Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Les négociations sur le climat à la croisée des chemins

Numéro 1 Janvier 2010 par Benjamin Denis

janvier 2010

Il fau­drait être d’un opti­misme digne de Pan­gloss pour qua­li­fier le som­met de Copen­hague de suc­cès, tant le fos­sé entre ce qu’il a pro­duit et ce qui était annon­cé comme étant néces­saire pour faire face au réchauf­fe­ment de la pla­nète — notam­ment par l’U­nion euro­péenne — parait abys­sal. Point de trai­té inter­na­tio­nal contrai­gnant, des pro­messes de finan­ce­ment en trompe‑l’œil, des […]

Il fau­drait être d’un opti­misme digne de Pan­gloss pour qua­li­fier le som­met de Copen­hague de suc­cès, tant le fos­sé entre ce qu’il a pro­duit et ce qui était annon­cé comme étant néces­saire pour faire face au réchauf­fe­ment de la pla­nète — notam­ment par l’U­nion euro­péenne — parait abys­sal. Point de trai­té inter­na­tio­nal contrai­gnant, des pro­messes de finan­ce­ment en trompe-l’œil, des objec­tifs de mai­trise des émis­sions insuf­fi­sam­ment ambi­tieux et des dis­po­si­tifs de véri­fi­ca­tion en car­ton-pâte, le tout avec pour épi­logue une véri­table entre­prise de fli­buste com­man­dée par le duo­pole sino-amé­ri­cain qui domine la géo­po­li­tique de ce siècle nais­sant. Les causes de la len­teur géo­lo­gique qui carac­té­rise le pro­ces­sus de négo­cia­tion sont de natures diverses. La res­pon­sa­bi­li­té de cer­tains États a été poin­tée à maintes reprises, alors que les orga­ni­sa­teurs danois ont essuyé quelques cri­tiques sur leur mode de ges­tion des der­niers évè­ne­ments. Si ces consi­dé­ra­tions apportent un éclai­rage utile sur le dérou­le­ment des négo­cia­tions, il nous semble que l’es­sen­tiel de l’ex­pli­ca­tion est à cher­cher dans les lois d’ai­rain du sys­tème poli­tique international.

En dépit des évo­lu­tions sociales et tech­no­lo­giques qui ont pous­sé au rétré­cis­se­ment de l’es­pace pla­né­taire, le sys­tème poli­tique inter­na­tio­nal demeure fon­da­men­ta­le­ment west­pha­lien, au sens où il se com­pose d’É­tats sou­ve­rains qui dis­posent d’une auto­ri­té qua­si abso­lue sur leur ter­ri­toire. Si l’in­ten­si­té des inter­ac­tions trans­na­tio­nales a contri­bué à créer une enti­té socio­lo­gique glo­bale que l’on pour­rait appe­ler une « socié­té-monde », cela n’im­plique aucu­ne­ment l’in­té­gra­tion poli­tique de celle-ci. De ce point de vue, les grandes lignes de l’a­na­lyse « réa­liste » des rela­tions inter­na­tio­nales demeurent per­ti­nentes : la poli­tique inter­na­tio­nale reste une affaire de confron­ta­tion d’in­té­rêts dont les États sont les prin­ci­paux médiateurs.
Cette pré­misse invite à s’é­ton­ner du carac­tère par­ti­cu­liè­re­ment copieux du menu de Copen­hague. Ne l’ou­blions pas, le cli­mat, ce n’est pas seule­ment une ques­tion de niveaux d’é­mis­sion de gaz à effet de serre. Lors­qu’on démêle l’é­che­veau qui se dis­si­mule der­rière le pro­blème de ces gaz aux pro­prié­tés délé­tères, on découvre un inter­mi­nable cha­pe­let de nœuds gor­diens : poli­tiques éner­gé­tiques, poli­tiques indus­trielles, amé­na­ge­ment du ter­ri­toire, trans­port, com­merce inter­na­tio­nal, aide au déve­lop­pe­ment et fonc­tion­ne­ment des ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales, droits de pro­prié­té intel­lec­tuelle, sort des réfu­giés cli­ma­tiques, défo­res­ta­tion, agri­cul­ture, situa­tion des peuples indi­gènes. Et cette liste n’est cer­tai­ne­ment pas exhaus­tive. Pour le for­mu­ler dif­fé­rem­ment, les chan­ge­ments cli­ma­tiques n’ap­pellent pas au trai­te­ment tech­nique d’un dys­fonc­tion­ne­ment ponc­tuel net­te­ment cir­cons­crit, ils néces­sitent une trans­for­ma­tion sociale glo­bale, pro­fonde et multidimensionnelle.

