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Les hommes dans le combat pour l’égalité

Numéro 2 Février 2011 par Brian Harrison

février 2011

Sir Brian Har­ri­son est pro­fes­seur émé­rite de l’u­ni­ver­si­té d’Ox­ford. Il a long­temps ensei­gné l’his­toire moderne à Cor­pus Chris­ti Col­lege et publié de nom­breux ouvrages sur le suf­fra­gisme en Grande-Bre­tagne. Dans Sepa­rate Spheres, il met en évi­dence le rôle des femmes tan­dis que Pru­dent Revo­lu­tio­na­ries montre que le fémi­nisme bri­tan­nique s’est construit en par­te­na­riat avec les hommes. Il se consacre actuel­le­ment à l’é­cri­ture d’une nou­velle his­toire de l’An­gle­terre pour les presses uni­ver­si­taires d’Ox­ford : le pre­mier volume, See­king a Role : The Uni­ted King­dom 1951 – 1970, est paru en février 2009 ; le second, Fin­ding a Role ? The Uni­ted King­dom 1970 – 1990, est paru en février 2010.

Mar­tine Mona­cel­li : Vous êtes un his­to­rien recon­nu du suf­fra­gisme en Grande-Bre­tagne et l’une des par­ti­cu­la­ri­tés de vos tra­vaux est de n’avoir jamais dis­so­cié l’action des deux sexes dans cette lutte. Dans l’ouvrage que vous avez consa­cré à l’opposition au suf­frage des femmes en Grande-Bre­tagne (Sepa­rate Spheres) vous avez été l’un des pre­miers à sou­li­gner le rôle des femmes elles-mêmes. Dans Pru­dent Revo­lu­tio­na­ries (1987), qui pré­sente quelques-unes des grandes figures du mou­ve­ment, mas­cu­lines et fémi­nines, vous écri­vez que c’est sur le par­te­na­riat entre les sexes que s’est fon­dé le fémi­nisme bri­tan­nique au XIXe siècle.

Brian Har­ri­son : En effet, les femmes jusqu’en 1914 étaient dans une posi­tion extrê­me­ment vul­né­rable, quelle que soit leur classe sociale ; les femmes des classes moyenne et supé­rieure n’avaient aucune liber­té de mou­ve­ment ; elles ne se ren­daient nulle part sans leur cha­pe­ron ; il n’y avait pas de clubs de femmes et l’on sait com­bien en Angle­terre les clubs sont impor­tants dans la dif­fu­sion de l’information ; donc elles n’avaient pas le choix. Elles avaient besoin d’un homme pour les accom­pa­gner ou de quelqu’un pour les défendre. Il ne faut pas oublier non plus qu’elles n’étaient pas cen­sées par­ler et n’étaient même pas habi­tuées à par­ler en public, ni d’ailleurs encou­ra­gées à le faire, pas même la reine ; les hommes par­laient pour elles, parce qu’ils avaient les com­pé­tences requises pour évo­luer dans le monde réel pour ain­si dire ; les hommes domi­naient dans toutes les pro­fes­sions libé­rales, donc à moins d’avoir un homme en quelque sorte pour la sou­te­nir, la femme se sen­tait per­due, sans défense, dans une socié­té dont les valeurs étaient par ailleurs très dif­fé­rentes des nôtres. Les femmes des classes ouvrières avaient en fin de compte plus de liber­té puisqu’il fal­lait qu’elles sortent tra­vailler pour gagner leur vie. Par consé­quent ce que j’ai dit s’applique sur­tout aux femmes des classes supé­rieures que l’on com­pa­rait à des papillons sans force phy­sique inhé­rente et sans défenses. Elles ont bien enten­du trou­vé de l’aide auprès de leurs amies, grâce aux réseaux fémi­nins, très impor­tants à l’époque, mais elles ont eu aus­si besoin de la force phy­sique des hommes pour les défendre contre les attaques bru­tales dont elles pou­vaient être l’objet, par­ti­cu­liè­re­ment dans les villes, où la vio­lence due à l’alcoolisme n’était pas rare. Et d’ailleurs dans Sepa­rate Spheres, j’ai mon­tré qu’une des rai­sons majeures invo­quées contre le suf­frage des femmes est leur vul­né­ra­bi­li­té ; les hommes, dans l’ensemble, sont phy­si­que­ment supé­rieurs aux femmes, et ils pen­saient qu’il fal­lait qu’ils les pro­tègent. Les femmes à l’époque sont des créa­tures pro­té­gées par les hommes.

