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Les leurres démocratiques en RDC

Numéro 7 - 2016 par Jean-Claude Willame

novembre 2016

Des dizaines de morts dont quatre poli­ciers, des pillages, des des­truc­tions de véhi­cules, des sièges de par­tis incen­diés… tout cela sous les cris de « Kabi­la, dégage » : voi­ci le Congo « démo­cra­tique » en proie à de nou­velles vio­lences dans le contexte d’un imbro­glio ins­ti­tu­tion­nel que l’élite poli­tique congo­laise, au pou­voir ou non, ne par­vient pas à mai­tri­ser tout entière […]

Des dizaines de morts dont quatre poli­ciers, des pillages, des des­truc­tions de véhi­cules, des sièges de par­tis incen­diés… tout cela sous les cris de « Kabi­la, dégage » : voi­ci le Congo « démo­cra­tique » en proie à de nou­velles vio­lences dans le contexte d’un imbro­glio ins­ti­tu­tion­nel que l’élite poli­tique congo­laise, au pou­voir ou non, ne par­vient pas à mai­tri­ser tout entière vouée qu’elle est à la dyna­mique de rap­ports de force clien­té­listes mou­vants. Et ce n’est sans doute pas ter­mi­né puisque de nou­velles « mani­fes­ta­tions » sont annon­cées pour les pro­chains mois, dont celles qui pour­raient avoir lieu à la date fati­dique où le pré­sident en place devait en prin­cipe céder la place à son successeur.

Sans vou­loir éta­blir des prio­ri­tés dans les res­pon­sa­bi­li­tés en cause, récu­sant tout sim­plisme dans l’analyse d’une situa­tion où il n’y a pas d’un côté des « bons » et de l’autre des « méchants » et où l’informe pré­do­mine le plus sou­vent, on s’attachera ici à déga­ger quelques lignes de force explicatives.

Une commission électorale qui n’a pas rempli sa mission

Au départ, il y a l’institutionnalisation depuis 2004 d’une com­mis­sion élec­to­rale indé­pen­dante, la CEI, deve­nue par la suite CENI. Selon la der­nière loi orga­nique publiée au Moni­teur congo­lais en juillet 2010, cette CENI est un orga­nisme de droit public auto­nome et per­ma­nent char­gé de l’organisation des élec­tions et dont les titu­laires sont dési­gnés par l’Assemblée natio­nale par­mi les membres de la majo­ri­té comme par ceux de l’opposition, son pré­sident étant tra­di­tion­nel­le­ment issu de l’un des cultes recon­nus par la RDC.

Indé­pen­dam­ment des cri­tiques qui lui furent adres­sées par les obser­va­teurs inter­na­tio­naux à l’issue des der­nières élec­tions pré­si­den­tielle et légis­la­tive de 2011, la CENI s’est sur­tout illus­trée par son inca­pa­ci­té à effec­tuer depuis lors un sui­vi régu­lier du fichier élec­to­ral dont elle avait sta­tu­tai­re­ment la charge. Résul­tat : à deux mois du scru­tin pré­si­den­tiel et légis­la­tif de novembre 2016, on estime que deux mil­lions d’électeurs décé­dés depuis 2011 n’ont pas été radiés des listes élec­to­rales et huit autres mil­lions de nou­veaux majeurs n’y ont pas été ins­crits. À la même époque, le pré­sident de la CENI annonce lors d’une confé­rence de presse le report du scru­tin « au moins jusqu’à juillet 2017 », alors que l’enrôlement des élec­teurs a débu­té dans une seule pro­vince, celle du Nord Ubangui.

Dans diverses décla­ra­tions et inter­views, le pré­sident de la CENI invoque le plus sou­vent son entrée en fonc­tion récente (novembre 2015), un fichier élec­to­ral « en mau­vais état », et un manque de moyens finan­ciers pour illus­trer le retard. Or, faire dépendre ce retard d’une nomi­na­tion récente à la pré­si­dence démontre que la com­mis­sion élec­to­rale qui dis­po­sait pour­tant de plus d’une cen­taine de bureaux dans l’intérieur du pays ne s’est jamais atte­lée sérieu­se­ment au tra­vail de mise à jour régu­lière des listes d’électeurs à tra­vers le pays. Pour ce qui regarde le finan­ce­ment, un ancien ministre congo­lais des Finances deve­nu fonc­tion­naire du FMI a pu mettre en évi­dence le carac­tère somp­tuaire du bud­get des élec­tions de 2016. « Le bud­get de 1,1 mil­liard de dol­lars mis en avant par la CENI est colos­sal, explique-t-il. En aug­men­ta­tion de près de 57% par rap­port au bud­get de l’élection de 2011, ce mon­tant est presque trois fois supé­rieur au bud­get des scru­tins de 2006. » On pou­vait com­prendre que les par­te­naires et bailleurs de fonds inter­na­tio­naux de la RDC se posent des ques­tions, d’autant plus que ces der­niers ne par­ve­naient pas à obte­nir de la CENI le calen­drier élec­to­ral qu’ils récla­maient légitimement.

