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Les mots qui détonnent

Numéro 01/2 Janvier-Février 2013 par John Pitseys

février 2013

« Radi­ca­lisme », « extré­misme », « ter­ro­risme»… Dans sa course à la sécu­ri­té, le gou­ver­ne­ment rem­plit ces angois­sants mots-valises avec des défi nitions tel­le­ment floues qu’elles consti­tuent une porte dan­ge­reu­se­ment ouverte sur une cri­mi­na­li­sa­tion des mou­ve­ments sociaux et une démo­cra­tie d’ex­cep­tions. La valise est piégée.

Lutte contre le radicalisme : sauver la démocratie en l’empoisonnant

John Pit­seys

Fon­dée en 2010, Sharia4belgium est une orga­ni­sa­tion sala­fiste qui milite en Bel­gique pour l’instauration d’une loi et d’une socié­té isla­miques. Porte-parole de l’organisation, Fouad Bel­ka­cem prend par­ti en faveur d’une femme en niqab accu­sée d’avoir frap­pé un poli­cier qui la contrô­lait, avant d’insulter via les réseaux sociaux la jeune réa­li­sa­trice Sofie Pee­ters, dont le docu­men­taire sur le har­cè­le­ment en rue avait fait grand bruit quelques jours aupa­ra­vant. À la suite d’une échauf­fou­rée avec les forces de police, Fouad Bel­ka­cem est arrê­té le 5 juin 2012 et pla­cé en déten­tion pré­ven­tive. Dans la fou­lée, la ministre de l’Intérieur dépose un avant-pro­jet de loi visant à inter­dire les asso­cia­tions ou grou­pe­ments de fait qui pro­voquent des mani­fes­ta­tions armées dans la rue, qui pro­voquent la dis­cri­mi­na­tion ou pro­pagent des idées qui peuvent encou­ra­ger des dis­cri­mi­na­tions et des violences.

Les ennemis de la démocratie

L’initiative de la ministre de l’Intérieur pose bien sûr de sérieuses ques­tions liées à ses méthodes d’action. La ministre a ain­si expli­ci­te­ment appe­lé à une mesure de déten­tion excep­tion­nelle pour Fouad Bel­ka­cem, en dépit des prin­cipes de sépa­ra­tion des pou­voirs et d’impartialité de la jus­tice que sa fonc­tion lui impose de res­pec­ter et que son por­te­feuille minis­té­riel lui demande de promouvoir.

Par ailleurs, l’avant-projet de loi dépo­sé auprès du gou­ver­ne­ment sou­lève le doute quant à son inten­tion et sa por­tée réelles. En effet, les grou­pe­ments extré­mistes sont nom­breux en Bel­gique. La per­ti­nence des idées défen­dues mise à part, la Sureté de l’État porte son atten­tion sur les grou­pe­ments d’extrême droite et d’extrême gauche, sur les catho­liques tra­di­tion­nels, sur les phé­no­mènes sec­taires, sur l’islamisme poli­tique. Ce sont les posi­tions viru­lentes d’un mou­ve­ment isla­miste qui ont cris­tal­li­sé ici une par­tie de l’opinion publique et ont pous­sé la ministre de l’Intérieur à réagir. Der­rière la défense des valeurs démo­cra­tiques, il semble une nou­velle fois que ce soit la crainte d’une inva­sion isla­miste qui soit le réel motif du débat public autour de Sharia4Belgium : les cris de babouins pro­fé­rés par une tri­bune de sup­por­teurs ont rare­ment fait arrê­ter un match de foot­ball, et n’ont jamais mené à l’interdiction d’un club de sup­por­teurs. Le pro­jet de loi de Mme Mil­quet pré­tend pro­té­ger les valeurs démo­cra­tiques. Il entend en fait nous rejouer la bataille de Poi­tiers en s’épongeant com­mo­dé­ment der­rière le Contrat social.

Enfin, la lec­ture de l’avant-projet amène nos pas dans ceux d’un vieux débat. La démo­cra­tie ne se défi­nit pas seule­ment comme un régime poli­tique fon­dé sur la sou­ve­rai­ne­té du peuple. Elle repose sur l’idée que les citoyens com­po­sant la col­lec­ti­vi­té sont égaux, libres, et donc dis­tincts et indé­pen­dants dans la manière dont ils défendent leurs opi­nions. La démo­cra­tie doit donc défendre les liber­tés indi­vi­duelles de cha­cun. Elle doit à la fois inté­grer et pro­mou­voir le fait que nous vivons dans une socié­té plu­ra­liste, au sein de laquelle les points de vue les plus hété­ro­doxes, les plus mino­ri­taires, les plus cho­quants sont sus­cep­tibles d’être expri­més. Dans ce cadre, quelle place la démo­cra­tie doit-elle réser­ver aux idées et pro­grammes poli­tiques qui pré­tendent pré­ci­sé­ment com­battre ce plu­ra­lisme, en liant, par exemple, l’accès au pou­voir ou aux droits de base au res­pect de pres­crits reli­gieux, eth­niques, de genre ? Le pro­jet visant à inter­dire les grou­pe­ments « radi­caux » démontre par l’exemple que le vieux slo­gan « pas de démo­cra­tie pour les enne­mis de la démo­cra­tie » pose plus de ques­tions qu’il n’en résout.

