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Les minerais du sang ou les avatars de la bonne conscience
Depuis plus d’une décennie, la République démocratique du Congo nous a habitués à des récits catastrophistes obéissant aux logiques contradictoires des assertions catégoriques assénées sur la conflictualité dans ce pays et celles des analyses factuelles. En 2008, ce furent les fameux 4 millions de morts « en trop » dénombrés entre 1998 et 2004 dans l’est du Congo par une […]

Depuis plus d’une décennie, la République démocratique du Congo nous a habitués à des récits catastrophistes obéissant aux logiques contradictoires des assertions catégoriques assénées sur la conflictualité dans ce pays et celles des analyses factuelles.
En 2008, ce furent les fameux 4 millions de morts « en trop » dénombrés entre 1998 et 2004 dans l’est du Congo par une ONG américaine, l’International Rescue Committee. Un chiffre qui fut contesté par des démographes belges qui, à partir des données démographiques, démontrèrent qu’il s’agissait tout simplement d’une impossibilité mathématique et que le chiffre de 4 millions de victimes des guerres dans l’est du pays — qui connut par la suite une inflation galopante — devait être ramené à quelque 200.000 victimes directes de conflit armé.
Depuis lors, et aujourd’hui encore, la « bonne conscience » nous invite à réfléchir sur les « 5 millions de morts » occasionnés par « le pillage des minerais utilisés dans nos portables par de nombreux groupes armés qui pillent et massacrent le peuple pour le contrôle des minerais ». D’autant plus que cette bonne conscience a été relayée par le docteur Mukwege, très honoré et respecté à juste titre par la « communauté internationale ».
Interpelés par le monde associatif, les politiques ne pouvaient manquer de réagir à ce dossier. Aux États-Unis, une loi fourretout de 2010 sur la protection des consommateurs et la réforme de la Wall Street a requis de l’industrie manufacturière d’enquêter sur l’origine des minerais provenant des zones de conflit. Concrètement, l’article 1502 de cette loi, controversée déjà à l’époque, contraint les sociétés à déterminer si certains minerais (étain, or, tungstène et tantale) ne proviennent pas d’une zone de conflit en examinant les produits afin de déterminer l’applicabilité de l’article 1502 et son champ d’application, en développant et en menant une enquête sur le pays d’origine et une diligence raisonnables, en se soumettant à un programme d’audit indépendant et en respectant les obligations d’information.
Entrée en application en aout 2012, cette disposition, qui fut jusque-là largement ignorée par 80 % des sociétés américaines qui pouvaient être concernées1, n’a pas manqué d’être critiquée pour une de ses principales conséquences, à savoir aboutir à un embargo de facto de l’exploitation minière dans l’est du Congo : certaines sociétés intervenant dans la chaine de l’étain, un produit fortement demandé à l’époque, préférèrent en tout cas s’éclipser de la RDC qui en est un gros producteur.
L’Union européenne fut contrainte, elle aussi, de suivre le mouvement. En mars 2014, sa Commission présenta au Parlement une proposition de directive sur « l’auto-certification par les importateurs d’étain, de tantale, de tungstène et d’or en provenance des zones affectées par les conflits », sans aucune référence aux autorités des pays producteurs concernés — et donc en l’occurrence à la RDC — et à leurs éventuelles tentatives de gérer la transparence en cette matière. Au sein de l’instance parlementaire européenne, on se disputa surtout entre « gauche » (Verts et Socialistes) et « droite » sur le caractère contraignant ou non de cette certification ainsi que sur sa mise en œuvre ou pas au sein de la chaine complète d’approvisionnement (importateurs des minerais bruts et fabricants de produits finis).
Ici aussi, toutes les louables intentions liées à une conflictualité insupportable qui ravage la RDC depuis plus d’une décennie sont quelque peu mises à mal par la réalité du terrain. Nous renvoyons ici non seulement à une « lettre ouverte » cosignée par une septantaine de chercheurs congolais et internationaux, mais aussi aux travaux du Groupe d’experts indépendants des Nations unies qui a accumulé depuis 2001 une connaissance considérable de ce terrain.
