peines, mais qu’elle est sur­tout « la plus humaine des peines, en deux graves signi­fi­ca­tions du terme ». Il faut lire la cita­tion com­plète, à la page 120 de la réédi­tion, pour entendre la double gra­vi­té annoncée.

La plus humaine, d’abord, « parce que depuis des mil­lé­naires les hommes, se dis­tin­guant ain­si de la bête, en font un usage quo­ti­dien, de clan à clan, de tri­bu à tri­bu, de cité à cité, d’État à État, de socié­té à socié­té. Le Tu ne tue­ras point du déca­logue est, en sa sim­pli­ci­té lapi­daire de texte tron­qué, un gros­sier men­songe. Jamais on ne le pense. Tou­jours la loi morale fut : Tu ne tue­ras point ton frère de tri­bu, de cité, de nation ou de classe et com­plé­tée par l’autre impé­ra­tif non moins caté­go­rique : Tu tue­ras l’homme de l’autre tri­bu, de l’autre cité, de l’autre nation, de l’autre classe ! La plus humaine aus­si, parce qu’elle abrège toute souf­france. Sur ce der­nier point la civi­li­sa­tion moderne en est arri­vée à un raf­fi­ne­ment de cruau­té bien para­doxal. Comp­tant peut-être, de même qu’elle compte en tout avec l’exploitation à fond de la capa­ci­té de tra­vail du pauvre tenaillé par la faim, avec l’exploitation pénale, à fond, du vou­loir-vivre, sa sen­si­bi­li­té hypo­cri­te­ment cal­cu­la­trice pré­fère sou­vent à la peine de mort des peines per­pé­tuelles que seule, de règle, ter­mine la mort après d’interminables années de tourment. »

Que les par­ti­sans contem­po­rains de la peine de mort ne se sentent aucu­ne­ment ser­vis par cet argu­ment. Vic­tor Serge s’adresse aujourd’hui à ces der­niers, mais aus­si à ceux qui se sentent insa­tis­faits des longues peines qu’ils vou­draient rendre incom­pres­sibles, mais encore à ceux qui consi­dèrent que la pri­son occi­den­tale consti­tue, même sous la forme dis­tin­guée de l’ulti­mum reme­dium, l’acmé néces­saire de la civi­li­sa­tion pénale, mais tout autant enfin à ceux qui, dans une vision pro­gres­siste de la péna­li­té, voient dans cer­taines « alter­na­tives », une issue éthique à notre insa­tiable désir de punir. Tous ces lec­teurs ima­gi­naires de Vic­tor Serge sont des pro­gres­sistes, même si chaque groupe, veut, pour lui seul et contre les autres, cette noble appel­la­tion. Tous sont des pro­gres­sistes en ce sens que tous croient en un pro­grès de la péna­li­té, quelle que soit la direc­tion sou­hai­tée et par­fois prise.

Vic­tor Serge ne fait pas le pané­gy­rique de la peine de mort. Il fait la cri­tique de son temps, mais, sans le savoir, plus encore du nôtre, dont la mora­li­té se satis­fait pour­tant si noble­ment d’être débar­ras­sée de l’infamie de la plus humaine des peines.

Le 16 jan­vier 2006, nonante-quatre ans après le début de l’incarcération de Vic­tor Serge, dix déte­nus condam­nés à de longues peines de la mai­son cen­trale de Clair­vaux cosignent une lettre dont voi­ci résu­mée la substance.

« Nous, les emmu­rés vivants à per­pé­tui­té du centre péni­ten­tiaire le plus sécu­ri­taire de France […], nous en appe­lons au réta­blis­se­ment effec­tif de la peine de mort pour nous. Assez d’hypocrisie ! Dès lors qu’on nous voue en réa­li­té à une per­pé­tui­té réelle, sans aucune pers­pec­tive effec­tive de libé­ra­tion à l’issue de notre peine de sureté, nous pré­fé­rons encore en finir une bonne fois pour toutes que de nous voir cre­ver à petit feu, sans espoir d’aucun len­de­main après bien plus de vingt années de misères abso­lues. […] parce qu’une socié­té dite “démo­cra­tique” ne devrait pas se per­mettre de jouer ain­si avec la poli­tique pénale visant à l’allongement indé­fi­ni des peines, selon la conjonc­ture, l’individu ou les besoins par­ti­cu­liers : à choi­sir, à notre mort lente pro­gram­mée, nous deman­dons à l’État fran­çais, chantre des droits de l’homme et des liber­tés, de réta­blir ins­tam­ment pour nous tous la peine de mort effec­tive1 ».

Le garde des Sceaux de l’époque, Pas­cal Clé­ment, répond : « Si on les pre­nait au mot, com­bien se pré­sen­te­raient-ils vrai­ment ? » Et le 20 octobre 2006, Charles Pas­qua dépose au Sénat une pro­po­si­tion de loi visant à rendre les longues peines incom­pres­sibles (trente ans) et ain­si moti­vée : « L’abolition de la peine de mort a été déci­dée en automne 1981 dans l’euphorie d’un état de grâce qui, sans aucun doute, péchait par excès d’optimisme ou par sen­si­bi­li­té à sens unique, c’est-à-dire dans la seule consi­dé­ra­tion de la clé­mence envers les cri­mi­nels. Cette abo­li­tion pro­cé­dait d’une vision doc­tri­naire et irréa­liste, selon laquelle l’individu ne serait pas res­pon­sable de ses actes. Les motifs qui ont ins­pi­ré l’abolition de la peine de mort sont incom­pa­tibles avec l’humanisme répu­bli­cain fon­dé sur le prin­cipe de la res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle, fon­de­ment de la digni­té de l’homme. »