Des mesures nécessaires, utiles et pertinentes ?

Les mesures pré­co­ni­sées sont-elles néces­saires ? Le droit belge com­prend déjà une série d’outils légis­la­tifs appli­cables, qu’il s’agisse de la loi rela­tive aux milices pri­vées ou de la loi dite « Mou­reaux » condam­nant la haine raciale. Cet arse­nal est par ailleurs accom­pa­gné par l’action du Centre pour l’égalité des chances — qui s’est, en l’occurrence, direc­te­ment pen­ché sur les actions et dis­cours que Sharia4belgium a pro­non­cé au cours de l’été 2012.

Ces mesures sont-elles au moins utiles ? Il est per­mis d’en dou­ter : l’interdiction d’un par­ti poli­tique a rare­ment empê­ché la cir­cu­la­tion des idées qu’il pro­fesse, et ten­drait même à accroitre la sul­fu­reuse attrac­tion qu’il exerce. Par ailleurs, la for­mu­la­tion du pro­jet de loi tend à sus­pendre le main­tien de cer­taines liber­tés fon­da­men­tales — au pre­mier rang des­quelles la liber­té d’association et d’expression — à l’interprétation poli­tique et judi­ciaire cir­cons­tan­cielle qui en sera faite. Une asso­cia­tion d’activistes orga­ni­sant le fau­chage d’un champ d’OGM peut-elle se voir dis­soute par le gou­ver­ne­ment dont elle cri­tique la poli­tique envi­ron­ne­men­tale ? Une orga­ni­sa­tion de défense de la classe moyenne peut-elle se voir inter­dite et ses repré­sen­tants envoyés en déten­tion dès lors que son porte-parole traite de « salo­pard » ou « d’ordure à jeter » le pré­sident d’un syn­di­cat ? Ce même syn­di­cat est-il sus­cep­tible « d’inciter à la vio­lence » lorsqu’il fait bru­ler des pneus devant une usine ? La ministre ne semble pas s’être posé ces ques­tions en confec­tion­nant son projet.

Enfin, sont-elles légi­times ? Le pro­jet de loi actuel­le­ment en dis­cus­sion reprend une part de l’esprit du temps. Depuis dix ans main­te­nant, le gou­ver­ne­ment fédé­ral semble esti­mer que le plus sûr moyen de mon­trer que le poli­tique répond aux sen­ti­ments d’insécurité du citoyen est de faire voter à la hus­sarde des lois de mus­cu­la­tion sécu­ri­taire : lois sur les infrac­tions ter­ro­ristes et sur les méthodes par­ti­cu­lières de recherche, cir­cu­laire sur le cer­ti­fi­cat de bonnes vies et mœurs, etc. Or, ces lois rognent à petits coups de dents cer­tains des prin­cipes fon­da­men­taux qu’elles pré­tendent défendre : la sépa­ra­tion des pou­voirs, le droit à un trai­te­ment judi­ciaire équi­table, le res­pect des droits civils et poli­tiques de l’individu.

Remèdes paradoxaux

Dans ce cadre, le texte dépo­sé par la ministre empiète sur les règles de l’État de droit lorsqu’il envi­sage que le gou­ver­ne­ment lui-même, plu­tôt que le pou­voir judi­ciaire, puisse inter­dire des orga­ni­sa­tions. Il réduit la démo­cra­tie à une sorte d’idéal ins­ti­tu­tion­nel figé devant être défen­du comme une cita­delle, alors que c’est pré­ci­sé­ment son ouver­ture au débat contra­dic­toire et au déve­lop­pe­ment de contre-récits des­ti­nés à lut­ter contre le ter­ro­risme — comme en témoigne l’action du réseau de ter­ro­ristes repen­tis « Against Violent Extre­mism » — qui per­met­trait de mon­trer que la démo­cra­tie n’est pas for­cé­ment ce régime fac­tice que dénoncent les groupes extré­mistes. Enfin, le phi­lo­sophe anti­li­bé­ral Carl Schmitt se rou­le­rait de rire dans sa tombe en consta­tant que les pro­mo­teurs de la démo­cra­tie libé­rale uti­lisent pour la défendre les outils concep­tuels qu’il a pré­ci­sé­ment créés pour la mettre en pièce : la défense de l’état d’exception et l’effacement de la dis­tinc­tion entre ce que sont un adver­saire poli­tique et un enne­mi de la com­mu­nau­té. Esclave du temps média­tique, figé dans une peur de l’Autre qui ne s’avoue pas, le pro­jet de la ministre de l’Intérieur s’asperge de légi­ti­mi­té démo­cra­tique comme on bran­dit une bou­teille de par­fum vide.

John Pitseys


Auteur

John Pitseys est licencié en droit et en philosophie, docteur en philosophie à l’UCLouvain (Chaire Hoover d’éthique économique et sociale), député au Parlement bruxellois et sénateur, chef du groupe Ecolo au Parlement régional bruxellois