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Les lecons d’un crise

Numéro 1 Janvier 2009 par Lechat Benoît

janvier 2009

La période de forte incer­ti­tude que nous venons de tra­ver­ser et son épi­logue fra­gile, avec la mise en place du gou­ver­ne­ment Van Rom­puy, ne se prêtent pas aux conclu­sions défi­ni­tives. Mais on peut mal­gré tout ten­ter de tirer quelques ensei­gne­ments des semaines inquié­tantes et pathé­tiques qui ont clô­tu­ré 2008, en les reli­sant comme un nouvel […]

La période de forte incer­ti­tude que nous venons de tra­ver­ser et son épi­logue fra­gile, avec la mise en place du gou­ver­ne­ment Van Rom­puy, ne se prêtent pas aux conclu­sions défi­ni­tives. Mais on peut mal­gré tout ten­ter de tirer quelques ensei­gne­ments des semaines inquié­tantes et pathé­tiques qui ont clô­tu­ré 2008, en les reli­sant comme un nou­vel embal­le­ment du long pro­ces­sus de désa­gré­ga­tion et de recom­po­si­tion dans lequel la démo­cra­tie belge est embarquée.
La pre­mière leçon à rete­nir de cette crise, on la doit au Pre­mier ministre sor­tant, Yves Leterme. Celui-ci a mon­tré par l’ab­surde que les per­sonnes qui sont en charge des ins­ti­tu­tions ne sont pas de simples rouages inter­chan­geables d’un sys­tème qui fonc­tion­ne­rait indé­pen­dam­ment de leurs qua­li­tés per­son­nelles. En espé­rant que la com­mis­sion d’en­quête par­le­men­taire consa­crée à ce que les médias appellent le « For­tis­gate » éta­blisse avec pré­ci­sion quelles ont été les atteintes exactes au prin­cipe de la sépa­ra­tion des pou­voirs (d’in­dé­pen­dance et de col­la­bo­ra­tion, pour être plus juste), il faut d’ores et déjà consta­ter qu’au som­met de l’É­tat belge, une série impres­sion­nante de mal­adresses et de fautes ont été com­mises à cette occa­sion. On conçoit que l’am­pleur de l’en­jeu — la sur­vie éco­no­mique d’une des prin­ci­pales banques belges et, à tra­vers elle, l’en­ga­ge­ment finan­cier de l’É­tat pour l’é­qui­valent d’une grande par­tie de la richesse natio­nale — ait mis une pres­sion sans pré­cé­dent sur le chef du gou­ver­ne­ment. Mais c’est pré­ci­sé­ment dans de telles cir­cons­tances que la valeur des per­sonnes fait la différence.

Il y a eu chez Yves Leterme quelque chose de l’acte man­qué per­ma­nent, comme si l’am­pleur de ses res­pon­sa­bi­li­tés l’a­vait for­cé, par devers lui, à constam­ment pro­vo­quer la catas­trophe qu’il était cen­sé pré­ve­nir. En l’oc­cur­rence, tout s’est un peu pas­sé comme si ses huit cent mille voix de pré­fé­rence, loin de lui don­ner une auto­ri­té sereine et réso­lue, l’a­vaient entra­vé dans un « syn­drome d’At­las » por­tant seul le poids du monde. Ce dont le Pre­mier ministre sor­tant n’au­ra fina­le­ment jamais su béné­fi­cier, c’est du cré­dit lié à la fonc­tion. Il a défi­ni­ti­ve­ment per­du la pos­si­bi­li­té de l’ac­qué­rir en dis­tri­buant un cour­rier qui l’in­cri­mi­nait pour immé­dia­te­ment se défaus­ser sur les col­la­bo­ra­teurs de son cabi­net, mon­trant par là son inca­pa­ci­té à assu­mer poli­ti­que­ment leurs actes et les siens. C’est en réa­li­té la concep­tion même de la chose publique défen­due par Yves Leterme qui est aus­si pro­fon­dé­ment en cause. Limi­tée à une « goed bes­tuur », une bonne ges­tion tech­nique dont il suf­fi­rait d’ap­pli­quer méca­ni­que­ment les règles, sa vision du poli­tique l’empêche d’ac­cé­der à son sens sym­bo­lique et de le mobi­li­ser à son pro­fit. Par­ti­cu­liè­re­ment à un niveau fédé­ral si peu inves­ti per­son­nel­le­ment et col­lec­ti­ve­ment en pro­jets et en valeurs à promouvoir.

