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Les mondes numériques. Publish or perish

Numéro 2 - 2016 par Christophe Mincke

mars 2016

On lit sou­vent que les scien­ti­fiques sont aujourd’hui en butte à un impé­ra­tif de publi­ca­tion — publish or per­ish — qui leur impose de publier tou­jours plus et plus rapi­de­ment sous peine de ces­ser d’exister scien­ti­fi­que­ment. Ils se lan­ce­raient alors dans des publi­ca­tions mul­tiples des mêmes résul­tats, ou d’études par­tielles, ou de résul­tats peu conso­li­dés, ou de textes […]

On lit sou­vent que les scien­ti­fiques sont aujourd’hui en butte à un impé­ra­tif de publi­ca­tion — publish or per­ish — qui leur impose de publier tou­jours plus et plus rapi­de­ment sous peine de ces­ser d’exister scien­ti­fi­que­ment. Ils se lan­ce­raient alors dans des publi­ca­tions mul­tiples des mêmes résul­tats, ou d’études par­tielles, ou de résul­tats peu conso­li­dés, ou de textes pure­ment fac­tuels, faute du temps néces­saire au déve­lop­pe­ment d’approches ori­gi­nales, ris­quées ou appro­fon­dies. En résul­te­raient une hausse des erreurs et des fraudes et, par­tant, une baisse géné­rale de la qua­li­té des publications.

Il est un autre sec­teur dans lequel règne une fré­né­sie de publi­ca­tion : celui des médias sociaux. Chaque jour, des mil­lions de publi­ca­tions sont dif­fu­sées via Face­book, Twit­ter, Snap­chat, Tum­blr, Pin­te­rest et mille autres médias. Des pho­tos de notre déjeu­ner, des vidéos de cha­tons, des consi­dé­ra­tions sur la vie et la mort, de conster­nantes phrases de Pao­lo Coel­ho, des plai­san­te­ries vaseuses et mille autres com­mu­ni­qués à l’ensemble de la Terre.

Il y a quelque temps, dans un article publié par le Cour­rier inter­na­tio­nal1, Jacob Sil­ver­man indi­quait que, selon lui, ces com­mu­ni­ca­tions n’avaient pas tant pour objec­tif d’informer nos sem­blables que d’exister à leurs yeux. Une pul­sion nar­cis­sique nous pous­se­rait à leur mon­trer com­bien nous sommes drôles, bien infor­més, amu­sants, à la page, etc.

Cer­tai­ne­ment, le nar­cis­sisme est-il l’un des res­sorts fon­da­men­taux de la publi­ca­tion com­pul­sive, mais il me semble que quelque chose reste dans l’ombre si l’on se limite à cette expli­ca­tion. Quelque chose qui tient à l’importance toute par­ti­cu­lière qu’a prise le fait de publier en lui-même.

Les médias sociaux sont des médias sans conte­nu pré­dé­fi­ni, qui confondent pro­duc­teurs et consom­ma­teurs de l’information véhi­cu­lée. Certes, il est des uti­li­sa­teurs qui ouvrent un compte Twit­ter dans le seul but de suivre autrui et qui ne contri­buent pas, mais cette démarche est loin d’être majo­ri­taire. Du reste, cet usage à sens unique n’équivaut pas à s’abonner à une publi­ca­tion ins­ti­tu­tion­na­li­sée, dotée d’une ligne édi­to­riale, d’une équipe de rédac­teurs et qui abreuve des lec­teurs d’informations. La pro­duc­tion d’information est répar­tie sur une mul­ti­tude d’auteurs non coordonnés.

Il est à cet égard frap­pant de voir com­bien les médias tra­di­tion­nels singent les médias sociaux. Il peut s’agir de lan­cer à la radio une dis­cus­sion avec l’équipe de jour­na­listes (comme c’est le cas tous les matins sur La Pre­mière). La démarche peut éga­le­ment être, pour un quo­ti­dien, de copier en vitesse sur son site des dépêches d’agence ou des nou­velles abra­ca­da­brantes gla­nées sur le net, afin de sus­ci­ter du « clic » (et donc des recettes publi­ci­taires), mais aus­si des com­men­taires d’internautes sous les articles. Ain­si, sous quelques lignes rédi­gées dans un fran­çais approxi­ma­tif et rela­tant briè­ve­ment des faits non véri­fiés, ce sont sou­vent des flots de consi­dé­ra­tions diverses, d’engueulades en tout genre, d’élucubrations gro­tesques et de pro­pos hai­neux qui se déversent. Com­bien de carac­tères pos­tés par les « lec­teurs » pour chaque carac­tère dif­fu­sé par la « rédac­tion web » ? Qui sont, alors, les auteurs du conte­nu publié sur le site, dès lors que la pré­sence en ligne est assu­rée par un réseau de per­sonnes incon­trô­lées pro­dui­sant un conte­nu de qua­li­té fort variable et dis­qua­li­fiant l’idée même d’une ligne éditoriale ?