Mais il est évident que c’est éga­le­ment grâce aux hommes de leur entou­rage que les femmes ont acquis les com­pé­tences, le savoir-faire et la confiance en soi néces­saires à leur éman­ci­pa­tion. Au XIXe et jusqu’au début du XXe siècle, il y a un homme der­rière chaque femme qui s’émancipe hors de la sphère pri­vée ; pre­nons Flo­rence Nigh­tin­gale par exemple : sa car­rière n’aurait pas été pos­sible sans le sou­tien que lui ont appor­té les hommes au gou­ver­ne­ment et quelques sym­pa­thi­sants dans le milieu médi­cal ; Sid­ney Her­bert l’a beau­coup aidée. Elle s’est appuyée en per­ma­nence sur l’expertise mas­cu­line. Si l’on prend le cas de Mrs Faw­cett, sans son mari Hen­ry Faw­cett, très influen­cé par les idées de John Stuart Mill, Mil­licent Gar­rett Faw­cett n’aurait jamais pris la tête des suf­fra­gistes. Son père New­son a joué un grand rôle ; c’est lui qui a encou­ra­gé le fémi­nisme de ses trois filles. Je suis prêt à affir­mer qu’il n’y a pas une seule fémi­niste au XIXe siècle qui n’ait béné­fi­cié d’une façon ou d’une autre de l’aide d’un homme. Le par­te­na­riat entre les sexes fait par­tie inté­grante de la phi­lo­so­phie du mou­ve­ment d’émancipation fémi­nine en Grande-Bre­tagne au XIXe siècle. Rap­pe­lez vous le dis­cours de Mill en 1867 qui (je cite de mémoire) annonce que les hommes et les femmes sont en train de deve­nir des com­pa­gnons à éga­li­té, et que tout com­mence d’abord dans la famille, par l’échange d’idées et le res­pect mutuel, situa­tion qu’il a lui-même vécue avec Har­riet Taylor.

M. M.: Ce par­te­na­riat se pour­suit en 1918, une fois que les femmes sont auto­ri­sées à se pré­sen­ter à la dépu­ta­tion. Mal­gré le cli­mat ter­ri­ble­ment sexiste qui règne à la Chambre des Com­munes, hommes et femmes fra­ter­nisent len­te­ment. Jean Mann que vous citez dans votre article « Women in a Men’s House. The Women MPs, 1919 – 1945 » recon­nait sa dette envers les hommes qui l’ont pous­sée à se pré­sen­ter aux élec­tions et faire car­rière en poli­tique. Mais il y en a d’autres, la duchesse d’Atholl, Mar­ga­ret Bondfield…

B. R.: C’est exact. Le mari de la duchesse d’Atholl a pas­sé beau­coup de temps à pré­pa­rer sa femme à la vie poli­tique. En 1923 quand elle s’est pré­sen­tée au Par­le­ment, il s’asseyait en face d’elle à la table dans leur mai­son de cam­pagne pour l’entrainer aux débats par­le­men­taires. Il l’interpelait vio­lem­ment sur dif­fé­rents sujets pour tes­ter ses nerfs. C’était un anti­fé­mi­niste, voyez-vous, ce par­te­na­riat a donc fonc­tion­né, même dans ce cas !

M. M.: Il y a deux hommes qui dominent en Angle­terre, selon vous, ce sont Richard Pan­khurst et John Stuart Mill, dont vous avez écrit qu’ils ont été les Marx et Engels du mou­ve­ment d’émancipation. Com­ment jus­ti­fiez-vous la comparaison ?

B. R.: Il ne fait aucun doute que Mill a été le Marx du mou­ve­ment. Il a eu un cou­rage incroyable. Il détes­tait par­ler en public et n’avait aucune élo­quence natu­relle ; il était timide, très rai­son­nable, ce n’était pas du tout un agi­ta­teur ; un jour, aux Com­munes, Dis­rae­li fit un com­men­taire deve­nu célèbre sur ses manières affec­tées de jeune homme de bonne famille. En 1867, lorsqu’il s’est levé pour faire son fameux dis­cours, il est res­té muet pen­dant deux minutes, il n’arrivait pas à ras­sem­bler ses pen­sées, ses amis à la Chambre ont dû l’applaudir pour l’encourager. On ne peut qu’avoir du res­pect pour un tel per­son­nage. Ce n’était pas un meneur natu­rel, mais sa poli­tique a tou­jours été de sou­te­nir des causes impos­sibles — c’était le cas du vote des femmes — dans l’espoir de les voir triom­pher un jour ; il était conscient d’être ain­si mar­gi­nal, mais il essayait tou­jours de rame­ner les marges vers le centre. Je crois que c’est pour cela qu’on l’admirait.