L’huma­nisme répu­bli­cain ? Vrai­ment ? Vic­tor Serge avait rai­son. Son texte et la lettre des dix de Clair­vaux témoignent de posi­tions poli­tiques, sans com­mune mesure avec les com­pa­rai­sons de Test-Achats entre des marques d’enfer concur­rentes. Nous ne sommes pas et nous ne serons jamais débar­ras­sés de l’infamie, ni de celle du crime, ni de celle de la peine. Et, même lorsque des chan­ge­ments dénotent un pro­grès « civi­li­sa­teur », éloi­gné de la ten­ta­tion du sang, pour les mili­tants qui y ont contri­bué, dont j’espère faire par­tie, la longue vue, sans les — nous — décou­ra­ger, n’y fera pour­tant jamais entre­voir qu’un chan­ge­ment de régime, ni pire ni meilleur, dans lequel la mora­li­té, chatte affo­lée, ne trou­ve­ra jamais ses jeunes.

Vic­tor Serge, dans son style révo­lu­tion­naire et bien avant la recon­nais­sance et la per­for­mance des droits de l’homme empri­son­né, écrit : « Les hommes ont vécu dans les cavernes. Il n’y a pas si long­temps qu’on bru­lait les héré­tiques. Tout passe. La pri­son pas­se­ra aus­si. Les hommes res­tent. Les hommes montent. Toute la vieille char­pente craque. » Fran­çoise Tul­kens, juge belge à la Cour euro­péenne des droits de l’homme, lui donne rai­son, au nom même de la rai­son sociale de son man­dat : « Tout comme le droit à la vie refuse aujourd’hui la peine de mort, je pense que le droit à la liber­té refu­se­ra un jour l’enfermement comme peine2. » Cette pro­phé­tie n’est ni absurde ni angé­lique. Elle indique un chan­ge­ment de régime : un droit refuse une ini­qui­té, au terme pro­vi­soire d’une lutte. Quand Gilles Deleuze déclare en 1990 que « face aux formes pro­chaines de contrôle inces­sant en milieu ouvert, il se peut que les plus durs enfer­me­ments nous paraissent appar­te­nir à un pas­sé déli­cieux et bien­veillant3 », on entend l’écho post­mo­der­ni­sé de la voix de Vic­tor Serge com­pa­rant, pour son époque, la peine de mort et l’emprisonnement. Pour­tant ce pas­sé déli­cieux et bien­veillant n’existe pas, pas plus que le délice ou la bien­veillance du pré­sent ou de l’avenir. Lisons cor­rec­te­ment Serge, Deleuze et Tul­kens. N’existent que des formes his­to­riques, des armes, des machines de guerre dépas­sées, actuelles et pro­chaines. Leur com­pa­rai­son sur une même échelle morale est insen­sée. Elle est néan­moins utile à oppo­ser les pro­gres­sistes en deux camps — les nos­tal­giques du sang et les pigeons du déca­logue, aux­quels je me ral­lie naï­ve­ment — et à faire sou­rire, hier comme aujourd’hui, du fond de leurs cel­lules, les obser­va­teurs cris­pés de l’inanité essen­tielle de cette opposition.

Vic­tor Serge donne encore, sans tran­si­tion avec ses pro­pos pré­cé­dents, une tout autre illus­tra­tion de ces formes mora­le­ment incom­pa­rables, où l’on ver­ra que l’immoralité des crimes n’a rien à envier à la mora­li­té des peines.

« Le geste d’un poing armé de la flamme courte qui fra­casse un front n’est pas plus atroce, en soi, que tout geste de guerre — et bien des gestes de paix. Il l’est moins, si l’on en juge par la quan­ti­té de souf­frances et de mort semées, que celui de l’habile homme d’affaires déter­mi­nant par une heu­reuse spé­cu­la­tion sur les char­bons une hausse de trois sous les cin­quante kilos, dont mour­ront, dans la grande ville, avant la fin de l’hiver, quelques cen­taines d’enfants de pauvres. »

La com­pa­rai­son de Vic­tor Serge est rap­por­tée (en ita­liques) à la quan­ti­té. Elle ne blesse aucune sen­si­bi­li­té, aucun cha­grin, dont la qua­li­té reste incal­cu­lable. Pen­dant que les médias belges et le clan, la tri­bu, la nation des sui­veurs blan­chis se déchainent sur le sort d’une femme qui s’enfermera au couvent, pen­dant que la ministre de la Jus­tice pré­tend les com­prendre et leur don­ner rai­son, pen­dant que l’archevêque de Malines-Bruxelles s’en lave les mains et pen­dant que les sœurs cla­risses de Malonne suivent avec décence et mesure leur che­min poli­tique, Gold­man Sachs, la banque d’affaires amé­ri­caine, ne sera pas pour­sui­vie pour fraude ou quelque autre incri­mi­na­tion, dans l’affaire des sub­prime mort­gage qu’elle ven­dait à ses clients et qui sont au départ de la crise finan­cière actuelle. Le minis­tère de la Jus­tice amé­ri­cain a décla­ré qu’«il n’y a pas de base solide pour enta­mer des pour­suites pénales à l’encontre de Gold­man Sachs ». Pas plus, en effet, que contre l’habile homme d’affaires de 1912 spé­cu­lant sur les charbons.

  1. Le texte com­plet de cette péti­tion peut être lu, ain­si qu’une judi­cieuse ana­lyse de Jean Bérard et Gilles Chan­traine, sous le lien sui­vant de la revue Vacarme.
  2. Pré­face à Ph. Lan­denne, L’addition cachée. Peines en pri­son, Lar­cier, coll. « Cri­men », 2008, p. 9 – 10.
  3. Gilles Deleuze, Contrôle et deve­nir, entre­tien Toni Negri, Futur anté­rieur, 1990.

Dan Kaminski


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