Le deuxième ensei­gne­ment est une confir­ma­tion : l’ère des « plom­biers » est bel et bien ter­mi­née1. Et pas seule­ment parce que Jean-Luc Dehaene a posé des condi­tions telles que son retour aux affaires s’a­vé­rait impos­sible. Si une réelle « sur­face » poli­tique et des qua­li­tés per­son­nelles sont indis­pen­sables pour diri­ger des ins­ti­tu­tions, c’est bien plus le cas en Bel­gique qu’ailleurs ; tout sim­ple­ment parce que notre sys­tème social et poli­tique a atteint un tel degré de com­plexi­té qu’il repose en réa­li­té entiè­re­ment sur un tout petit nombre de per­sonnes au cœur de l’É­tat (on n’o­se­rait pas dire « sur son som­met » puisque les sys­tèmes fonc­tionnent de plus en plus en réseaux). C’est là la limite qu’a déjà plei­ne­ment atteinte le sys­tème belge à la fin des années nonante : pour fonc­tion­ner, il a besoin de com­pro­mis ima­gi­na­tifs autant que bis­cor­nus, concoc­tés dans le secret de petits cénacles char­gés de « démi­ner » les bombes lais­sées par les accords de leurs pré­dé­ces­seurs. Ce modèle des « plom­biers », incar­né de manière aus­si talen­tueuse que peu exal­tante par le der­nier chré­tien-démo­crate fla­mand à avoir occu­pé le « 16 rue de la Loi », est épui­sé. Il ne par­vient plus à trou­ver de nou­veaux com­pro­mis — même instables — entre les forces cen­tri­fuges qui tra­vaillent l’É­tat belge, dont au pre­mier chef les exi­gences auto­no­mistes fla­mandes. Mais un autre mou­ve­ment rend struc­tu­rel­le­ment impos­sible le retour pur et simple des « plom­biers » (terme qui ren­voie d’ailleurs à la vision méca­ni­ciste de la « goed bes­tuur »). Ce « modèle » ne peut ren­con­trer la demande de démo­cra­ti­sa­tion d’un sys­tème poli­tique opaque à la plu­part de ses citoyens. Cette demande s’est expri­mée de diverses manières, notam­ment à tra­vers la Marche blanche. Elle se nour­rit de ce que Ben­ja­min Denis nomme la double crise du sys­tème socio­po­li­tique belge2, crises de légi­ti­mi­té et de gou­ver­na­bi­li­té étroi­te­ment liées puisque la com­plexi­té ins­ti­tu­tion­nelle affai­blit la qua­li­té de l’ac­tion publique qui ne ren­contre plus les attentes de citoyens. D’où, par exemple, le recours mas­sif aux arti­fices de com­mu­ni­ca­tion de la démo­cra­tie du public, dont avait si bien usé Guy Verhof­stadt. C’est là le troi­sième ensei­gne­ment que l’on peut tirer de ces der­nières semaines : les manques de légi­ti­mi­té et d’ef­fi­ca­ci­té de la démo­cra­tie belge, et les attentes que cela nour­rit, la minent structurellement.

Qua­trième leçon : le CD&V ne semble, quant à lui, pas avoir tiré de leçons de son ren­voi dans l’op­po­si­tion voi­ci dix ans, du moins pas les bonnes. Avec la mise en place de deux com­mis­sions d’en­quêtes, Yves Leterme vient de vivre en accé­lé­ré l’en­semble des années nonante de Jean-Luc Dehaene, délé­gi­ti­ma­tion per­son­nelle (mais pas poli­tique) en moins. Mais rien ne sert en effet d’ac­ca­bler l’homme si la machine poli­tique qui l’a pro­duit n’est pas pareille­ment incri­mi­née. La dyna­mique interne du CD&V place ses diri­geants dans des posi­tions impos­sibles, vu la méfiance struc­tu­relle dont ils sont l’ob­jet3. Ce par­ti vient de perdre l’es­sen­tiel de sa cré­di­bi­li­té. L’an­cien « pivot » de l’é­tat belge avait déjà dépas­sé toutes les bornes en envoyant au dépar­te­ment des trans­ports un homme (Étienne Schouppe) pour­tant direc­te­ment res­pon­sable de la dila­pi­da­tion d’1,5 mil­liard d’eu­ros de fonds publics dans l’a­ven­ture ABX. Reste à espé­rer que M. Van Rom­puy remet­tra, à défaut de panache, un peu de rigueur dans la conduite du gouvernement.