Mais ce qui est plus impor­tant encore, il fal­lait un bon livre à la Cause. La socié­té de l’époque était très let­trée, très avide de débats publics de grande qua­li­té, bien plus que de nos jours, et son Assu­jet­tis­se­ment des femmes va deve­nir le texte de réfé­rence des qua­rante ou cin­quante ans qui suivent ; il est tou­jours sans équi­valent d’une cer­taine manière. Son argu­men­taire est remar­quable, cohé­rent, mesu­ré, par­fai­te­ment ration­nel. Mill a don­né une struc­ture for­melle au mou­ve­ment suf­fra­giste des années 1860. Il fal­lait un intel­lect aus­si excep­tion­nel que le sien pour véri­ta­ble­ment lan­cer le mou­ve­ment. C’est pour cela que Ber­trand Rus­sell a refu­sé d’écrire un autre livre sur ce sujet. Il savait que le tra­vail était déjà fait.

Richard Mars­den Pan­khurst, lui, est un dis­ciple de Mill, évi­dem­ment, comme tous sans excep­tion. C’était un libé­ral dans le fond et non un socia­liste, même s’il a reven­di­qué ce titre, il est issu du libé­ra­lisme, comme plu­sieurs autres socia­listes d’ailleurs et, jusqu’à l’entre-deux guerres, je dirai que même le Par­ti tra­vailliste a gar­dé une atti­tude libé­rale. Pan­khurst n’est pas un théo­ri­cien du mou­ve­ment, mais il est l’un de ses ins­pi­ra­teurs. Sa fille Syl­via avait encore son por­tait au des­sus de son lit dans les années 1930 à Addis Abe­ba ; pour Emme­line, sa femme, il fut un men­tor ; après sa mort elle l’imaginait veillant sans cesse sur elle. On peut cer­tai­ne­ment le consi­dé­rer comme le vul­ga­ri­sa­teur des idées de Mill, on pour­rait dire qu’il a été son méga­phone ; quant à savoir s’il aurait approu­vé les méthodes de sa femme, c’est une autre his­toire ! Il a donc été impor­tant pour les mili­tantes. Les héros des non-mili­tantes étaient John Stuart Mill, Jacob Bright, Mere­dith, Hen­ry Faw­cett, aus­si José­phine But­ler, des hommes pour la plu­part, tous libéraux.

M. M.: Fémi­nisme et libé­ra­lisme sont donc insé­pa­rables en Angleterre ?

B. R.: Le mou­ve­ment d’émancipation en Angle­terre est direc­te­ment issu du libé­ra­lisme. Il est issu du libre échange, de la liber­té d’entreprendre et du déve­lop­pe­ment pro­gres­sif de la démo­cra­tie, de l’idée que tous les êtres humains, de sexe mas­cu­lin ou fémi­nin, sont égaux en valeur, qu’ils ont le droit de déve­lop­per plei­ne­ment leurs capa­ci­tés natu­relles et qu’on ne doit pas les empê­cher de le faire. Donc les par­ti­sans du suf­frage des femmes sont aus­si des par­ti­sans du libre-échange, ils croient en l’égalité des chances et à une socié­té qui rend pos­sible la cir­cu­la­tion des élites. C’est une atti­tude anti­aris­to­cra­tique. Je ne pense pas qu’ils envi­sa­geaient le fémi­nisme comme dis­tinct du libé­ra­lisme. L’une des com­po­santes du libé­ra­lisme est aus­si le libre échange d’idées. Si vous empê­chez la moi­tié du genre humain d’échanger leurs idées, tout le monde y perd. Je ne pense pas me trom­per en disant que les libé­raux du XIXe siècle pen­saient que la dif­fé­rence des sexes était très favo­rable au pro­grès social. Les femmes, du moins la plu­part, ont leur façon à elles de voir les choses, pour des rai­sons évi­dentes, phy­sio­lo­giques, mais aus­si psy­cho­lo­giques, déter­mi­nées par la sépa­ra­tion des sphères (ou peut-être par la géné­tique, mais n’étant pas un scien­ti­fique je ne me pro­non­ce­rai pas là-des­sus!). Ces dif­fé­rences de per­son­na­li­té étaient un avan­tage aux yeux des libé­raux ; elles per­met­taient l’échange et le par­tage d’expériences et de com­pé­tences propres à chaque groupe social. Je pense que nous sommes en pré­sence d’une situa­tion peut-être pas unique mais tout à fait spé­ci­fique à l’Angleterre. À l’inverse de la France nous n’avons jamais eu non plus d’État cen­tral fort qui, comme l’a écrit Toc­que­ville, sur­vit à toute révo­lu­tion. Notre tra­di­tion libé­rale de décen­tra­li­sa­tion, de gou­ver­ne­ment local et de défense de l’individu contre l’État se retrouve dans les pays du Com­mon­wealth, l’Amérique aus­si par­tage la même atti­tude envers le pou­voir éta­tique, en fait l’ensemble des pays de langue anglaise.