Le silence indécent du président

Face à ces incer­ti­tudes, le pré­sident Kabi­la entre dans l’arène pour annon­cer en novembre 2015 la tenue d’un « dia­logue poli­tique natio­nal » qui serait essen­tiel­le­ment cen­tré sur la sor­tie de l’impasse élec­to­rale. À ce stade, cette ini­tia­tive pou­vait être consi­dé­rée comme fon­dée, mais c’était sans comp­ter sur la levée de bou­cliers d’une oppo­si­tion, par ailleurs divi­sée, qui sus­pec­tait le chef de l’État de vou­loir s’accrocher au pou­voir. Ce grief était d’autant plus fon­dé que Joseph Kabi­la se tai­sait dans toutes les langues sur ses inten­tions : serait-il can­di­dat ou non à concou­rir pour un troi­sième man­dat pré­si­den­tiel, ce que lui inter­di­sait for­mel­le­ment la Consti­tu­tion ? Par ailleurs, du fait des mul­tiples trac­ta­tions qui sui­virent l’annonce du dia­logue, celui-ci ne démar­ra effec­ti­ve­ment que près d’un an plus tard (1er sep­tembre 2016), c’est-à-dire à une époque où la cam­pagne élec­to­rale pré­si­den­tielle aurait dû battre son plein. Il n’est pas impos­sible que beau­coup de par­ti­ci­pants, tant de l’opposition que de la majo­ri­té et de la socié­té civile — ils étaient plus de deux-cents — ne furent pas indif­fé­rents au mon­tant géné­reux du « per diem » qui leur fut alloué (283 dol­lars par jour alors que le salaire moyen d’un fonc­tion­naire était de 100 dollars).

À l’entame du dia­logue, la nou­velle, qui cir­cu­lait « sous le man­teau » tom­ba comme une bombe : le pré­sident de la CENI annon­ça que le fichier élec­to­ral ne pour­rait être ache­vé qu’en juillet 2017 et que les pre­mières élec­tions (pré­si­den­tielle, légis­la­tives et pro­vin­ciales) n’auraient pas lieu avant… décembre 20181. De la Tan­za­nie où il était en voyage offi­ciel, le chef de l’État, sans cau­tion­ner la date, annon­ça le report des élec­tions : quelques jours aupa­ra­vant, il avait lan­cé depuis Kin­sha­sa un appel au calme et à la pour­suite du dia­logue natio­nal. Mais encore et tou­jours, c’était le silence sur ses intentions.

Une majorité et une opposition en trompe‑l’œil

Le silence assour­dis­sant de Joseph Kabi­la et le dys­fonc­tion­ne­ment de la com­mis­sion élec­to­rale s’inscrivent aus­si dans une dyna­mique poli­tique où l’on peine à voir clair dans les rap­ports de force en pré­sence. Oppo­si­tion ? Majo­ri­té ? Cette ter­mi­no­lo­gie clas­sique a peu de prise sur la vie poli­tique congo­laise domi­née avant tout par des baron­nies et/ou des figures mythiques ou non qui ont cha­cune leur propre agen­da, mais aus­si leurs anta­go­nismes internes.

Par­mi celles-ci, on cite­ra d’abord Étienne Tshi­se­ke­di, figure emblé­ma­tique du refus tous azi­muts. Entré en oppo­si­tion contre Mobu­tu en 1980 après s’être asso­cié à lui dans les années 1960, il refuse d’être signa­taire de l’accord de Sun City qui récon­ci­lie une large par­tie de la classe poli­tique en 2002 et est à l’origine du boy­cott, sans suc­cès, du réfé­ren­dum sur la Consti­tu­tion congo­laise. En 2011, il s’autoproclame pré­sident de la Répu­blique dans la fou­lée de l’élection pré­si­den­tielle mar­quée par de nom­breuses irré­gu­la­ri­tés. En juin 2016, il rentre au Congo après un long séjour médi­cal en Bel­gique — il est âgé de quatre-vingt-deux ans — où il se place à la tête d’un « Ras­sem­ble­ment » qui réunit en Bel­gique une cen­taine de délé­gués et quelques grands ténors de l’opposition contre le dia­logue de Joseph Kabi­la. Un « Ras­sem­ble­ment », avec lequel cer­taines têtes de son par­ti, l’UDPS, ont rom­pu et qui joue dan­ge­reu­se­ment avec le feu dans la mesure où la mobi­li­sa­tion lan­cée par le « lea­der maxi­mo » touche sur­tout des cen­taines de jeunes cas­seurs et de « kulu­na » (jeunes hors-la-loi) qui font par­tie de son envi­ron­ne­ment immé­diat à Kin­sha­sa. Après les émeutes san­glantes dans la capi­tale ces 19 et 20 sep­tembre, il n’hésite pas à annon­cer publi­que­ment que son com­bat conti­nue­ra « quel qu’en soit le prix ».

