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Les freins de l’engagement dans la lutte

Numéro 6/7 juin-juillet 2014 par Bachir Barrou

juin 2014

Qu’est-ce donc qu’être migrant « sans-papier » ? Le pro­ces­sus de la mon­dia­li­sa­tion, la cir­cu­la­tion des idées et des « alter-idées » obligent à réflé­chir sur la nature mou­vante de la repré­sen­ta­tion du migrant : hier ato­mi­sé, majo­ri­tai­re­ment issu d’un milieu rural, venu tra­vailler dans les mines, aujourd’hui plus socia­li­sé, relié aux réseaux sociaux, infor­mé sur ce qui se passe ici et ailleurs. Un « sans-papier » n’est pas recon­nais­sable en tant que tel et ne dis­pose pas des mêmes carac­té­ris­tiques indif­fé­rem­ment des contextes, des cultures et des séquences his­to­riques. Si les « sans-papiers » sont le sujet des peurs et des mani­pu­la­tions média­tiques, c’est que cette repré­sen­ta­tion est le fer de lance de la dyna­mi­sa­tion sociale, une capa­ci­té de rêver et d’imaginer une forme sociale plus auda­cieuse, la bou­li­mie de chan­ger les choses, l’état d’esprit de trans­gres­ser le convenu.

Mon impli­ca­tion en tant que « sans-papier », ces six der­nières années, me per­met de tirer des conclu­sions concer­nant l’engagement des migrants « sans-papiers ».

Lorsqu’on prend le temps d’analyser la lutte des migrants en Bel­gique depuis 1999 jusqu’à la cam­pagne de régu­la­ri­sa­tion de 2009, on se rend compte que les mou­ve­ments com­mencent sou­vent par une occu­pa­tion, puis s’ensuit une grève de la faim, qui mène par­fois à une « régu­la­ri­sa­tion » par­tielle. La lutte des sans-papiers était une affaire d’urgence, d’engagement ponc­tuel dans un mou­ve­ment essen­tiel­le­ment dyna­mi­sé par des asso­cia­tions, notam­ment autour de l’aide médi­cale urgente. Depuis quelques années, les mou­ve­ments de sans-papiers semblent emprun­ter une autre voie : à par­tir de 2009, à la suite de l’échec de la régu­la­ri­sa­tion (demandes débou­tées, per­mis de tra­vail…), plu­sieurs per­sonnes ont per­du confiance dans la lutte poli­tique. Ils en ont vu les failles, les arnaques, les manipulations.

Le col­lec­tif « SP Bel­gique », fon­dé à la suite de la cam­pagne de 2009, enten­dait pal­lier le manque de réflexion poli­tique auto­nome des sans-papiers. L’objectif était de par­ve­nir à réa­li­ser un espace de ren­contre entre migrants pour pou­voir « se comp­ter » entre sans-papiers. S’organiser. Être soli­daires. Mais cette démarche ne fonc­tionne pas d’emblée dans un mou­ve­ment de sans-papiers où tout le monde est dif­fé­rent (ori­gine, par­cours, posi­tion­ne­ment poli­tique…). Le seul point com­mun qui existe entre nous, c’est le fait de ne pas avoir de papiers et de ne pas avoir accès à une vie digne. Quand on réunit des gens, cha­cun part de ses pro­blèmes indi­vi­duels, des situa­tions per­son­nelles dra­ma­tiques, mais on ne déve­loppe pas direc­te­ment une vision col­lec­tive. Com­ment dès lors ras­sem­bler ces per­sonnes entre elles ? À l’inverse, qu’est ce qui freine l’engagement col­lec­tif dans un mou­ve­ment de migrants sans-papiers (et donc sans droits) ?

Comment rassembler ?

À la lumière de l’histoire des luttes de migrants en Bel­gique, nous pou­vons déga­ger plu­sieurs freins poten­tiels à l’engagement des migrants.

La struc­ture : le pro­blème est qu’après chaque régu­la­ri­sa­tion, les per­sonnes régu­la­ri­sées prennent leur dis­tance (trouvent un tra­vail, prennent soin de leur famille…), deviennent moins impli­qués dans la lutte. Pen­dant plu­sieurs années, il n’y a plus de mou­ve­ment qui pro­longe les ques­tion­ne­ments éla­bo­rés par le mou­ve­ment pré­cé­dent. Il n’y a pas de pos­si­bi­li­té d’assurer une conti­nui­té dans le mou­ve­ment des sans-papiers sans une struc­ture per­ma­nente qui per­met la péren­ni­té du mou­ve­ment. Il faut que le mou­ve­ment soit per­ma­nent, ce qui néces­site de mettre sur pied une struc­ture à long terme, au-delà des régularisations.

