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Les journalistes arabes face au dilemme syrien

Numéro 9 Septembre 2011 par Mohammed El Oifi

septembre 2011

Contrai­re­ment au cas de la Tuni­sie, de l’Égypte ou du Yémen, la cou­ver­ture média­tique de la crise en Syrie a don­né lieu à un véri­table débat par­mi les jour­na­listes arabes. En effet, la Syrie jouis­sait, jusqu’aux der­niers évè­ne­ments, d’une posi­tion pri­vi­lé­giée dans le monde arabe en rai­son de sa poli­tique étran­gère. Héri­tiers du natio­na­lisme arabe, les dirigeants […]

Contrai­re­ment au cas de la Tuni­sie, de l’Égypte ou du Yémen, la cou­ver­ture média­tique de la crise en Syrie a don­né lieu à un véri­table débat par­mi les jour­na­listes arabes. En effet, la Syrie jouis­sait, jusqu’aux der­niers évè­ne­ments, d’une posi­tion pri­vi­lé­giée dans le monde arabe en rai­son de sa poli­tique étrangère.

Héri­tiers du natio­na­lisme arabe, les diri­geants syriens ont mené depuis l’arrivée au pou­voir en 1970 du pré­sident Hafez el-Assad une poli­tique étran­gère habile qui attire la sym­pa­thie de larges sec­teurs des opi­nions publiques arabes. Ain­si en dépit de la par­ti­ci­pa­tion de la Syrie à la guerre contre l’Irak en 1991 aux côtés des armées amé­ri­caines, elle a su construire et pré­ser­ver l’image d’un pays qui résiste à l’emprise amé­ri­caine sur le Moyen-Orient. Il est vrai qu’en 2003, le pré­sident Bachar el-Assad a dénon­cé la guerre amé­ri­caine contre l’Irak et a mis en garde contre ses consé­quences néfastes pour la région.

En dépit du calme qui a régné depuis 1973 sur les fron­tières israé­lo-syriennes, sans le sou­tien que la Syrie accorde aux « mou­ve­ments de résis­tance arabes » à Israël, et plus par­ti­cu­liè­re­ment le Hamas et le Hez­bol­lah, ces der­niers n’auraient pas pu sur­vivre aus­si longtemps.

L’image valo­ri­sante dans le monde arabe d’une Syrie, qui forme avec l’Iran, le Hamas et le Hez­bol­lah, l’axe de la résis­tance à l’«impérialisme amé­ri­ca­no-israé­lien », a pen­dant long­temps occul­té la réa­li­té de la répres­sion interne. Le débat par­mi les jour­na­listes arabes à pro­pos de la Syrie débute le 23 avril 2011, lorsque le jour­nal liba­nais Assa­fir annonce la démis­sion du jour­na­liste Ghas­san Ben Jed­do de la chaine d’information en conti­nu Al Jazi­ra1. L’intéressé avance deux argu­ments pour expli­quer son ini­tia­tive ; d’une part, le manque de pro­fes­sion­na­lisme de la chaine et son mili­tan­tisme sélec­tif en faveur de cer­taines révo­lu­tions arabes et notam­ment son refus de cou­vrir les pro­tes­ta­tions san­glantes au Bah­reïn2. La ques­tion syrienne n’est pas mise en avant, mais dans une inter­view don­née à la chaine syrienne pri­vée al-Dou­nia3, Ghas­san Ben Jed­do reven­dique sa proxi­mi­té avec le pré­sident Bachar el-Assad et se dit convain­cu que ce der­nier est capable de mener les réformes néces­saires pour satis­faire les pro­tes­ta­tions légi­times, de son point de vue, du peuple syrien. Son dis­cours est habi­té par les déboires de l’expérience révo­lu­tion­naire libyenne qui a per­mis à la France et aux États-Unis « de prendre en otage le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire arabe » en lui fai­sant perdre son autonomie.