M. M.: Dans ce cas, on peut avoir du mal à com­prendre pour­quoi les libé­raux au pou­voir se sont sys­té­ma­ti­que­ment oppo­sés au vote des femmes de 1906 à 1918. Le Par­ti libé­ral n’incarnait-il pas le libéralisme ?

B. R.: Je par­lais du libé­ra­lisme avec un petit « l ». Le par­ti au pou­voir à l’époque comp­tait un cer­tain nombre d’antisuffragistes, comme Asquith, par exemple. Asquith aimait les femmes, cela dit ; il n’était abso­lu­ment pas miso­gyne, mais il croyait que chaque sexe avait sa sphère propre, la poli­tique pour les hommes, la famille pour les femmes ; il avait aus­si une femme, Mar­got Asquith, dont l’irréflexion ne fit que confir­mer ses pré­ju­gés à l’égard de l’intellect fémi­nin. La majo­ri­té des libé­raux dans le par­ti n’étaient pas contre l’idée du suf­frage, mais contre le suf­frage « à éga­li­té » avec les hommes, c’est-à-dire sur les bases cen­si­taires exis­tantes de l’époque, qui n’autorisaient que quelques hommes for­tu­nés à voter. Évi­dem­ment per­mettre aux femmes aisées de voter aurait contri­bué à ren­for­cer les pri­vi­lèges, qui n’est pas ce que vou­lait le par­ti et explique d’ailleurs pour­quoi les conser­va­teurs étaient tout à fait pour. Je ne crois pas que le suf­fra­gisme soit une posi­tion natu­relle chez les conser­va­teurs, sauf par inté­rêt de classe, pour contrer les libé­raux parce que le Par­ti conser­va­teur espère que les femmes riches et édu­quées seront de pré­cieuses alliées. Les libé­raux, eux, dans l’ensemble, pré­fé­raient le suf­frage uni­ver­sel, fon­dé sur l’idée que tous les êtres humains méritent d’être affran­chis. C’est la ligne poli­tique que ten­ta de faire adop­ter Ber­trand Rus­sell à la People’s Suf­frage Fede­ra­tion contre l’avis de la WSPU et de la NUWSS dont l’attitude accen­tuait les pri­vi­lèges de classe au lieu de les faire dis­pa­raitre. Le pro­blème était que les femmes conti­nuaient de récla­mer le suf­frage à éga­li­té et donc ne pou­vaient pas s’attirer le sou­tien du par­ti au gou­ver­ne­ment ; ce n’était pas dans son inté­rêt, ce n’était pas même démo­cra­tique d’ailleurs. La situa­tion n’était pas com­mode. Mill aus­si s’est trom­pé de voie dès le début. Il vou­lut sépa­rer suf­frage des femmes et suf­frage uni­ver­sel, et faire de ce mou­ve­ment une cam­pagne fémi­niste, cen­trée sur les femmes ; stra­té­gi­que­ment c’était une erreur, du moins à l’époque édouar­dienne. La meilleure preuve est que les femmes obtiennent le droit de vote dans le cadre d’une loi qui affran­chit tous les hommes.

M. M.: Cette stra­té­gie cou­teuse n’était-elle pas pour­tant le seul moyen pour elles de faire recon­naitre l’égalité abso­lue entre les sexes ?