Il faut d’abord et avant tout mettre en évidence que les « minerais de sang » ne sont ni la cause première ni le moteur principal de cette conflictualité, comme le font valoir les auteurs de la « lettre ouverte ». Les conflits « identitaires » et luttes entre élites politico-économiques ont précédé de loin les batailles autour du contrôle des sites miniers avec l’irruption de plusieurs centaines de milliers de Hutus rwandais déferlant en RDC dans la foulée du génocide. Dès avant ce génocide d’ailleurs et sous le régime Mobutu, des heurts ont opposé ouvertement ou de manière plus feutrée les « Zaïrois authentiques » aux « étrangers » originaires du Rwanda voisin (Banyarwanda et Banyamulenge) dans les deux Kivu où la démographie est galopante et où l’accès à la terre est sujet à d’innombrables controverses2.
Par ailleurs et comme le rapporte la lettre ouverte, les sources onusiennes mentionnent que seulement 8% des conflits sont liés aux minerais en question dans la section 1502 du Dodd-Frank Act comme dans le projet de directive européenne. Par contre, la campagne contre les minerais de conflit — et notamment l’interdiction de l’exploitation et de l’exportation des minerais du Kivu et du Maniéma prononcée par le président Kabila entre septembre 2010 et mars 2011 — a amené paradoxalement certains mineurs à rejoindre les milices « par nécessité » d’obtenir de l’argent rapidement et en l’absence d’autres opportunités, un comble au vu des intentions originales du mouvement contre les « minerais de sang ». Beaucoup d’autres se sont rabattus sur le trafic de charbon de bois, de bois, de marijuana, d’huile de palme, de savon ou d’autres produits de consommation, sans compter le racket de convois commerciaux ou autres. En outre, « les groupes armés qui restent dans le secteur minier ont contourné le problème de la certification en taxant les minerais plus en aval que sur le site d’exploitation même ; les barrages routiers qu’ils ont mis en place peuvent rapporter des millions de dollars par an. D’autres ont trouvé plus simple de garder le contrôle sur le site de production par l’intermédiaire de membres de leur famille ou d’associés civils faisant meilleure figure ».
De leur côté, les rapports des groupes d’experts des Nations unies, s’ils demandent de temps à autre aux sociétés « de faire preuve d’une diligence raisonnable dans leurs achats de minerais dans la région des Grands Lacs, et d’investir dans des systèmes de traçabilité », mettent surtout en exergue le caractère mafieux et criminel qui préside à l’exportation des ressources naturelles. Ils pointent surtout du doigt, non des sociétés cotées en bourse, mais des réseaux sans aucune transparence qui lient la RDC à des pays voisins ou plus lointains : Ouganda et Émirats arabes pour ce qui regarde l’or, Rwanda pour ce qui concerne le tantale et le tungstène, Sud-Soudan pour ce qui a trait au trafic d’ivoire et de la faune des parcs nationaux congolais. Un tout récent rapport du programme des Nations unies pour la protection de l’environnement illustre l’ampleur de ce trafic illégal3. Selon les dernières estimations, l’exploitation illicite des ressources naturelles (or, bois, charbon de bois, minerais, diamants, cannabis, produits de la faune, ivoire, etc.) s’élèverait à un montant d’1,25 milliard de dollars dont 10 à 30% bénéficient à des groupes transnationaux criminels opérant en RDC ou en dehors. Selon le même rapport, le profit net de ce trafic pour les groupes armés ne s’élèverait qu’à 13 millions de dollars, soit 2% du profit net global des exportations illicites totales. Le rapport note à ce sujet que « si les groupes armés ont leur propre stratégie de survie, les réseaux criminels transnationaux pourraient bien essayer de “diviser pour régner” sur ces groupes afin d’empêcher un groupe d’acquérir un rôle dominant et d’interférer potentiellement avec les rackets d’exploitation illégale que ces réseaux ont mis en place ».
