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Les Juifs sous l’Occupation : une histoire à la majorité
À la suite du président Chirac pour la France, la démarche entreprise à l’initiative du Sénat de Belgique devrait logiquement aboutir à une déclaration officielle de la Belgique sur la part qu’elle a prise dans la persécution des Juifs pendant l’Occupation. Sous le titre « La Belgique docile », le groupe d’historiens chargé de revenir sur cette période sombre établit […]
À la suite du président Chirac pour la France, la démarche entreprise à l’initiative du Sénat de Belgique devrait logiquement aboutir à une déclaration officielle de la Belgique sur la part qu’elle a prise dans la persécution des Juifs pendant l’Occupation. Sous le titre « La Belgique docile », le groupe d’historiens chargé de revenir sur cette période sombre établit bien une responsabilité des autorités belges, mais la présentation qui en est faite dans leurs conclusions finales en brouille à dessein les contours exacts. Comme si le cadrage et l’éclairage des faits avaient été réglés par une sorte de compromis national acquis sur le dos de l’histoire.
Soixante et des ans après, fallait-il ®ouvrir ce dossier ? Pour les personnes morales, en tout cas, le temps ne fait rien à l’affaire. Du reste, l’enjeu ne se limite pas à ce que peuvent légitimement attendre les victimes et leurs descendants, mais s’étend aussi au respect que tous les citoyens d’aujourd’hui et de demain auront pour un État de droit dont ils sont démocratiquement partie prenante et qui se veut gardien des droits de chacun. Remuer la poussière, ce n’est donc pas un pur exercice de vanité ou de posture, mais d’identité. Pour pouvoir se regarder en face et se préserver de dérives futures, il faut savoir ce qui a été commis, qu’on le veuille ou pas, en notre nom.
Le groupe des historiens chargé par le Sénat a produit un rapport de plus de 1 100 pages rendu public ce 14 février. Coordonné par le directeur du Centre d’études et de documentation guerre et sociétés contemporaines (Ceges), le travail à accomplir était énorme même s’il pouvait s’appuyer sur des précurseurs comme Maxime Steinberg ou Lieven Saerens et sur un accès facilité à des archives inégalement complètes . Est-ce la vocation de l’historien de répondre à une telle commande politique ? Débat académique du moment que cette contribution est indispensable et qu’elle s’accompagne de garanties d’indépendance. Qui d’autre, en effet ? Du reste, dans ce cas, pour la reconstitution précise des faits et le diagnostic global de « docilité » de la Belgique occupée, la qualité du travail ne sera sans doute pas, à juste titre, discutée. Mais ce que nous apprennent les conclusions générales du rapport, c’est qu’entre des prémisses exactes et une synthèse juste, peuvent se glisser des interprétations délibérément tendancieuses.
Cadrage
« Vérifier l’éventuelle implication des autorités belges dans la persécution et la déportation de la population juive pendant l’occupation nazie de la Belgique » : ainsi était formulée, au départ, la mission des historiens (rappelé en page 4 du rapport). À l’arrivée, les conclusions ont en effet largement débordé le propos : « Personnellement, je pense que cette étude sur l’attitude des autorités dans la tragédie juive pendant la Seconde Guerre scrute en réalité l’âme de la société belge durant la période charnière des années trente/cinquante », confesse Rudi Van Doorslaer, architecte de ce qu’il qualifie modestement de magnum opus. Le glissement des termes vers la généralité brumeuse (attitude pour implication, tragédie pour persécution et déportation, société au lieu d’autorités…) de même que l’ampleur de la période considérée (30/50 au lieu de l’Occupation) élargissent assurément l’ambition.
L’histoire se doit de replacer les faits qu’elle reconstitue dans leur contexte. Comme le souligne le rapport, « la position centrale qu’occupe aujourd’hui le judéocide dans la façon de concevoir la Seconde Guerre mondiale entraine facilement une interprétation anachronique des faits ». La responsabilité pédagogique était évidente face au caractère aveuglant des évidences rétrospectives qui servent trop souvent de repères dans une période sombre heureusement vouée à faire office de repoussoir aujourd’hui. Comment, en effet, éclairer les actes de l’administration et de la police sans examiner la conscience et la perception qu’ils pouvaient avoir de la gravité de leurs actes et de leurs conséquences ? Les discriminations d’abord, puis les brimades et finalement les déportations dont ces autorités se sont rendues parfois plus que complices ne s’inscrivaient pas dans la connaissance positive du plan génocidaire. La désignation même des victimes comme juives fait difficulté : la catégorie s’impose dans l’œil de l’occupant comme raciale, mais vise substantiellement des personnes dont 95 % sont non Belges et, à la veille de l’invasion, assimilées souvent, par leur nationalité même, à l’ennemi. L’examen de l’attitude du gouvernement de Londres et la prise en compte de l’après-guerre sont des initiatives heureuses en regard du mandat restreint des historiens.