Une seconde figure, plus jeune et très popu­laire, est l’ancien gou­ver­neur du Katan­ga au nom pré­des­ti­né de Moïse Katum­bi2. Homme d’affaires et sur­tout patron à Lubum­ba­shi d’un club de foot­ball inter­na­tio­na­le­ment connu, le « tout puis­sant Mazembe », consi­dé­ré comme une des per­sonnes les plus influentes de la RDC, quitte la majo­ri­té pré­si­den­tielle à la fin sep­tembre 2015 dans la fou­lée de la déci­sion du chef de l’État de mettre en vigueur l’article de la Consti­tu­tion qui divise le Katan­ga en quatre pro­vinces. Depuis lors, il est cour­ti­sé à la fois par le « Ras­sem­ble­ment » de Tshi­se­ke­di, mais aus­si par un groupe de sept dis­si­dents de la majo­ri­té pré­si­den­tielle, le G7.

Cet autre « ras­sem­ble­ment », consti­tué à par­tir de février 2015, com­prend un groupe de sept « fron­deurs », anciens ministres, comme Oli­vier Kami­ta­tu et Charles Mwan­do Nsim­ba, anciens pré­si­dents d’assemblées, comme Chris­tophe Lutun­du­la et Kyun­gu wa Kum­wan­za, voire conseiller spé­cial du pré­sident congo­lais à l’instar de l’ancien ministre Pierre Lum­bi. Ils déclarent s’opposer à toute ten­ta­tive de pro­lon­ge­ment du deuxième et der­nier man­dat du pré­sident congolais.

Une autre figure semble encore conser­ver une cer­taine aura, celle de Jean-Pierre Bem­ba, bien que celui-ci ait été condam­né à dix-huit ans de réclu­sion par la Cour pénale inter­na­tio­nale. Sa for­ma­tion, le MLC (Mou­ve­ment de libé­ra­tion congo­lais), divi­sée entre ceux qui ont accep­té de par­ti­ci­per au dia­logue et ceux qui l’ont récu­sé, est tou­jours active sur le plan parlementaire.

Le cas de Vital Kamerhe, autre oppo­sant à l’avant-plan, est par­ti­cu­lier. Ancien allié de Joseph Kabi­la dont il a orga­ni­sé la cam­pagne en 2006 avant de quit­ter la majo­ri­té pré­si­den­tielle, il a fina­le­ment ral­lié les « dia­lo­guistes » en escomp­tant sans doute jouer un rôle de pre­mier plan dans la tran­si­tion puisque les par­ti­ci­pants au dia­logue ont conve­nu de la consti­tu­tion d’un gou­ver­ne­ment d’union natio­nale diri­gé par un opposant.

Enfin, il y a ces figures dont on ne sait pas trop où elles se situent sur le plan poli­tique. Tel est le cas de l’ancien Pre­mier ministre de Mobu­tu, Léon Ken­go wa Don­do, qui paraît à cer­tains moments dehors et à d’autres, dedans.

Du côté de la majo­ri­té pré­si­den­tielle, on ne trouve aucun « grand for­mat » autre que le chef de l’État qui, du fait de sa fonc­tion même, est le dis­pen­sa­teur de pri­vi­lèges et de pré­bendes. Sans aucun cha­risme comme ses pré­dé­ces­seurs, il règne sur une clien­tèle de ministres, de conseillers, de par­le­men­taires ou de « petites mains » dis­per­sées au sein de petites for­ma­tions — il y a plus de quatre-cents « par­tis » poli­tiques offi­ciel­le­ment enre­gis­trés en RDC — qui ont beau­coup à perdre de son départ. Le pou­voir en place éprouve beau­coup de peine à les coordonner.

Les faiblesses de l’action internationale

Comme pour les pays voi­sins, le Congo-Braz­za­ville, le Rwan­da et le Burun­di, où le prin­cipe consti­tu­tion­nel de l’alternance à la tête de l’État est mal­me­né et les droits de l’homme par­tout bafoués, les réac­tions des par­rains inter­na­tio­naux ont été à géo­mé­trie variable.

