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Les intellectuels dans la mêlée
Dans la crise politique actuelle, les interventions des intellectuels se multiplient, couvrant une large palette de registres. Tantôt ils en explorent les sources et la nature, tantôt ils en précisent les paramètres économiques, juridiques et politiques, tantôt ils commentent les évènements du jour. Beaucoup avancent des principes d’action et proposent des solutions. Quelques-uns imaginent carrément […]
Dans la crise politique actuelle, les interventions des intellectuels se multiplient, couvrant une large palette de registres. Tantôt ils en explorent les sources et la nature, tantôt ils en précisent les paramètres économiques, juridiques et politiques, tantôt ils commentent les évènements du jour. Beaucoup avancent des principes d’action et proposent des solutions. Quelques-uns imaginent carrément une nouvelle cité néobelge. Ce faisant, les intellectuels se mêlent au conflit politique qui divise le pays et où s’affrontent, en première ligne, les politiciens eux-mêmes. L’enjeu idéologique premier en est la définition légitime de la crise. Intervenant dans le même espace public et à propos de ce même enjeu, mais avec des approches et des intérêts différents, politiciens et intellectuels entretiennent des rapports ambivalents et souvent empreints de méfiance. Perchés à leur balcon, les intellectuels apparaissent forcément un peu suspects : donneurs de leçons, étrangers aux contingences de la négociation politique, théoriciens en chambre. Le monde politique leur lance depuis toujours : « Soyez réalistes, rendez-vous utiles, montrez-vous neutres et au-dessus de la mêlée, et essayez d’abord de vous mettre d’accord entre vous. » Ces injonctions résument très exactement ce que les intellectuels ne doivent surtout pas être.
La situation politique actuelle démontre combien le réalisme à court terme peut devenir l’aveuglement à moyen terme. Le réalisme pragmatique des partis francophones face aux exigences flamandes a trop servi à jouer la montre sans mettre suffisamment le délai à profit pour se redresser et se déterminer. Les résolutions autonomistes de la Flandre sous-estiment certaines difficultés majeures de l’aventure. Par facilité ou faiblesse, le réalisme consiste souvent à se résigner à un ordre des choses sans avenir ou à ne voir que ce qui plait et convient. Qu’apporterait l’intellectuel à être un tel « réaliste » de plus ? On attend au contraire qu’il ne se plie pas à d’incertaines fatalités. Distinguant les vraies contraintes socioéconomiques et institutionnelles de celles qu’on avance par facilité, on ne lui demande pas de voir le monde « de haut », mais de porter son regard un peu plus loin. En un mot, de la clairvoyance. Et cette capacité, qui doit en découler, d’alerter sans apeurer.
Plus un système politique est fragilisé, moins il supporte les analyses qui ne sont pas utiles à ses propres et hésitants desseins. Tenter de mettre au jour la trame et les fondements du long différend communautaire, analyser et discuter les politiques wallonnes et francophones en la matière, chercher à mieux comprendre le mouvement flamand et les points de vue qui s’y confrontent (sans pour autant y adhérer ni faire preuve de faiblesse dans la négociation), examiner l’intérêt d’une profonde réforme de l’État et en envisager les lignes de force… il est difficile de dire à priori à qui et à quoi cela peut être utile, mais c’est judicieux, approprié au problème et susceptible de donner du sens aux propositions et projets à venir. Être utile ? À qui et pour quelle cause ? L’intellectuel n’a pas à être utile, il doit être pertinent.
Pris lui-même dans de multiples rôles (universitaire, scientifique, enseignant, conseiller, expert, journaliste, artiste…), ancré dans des terrains sociaux et institutionnels qui lui procurent ses conditions de travail et grâce auxquels sa réflexion peut trouver un écho, l’intellectuel ne saurait rester neutre. On le somme d’ailleurs, à bon droit, de prendre position. Mais il doit rester indépendant, en ne pliant sa pensée qu’aux seuls impératifs de vérité et de rigueur, et engagé, en penchant sa plume du côté de ce qu’il considère comme le bien commun. Ce faisant, les intellectuels devraient forcément être embarrassants et entrer en confrontation avec la société et ses pouvoirs, mais aussi et d’abord entre eux-mêmes. Si les intellectuels ne sont pas responsables des problèmes du monde, ils sont collectivement et conflictuellement responsables de la lecture de ces problèmes. Ce n’est pas rien. Loin de craindre les désaccords, ils les explicitent et les débattent pour mieux éclaircir et démêler les nœuds où les choses calent et où peuvent être négociés des tournants. Sans s’en cacher, en exposant au contraire leurs nécessaires débats.
Clairvoyance plutôt que réalisme, pertinence plutôt qu’utilité, indépendance plutôt que neutralité, conflictualité plutôt que consensus, tel est l’engageant programme avec lequel les intellectuels peuvent, s’ils ont assez de trempe, faire bouger les choses.