B. R.: L’un des avan­tages du suf­frage « à éga­li­té » est évi­dem­ment d’attirer l’attention sur les femmes. On se sou­vient de la fameuse décla­ra­tion de Chris­ta­bel Pan­khurst : « Les femmes doivent se construire une colonne ver­té­brale. » Le seul moyen de le faire, semble-t-il, était de mon­ter une cam­pagne qui défende leurs droits. Point. Que les hommes se débrouillent seuls ! Je com­prends leur posi­tion. Chris­ta­bel Pan­khurst est un exemple extrême. Mais je suis sur­pris que quelqu’un comme Mil­licent Faw­cett l’ait sui­vie sur cette voie. Car elle connais­sait bien la poli­tique anglaise, grâce à son mari. Mais jusqu’à la Pre­mière Guerre mon­diale, elle n’a pas vrai­ment com­pris que le vote des femmes ne pour­rait venir que dans le cadre d’une réforme élec­to­rale plus large, incluant les hommes. Poli­ti­que­ment, c’était une erreur de croire que leur mou­ve­ment pour­rait res­ter en dehors des par­tis ; c’est tout à fait impos­sible dans le sys­tème poli­tique anglais. On ne peut pas se pas­ser du sou­tien des par­tis. Comme l’a dit Bage­hot, en par­lant de la Chambre des Com­munes, le par­ti est « l’os de ses os, le souffle de son souffle ».

M. M.: N’était-ce pas une erreur aus­si de prendre des dis­tances avec les mou­ve­ments de sou­tien mas­cu­lins comme l’ont fait les suf­fra­gettes à par­tir de 1912 ? José­phine But­ler, Mrs Faw­cett, Flo­rence Nigh­tin­gale, Eli­sa­beth Wol­sten­holme Elmy ont tou­jours recon­nu leur dette envers les hommes ; pour­quoi les Pan­khurst les rejettent-ils soudainement ?

B. R.: C’était la phi­lo­so­phie de Chris­ta­bel. Les femmes devaient cas­ser le moule qui les empri­son­nait et faire leurs preuves seules, apprendre à par­ler en public, prendre confiance en elles. L’un des buts indi­rects du mou­ve­ment mili­tant a été de conqué­rir pour elles de nou­veaux ter­ri­toires, où elles seraient intel­lec­tuel­le­ment et socia­le­ment libres, pas seule­ment d’obtenir le droit de vote. Tou­te­fois il faut bien admettre qu’il y a un élé­ment andro­phobe dans tout cela. Il ne s’agit pas seule­ment de per­mettre aux femmes de se construire une colonne ver­té­brale, il y a bien un élé­ment anti­homme, mais encore une fois il faut tenir compte du contexte. Les femmes qui ont été nour­ries de force lors de grève de la faim ont vécu cela comme un viol ; c’était aus­si atroce pour les femmes que pour les hommes qui l’ont subi d’ailleurs.

On est ici dans le domaine de l’émotion à grande échelle : on peut com­prendre que cer­taines femmes aient vu là un exemple extrême d’oppression mas­cu­line bien que, soit dit en pas­sant, des femmes aus­si, les gar­diennes de pri­son, aient par­ti­ci­pé à cette agres­sion. La troi­sième expli­ca­tion avan­cée est sexuelle, cer­taines de ces femmes auraient été les­biennes. C’est un sujet dont on ne par­lait guère en Angle­terre avant les années d1960 en tout cas, bien après la France, par exemple. Il semble qu’il y en ait eu beau­coup chez les mili­tantes, pro­ba­ble­ment chez les non-mili­tantes aus­si, nous n’avons pas d’éléments de preuve. Je pense que c’était le cas de Chris­ta­bel. Il était nor­mal, cela dit, qu’il y ait eu des liens très pro­fonds et très forts entre ces femmes, c’était néces­saire à la sur­vie du mou­ve­ment et par consé­quent cela a séduit celles qui avaient ce pen­chant sexuel. Il est pro­bable que cer­taines de ces femmes aient été liées par une atti­rance sexuelle. Ce que l’on peut regret­ter, c’est l’installation d’une ségré­ga­tion entre les sexes, je la déplore en tant que libé­ral et non par objec­tion à l’homosexualité bien enten­du, qu’elle soit le fait de ceux qui veulent exclure les femmes de la sphère publique ou des femmes qui rejettent les hommes. Cette ini­mi­tié mutuelle est pour moi une atteinte au libre-échange des idées.

M. M.: Une par­tie de la cri­tique contem­po­raine pré­tend qu’un homme ne peut pas être « fémi­niste » et que le terme doit être réser­vé aux seules femmes. Com­ment vous, qui n’avez pas hési­té à qua­li­fier Ber­trand Rus­sell d’ardent fémi­niste, réagis­sez-vous aux attaques des radi­cales qui flairent dans tout homme un sexiste poten­tiel et res­tent très méfiantes à l’égard de ceux qui apportent leur aide aux femmes ?