Pour Ghas­san Ben Jed­do, l’Arabie saou­dite et les États-Unis pro­fitent de cette occa­sion his­to­rique pour éli­mi­ner le régime syrien comme pre­mier pas pour s’attaquer à ce qu’ils consi­dèrent comme leur véri­table enne­mi dans la région : l’Iran4.

Le régime syrien a cru, dans un pre­mier temps, avoir mis Al Jazi­ra en dif­fi­cul­té en rai­son de cette démis­sion qui a été lar­ge­ment exploi­tée dans les médias syriens ou par les alliés de la Syrie, notam­ment au Liban. En effet, les défen­seurs liba­nais du régime de Bachar el-Assad5 ont été beau­coup plus nom­breux et pré­sents sur les écrans des chaines d’information ara­bo­phones que les Syriens eux-mêmes6.

Un compte Face­book « Non à Al Jazi­ra, nous sommes avec Ghas­san Ben Jed­do » a été créé7 pour sou­te­nir ce jour­na­liste vedette d’Al Jazi­ra qui béné­fi­cie de véri­tables sym­pa­thies par­mi les télé­spec­ta­teurs arabes. Al Jazi­ra a ain­si été iden­ti­fiée par le gou­ver­ne­ment syrien et ses médias comme le prin­ci­pal « outil de dés­in­for­ma­tion », pour­tant le pré­sident syrien et l’émir du Qatar entre­tiennent de bonnes rela­tions et sont consi­dé­rés comme proches de l’Iran.

C’est ce qui explique que les auto­ri­tés syriennes se sont sen­ties tra­hies lorsqu’Al Jazi­ra s’est mise, après deux semaines d’hésitation, à cou­vrir les évè­ne­ments en Syrie comme elle l’a fait en Tuni­sie ou en Égypte. Cela signi­fie, en l’absence de cor­res­pon­dants sur le ter­rain, un recours assez sys­té­ma­tique et sans une véri­table véri­fi­ca­tion aux vidéos de You­tube, aux films pris par des télé­phones por­tables et aux témoi­gnages ano­nymes de per­sonnes pré­sentes sur le ter­rain des mani­fes­ta­tions ou des mas­sacres attri­bués à l’armée syrienne ou à des ser­vices, notam­ment la fameuse « Shabiha ».

Si le point de vue syrien offi­ciel est bien pré­sent, la parole géné­reu­se­ment don­née aux membres de l’opposition syrienne et les com­men­taires auda­cieux et minu­tieu­se­ment rédi­gés par les jour­na­listes d’Al Jazi­ra ont par­ti­ci­pé d’une manière rela­ti­ve­ment effi­cace à para­ly­ser la poli­tique de com­mu­ni­ca­tion de la Syrie. Inca­pable d’infléchir les posi­tions des médias par les moyens diplo­ma­tiques ou par la contre­pro­pa­gande (plu­sieurs vidéos ont été dif­fu­sées sur You­tube pour dis­cré­di­ter Al Jazi­ra, l’émir du Qatar et sa femme, etc.), le régime syrien a ten­té de jouer sur la fibre natio­na­liste des jour­na­listes arabes et syriens. Le mes­sage envers ces der­niers est simple : com­ment par­ti­ci­per à la dia­bo­li­sa­tion du pou­voir syrien qui s’est tou­jours mis du côté des résis­tants arabes en Pales­tine, au Liban et en Irak, et qui a payé le prix éle­vé pour ses enga­ge­ments en faveur des causes arabes.

L’argument ne doit pas être sous-esti­mé et il a bien fonc­tion­né dans le pas­sé, mais il est deve­nu ana­chro­nique dans le contexte des révo­lu­tions arabes. En effet, la nou­velle culture poli­tique en for­ma­tion dans le monde arabe depuis la chute de Ben Ali donne la pri­mau­té au peuple et à ses pré­fé­rences, les sym­pa­thies dont béné­fi­cie un régime arabe dans le reste du monde arabe ne lui per­mettent plus, comme c’était le cas avant, de faire l’économie d’un véri­table assen­ti­ment de sa propre popu­la­tion. À cet égard, le malaise que res­sentent de nom­breux intel­lec­tuels arabes dans leur approche du cas syrien contraste avec la véri­table célé­bra­tion de la chute du régime de Mou­ba­rak dont la poli­tique interne était pour­tant moins répres­sive que celle de Bachar el-Assad.