Cepen­dant, les chré­tiens démo­crates fla­mands ne sont pas seuls frap­pés par ce que, dans les années nonante, on appe­lait l’es­tom­pe­ment de la norme. Il fau­dra voir si et jus­qu’à quel point le ministre des Finances Didier Reyn­ders a été com­pro­mis dans le For­tis­gate. L’ac­cu­mu­la­tion des cas­se­roles traî­nées par les ministres libé­raux fla­mands De Gucht et Dewael prive aus­si le VLD de la pos­si­bi­li­té de faire la leçon de la « goed bes­tuur » à tous leurs homo­logues fran­co­phones. Ici éga­le­ment, nous n’a­vons pas d’autre pos­si­bi­li­té que de faire confiance à la jus­tice et aux pro­cé­dures admi­nis­tra­tives pour que soit éta­bli si des infrac­tions ou des man­que­ments ont été com­mis par MM. Dewaele — dans un dos­sier de dési­gna­tion au sein de la police — et De Gucht — pour un éven­tuel délit d’i­ni­tié dans la vente d’ac­tions For­tis. Et si la jus­tice mérite encore cette confiance, c’est notam­ment au pré­sident de la Cour de Cas­sa­tion qu’on le doit, lui qui a su incar­ner l’in­dé­pen­dance du pou­voir judi­ciaire, en ren­dant un rap­port aus­si nuan­cé qu’ac­ca­blant pour le Pre­mier ministre et le ministre de la Jus­tice. Les demandes citoyennes en matière de jus­tice n’y sont sans doute pas étrangères.

C’est la der­nière leçon à tirer des évé­ne­ments que nous venons de tra­ver­ser : les ins­ti­tu­tions ont « mal­gré tout » fonc­tion­né et ont évi­té la perte com­plète de cré­di­bi­li­té du sys­tème, appor­tant la preuve de leur impor­tance dans une socié­té qui se veut démo­cra­tique. Il s’a­git à pré­sent de réfor­mer ce modèle. La vieille maxime répu­bli­caine « Ins­ti­tu­tion mat­ters » (les ins­ti­tu­tions importent) vaut d’ailleurs aus­si pour la réforme de l’É­tat. À cet égard, la fin de 2008 a notam­ment démon­tré l’ur­gence de la néces­si­té de recou­pler rapi­de­ment les élec­tions fédé­rales et régio­nales. La démo­cra­tie belge sera-t-elle capable de se régé­né­rer ? Sa com­plexi­té la rend par­ti­cu­liè­re­ment mal armée pour faire face aux crises mul­tiples dans les­quelles nous sommes entrés : finan­cière, éco­no­mique, sociale, envi­ron­ne­men­tale… Mais suf­fit-il de jeter l’an­cien modèle des plom­biers aux orties ? La capa­ci­té de réa­li­ser des com­pro­mis est cru­ciale dans une socié­té aus­si diverse. Encore fau­dra-t-il les rendre effi­caces et légi­times. Il y a urgence !

  1. Voir André Jak­kals, « Le cré­pus­cule des plom­biers », La Revue nou­velle, jan­vier 2008.
  2. Ben­ja­min Denis, « Le Prin­temps de l’en­vi­ron­ne­ment, miroir d’une démo­cra­tie en crise », La Revue nou­velle, novembre 2008.
  3. Lies­beth Van Impe, « Quo Vadis CD&V ?», La Revue nou­velle, juillet-août 2008.

Lechat Benoît


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