B. R.: Il paraît dif­fi­cile de nier qu’un homme qui milite pour les droits des femmes est autre chose qu’un féministe.

M. M.: Pour­tant, cer­tains his­to­riens du mou­ve­ment renâclent à uti­li­ser le mot, même pour les cham­pions recon­nus des femmes.

B. R.: Cela peut sans doute s’expliquer par la ques­tion de la sépa­ra­tion des sphères. Il est tout à fait pos­sible de dire que les hommes qui étaient en faveur du vote des femmes étaient fémi­nistes, sauf si l’on consi­dère que ce titre ne s’applique qu’à ceux qui rejettent la sépa­ra­tion des sphères, comme ce sera le cas dans les années 1960 avec la deuxième vague du fémi­nisme. Les hommes de l’époque n’avaient rien contre la sépa­ra­tion des rôles, ils ne sou­hai­taient pas une totale liber­té pour les femmes comme de nos jours, pas plus que la plu­part des femmes d’ailleurs, y com­pris Mrs Faw­cett et Mrs Pan­khurst pro­ba­ble­ment. Rus­sell est fémi­niste au même titre que les femmes de son temps qui acceptent la sépa­ra­tion des sphères. On ne peut pas juger ces hommes de façon ana­chro­nique et les juger selon des normes pos­té­rieures à leur temps. C’est pour­quoi à notre époque moderne, Rus­sell appa­rait comme un anti-fémi­niste invé­té­ré, sur­tout quand on voit com­ment il s’est com­por­té avec ses épouses ! Mais l’inverse est vrai aus­si alors des hommes qui exa­gé­raient la dif­fé­rence entre les sexes en met­tant les femmes sur un pié­des­tal, comme Fred Pethick-Law­rence ou Mill par exemple, ce qui n’est pas non plus une recon­nais­sance de la véri­table éga­li­té, telle qu’on l’entend à pré­sent, pas plus que les croi­sades fémi­nines pour éle­ver la mora­li­té sexuelle des hommes au niveau de celle des femmes, fon­dées sur la convic­tion que ces der­nières leur sont supé­rieures en ver­tu. Rus­sell est un fémi­niste incom­plet, comme les femmes fémi­nistes de son temps. Le fémi­nisme édouar­dien n’impliquait pas l’abandon de la sépa­ra­tion des sphères. Et pour cause ! Non seule­ment la sépa­ra­tion des sphères n’était pas absurde, mais une ques­tion de bon sens ; d’un point de vue his­to­rique et pra­tique, elle était par­fai­te­ment adap­tée à la socié­té de l’époque. Les accou­che­ments étaient dif­fi­ciles et dan­ge­reux, les enfants nais­saient très régu­liè­re­ment, s’occuper d’une mai­son avec beau­coup d’enfants pre­nait du temps et beau­coup d’énergie, c’est encore du tra­vail main­te­nant mal­gré toutes les com­mo­di­tés ména­gères dont on dis­pose, alors à l’époque ! En fait ce sont ces chan­ge­ments qui nous per­mettent main­te­nant d’avoir une autre vision du fémi­nisme. La divi­sion du tra­vail en fonc­tion des par­ti­cu­la­ri­tés phy­siques de cha­cun parais­sait évi­dente, natu­relle, néces­saire à la sur­vie ; c’était une réponse à la dure­té des condi­tions de vie. La dif­fé­rence des sexes est un élé­ment cen­tral du fémi­nisme édouardien.

M. M.: Il reste que l’une des cri­tiques récur­rentes à l’encontre des hommes fémi­nistes est leur esprit che­va­le­resque qui mine la recon­nais­sance de leur contri­bu­tion au mou­ve­ment. Accep­tez-vous cet argument ?

