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Les francophones victimes de l’histoire

Numéro 01/2 Janvier-Février 2007 par La Revue nouvelle

janvier 2007

Retour, deux mois après (pri­vi­lège de la tem­po­ra­li­té d’une revue), sur l’« évè­ne­ment » bel­­go-fran­­co­­phone du 13 décembre der­nier : la fausse annonce de la fin de la Bel­gique à la RTBF. Ce qui nous a alors été pré­sen­té comme l’élec­tro­choc télé­vi­suel qui allait enfin rendre lumi­neux les enjeux com­mu­nau­taires et réveiller nos consciences léthar­giques n’a fina­le­ment éclai­ré que… […]

Retour, deux mois après (pri­vi­lège de la tem­po­ra­li­té d’une revue), sur l’« évè­ne­ment » bel­go-fran­co­phone du 13 décembre der­nier : la fausse annonce de la fin de la Bel­gique à la RTBF. Ce qui nous a alors été pré­sen­té comme l’élec­tro­choc télé­vi­suel qui allait enfin rendre lumi­neux les enjeux com­mu­nau­taires et réveiller nos consciences léthar­giques n’a fina­le­ment éclai­ré que… l’é­cran que nous avons devant les yeux, notre propre aveuglement.
Pré­ci­sion ter­mi­no­lo­gique, d’a­bord. « Ques­tion à la une » n’é­tait pas une « fic­tion », comme la RTBF sub­mer­gée d’ap­pels a fini par l’ins­crire en toutes lettres sur le ban­deau de l’é­mis­sion. Tout lec­teur de roman, tout spec­ta­teur de ciné­ma le sait : la fic­tion est un jeu auquel il par­ti­cipe de son plein gré. S’il fré­mit, s’il pleure, s’il rit, s’il cède à l’en­chan­te­ment, c’est le résul­tat d’un tra­vail minu­tieux et com­plice avec l’au­teur qui lui en apprend beau­coup sur lui-même et sur le monde. En ce sens, la fic­tion doit être plus vraie que vraie et son illu­sion a à voir avec l’intelligence.

Rien de tel dans le fait d’u­ti­li­ser le pla­teau du JT avec de « vrais » jour­na­listes et de simu­ler un flash spé­cial pour annon­cer une fausse nou­velle. Dire le faux pour qu’on le croie vrai, c’est tout bête­ment men­tir. Pour un média de ser­vice public, s’a­joute la gros­siè­re­té aggra­vante que l’a­bu­seur se pré­sente au citoyen avec tous les attri­buts tra­di­tion­nels de la confiance. Du coup, c’est toute la res­pec­ta­bi­li­té des infor­ma­tions dif­fu­sées quo­ti­dien­ne­ment par le JT de la RTBF qui est ébran­lée. Le pré­sen­ta­teur n’a-t-il pas le même aplomb pour dire le « vrai » (tous les soirs) comme pour dire le faux (le 13 décembre) ?

Plus pathé­tique encore : les res­pon­sables de la RTBF péro­raient le len­de­main sur leurs propres antennes sur le « genre » par­ti­cu­lier de ce tra­vail d’« infor­ma­tion », qu’on appel­le­rait « dans la pro­fes­sion » un « docu-fic­tion ». Comme le rap­pe­lait Pierre Bouillon dans Le Soir du 16 décembre et comme semblent l’i­gno­rer les têtes pen­santes de la chaine publique fran­co­phone, un docu-fic­tion est un « fait réel joué par des acteurs » et non « un fait ima­gi­naire joué par des per­son­nages réels ».
On a dit aus­si : c’est un moyen péda­go­gique pour inté­res­ser le citoyen lamb­da à ces « pro­blèmes com­mu­nau­taires si byzan­tins, sté­riles et ridi­cules ». Le simu­lacre, un moyen péda­go­gique ? À quand une fausse alerte nucléaire pour avoir un « vrai débat » sur le nucléaire, comme l’a si bien dit Phi­lippe Des­tatte, direc­teur de l’Ins­ti­tut Des­trée ? On a encore insis­té : on n’y repren­dra plus le citoyen à deux fois, le canu­lar a eu le mérite d’ai­gui­ser son esprit cri­tique. Un exer­cice salu­taire, une mas­ca­rade mal mai­tri­sée où les fautes pro­fes­sion­nelles se sont accu­mu­lées sans d’ailleurs que les admi­ra­teurs de ce tra­vail d’é­du­ca­tion aux médias exem­plaires ne s’en aper­çoivent ? On pour­rait en effet éga­le­ment citer l’ex­ploi­ta­tion com­mer­ciale du « coup » média­tique au tra­vers d’un livre, le fait que cer­tains invi­tés se sont sen­tis dupés, etc.
Tout au bout de la sur­en­chère média­tique, la RTBF s’a­voue inca­pable d’en­core inter­pe­ler le citoyen sur un sujet poli­tique capi­tal par des moyens déon­to­lo­giques. Pour se sau­ver de cette faillite, il fal­lait donc émettre des chèques en bois. Chaque année, en France, le son­dage de Télé­ra­ma indique une baisse régu­lière de la confiance que le public accorde aux médias. Au fond, c’est ras­su­rant pour la san­té men­tale de la popu­la­tion. Mais inquié­tant pour la démo­cra­tie qui ne sur­vi­vra pas à l’ab­sence de sources d’in­for­ma­tion fiables.

