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Forces centrifuges et construction de l’autonomie

Numéro 05/6 Mai-Juin 2010 par Verhoeven

mai 2010

L’au­to­no­mie de l’é­lève, bran­die comme l’un des objec­tifs cen­traux de l’é­du­ca­tion à la démo­cra­tie, peine à s’in­car­ner. L’ins­ti­tu­tion sco­laire, man­da­tée pour œuvrer à ce pro­jet, ren­contre de l’i­ner­tie et de l’ins­tru­men­ta­li­sa­tion. Les élèves, qui se vivent comme un acteur « faible » à l’é­cole, inves­tissent peu les dis­po­si­tifs de par­ti­ci­pa­tion. Plus fon­da­men­ta­le­ment, l’é­cole est tra­ver­sée par diverses forces « cen­tri­fuges » (ins­tru­men­ta­li­sa­tion de la sco­la­ri­té, attrac­ti­vi­té de la vie juvé­nile et des épreuves exté­rieures à l’é­cole) qui minent à la source l’en­ga­ge­ment cri­tique néces­saire à l’exer­cice d’une auto­no­mie pleine. On observe alors chez les jeunes dif­fé­rentes patho­lo­gies de la construc­tion de l’au­to­no­mie : inca­pa­ci­té à inté­grer des codes et des rôles com­plexes, dif­fi­cul­té à construire une capa­ci­té réelle de choix stra­té­gique, dif­fi­cul­té à affir­mer l’au­then­ti­ci­té du sujet, alié­né par la culture de masse ou par la per­cep­tion que l’é­chec sco­laire est le résul­tat d’une inca­pa­ci­té indi­vi­duelle plus que d’une injus­tice sociale.

Le para­doxe est frap­pant : à l’heure où dis­cours nor­ma­tifs et ins­ti­tu­tion­nels en appellent plus que jamais à l’autonomie de l’élève, c’est avant tout la dis­tance, ou au mieux, l’adhésion cal­cu­lée, qui carac­té­rise le rap­port des jeunes à leur sco­la­ri­té. L’élève est « enjoint » à être acteur de la vie sco­laire et de sa for­ma­tion ; il est offi­ciel­le­ment invi­té à exer­cer ses capa­ci­tés citoyennes au sein de l’établissement. Or, la plu­part des recherches menées sur les jeunes en fin de sco­la­ri­té obli­ga­toire (16 – 18 ans) mettent plu­tôt au jour des dyna­miques de dis­tan­cia­tion qui viennent miner à la source l’engagement cri­tique attendu.

Des textes à la réalité

L’autonomie de l’élève, bran­die comme l’un des objec­tifs édu­ca­tifs cen­traux des socié­tés démo­cra­tiques, se tra­duit sur le plan péda­go­gique — l’autonomie de l’apprenant fai­sant office de moyen, voire de fin, à la rela­tion d’apprentissage. Elle est éga­le­ment ins­ti­tuée à tra­vers divers dis­po­si­tifs par­ti­ci­pa­tifs qui, dans le sillage du décret Mis­sions, placent l’éducation à la citoyen­ne­té par­mi les objec­tifs prio­ri­taires de l’école. Un décret de mars 2007 pro­mul­guant la « citoyen­ne­té active et res­pon­sable », ins­ti­tue diverses struc­tures visant à édu­quer les élèves à la citoyen­ne­té (conseil de par­ti­ci­pa­tion incluant des repré­sen­tants d’élèves ; élec­tions de délé­gués et moyens accrus pour leur for­ma­tion ; conseils d’élèves, etc.)

Ces dis­po­si­tifs sont sous-ten­dus par une double image idéale de l’élève comme sujet auto­nome : celle du sujet citoyen, sou­te­nu dans sa capa­ci­té d’action poli­tique, et celle du sujet moral, invo­qué du côté de l’authenticité ou de l’expression de soi. L’élève a été recon­nu dans son « égale digni­té » face aux adultes et comme citoyen en devenir.