Peut-on rai­son­na­ble­ment envi­sa­ger de trai­ter autant de ques­tions extrê­me­ment sen­sibles dans le cadre d’un pro­ces­sus de négo­cia­tions inter­gou­ver­ne­men­tales qui est, par défi­ni­tion, lent et dif­fi­cile ? Négo­cier au niveau inter­na­tio­nal, c’est néces­sai­re­ment accep­ter de mar­cher au rythme du plus lent. Négo­cier au niveau inter­na­tio­nal, c’est jouer un jeu à plu­sieurs niveaux, c’est-à-dire accep­ter qu’une déci­sion mon­diale soit contin­gente des dyna­miques poli­tiques domes­tiques. Négo­cier au niveau inter­na­tio­nal, c’est enfin accep­ter comme pré­misse que la dia­lec­tique des inté­rêts et de l’hé­té­ro­gé­néi­té des concep­tions prime sur toute consi­dé­ra­tion que celle-ci soit scien­ti­fique ou éthique. Cette arène pour monstres froids que consti­tue le sys­tème poli­tique inter­na­tio­nal semble donc par­ti­cu­liè­re­ment peu pro­pice à l’é­la­bo­ra­tion d’un cadre uni­ver­sel de lutte contre le réchauf­fe­ment aus­si éla­bo­ré, a for­tio­ri lorsque l’a­rène com­prend près de deux-cents jou­teurs. Jamais il n’a été ten­té de régu­ler à ce point cette « socié­té mal­gré elle » qu’est deve­nue notre pla­nète et le cadre mul­ti­la­té­ral onu­sien semble par­ti­cu­liè­re­ment inadap­té à un tel exercice.
Lieu de repré­sen­ta­tion de l’u­ni­ver­sel, il est davan­tage un cadre d’ex­pres­sion de la diver­si­té, un creu­set où se construisent cahin­ca­ha les réfé­rents nor­ma­tifs uni­ver­sels, qu’un lieu de pro­duc­tion d’ac­tion publique, sur­tout lorsque celle-ci est sup­po­sée induire un chan­ge­ment aus­si sub­stan­tiel que celui qu’ap­pelle la ques­tion du climat.

De ce point de vue, le fait que l’ac­cord de Copen­hague ait été pro­duit par un nombre res­treint de chefs d’É­tat en marge du pro­ces­sus for­mel de négo­cia­tion, indique la pos­si­bi­li­té d’un chan­ge­ment d’ap­proche dans les négo­cia­tions. Le modèle mul­ti­la­té­ral qui a gui­dé les négo­cia­tions inter­na­tio­nales depuis la fin des années quatre-vingt pour­rait être sup­plan­té par une logique de direc­toire dans le cadre de laquelle un club de grandes puis­sances donne le « la ». La régu­la­tion par le tru­che­ment d’un droit public mul­ti­la­té­ral pro­duit dans des enceintes garan­tis­sant l’é­gale repré­sen­ta­tion de tous les États serait sup­plan­tée par un droit mou, essen­tiel­le­ment décla­ra­toire, dont le conte­nu et la por­tée seraient déter­mi­nés par un nombre res­treint de puis­sances grandes et moyennes. Le G 20 dame­rait en quelque sorte le pion à l’ONU.