Mais replacer les faits dans leur contexte, ce n’est pas les y dissoudre. Ainsi, on admettra sans peine avec Van Doorslaer que les années trente à cinquante, « c’est par excellence une période au cours de laquelle la cratie (sic) libérale est remise en question ». Soit, pourvu alors qu’il nous explique à quel miracle on a dû le maintien d’un régime parlementaire en Belgique jusqu’à l’invasion de mai 1940, alors même que les élites politiques de l’époque nous sont décrites comme uniformément tentées par un ordre nouveau corporatiste. Ainsi, la généralité grise (« l’âme de la société belge ») se trouve en charge de résumer les différentes phases d’un conflit entre noir et blanc, à tout le moins entre clair et foncé.
Éclairage
Dans les conclusions générales, une atmosphère glauque domine en effet. À titre d’exemple, même le contraste entre les attitudes des autorités locales d’Anvers et de Bruxelles, d’abord mis en évidence, est étrangement réduit. L’examen des archives fait apparaitre que le long de l’Escaut on ne se contente pas d’appliquer à la lettre les volontés de l’occupant et qu’on prend même l’initiative d’organiser des rafles, alors même qu’à Bruxelles, en ce même début d’année 1942, on commence à sérieusement renâcler, notamment sur la ségrégation scolaire des enfants juifs, et l’on se refuse à distribuer l’étoile jaune comme à participer à la rafle de septembre.
À la hauteur de vue de Van Doorslaer, les motivations des uns et des autres sont « politico-idéologiques ». À Anvers, le comportement s’explique par « une tentative proactive (sic) de s’intégrer à l’Ordre nouveau allemand ou flamando-allemand (re-sic) ». Pour Bruxelles (et Liège qui « s’empresse de l’imiter »), il nous signale qu’à cette époque, « les inhibitions à la germanophobie s’évanouissent », parce que la victoire finale allemande n’est plus si assurée et que les autorités locales s’attendent à être dégommées sous peu par l’installation du « Grand Bruxelles ». De part et d’autre, l’attitude à l’égard des Juifs est donnée pour non pertinente : soit elle découle de l’impératif de plaire aux occupants et d’engranger des bénéfices politiques, soit elle n’est qu’un prétexte patriotique pour lui faire la nique. Car, nous dit-on, « le manque de compréhension des éléments idéologiques fondamentaux et une interprétation quasi exclusivement patriotique/nationaliste du second conflit mondial demeureront des constantes de la vision de la question juive par l’État belge ». Le juste équilibre consiste donc à mettre en avant « la toile de fond » que constitue « la présence permanente des différentes identités nationales dans le Nord et le Sud du pays ».
Si Van Doorslaer et ses référents ont excédé leur mandat initial, c’est manifestement pour faire passer en force une interprétation unilatéralement nationaliste (belge ou flamande) qui place tout le monde sur le même plan. Un tel éclairage des actes et attitudes des autorités belges qui élude tout sentiment humanitaire permet une présentation symétrique des motivations. Ainsi, on fait endosser au passé et à son interprétation « à la majorité » la charge de l’équilibre moral et politique souhaitable aujourd’hui entre les deux « grandes communautés » du pays.
Malheureusement, on sait aussi que cette vision « politiquement correcte » pour le mouvement flamand empêche d’apercevoir la faible inhibition du vote d’extrême droite à Anvers et ailleurs en Flandre.
Tout cela s’obtient au prix d’un déni sélectif qu’il serait vain ici de prétendre réparer. Que la Belgique officielle ait été docile sous l’Occupation, soit. S’ils se sont écrasés ensuite avec l’aval des magistrats, on relève que, dès l’automne 1940, les secrétaires généraux ont quand même commencé par refuser de promulguer les premières mesures antijuives (les moins brutales) et ceci malgré toutes les bonnes raisons qui les pousseront ensuite au pragmatisme. Car cette « âme de la société belge » était plus divisée et plus diverse dans ses états que le rapport qui prétend la scruter ne le reconnait : l’alibi du contexte ne sert qu’à peindre un passé uni, gris sur gris.
Ainsi rappelons que, comme aujourd’hui le sort des sans-papiers, la fermeture de la frontière allemande aux réfugiés juifs, pendant quelques mois en 1938, avait suscité des protestations vives et indignées. Évidemment minoritaires, comme la résistance (le mot n’est pas imprimé une seule fois dans les cinquante pages du rapport final), ou comme ces comportements individuels que l’on s’est plu à reconnaitre à la fois comme héroïques et ordinaires. Noyer l’Occupation dans une période plus large revient aussi à gommer la prise de conscience progressive du génocide dans une époque qui aurait été vouée seulement et unanimement aux tendances autoritaires et au nationalisme exalté. Ce qui ferait oublier que la Déclaration universelle des droits de l’homme a été adoptée par les Nations unies en 1948, ou que les prémisses de la construction européenne sont à chercher là aussi.