Or, cette recon­nais­sance semble avoir du mal à pas­ser des textes à la réa­li­té — comme si ce droit pei­nait à s’incarner, faute de moti­va­tion de la part des pre­miers inté­res­sés. Si l’on en croit cer­tains pro­fes­sion­nels char­gés d’implanter ces dis­po­si­tifs, la demande est faible et doit sou­vent être « sus­ci­tée » ou « construite ». Une des inquié­tudes de ceux qui se font les che­villes ouvrières de ces pro­jets est que le « souf­flé ne retombe » après le départ de sa « loco­mo­tive » (adulte ou jeune)… Bref : sans impul­sion volon­ta­riste, la ten­dance lourde serait à l’inertie.

Les ins­tances par­ti­ci­pa­tives sont peu inves­ties par les élèves et lorsqu’elles le sont, c’est dans une logique assez dif­fé­rente de ce qui est visé. Les sujets mis à l’agenda par les élèves sont éton­nam­ment super­fi­ciels, por­tant sur le vivre ensemble, sur telle cam­pagne de pro­pre­té, sur l’accès à tel local pen­dant la récréa­tion, sur des ques­tions de règle­ment — pier­cings, habille­ment… —, comme si les élèves s’autocensuraient par rap­port à des niveaux d’action plus cen­traux. Convain­cus que leurs reven­di­ca­tions ont peu de chance d’aboutir (« De toute façon, il y a qua­si­ment rien qui a été fait. Je veux dire, ce que nous on vou­drait vrai­ment, ça passe pas…»), ils se disent sou­vent déçus ou scep­tiques quant à la por­tée de leur par­ti­ci­pa­tion. C’est ce dont témoigne cette délé­guée, pour­tant moti­vée et inves­tie, qui tient des pro­pos très pru­dents sur le rôle du conseil d’élèves : « Chan­ger l’école ? C’est ce qu’on aime­rait bien, mais euh je ne sais pas si cela change quelque chose. Ça change un petit peu, mais ça fait pas chan­ger l’école vrai­ment. Sou­vent les pro­jets, c’est des petits pro­jets du genre mettre en pein­ture et tout ça, mais je ne sais pas si cela peut vrai­ment faire chan­ger l’école » (Convert, 2009).

Des attentes souvent minimalistes

Les élèves semblent donc peu croire en leur véri­table capa­ci­té d’action au sein de l’école. D’abord, parce que, si les ado­les­cents ont acquis une dose cer­taine d’autonomie dans divers domaines (vie amou­reuse, loi­sirs, consom­ma­tion…), ils res­tent dépen­dants au sein de la sphère édu­ca­tive — dépen­dants de leurs parents concer­nant les choix d’orientation, dépen­dants de leurs pro­fes­seurs pour l’apprentissage, extrê­me­ment dépen­dants des « ver­dicts sco­laires » qui scel­le­ront leur des­tin. De plus, les élèves se vivent comme des acteurs faibles à l’école, au sein d’un jeu ins­ti­tu­tion­nel per­çu comme inéga­li­taire : le pou­voir des adultes est vu comme dis­cré­tion­naire (les pro­po­si­tions du conseil d’élèves n’ayant, nous disent-ils, aucune chance de pas­ser si les ensei­gnants s’y opposent); les élèves res­sentent les « faveurs » dont jouissent les ensei­gnants par rap­port au règle­ment comme une injus­tice ; bref, les adultes ne passent pas le test de la réci­pro­ci­té néces­saire à l’établissement d’un contrat entre acteurs autonomes.

Ensuite, on peut se deman­der si les équipes édu­ca­tives ne déve­loppent pas, à l’égard de ces dis­po­si­tifs par­ti­ci­pa­tifs, des attentes assez dif­fé­rentes de ce qui est pré­vu par les textes. Les ensei­gnants semblent davan­tage espé­rer l’amélioration du vivre ensemble (ordre, sécu­ri­té, dimi­nu­tion de la vio­lence) que vou­loir déve­lop­per un véri­table pro­jet d’éducation à l’autonomie1. L’éducation au « res­pect » semble alors sup­plan­ter l’éducation à l’autonomie. Les élèves per­ce­vraient-ils que ce sont des enjeux d’ordre qui s’avancent sous les ori­peaux d’une rhé­to­rique de l’autonomie ?