L’explication de l’origine de cette détes­ta­tion dans le monde arabe à l’égard de l’ancien régime égyp­tien se trouve essen­tiel­le­ment dans la nature de sa poli­tique étran­gère, notam­ment la par­ti­ci­pa­tion au blo­cus de Gaza qui a mar­qué un point de non-retour.

La pres­sion sur les jour­na­listes s’est accen­tuée au fur et à mesure que la répres­sion s’intensifiait. Un extrait d’une émis­sion d’Al Jazi­ra qui n’était pas des­ti­née à être dif­fu­sée va relan­cer la cam­pagne contre cette chaine. L’extrait montre le jour­na­liste saou­dien Ali al-Zafi­ri en conver­sa­tion à pro­pos du dérou­le­ment de l’émission avec l’intellectuel pales­ti­nien Azmi Bisha­ra, ancien dépu­té à la Knes­set israé­lienne, aujourd’hui réfu­gié au Qatar. Azmi Bisha­ra pro­pose au pré­sen­ta­teur de mettre l’accent sur la situa­tion en Syrie et lui reproche d’avoir trop par­lé du Bah­reïn alors que l’actualité ne l’exige pas8.

L’extrait est deve­nu la preuve du par­ti pris d’Al Jazi­ra contre la Syrie, ce qui a don­né lieu à une mul­ti­tude d’articles et d’éditoriaux dans la presse arabe pour dénon­cer le ral­lie­ment d’Azmi Bisha­ra et du Qatar9 au camp de la contre­ré­vo­lu­tion dans le monde arabe mené par l’Arabie saou­dite et sou­te­nu par les États-Unis.

La cam­pagne pour dis­cré­di­ter cet intel­lec­tuel connu pour ses posi­tions natio­na­listes arabes et pour son sou­tien aux « mou­ve­ments de résis­tance arabe » et à la Syrie s’est pour­sui­vie sur inter­net et dans les réseaux sociaux. Mais ce sont les jour­na­listes syriens qui tra­vaillent dans les médias arabes les plus influents qui vont subir la pres­sion la plus effi­cace de la part des auto­ri­tés de Damas. Des appels ont été lan­cés dans les médias syriens pour exi­ger qu’ils démis­sionnent et qu’ils dénoncent leurs employeurs.

Ain­si, la jour­na­liste syrienne Luna Shi­bil, qui a quit­té Al Jazi­ra l’année der­nière, a mis en cause l’agenda poli­tique de la chaine et sa cou­ver­ture des évè­ne­ments qui serait atten­ta­toire à la sécu­ri­té natio­nale syrienne. Son dis­cours natio­na­liste et sa défense de la poli­tique du gou­ver­ne­ment se sont heur­tés à une véri­table dif­fi­cul­té de pré­sen­ter son point de vue d’une manière argu­men­tée. En repre­nant les thèses des ser­vices de sécu­ri­té syriens qui attri­buent la crise en Syrie à une offen­sive des sala­fistes (qui signi­fient sun­nites dans le contexte syrien), la jour­na­liste Luna Shi­bil s’est retrou­vée dans l’incapacité d’expliquer la mul­ti­pli­ca­tion des mani­fes­ta­tions rela­ti­ve­ment impor­tantes dans le pays. L’argument sala­fiste — ou qui attri­bue la crise à un com­plot — est d’autant plus faible que d’autres pays arabes ont connu les mêmes pro­ces­sus révo­lu­tion­naires qui ont abou­ti au ren­ver­se­ment de régimes proches des États-Unis comme en Tuni­sie ou en Égypte.