B. R.: Sur ce point je ne m’inscris pas en faux. D’abord parce que cela a été la posi­tion adop­tée par beau­coup d’anti-féministes à l’époque. Même par­mi les hommes qui sou­tiennent les femmes à l’époque édouar­dienne, il sub­siste, par­fois, un cer­tain esprit che­va­le­resque vieux-jeu, que je qua­li­fie­rai d’antiféministe, car il implique que les femmes sont des êtres qu’il faut pro­té­ger. Ce fut le cas de cer­tains fémi­nistes comme Nevin­son et Brails­ford aus­si peut-être, des hommes qui, du haut de leur che­val blanc, jettent leur gant à Mac­ken­na [ndt le ministre de l’Intérieur], par défi. Ce n‘est pas la bonne démarche pour un fémi­niste, mais, encore une fois, dans le contexte de l’époque, cet esprit était l’essence même de tout homme civi­li­sé. Lans­bu­ry d’une cer­taine manière était che­va­le­resque, Fred Pethick-Law­rence aus­si. Pas Mill, c’était un fémi­niste avant son temps, même s’il ne fai­sait pas la vais­selle ! Mais pour reve­nir à l’hostilité qu’ont ren­con­trée ces hommes, on peut l’expliquer aus­si par le mépris que sus­citent tou­jours les idées nou­velles dans toute socié­té, quelle qu’elle soit, en Grande Bre­tagne plus qu’en France encore, on a ten­dance à désap­prou­ver tout ce qui est nou­veau et à s’y oppo­ser sys­té­ma­ti­que­ment ! De plus les idées fémi­nistes de ces hommes étaient ter­ri­ble­ment sub­ver­sives car elles rejaillis­saient sur le quo­ti­dien. Elles affec­taient les actions des deux sexes dans leur vie de tous les jours : cer­taines femmes avaient peur de perdre leur rôle dis­tinc­tif à l’intérieur de la famille, c’était pareil pour les hommes qui se sen­taient natu­rel­le­ment faits pour la sphère publique, le monde des affaires, par exemple.

Enfin, un autre aspect de la ques­tion est que l’on ne connais­sait rien ou presque aux struc­tures psy­cho-sociales, psy­cho-sexuelles de l’humain. Le trans­sexuel ne vient bri­ser la dis­tinc­tion phy­sio­lo­gique bien nette qui jusque là sépa­rait les sexes que plus tard. Avant les années dix-neuf-cent-sep­tante, l’idée d’un sexe inter­mé­diaire était quelque chose d’inconcevable. On clas­sait tout sim­ple­ment les sexes en deux caté­go­ries hété­ro­sexuelles bien sépa­rées et c’était tout ! Ce n’est plus tout à fait le cas aujourd’hui. Le mou­ve­ment de libé­ra­tion gay par exemple a bous­cu­lé les pré­ju­gés et démon­tré que l’homosexuel pou­vait être viril. Mais à l’époque, les hommes fémi­nistes sont des effé­mi­nés, même si l’équation homme fémi­niste égal homme effé­mi­né me semble tota­le­ment illé­gi­time. La sexua­li­té mas­cu­line est alors mena­cée, elle est en pleine redé­fi­ni­tion. Cela explique que l’on trouve ces hommes sus­pects, qu’on ne les aime guère. Asquith, le Pre­mier ministre, pense que McLa­ren, l’un des meneurs suf­fra­gistes, est la par­faite illus­tra­tion de l’efféminé. On peut dire que l’attitude che­va­le­resque est anti­fé­mi­niste lorsqu’elle est ou a été asso­ciée his­to­ri­que­ment à des vues sté­réo­ty­pées qui pré­sup­posent que le sexe fémi­nin est le sexe faible.

M. M.: Ces sté­réo­types ne font-ils pas aus­si par­fois des hommes eux-mêmes des vic­times du patriarcat ?

B. R.: Sans aucun doute, sur­tout les homo­sexuels, parce qu’ils ne se sentent pas aus­si agres­sifs qu’ils devraient l’être, mais pas seule­ment ; tous ceux aus­si qui trouvent les normes du patriar­cat trop sim­plistes et trop contrai­gnantes. Une autre par­tie inté­grante du fémi­nisme de type huma­niste est la volon­té d’accepter la diver­si­té humaine, d’admettre que l’on ne peut pas cata­lo­guer les indi­vi­dus, les enfer­mer dans des caté­go­ries immuables. Toute la richesse de la nature humaine n’apparaitra plei­ne­ment qu’avec l’avènement de l’égalité des sexes et d’une socié­té paci­fiste, sans classes. Ce n’est pas sim­ple­ment une his­toire d’hommes et de femmes. C’est une croyance dans la diver­si­té du genre humain. Dire que l’on ne peut être fémi­niste que si l’on est une femme et que ce serait le seul « vrai » fémi­nisme me semble un peu étri­qué ; c’est un type de fémi­nisme pos­sible, mais pas le seul.