Dans ces condi­tions, les struc­tures de par­ti­ci­pa­tion sont inves­ties soit de façon assez mini­ma­liste par les élèves, soit de façon assez prag­ma­tique, pour des pro­jets mineurs. Les pro­po­si­tions plus ambi­tieuses sus­citent vite de la décep­tion, ce qui peut engen­drer un sen­ti­ment d’impossibilité du pro­jet démo­cra­tique. Au mieux, ces dis­po­si­tifs seront uti­li­sés par l’élève comme un moyen de mise à l’épreuve de sa capa­ci­té à s’inscrire effi­ca­ce­ment dans le jeu social, d’exercer ses com­pé­tences sociales.

Des dynamiques de socialisation centrifuges par rapport à l’école

Com­ment com­prendre cette situa­tion ? Au-delà des limites inhé­rentes aux dis­po­si­tifs eux-mêmes, trois ten­dances opèrent comme des « forces cen­tri­pètes » par rap­port aux attentes de par­ti­ci­pa­tion cri­tique à la vie scolaire.

La crise de la motivation et l’instrumentalisation du rapport aux savoirs

Si l’école n’est plus la seule ins­tance de socia­li­sa­tion légi­time (on sait à quel point elle se trouve concur­ren­cée par la culture de masse, inter­net…), elle opère pour­tant plus que jamais comme une machine impi­toyable à sélec­tion­ner, scel­lant le des­tin sco­laire et social des élèves. Il est donc impé­ra­tif de réus­sir, au moment même où l’adhésion à la culture sco­laire est affai­blie. Il est frap­pant de consta­ter qu’un des grands pro­blèmes des jeunes à l’école est de « se moti­ver » — et la pro­li­fé­ra­tion de recherches et de manuels sur la moti­va­tion sco­laire montre qu’on ne sait plus trop quelles « bonnes pra­tiques » recom­man­der, quelle exper­tise psy­cho­pé­da­go­gique déployer pour « construire » la motivation.

Sou­vent, le rap­port aux savoirs est for­te­ment tein­té d’instrumentalisation : dans les filières les moins pres­ti­gieuses, il s’agit avant tout de « pas­ser» ; dans les contextes plus sélec­tifs, si l’intérêt pour la culture sco­laire est davan­tage trans­mis par socia­li­sa­tion fami­liale, les com­por­te­ments stra­té­giques n’en sont pas moins frap­pants (on dose ses inves­tis­se­ments, on sou­pèse ce qui sera « ren­table », on pré­serve d’autres sphères de la vie…). Bref, si auto­no­mie il y a, elle se limite sou­vent à la ver­sion « mini­ma­liste » évo­quée par Ber­nard Del­vaux dans ce numé­ro : apprendre à tirer son épingle du jeu.

L’appel du large : épreuves de réalité et construction du sujet autonome

La crise de l’institution sco­laire se mani­feste éga­le­ment par une cri­tique assez nette de la forme sco­laire (appren­tis­sage en situa­tion vir­tuelle et sépa­rée du monde). On observe chez les jeunes une exi­gence très forte de confron­ta­tion de soi dans des épreuves exté­rieures à l’école, à tra­vers les­quelles ils auront l’occasion d’éprouver leur « vraie » valeur. Ces expé­riences menées dans la « vie réelle » (stages, jobs, voyages…), très pri­sées par les ado­les­cents, opèrent très tôt comme grille d’évaluation de la per­ti­nence de ce qu’on apprend à l’école et sont vécues comme des moments impor­tants de construc­tion de soi. C’est là, plus qu’à l’école, que les jeunes entendent for­ger leur autonomie.