La jour­na­liste syrienne d’al-Arabiya Zina al Yazi­ji a pré­sen­té sa démis­sion en consi­dé­rant que « la situa­tion dans laquelle se trouve mon pays, la Syrie, m’empêche de conti­nuer et de me consa­crer à mon tra­vail10 », et l’intimidation des jour­na­listes peut aller jusqu’à bru­ler leur mai­son ou deman­der à leur famille de prendre publi­que­ment leurs dis­tances avec eux comme c’est le cas pour la jour­na­liste syrienne d’Al Jazi­ra Rou­la Ibra­him. De nom­breux cor­res­pon­dants de la presse étran­gère comme le Jor­da­nien Kha­led Hari­ri, pho­to­graphe pour l’agence Reu­ters, ou l’Algérien Kha­led Sid Mohand ont été empri­son­nés par les auto­ri­tés syriennes et cela témoigne de la bru­ta­li­té et de l’arbitraire qui règnent dans les pri­sons syriennes.

Ces témoi­gnages sont cor­ro­bo­rés par celui de la jour­na­liste d’Al Jazi­ra Doro­thy Par­vez qui dit avoir été témoin de tor­tures infli­gées à des déte­nus dans la pri­son syrienne où elle a pas­sé trois jours avant son trans­fert en Iran, où elle a éga­le­ment été incar­cé­rée. Elle affirme : « Je suis res­tée dans un centre de déten­tion en Syrie pen­dant trois jours et deux nuits, et j’entendais des bruits de tor­tures sau­vages », et « à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, on enten­dait des bruits de coups, des cris et des hur­le­ments […] Cela sem­blait inter­mi­nable, à un cer­tain moment, vous vou­lez vous bou­cher les oreilles ». Dans la pri­son « per­sonne ne por­tait d’uniforme, per­sonne n’avait de nom, per­sonne n’avait de res­pon­sa­bi­li­tés […] beau­coup de ces hommes agis­saient comme des voyous11…»

Cet article, publié par la revue en ligne Médias et Huma­ni­taire, www.grotius.fr, est repris avec l’aimable auto­ri­sa­tion de l’auteur.

  1. www.assafir.com/Article.aspx?EditionId=1830&ChannelId=43050&ArticleId=2664&Author=.
  2. « Al Jazi­ra a per­du la fièvre révo­lu­tion­naire à Bah­reïn », www.rue89.com/2011/04/13/al-jazeera-a-perdu-la-fievre-revolutionnaire-a-bahrein-199632.
  3. « La chaine pri­vée syrienne et le com­plot étran­ger », www.arretsurimages.net/vite.php?id=11074
  4. Inter­view de Ghas­san Ben Jed­do, télé­vi­sion syrienne al-Dou­nia, www.youtube.com/watch?v=ayr3myWCaRU
  5. Hazem Saghia, « Les alliés liba­nais du régime syrien », Al-Hayat, 7 juin 2011, www.daralhayat.com/portalarticlendah/275040
  6. Voir par exemple l’intervention du jour­na­liste liba­nais Ghalb Qan­dil, www.youtube.com/watch?v=Ir0QSUIdqIc&feature=related
  7. www.facebook.com/With.Ghassan.Ben.Jeddo?sk=wall&filter=2
  8. L’extrait de cette émis­sion en arabe www.youtube.com/watch?v=mPgGgw-prkI
  9. Hazem al-Amin, « À l’émir du Qatar », le jour­nal Al Akh­bar (Liban), 29 mai 2011, www.al-akhbar.com/node/11107
  10. www.alarabiya.net/articles/2011/05/11/148767.html
  11. « Syrie : la jour­na­liste d’Al Jazi­ra témoin de tor­tures en pri­son », www.lexpress.fr/actualites/1/economie/syrie-la-journaliste-d-al-jazira-temoin-de-tortures-en-prison_993878.html?actu=1xtor=x

Mohammed El Oifi


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