La « com­mu­nau­ta­ri­sa­tion » : la confi­gu­ra­tion des mou­ve­ments de migrants s’organise sou­vent depuis un « par­ti­cu­la­risme com­mu­nau­taire » (les Afghans, les Pakis­ta­nais, les Afri­cains, les Ira­niens…). Du coup, il y a une cap­ta­tion de l’attention média­tique et mili­tante sur ces luttes par­tielles qui ne traitent fina­le­ment pas de la ques­tion migra­toire dans sa glo­ba­li­té, mais bien de ses consé­quences par­ti­cu­lières pour telle com­mu­nau­té. Ici aus­si, c’est un manque de struc­ture englo­bante qui ne dif­fé­ren­cie pas entre elles les natio­na­li­tés, les sta­tuts, etc. qui est manifeste.

La peur joue sur plu­sieurs plans. D’abord, il y a la peur de s’identifier en tant que sans-papier. De lit­té­ra­le­ment « sor­tir de l’ombre », mani­fes­ter, récla­mer des droits en tant qu’individu… Cette démarche cor­res­pond à une réelle prise de risque pour une per­sonne sans papier (police, arres­ta­tions, centre fer­mé, expul­sions). La peur est vrai­sem­bla­ble­ment liée à la honte qu’on res­sent en tant que sans-papier. Honte par rap­port à nous-mêmes, mais éga­le­ment et sur­tout par rap­port à nos familles res­tées au pays d’origine. Le sys­tème est à ce point per­vers que c’est la vic­time qui a honte de son sta­tut de vic­time. Qu’elle n’ose même pas assu­mer publi­que­ment le tort qu’elle subit en tant que « sans-papier ».

La poli­ti­sa­tion des migrants. D’un côté, à l’intérieur des col­lec­tifs de migrants, le manque de poli­ti­sa­tion vient de nous-mêmes, nous ne devons pas avoir des reven­di­ca­tions indi­vi­duelles (droits tem­po­raires, par­tiels…). Il faut don­ner aux per­sonnes concer­nées la pos­si­bi­li­té de créer une pen­sée col­lec­tive auto­nome (pas réduite aux inté­rêts indi­vi­duels et à la fois qui pense à long terme la ques­tion des reven­di­ca­tions liées aux ques­tions migra­toires). On a besoin d’avoir des outils pour faci­li­ter ou amé­lio­rer cette politisation. 

Quand on arrive dans un pays d’immigration, on ne connait per­sonne. On se retrouve iso­lé dans ce com­bat, face à un sys­tème oppres­seur et domi­nant. On n’a pas de réseau. On ne connait pas le fonc­tion­ne­ment poli­tique et éco­no­mique du pays. On constate qu’il y a un tra­vail interne à faire au sein des mou­ve­ments de « sans-papiers » pour se culti­ver poli­ti­que­ment et col­lec­ti­ve­ment par rap­port à l’histoire des luttes sociales, des luttes de migrants, en Bel­gique, en Europe en général.

D’un autre côté, les gens soli­daires de notre cause, les asso­cia­tions, les per­sonnes qui nous invitent nous réduisent sou­vent, mal­gré eux, au sta­tut de vic­time. On donne assez peu la parole aux migrants en tant que sujet poli­tique pour faire faire entendre leur voix. Par exemple, dans la plu­part des débats publics sur le thème des migra­tions, les per­sonnes concer­nées sont rare­ment invi­tées pour déve­lop­per leurs argu­ments par rap­port à la poli­tique migra­toire. Ils sont tout sim­ple­ment écar­tés du débat public, quand ils sont invi­tés, c’est pour témoi­gner d’un par­cours sur lequel on va s’apitoyer et non réflé­chir sur les causes, les pro­ces­sus qui ont ame­né cette situation.

La langue : d’abord au pre­mier sens du terme, nous ne par­lons pas spé­cia­le­ment la langue majo­ri­taire du pays dans lequel nous sommes arri­vés. Tout le monde ne sait pas par­ler fran­çais, lire, écrire. Mais la langue repré­sente aus­si un frein au sens figu­ré du terme. Lorsqu’on entre dans la lutte, c’est tout un voca­bu­laire qu’il faut apprendre mais aus­si une culture poli­tique qui n’est pas la nôtre. Nous avons tous une culture poli­tique dif­fé­rente en fonc­tion de notre pays d’origine. La manière de fonc­tion­ner n’est pas for­cé­ment la même par­tout : réunion, assem­blées, la prise de parole, tout ça n’est pas auto­ma­tique. Puis de réunion en réunion, on apprend à tra­vailler ensemble. Les gens sont quel­que­fois ame­nés à se désen­ga­ger, parce qu’ils ne com­prennent pas les rouages des fonc­tion­ne­ments des mou­ve­ments poli­tiques en général.