La « cité parallèle »

Enfin, un des symp­tômes du déclin de l’institution sco­laire est cer­tai­ne­ment l’entrée mas­sive de la culture jeune à l’école. Les élèves inves­tissent l’école comme un espace de socia­bi­li­té et d’expérimentation de soi. Elle est le ter­rain pre­mier des rela­tions entre copains, des flirts, de la construc­tion iden­ti­taire à tra­vers des caté­go­ries juvé­niles sans cesse réin­ven­tées (les « intel­los » ou les « cools », les « racailles » ou les « moti­vés»…). L’importance de cette socia­bi­li­té juvé­nile est telle que cer­tains, comme Patrick Rayou (1998) y voient une « cité paral­lèle » au cadre sco­laire, bien plus inves­tie que ce der­nier. Si, dans le « haut » de l’échelle, cette cité intègre par­tiel­le­ment les caté­go­ries sco­laires (les sur­noms des classes ou des groupes intègrent le rap­port aux savoirs), dans les contextes relé­gués, ce réfé­ren­tiel sco­laire vient presque à dis­pa­raitre2.

La construction de l’autonomie de l’élève

Mais reve­nons à la notion même d’autonomie de l’élève : com­ment la défi­nir ? Quelle « ver­sion » de l’autonomie est-il envi­sa­geable de construire au sein de l’école et quels obs­tacles ren­contre ce projet ?

Dans son article, Ber­nard Del­vaux évoque deux ver­sions de l’autonomie — l’une, mini­ma­liste ou « cir­cons­crite », se résume à une capa­ci­té ins­tru­men­tale à « tirer son épingle du jeu» ; l’autre, plus ambi­tieuse, mais plus sou­hai­table au plan d’une édu­ca­tion à la démo­cra­tie, vise la capa­ci­té des indi­vi­dus à déve­lop­per un regard cri­tique sur les règles du sys­tème et à s’autoriser à y inter­ve­nir. En m’appuyant sur des dis­tinc­tions de Fran­çois Dubet (2002), je défen­drai l’idée que l’autonomie est un pro­ces­sus mul­ti­di­men­sion­nel. Chaque niveau pose des défis spé­ci­fiques qu’il s’agit de prendre en charge. Ce que Dubet montre, c’est que l’autonomie du Sujet ne peut plus se pen­ser comme la simple « résul­tante » de l’intériorisation des valeurs. Dans l’école de la pre­mière moder­ni­té, l’individu entrait à l’école et y inté­rio­ri­sait les valeurs cen­trales de la socié­té, se conver­tis­sant ain­si en « citoyen auto­nome ». Aujourd’hui, dans un monde com­plexe et désa­jus­té, construire son auto­no­mie se conçoit davan­tage comme un « tra­vail » du sujet sur lui-même à plu­sieurs niveaux.

Le pre­mier niveau de l’autonomie se conquiert à tra­vers l’inté­gra­tion des codes et normes sociales qui, loin d’avoir dis­pa­ru, se sont com­plexi­fiés et mul­ti­pliés. Le tra­vail néces­saire au jeune pour inté­grer ces facettes dif­fé­rentes de sa vie est un pre­mier exer­cice de construc­tion de l’autonomie. Deve­nir auto­nome, c’est par­ve­nir à res­ter sujet sans implo­ser sous la diver­si­té des sol­li­ci­ta­tions et des attentes.

À un second niveau, l’autonomie peut être qua­li­fiée d’ins­tru­men­tale ou de stra­té­gique (et ren­voie à la ver­sion cir­cons­crite de l’autonomie): il s’agit de déve­lop­per les capa­ci­tés stra­té­giques néces­saires pour prendre une place utile dans le jeu social. Autre­ment dit, il s’agit d’acqué­rir les com­pé­tences sociales néces­saires au déve­lop­pe­ment d’une action stra­té­gique : apprendre à « jouer le jeu » social avec le plus d’efficacité pos­sible, dans des contextes défi­nis par la concur­rence et la rare­té des res­sources. La socié­té actuelle sur­va­lo­rise cette auto­no­mie « ins­tru­men­tale », incar­née par l’idéal de flexi­bi­li­té : gar­der sa place dans un monde com­plexe et chan­geant sup­pose une solide capa­ci­té de déco­dage et d’adaptation. Ceux qui ne s’y plient pas sont dési­gnés comme faibles et exclus de la com­pé­ti­tion. La capa­ci­té à pour­suivre ses propres fins requiert en effet des « sup­ports » ou des « res­sources » : des codes, des capi­taux, des com­pé­tences sociales et psy­choaf­fec­tives. À ce niveau, les inéga­li­tés sociales clas­siques se rejouent.