Qu’on nous entende bien : il n’est pas question d’évacuer toute pratique de certification et de traçabilité. Il faut seulement se rendre compte de leur limite dans un processus global hautement mafieux et criminel auquel sont associés des acteurs qui opèrent à l’ombre d’une région totalement déstructurée. Les auteurs de la lettre ouverte mettent ici en évidence les problèmes non résolus d’un processus de certification balbutiant, mais tout de même mis en place par les autorités congolaises compétentes. « Quelques sites miniers ont eu la chance d’être atteints par les équipes d’évaluation conjointes chargées de se prononcer sur leur statut “sans conflit” (ou “vert”), mais ces équipes n’ont pas été capables de maintenir la fréquence d’une visite de validation tous les trois mois comme la loi le prévoit. Le processus est également ralenti par les mois que le ministère congolais des Mines prend pour vérifier et approuver l’évaluation au niveau national. Étant donné la vitesse à laquelle la situation évolue dans ce type d’environnement volatil, ces évaluations irrégulières et ces longs délais soulèvent des questions sérieuses quant à la précision de la certification, et plus généralement quant à la crédibilité du système tout entier. Plus inquiétant encore : afin de déterminer le statut “vert” des minerais qu’ils achètent, la plupart des entreprises multinationales comme Apple et Intel contrôlent uniquement les fonderies ; elles ne se rendent pas dans les mines elles-mêmes. Les fonderies se trouvent hors de la RDC, et les audits ne sont pas nécessairement toujours conduits par de tierces parties, ce qui amène encore à se questionner sur le fait que ce mécanisme de certification reflète bien les réalités du processus de production. »
Dans les cas rares où le processus de certification par un groupe industriel est à l’état avancé comme pour l’étain dans le territoire de Walikale au Nord Kivu, on se heurte à un autre type de problème : la monopolisation de chaines d’approvisionnement par un groupe industriel n’inclut pas en effet les populations locales productrices qui restent isolées d’un accès légal aux marchés internationaux. Une dynamique similaire s’observe autour du système iTSCi, qui vise à mettre en place une traçabilité stannifère à travers la sous-région. Or, il faut savoir ici que 8 à 10 millions de petits producteurs locaux sont concernés, à travers des circuits restés informels, par l’extraction et la vente de produits miniers non transformés. Il y a là tout un terrain d’action pour l’incursion de ces acteurs économiques dans un système de production où les « bonnes pratiques » peuvent être apprises. Mais à ce niveau-là, ce ne seront pas les groupes industriels cotés en bourse qui viendront à la rescousse, mais bien les éléments compétents d’une société civile locale et d’une administration renforcée qu’on aimerait voir valorisés.
Contre toute attente, le Parlement européen a voté le 20 mai à une forte majorité un texte « fort » imposant une « conformité obligatoire » pour tous les importateurs d’étain, de tantale, de tungstène et d’or qui s’approvisionnent dans les zones de conflit. En plus de cela, les sociétés intervenant en aval, c’est-à-dire les 880000 entreprises de l’UE potentiellement affectées qui utilisent ces minerais dans la fabrication de produits de consommation, auront l’obligation « d’informer des mesures qu’elles prennent pour identifier et traiter les risques dans leurs chaines d’approvisionnement des minéraux et des métaux concernés ».
Il est vrai que la proposition de la Commission et d’une majorité de députés conservateurs était « surréaliste » dans la mesure où elle n’aurait touché qu’environ vingt raffineries et fonderies européennes qui ne représenteraient que moins de 5% du marché.
Il n’en reste pas moins qu’en plus du fait que la décision finale sera issue de négociations avec les États membres « pour convenir d’une version finale de la législation », le problème concret de la traçabilité sur le terrain des minerais « sales » reste posé en RDC où, comme on l’a montré plus haut, l’exploitation minière informelle, mais non liée aux trafics des bandes armées implique la toute grande majorité des centaines de milliers de creuseurs artisanaux non encadrés et vulnérables et où ces bandes disposent d’une panoplie de ressources autres.
- La « final rule » du SEC est entrée en vigueur aout 2012 et le devoir de reportage des entreprises an avril 2014. Amnesty International-Etats-Unis et Global Witness, « How U.S. companies are only scratching the surface of conflict minerals reporting », 15 avril 2015.
- Voir Jean-Claude Willame, « Banyarwanda et Banyamulenge : violences ethniques et gestion de l’identité au Kivu », Cahiers africains n° 25, Institut africain et L’Harmattan, Tervueren et Paris, 1997.
- « Experts background report on illegal exploitation and trade in natural resources benefitting organized criminal groups and recommendations on Monusco’s role in fostering stability and peace in eastern DR Congo », Final report, 15 avril 2015.