La place à trou­ver : la lutte des migrants reste une expé­rience poli­tique qui réunit un panel d’acteurs qui va du mili­tant anar­chiste jusqu’à la droite libé­rale (en pas­sant par le syn­di­ca­liste et le mili­tant du Par­ti socia­liste). Tout le monde a quelque chose à jouer dans ces luttes-là par rap­port à sa situa­tion per­son­nelle (par exemple si je suis syn­di­ca­liste, j’ai un « inté­rêt » à mili­ter aux côtés des tra­vailleurs sans-papiers et à faire front com­mun pour l’égalité des droits sala­riaux). Et dans tout ça, le « sans-papier » est per­tur­bé par­mi les dif­fé­rents cou­rants poli­tiques qui touchent à la ques­tion des sans-papiers (com­mu­niste ? Anar­chiste ? Syn­di­ca­liste ?). Alors que le sans-papier veut juste être régu­la­ri­sé ! Chaque per­sonne se réfé­rant à un mou­ve­ment poli­tique ou à une idéo­lo­gie cherche impli­ci­te­ment à diri­ger, à influen­cer le mou­ve­ment des sans-papiers vers une cer­taine idéo­lo­gie. Il y a plu­sieurs cou­rants poli­tiques et idéo­lo­giques qui sou­tiennent la cause des sans-papiers, mais pas dans le but de les pous­ser vers une auto­no­mie de ges­tion, plu­tôt dans un but de récu­pé­ra­tion, par­fois même expli­cite de la « cause des sans-papiers ».

L’état psy­chique des migrants. La majo­ri­té des sans-papiers ont un par­cours géo­gra­phique et his­to­rique long et dif­fi­cile. Pen­dant celui-ci, une réflexion per­ma­nente s’entremêle avec une série de doutes énormes sur sa situa­tion, sur son sta­tut, son iden­ti­té, son pas­sé, son pré­sent, son futur… L’image véhi­cu­lée, notam­ment par les médias et la socié­té d’accueil, contri­bue à inté­rio­ri­ser une image néga­tive de soi et une perte de confiance dif­fi­cile à retrou­ver. Cet état men­tal rend encore plus dif­fi­cile la lutte col­lec­tive puisque ce com­bat demande beau­coup de cou­rage et d’énergie pour l’accès à une vie digne.

Perspectives

Voi­ci les nœuds poli­tiques face aux­quels SP Bel­gique entend s’organiser collectivement.
Nous avons com­men­cé à nous inté­res­ser à d’autres pro­blé­ma­tiques que celle des sans-papiers, comme le nucléaire, les prin­temps arabes, la dette… Puis nous avons ana­ly­sé les luttes des migrants en Bel­gique depuis l’assassinat de Semi­ra Ada­mu. Le col­lec­tif SP Bel­gique s’est lan­cé dans une sorte d’éducation per­ma­nente pour déve­lop­per une pen­sée col­lec­tive et un fonc­tion­ne­ment démo­cra­tique au sein de notre mou­ve­ment. On a lan­cé des pro­jets de ciné­club dans des squats, dans cer­tains centres cultu­rels aux­quels nous avons accès, des assem­blées popu­laires dans la rue, dans des lieux publics pour faire connaitre notre com­bat. Une stra­té­gie de lutte a été lan­cée par Bruxelles Laïque et le col­lec­tif SP Bel­gique afin de réunir tous les acteurs sociaux qui tra­vaillent sur cette ques­tion. On peut citer quelques pro­jets tels que celui de la construc­tion de loge­ments sociaux aux­quels des cama­rades sans-papiers ont par­ti­ci­pé, un pota­ger col­lec­tif, un groupe qui lutte contre le gas­pillage et col­lecte des colis ali­men­taires pour les plus pré­caires d’entre eux (Col­lec­tac­tif), la mise en place de médias alter­na­tifs qui pro­posent des repor­tages, des articles, etc. Mais tout ça nous ne l’avons pas fait sans l’aide de cer­taines ins­ti­tu­tions et de mili­tants avec qui on par­tage les mêmes valeurs de combat.

Bachir Barrou


Auteur

Après plusieurs années de militance aux côtés de migrants subsahariens au Maroc, Bachir Barrou est forcé de migrer vers l’Europe pour des raisons politiques. Il a poursuivi son engagement en tant que sans-papier dans plusieurs collectifs de résistance en Belgique. Aujourd’hui, il est membre du collectif de migrants sans-papiers Belgique.