Enfin, la troi­sième dimen­sion de l’autonomie est éthique ou morale. C’est la dimen­sion la plus exi­geante, puisqu’elle cor­res­pond à la capa­ci­té à sai­sir, cri­ti­quer et trans­for­mer les règles du jeu social elles-mêmes, au nom de prin­cipes de jus­tice, mais aus­si au nom d’un prin­cipe d’authenticité.

Si, comme l’affirme Dubet, la for­ma­tion de l’autonomie contem­po­raine exige un « tra­vail du sujet » à ces trois niveaux, celle-ci s’avère être un pro­jet ardu et ren­contre de nom­breux obstacles.

Les obstacles à la formation de l’autonomie

Deux grandes familles d’obstacles peuvent être iden­ti­fiées. Il peut s’agir soit d’une « insuf­fi­sance » sur l’un des axes défi­nis (registre de l’inégalité sur cha­cun de ces axes); soit d’une inca­pa­ci­té à assu­mer la com­plexi­té de ce « tra­vail du sujet » entrai­nant un repli sur une logique (registre de l’abdication face à la com­plexi­té du tra­vail de l’autonomie).

Dans le registre de l’inégalité, sur chaque axe, il y a des « forts » et des « faibles », des indi­vi­dus plus ou moins armés socia­le­ment pour répondre aux enjeux qui s’y posent.

Ain­si, en ce qui concerne la socia­li­sa­tion à des rôles et les pro­ces­sus d’identification sociale, un des cas de figures les plus clas­siques mis en évi­dence par la socio­lo­gie concerne la dif­fi­cul­té pour cer­tains jeunes — en par­ti­cu­lier de milieux popu­laires ou immi­grés — à inté­grer des normes éloi­gnées de leur propre habi­tus, ou encore à se plier aux règles du jeu sco­laire sans perdre la face au regard des cri­tères en vigueur dans la com­mu­nau­té ou les groupes de pairs. Cette pro­blé­ma­tique de la dis­tance cultu­relle se double d’une dif­fi­cul­té d’identification sociale posi­tive. Dans les filières les plus déva­lo­ri­sées, les images pro­fes­sion­nelles et sociales qui consti­tuent l’horizon de ces cur­sus sont peu attrac­tives et très éloi­gnées des aspi­ra­tions pre­mières de ces jeunes. La confron­ta­tion au monde pro­fes­sion­nel (via les stages) peut alors se trans­for­mer en une dure prise de conscience que l’espace des pos­sibles s’est refer­mé. Un des enjeux du tra­vail de « reso­cia­li­sa­tion » auquel doivent s’atteler les pro­fes­sion­nels consiste alors sou­vent à accom­pa­gner ce deuil des aspi­ra­tions. Il s’agit de conver­tir le rêve en pro­jet « réa­liste ». La construc­tion d’une capa­ci­té d’action auto­nome ne peut s’opérer qu’au prix d’une telle conver­sion. Si celle-ci échoue, le rap­port à la sco­la­ri­té sera mar­qué par le décou­ra­ge­ment, ou par une sorte de « ritua­lisme sco­laire » — l’accomplissement méca­nique des exi­gences mini­males du métier d’élève, sans y trou­ver sens.