Au Congo-Braz­za­ville, où le pré­sident Sas­sou-Ngues­so, qui, outre qu’il ne peut plus se repré­sen­ter, a de sur­croit atteint la limite d’âge sur le plan consti­tu­tion­nel, soit on ren­voie le dos­sier à l’Union afri­caine, soit on en appelle à un « pro­ces­sus élec­to­ral cré­dible ». Au Rwan­da, pays éri­gé en modèle de gou­ver­nance « moderne », on émet des réserves polies sur la tenue d’un réfé­ren­dum popu­laire où le résul­tat est acquis d’avance. Par contre, au Burun­di, on bom­barde le pays de sanc­tions, tan­dis qu’en RDC, soit il est ques­tion d’y recou­rir, soit on les active.

On poin­te­ra en par­ti­cu­lier la posi­tion amé­ri­caine qui, n’ayant pu se faire entendre ni à Kiga­li ni à Bujum­bu­ra sur l’obligation d’alternance démo­cra­tique, a vou­lu dur­cir le ton pour ce qui regarde Kin­sha­sa. Son repré­sen­tant a enta­mé un périple euro­péen visant à déga­ger des « conclu­sions fortes » concer­nant un pays au bord, selon lui, d’une « grave crise de régime ». Des « conclu­sions fortes » qui n’ont pas man­qué d’inspirer l’Union euro­péenne alors que le fameux dia­logue natio­nal, certes contes­té, accou­chait fina­le­ment d’une ouver­ture « à la congo­laise » qui pou­vait dif­fi­ci­le­ment être igno­rée : tenue des élec­tions en avril 2018 et régime de tran­si­tion où un « oppo­sant » serait à la tête d’un exé­cu­tif « sur­veillé » par une com­mis­sion d’organisations internationales

Ces trai­te­ments diplo­ma­tiques dif­fé­ren­ciés ou radi­caux ne doivent pas occul­ter une réa­li­té qui les trans­cende, à savoir une indif­fé­rence géné­ra­li­sée à l’égard d’une région et d’un conti­nent où les luttes pour le pou­voir et entre les satrapes ont encore de beaux jours devant eux. En se cen­trant sur les aléas de l’alternance au som­met, ces par­rains n’évoquent plus qu’à mots cou­verts les san­glants affron­te­ments d’«en bas » qui ont lieu depuis plus de vingt ans dans la par­tie orien­tale de la RDC où ont conver­gé des bandes armées ori­gi­naires des pays des Grands Lacs voi­sins et où l’on a récem­ment recen­sé plus de sep­tante milices en acti­vi­té3. « L’Afrique des Grands lacs demeure hors des radars média­tiques », déplo­raient récem­ment les jour­na­listes et « cor­res­pon­dants de guerre » réunis à Bayeux le 9 octobre der­nier. « La pré­ca­ri­té de la pro­fes­sion, la dan­ge­ro­si­té du repor­tage sur le ter­rain font qu’il est extrê­me­ment com­pli­qué, dans la logique des chaines “tout info”, d’avoir une écoute4. »

Alors, les « poli­tiques », grands consom­ma­teurs de médias, n’ont aucune rai­son d’en faire écho, que ce soit à Washing­ton, à Paris ou à Bruxelles, où le dos­sier du Moyen-Orient et celui de l’Ukraine occupent tant de vaines éner­gies. Ni bien évi­dem­ment à Kin­sha­sa où, sur les onze points de la feuille de route du dia­logue natio­nal, aucun ne porte sur ce type de conflic­tua­li­té qui ravage le pays.

  1. Alors que de leur côté, les experts élec­to­raux de l’ONU et de l’OIF (Orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale de la fran­co­pho­nie) évo­quaient la date de mars 2018.
  2. On rap­pel­le­ra que le pre­mier gou­ver­neur du Katan­ga après l’indépendance, qui s’illustra dans la séces­sion de sa pro­vince, était lui aus­si un homme d’affaires et s’appelait Moïse Tshombe.
  3. Des milices armées dont les chefs et/ou les membres peuvent tout aus­si bien être des anciens mili­taires que des « intel­lec­tuels » qui œuvrent dans des ONG de paix et de déve­lop­pe­ment, voire dans l’humanitaire. Voir à ce sujet le remar­quable ouvrage de Jus­tine Bra­bant, Qu’on nous laisse com­battre, et la guerre fini­ra. Avec les com­bat­tants du Kivu, La Décou­verte, 2016.
  4. Agence France-Presse, 9 octobre 2016.

Jean-Claude Willame


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