L’autre ques­tion qui se pose est celle des limites d’une approche tech­no­cra­tique de la gou­ver­nance inter­na­tio­nale. Dans une per­cep­tion étroi­te­ment tech­nique du dos­sier cli­mat, le seul obs­tacle à la mise sur pied d’un cadre inter­na­tio­nal de lutte contre les chan­ge­ments cli­ma­tiques serait le cynisme des inté­rêts immé­diats défen­dus notam­ment par quelques grandes puis­sances éco­no­miques. Cette per­cep­tion nous semble incom­plète dans la mesure où elle néglige la dimen­sion idéo­lo­gique des débats. Dans l’en­ceinte des négo­cia­tions, qu’il s’a­gisse des plé­nières ou des groupes d’ex­perts, on assiste à l’af­fron­te­ment de deux concep­tions de la poli­tique inter­na­tio­nale du cli­mat. La pre­mière vise à orga­ni­ser la baisse pro­gres­sive des émis­sions de gaz à effet de serre en uti­li­sant les armes de la tech­nique et du libé­ra­lisme, tout en veillant à pré­ser­ver le carac­tère ouvert du sys­tème éco­no­mique inter­na­tio­nal et à aider les pays pauvres ou vul­né­rables. La seconde vise à condi­tion­ner la baisse des émis­sions à une résorp­tion des inéga­li­tés inter­na­tio­nales finan­cée prio­ri­tai­re­ment par les pays indus­tria­li­sés. Ce débat est pro­fon­dé­ment poli­tique au sens où il met aux prises des groupes d’É­tats por­teurs d’in­té­rêts fon­da­men­ta­le­ment diver­gents, mais il est éga­le­ment intrin­sè­que­ment idéo­lo­gique au sens où il n’est pas sans rap­port avec un ensemble d’i­dées et de repré­sen­ta­tions rela­tives à l’o­rien­ta­tion géné­rale du vivre-ensemble planétaire.

Si l’on veut sai­sir ce qui se joue dans ces négo­cia­tions, il parait néces­saire de se dépar­tir du mythe d’une gou­ver­nance tech­no­cra­tique qui tend à se pré­sen­ter comme neutre et bien­veillante, et à pré­sen­ter les points de vue diver­gents comme néces­sai­re­ment viciés par de l’i­déo­lo­gie, par des inté­rêts, voire par de l’in­com­pré­hen­sion. Der­rière les rodo­mon­tades boli­va­riennes de Cha­vez ou les harangues tiers-mon­distes de Lumum­ba, c’est la colère des dam­nés de la terre qui gronde. Dans l’in­tran­si­geance des Chi­nois et des Indiens face aux ten­ta­tives de les sou­mettre à des exi­gences com­pa­rables à celles qui s’ap­pliquent aux pays indus­tria­li­sés s’ex­prime une reven­di­ca­tion fon­da­men­tale rela­tive au droit au déve­lop­pe­ment éco­no­mique et à la recon­nais­sance cor­ré­la­tive d’un droit égal à l’u­ti­li­sa­tion de l’at­mo­sphère. Et, recon­nais­sons-le, sous l’in­tran­si­geance symé­trique des États indus­tria­li­sés à l’a­dresse des pays émer­gents, se pro­file la défense d’un niveau de vie qui n’est que très par­tiel­le­ment négo­ciable et la pro­tec­tion d’une com­pé­ti­ti­vi­té éco­no­mique qui fait désor­mais figure d’in­té­rêt stra­té­gique vital. Ce qui se joue depuis vingt ans dans les négo­cia­tions sur le cli­mat et qui a atteint une forme paroxys­tique à Copen­hague, c’est bien un conflit d’in­té­rêts et de pro­jets lar­ge­ment dis­cor­dants, voire radi­ca­le­ment oppo­sés. L’in­suc­cès de Copen­hague doit être lu dans cette pers­pec­tive et il s’ex­plique par la per­sis­tance de pro­fondes diver­gences quant à la fina­li­té de cette poli­tique inter­na­tio­nale du cli­mat qui n’en finit plus d’être en gestation.

Copen­hague nous laisse en pré­sence d’un para­doxe bien pré­oc­cu­pant : jamais un cadre juri­dique uni­ver­sel contrai­gnant n’a été à ce point néces­saire et jamais il n’a été aus­si dif­fi­cile de le pro­duire. Les dif­fi­cul­tés struc­tu­relles poin­tées ci-des­sus ne doivent cepen­dant ni nous déses­pé­rer de la poli­tique cli­ma­tique ni nous convaincre de l’i­né­vi­ta­bi­li­té d’une exa­cer­ba­tion de la conflic­tua­li­té inter­na­tio­nale. Leur iden­ti­fi­ca­tion invite au contraire à enta­mer un dia­logue dif­fi­cile, mais néces­saire sur ce que nous vou­lons faire de cette « socié­té mal­gré elle » qui est notre monde commun.

L’au­teur s’ex­prime ici uni­que­ment en tant que membre de La Revue nouvelle.

Benjamin Denis


Auteur

Benjamin Denis est spécialiste de la politique internationale du climat.