Pour ce qui est du second niveau — ins­tru­men­tal — de l’autonomie, les dif­fi­cul­tés relèvent d’un défi­cit de res­sources néces­saires au déve­lop­pe­ment de la capa­ci­té de choix stra­té­gique. Par­fois, ce sont sim­ple­ment les res­sources cog­ni­tives qui font défaut, lorsque l’élève ne par­vient pas à se doter des moyens (sco­laires) de ses aspi­ra­tions. Mais, plus fon­da­men­ta­le­ment, on peut se deman­der si ce n’est pas la capa­ci­té à faire des choix en elle-même qui est entra­vée, enrayée, alors même qu’elle est sans cesse invo­quée. Dans un sys­tème sco­laire mar­qué par la relé­ga­tion, il est frap­pant de voir à quel point les car­rières sco­laires suivent leur cours dans une sorte de non-choix. Pour les meilleurs, la ques­tion du choix est mise entre paren­thèses, lais­sée en sus­pens, puisque ces élèves sont en posi­tion de lais­ser l’espace des pos­sibles ouvert. Pour ceux qui connaissent des car­rières sco­laires chao­tiques, ces chan­ge­ments tendent à être vécus sur un mode subi (« On m’a orien­té vers cette option », « je ne sais plus très bien ce qui m’est arri­vé, mais en qua­trième je me suis retrou­vé dans l’option méca­nique» ; « là tout à coup j’ai vou­lu aller en hôtel­le­rie, mais je ne sais plus vrai­ment pour­quoi»…)3. Para­doxa­le­ment, c’est à ces élèves « dépos­sé­dés » de leur par­cours que l’école demande de for­mu­ler un pro­jet indi­vi­duel… Lors d’une recherche menée dans des dis­po­si­tifs de « re-sco­la­ri­sa­tion » (Don­nay, Verhoe­ven, 2006), nous avions consta­té à quel point les inter­ve­nants étaient confron­tés à une impor­tante tâche de ren­for­ce­ment des res­sources de base (cog­ni­tives ou psy­choaf­fec­tives) préa­lables au déve­lop­pe­ment de la capa­ci­té de for­mu­ler des pro­jets « auto­nomes ». Les dyna­miques axées sur la recons­truc­tion de l’estime de soi, de la confiance en soi (valo­ri­sa­tion des « petites réus­sites » de cha­cun, tra­vail sur des pho­tos ou auto-vidéos, sur la prise de parole en public, etc.) prennent beau­coup d’importance et sont pré­sen­tées comme une condi­tion sine qua non à la for­mu­la­tion d’un pro­jet sub­jec­ti­ve­ment assu­mé. Il s’agit de recons­truire de la confiance au sein d’espaces pro­té­gés, avant de confron­ter l’élève à la com­pé­ti­tion sco­laire et sociale.

Enfin, cer­tains ado­les­cents sont entra­vés dans leur accès à la troi­sième dimen­sion — morale — de l’autonomie, qui cor­res­pond à la capa­ci­té de poser des juge­ments authen­tiques et au déve­lop­pe­ment d’une capa­ci­té de cri­tique sociale. Le déve­lop­pe­ment de ce type d’autonomie se heurte d’abord à diverses dyna­miques d’aliénation cultu­relle, lorsque l’authenticité se trouve pié­gée par la culture de masse, « confis­quée » par les signes fas­ci­nants qu’elle véhi­cule. C’est ain­si que cer­tains jeunes s’enferrent dans un effort mimé­tique envers les corps par­faits de la pub ou du ciné­ma, dans des ten­ta­tives extrêmes de mode­lage de leur appa­rence, ou de pour­suite insa­tiable des objets dési­rables sur la grande scène de la consom­ma­tion. De récentes enquêtes eth­no­gra­phiques (Jacobs, 2009) montrent que l’espace sco­laire des écoles de relé­ga­tion peut se retrou­ver enva­hi par les mar­queurs de cette culture de masse — MP3, GSM, vête­ments de marque… —, ou encore par un rap­port com­pul­sif à la « mal­bouffe » jusqu’en classe, comme si rem­plir son corps rem­pla­çait l’avidité d’apprendre…

L’émergence de l’autonomie morale semble enfin entra­vée par la dif­fi­cul­té à for­mu­ler une cri­tique sociale construite, dans un sys­tème où l’échec sco­laire est inter­pré­té, non comme une injus­tice sociale, mais sur le mode de l’indignité per­son­nelle, de l’incapacité indi­vi­duelle à sai­sir sa chance. Nos recherches montrent des jeunes qui subissent les inéga­li­tés de plein fouet sans pour autant par­ve­nir à for­mu­ler une cri­tique du sys­tème ; ces élèves se pré­sentent comme des « faibles », des « nuls », des « pares­seux », tout en expri­mant sou­vent un puis­sant désir d’intégration sociale (Don­nay, Verhoe­ven, 2006).