C’est dans ce contexte d’indistinction entre les rôles de pro­duc­tion et de consom­ma­tion que cha­cun est invi­té à lire autrui et à se don­ner à lire. Dès lors, l’importance d’une per­sonne ne tient plus à son sta­tut, à la posi­tion sociale stable qu’il occupe et à laquelle il s’identifie, au pou­voir ou à l’autorité qu’il exerce sur autrui, mais bien à son audience, à l’intérêt qu’il sus­cite et à l’influence qu’il exerce.

Ce dont témoigne l’individu n’est plus sa posi­tion, mais son point de vue. Il n’est pas plus haut qu’autrui dans la hié­rar­chie sociale, mais il peut être plus dési­rable, plus atten­du, plus regar­dé. La valeur de son point de vue, dès lors, dépend du regard d’autrui. Il n’occupe pas une posi­tion stable qui lui confère des droits, des pri­vi­lèges, des charges et des désa­van­tages, garan­tie par une ins­ti­tu­tion sociale, indé­pen­dam­ment de l’attention qui lui est por­tée. Ce qu’il est, le sens de ce qu’il fait, l’importance de ce qu’il accom­plit n’ont aucune valeur propre qui pour­rait être déduite d’une norme ins­ti­tu­tion­na­li­sée, pré­exis­tante. La valeur ne découle que du regard de l’autre, de son adhésion.

Publier sur les réseaux sociaux n’est donc pas uni­que­ment affaire de nar­cis­sisme, plus essen­tiel­le­ment, c’est affaire d’existence. Il devient lit­té­ra­le­ment vital de publier, d’être pré­sent, de se mani­fes­ter, sous peine de dis­pa­raitre aux yeux d’autrui, ce qui équi­vaut à dis­pa­raitre pour de bon.

C’est donc par la cir­cu­la­tion de com­mu­ni­ca­tions dans les réseaux que l’on s’assure désor­mais une exis­tence, bien davan­tage que par l’occupation d’une posi­tion défi­nie. Certes, les sta­tuts sociaux n’ont pas dis­pa­ru, tant s’en faut, mais ces nou­veaux espaces dans les­quels se croisent pho­tos de cha­tons et consi­dé­ra­tions sur le chan­ge­ment cli­ma­tique s’en sou­cient bien peu.

Il est évi­dem­ment aus­si pos­sible de se pas­ser de cette exis­tence que, en d’autres contextes, de vivre sans sta­tut social recon­nu. Cepen­dant, il faut recon­naitre une per­sis­tance du désir du pri­mate social qu’est l’homme d’exister au sein d’un groupe de semblables.

Est-il dès lors plus ridi­cule de ten­ter d’exister en pos­tant des plai­san­te­ries écu­lées et des pho­tos ratées sur les réseaux sociaux que d’intriguer pour obte­nir une pro­mo­tion de sous-chef de bureau, de mettre en avant les signes de son adé­qua­tion avec l’air du temps que de faire éta­lage des signes de son sta­tut social, de se pro­non­cer sur tout et sur rien que d’adopter fidè­le­ment la parole offi­cielle de l’institution à laquelle on se voue corps et âme en échange d’une res­pec­ta­bi­li­té sociale ?

Les médias sociaux sont-ils en fin de compte autre chose qu’un nou­veau lieu — imma­té­riel — où se joue l’éternelle comé­die humaine ?

  1. Cla­ra Tel­lier, http://bit.ly/18ZQy8T”>«Comment les réseaux sociaux ont fait de nous des tou­ristes de nos propres vies », Cour­rier inter­na­tio­nal, 6 mars 2015.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.