Il y a un point que je n’ai pas encore pu sou­li­gner à pro­pos du mou­ve­ment et que je veux men­tion­ner car je le trouve regret­table. C’est de consi­dé­rer que l’essence de l’individu dépend de sa sexua­li­té, que la sexua­li­té défi­nit sa per­son­na­li­té. C’est une ten­dance en par­ti­cu­lier du mou­ve­ment de libé­ra­tion homo­sexuel mas­cu­lin qui rap­pelle la manière dont les femmes ont été défi­nies parce qu’elles étaient femmes. Je pense qu’on fini­ra par sor­tir de ce sché­ma. Une fois qu’il n’y aura plus de bar­rières dans la loi, il fini­ra par dis­pa­raitre ou par prendre une moindre impor­tance. D’une cer­taine manière, le mou­ve­ment gay a déjà pas mal réus­si dans ce domaine. Défi­nir une femme avant tout par son genre est donc très réduc­teur, c’est une phase pri­mi­tive de l’émancipation ; le genre ne devrait plus être sou­li­gné comme il le fut à l’époque édouar­dienne. D’ici cin­quante ans, qu’une per­sonne soit gay ou les­bienne n’aura plus autant d’importance.

M. M.: Il est peut-être temps de (re-)trouver une défi­ni­tion du fémi­nisme qui ne divise pas les sexes et irait, par exemple, dans le sens des paroles de la mili­tante fémi­niste Olive Schrei­ner qui écri­vait signi­fi­ca­ti­ve­ment : « Le mou­ve­ment des femmes est un mou­ve­ment de la femme vers l’homme, de rap­pro­che­ment entre les sexes » ?

B. R.: Le mot « fémi­niste » fina­le­ment n’a jamais été vrai­ment très clair, il ne l’est tou­jours pas. Il sug­gère encore, en Angle­terre du moins, un cer­tain fana­tisme et de l’étroitesse d’esprit. Anne Wid­de­combe, par exemple, hési­te­rait pro­ba­ble­ment à se dési­gner ain­si. Cer­taines fémi­nistes à l’époque auraient pré­fé­ré uti­li­ser le mot socia­liste ou huma­niste. Même de nos jours, cer­taines fémi­nistes ont du mal à l’utiliser à cause de son côté péjo­ra­tif. Pour moi, le fémi­nisme est un huma­nisme, il n’est pas réser­vé aux femmes, même elles se voyaient comme des huma­nistes, pas comme des fémi­nistes. Le fémi­nisme, à mes yeux, est un peu comme le socia­lisme, il est appe­lé à dis­pa­raitre. C’est une phase inter­mé­diaire qui per­met­tra aux femmes de faire recon­naitre leurs capa­ci­tés puis il dis­pa­rai­tra une fois que nous aurons une socié­té éga­li­taire, tout comme le socia­lisme lorsque nous aurons une socié­té plus juste. A ce moment-là, nous n’aurons plus besoin du fémi­nisme. Ce n’est pas une atti­tude qui doit res­ter per­ma­nente, cela fait par­tie de l’évolution vers une socié­té plus humaine et plus libérale.

M. M.: Croire en la pos­si­bi­li­té d’une telle har­mo­nie, n’est-ce pas croire que le conflit entre les sexes n’est donc pas aus­si inévi­table qu’on le croit et que les sexes ont beau­coup à gagner de leur coopération ?

B. R.: C’est cer­tain. Les fémi­nistes, qu’ils soient hommes ou femmes, n’ont pas à nier les dif­fé­rences sexuelles, qu’elles soient sociales, géné­tiques ou phy­sio­lo­giques ; en fait, ce sont elles qui rendent le fémi­nisme si atti­rant ; ces contrastes sont très fruc­tueux et béné­fiques pour l’ensemble de la socié­té. Ils ne veulent pas des sexes iden­tiques, bien au contraire ; ils recherchent la dif­fé­rence, mais elle ne doit pas deve­nir un stig­mate et entrai­ner des dif­fé­rences d’un point de vue social. Je dirai qu’un jour on n’aura plus besoin de par­ler de fémi­nisme ou de faire cam­pagne, parce qu’il sera évident pour tout le monde qu’en dépit de leurs dif­fé­rences, les sexes sont de valeur égale, mais je suis peut-être trop optimiste !

M. M.: Vous me faites pen­ser au livre de l’activiste amé­ri­caine Bell Hooks (Femi­nism is for Eve­ry­bo­dy, Pas­sio­nate Poli­tics, 2000), qui défend l’idée d’un fémi­nisme pour tous, fon­dé sur la coopé­ra­tion des sexes et le déve­lop­pe­ment de ce que son auteur appelle la « mas­cu­li­ni­té fémi­nine », la part de fémi­ni­té chez l’homme. Est-ce que ce ne serait pas cela le féminisme ?

B. R.: Le fémi­nisme pour tous, oui c’est ma philosophie !

Brian Harrison


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