Enfin, il arrive que le tra­vail de construc­tion de l’autonomie appa­raisse trop exi­geant, trop « lourd », insur­mon­table. On assiste alors à diverses formes d’abdi­ca­tion de l’autonomie face à la com­plexi­té, les jeunes se repliant alors sur l’une des logiques d’action, hyper­tro­phiée. Il peut s’agir d’un repli sur la com­mu­nau­té (tri­bus ado­les­centes, bandes de cité, com­mu­nau­té reli­gieuse…), qui per­met au jeune d’évoluer dans un espace sécu­ri­sé et de mettre ses capa­ci­tés cri­tiques en veille. La logique ins­tru­men­tale peut elle aus­si être surin­ves­tie, l’élève agis­sant alors essen­tiel­le­ment en fonc­tion des consé­quences anti­ci­pées de ses choix : il sou­pèse ses inves­tis­se­ments, dose ses enga­ge­ments en fonc­tion des béné­fices escomp­tés sur le « mar­ché » sco­laire ou social. Enfin, le repli peut aus­si se faire à tra­vers des formes de sur­di­men­sion­ne­ment de la sub­jec­ti­vi­té (quête obsé­dée de soi, sen­ti­ment de vide nar­cis­sique, repli artis­tique nom­bri­liste…), pou­vant se mani­fes­ter dans cer­tains types de rap­ports com­pul­sifs à la télé­vi­sion, au monde vir­tuel ou aux drogues (Ehren­berg, 1995).

Mettre l’autonomie au travail

À l’heure de l’invocation inces­sante de l’autonomie du Sujet-élève, son émer­gence effec­tive reste un pro­jet fra­gile. L’institution sco­laire, offi­ciel­le­ment man­da­tée pour construire cette auto­no­mie et pour­vue de dis­po­si­tifs citoyens plus déve­lop­pés que jamais, bute sur de l’inertie et de l’instrumentalisation. S’il faut prendre acte des forces cen­tri­fuges qui tra­versent l’école, il ne faut pas pour autant renon­cer à accom­pa­gner le jeune dans la conquête de son auto­no­mie. Cela doit pas­ser par un tra­vail aux dif­fé­rents niveaux : rendre les codes sco­laires acces­sibles, rendre attrac­tives des images sociales et pro­fes­sion­nelles mobi­li­sa­trices dans toutes les filières, consti­tuent des préa­lables néces­saires pour ins­crire l’autonomie au sein d’une demande légi­time d’intégration sociale. Assu­rer l’acquisition de com­pé­tences sco­laires de base, res­tau­rer les com­pé­tences psy­choaf­fec­tives telles que la confiance et l’estime de soi, sont des condi­tions sine qua non à l’émergence d’une capa­ci­té effec­tive de choix. Enfin, l’émergence d’une véri­table auto­no­mie morale sup­pose un tra­vail sur l’authenticité, qui doit pou­voir s’affirmer contre la culture de masse, mais sur­tout, une for­ma­tion à une ana­lyse sociale cri­tique qui per­met de sor­tir le sujet de son autodévaluation.

Ne faut-il pas admettre que c’est à ces condi­tions, en inté­grant ces enjeux, que les dis­po­si­tifs d’autonomie à l’école peuvent avoir du sens ?

  1. C’est ce que montre le mémoire de M. Convert (2009), pour­tant réa­li­sé dans une école rela­ti­ve­ment sélec­tive socia­le­ment et donc rela­ti­ve­ment préservée.
  2. C’est ce que montrent bien des études eth­no­gra­phiques récentes menées auprès de jeunes en fin de sco­la­ri­té obli­ga­toire (Siroux, 2008 ; Jacobs, 2009).
  3. C’est ce qu’a mis en évi­dence une étude menée en 2007 qui ana­ly­sait les tra­jec­toires sco­laires de jeunes de natio­na­li­té ou d’origine étran­gère dans l’enseignement secon­daire (Verhoe­ven, Rea, Mar­ti­niel­lo et alii., 2008).

Verhoeven


Auteur

Marie Verhoeven est professeure de sociologie et chercheuse au [GIRSEF->http://www.uclouvain.be/girsef.html] à l'Université catholique de Louvain ([UCL->http://www.uclouvain.be]).