Certes ce simu­lacre média­tique aura peut-être un mérite : il pour­rait relan­cer le débat sur l’a­ve­nir de la Bel­gique (on attend avec impa­tience le tra­vail de fond pro­mis sur ce plan). Mais si tel est bien le cas, il risque sim­ple­ment de nous enfon­cer de la pire manière qui soit dans l’or­nière des cari­ca­tures, des mal­en­ten­dus et de l’in­ca­pa­ci­té à s’ap­pli­quer à soi-même un peu de la luci­di­té tant reven­di­quée par la RTBF. Ce mer­cre­di-là, ce sont en effet les cli­chés les plus popu­listes sur les ques­tions com­mu­nau­taires qui en sont sor­tis renforcés.

Affir­mer qu’il fal­lait en pas­ser par cette émis­sion pour inter­pe­ler la popu­la­tion sur le débat com­mu­nau­taire est lourd d’ef­fets per­vers et contre­pro­duc­tifs. C’est dans le fond enté­ri­ner l’i­dée que les pro­blèmes com­mu­nau­taires, voire la poli­tique en géné­ral, ne sont que des « que­relles incom­pré­hen­sibles des cénacles de poli­ti­ciens pro­fes­sion­nels et de quelques intel­lec­tuels affi­dés », à rebours de toute péda­go­gie de la coexis­tence dif­fi­cile des dif­fé­rences dans un pays com­pli­qué « aux fron­tières internes ». De là à confor­ter cer­tains citoyens dans l’i­dée que ces pro­blèmes sont « inven­tés » par les mêmes hommes poli­tiques et « ne cor­res­pondent pas à la réa­li­té vécue et vou­lue par la popu­la­tion », il n’y a qu’un pas.

Para­doxa­le­ment, pour­tant, l’é­mis­sion vou­lait son­ner le toc­sin. À rebours de toute intel­li­gence des « repré­sen­ta­tions que l’on se fait de soi et de l’autre1 », elle a cher­ché à nous assé­ner que « 70 % des Fla­mands veulent le sépa­ra­tisme », en cari­ca­tu­rant la popu­la­tion du Nord du pays comme plus ou moins acquise au Vlaams Belang ou à ses ver­sions voi­lées que seraient les par­tis démo­cra­tiques fla­mands. La ques­tion n’est pas de savoir si les Fla­mands veulent la fin de la Bel­gique, une majo­ri­té de Belges, des deux côtés de la fron­tière lin­guis­tique, s’y oppose (même si ça ne veut pas dire qu’un scé­na­rio de lente désa­gré­ga­tion est impen­sable). Il s’a­git avant tout de com­prendre les visions majo­ri­tai­re­ment dif­fé­rentes de ce que l’on nomme « Bel­gique » des deux côtés de la fron­tière lin­guis­tique. Et puis de voir s’il est pos­sible de les arti­cu­ler et si oui, com­ment. La Revue nou­velle n’est pas sus­pecte d’an­gé­lisme en matière d’a­na­lyse des reven­di­ca­tions fla­mandes ou des suc­cès du Vlaams Belang, mais comme l’ont mon­tré les réac­tions fran­co­phones indi­gnées aux pro­pos d’Yves Leterme, l’é­coute des pro­pos exacts et la com­pré­hen­sion de leur por­tée ain­si que de leur évo­lu­tion font mal­heu­reu­se­ment cruel­le­ment défaut2.

Mais le pire dans cette his­toire est bien que la Flandre a décou­vert mer­cre­di soir une socié­té fran­co­phone belge qui vit l’é­vo­lu­tion de la Bel­gique sous un mode tota­le­ment vic­ti­maire, celui de la perte et du déclin, sans capa­ci­té à se pro­je­ter posi­ti­ve­ment dans l’a­ve­nir. En totale dépen­dance par rap­port à l’a­gen­da que la Flandre essaye de lui imposer.

Il est vrai que face aux reven­di­ca­tions fla­mandes, la classe poli­tique fran­co­phone n’offre d’autres pers­pec­tives qu’une clas­sique ligne de défense Magi­not (« ils ne pas­se­ront pas ») dont l’his­toire a démon­tré la très rela­tive effi­ca­ci­té… L’im­puis­sance de la RTBF à expli­quer par des moyens hon­nêtes remonte aux poli­tiques fran­co­phones, inca­pables de par­ta­ger avec leurs futurs élec­teurs la pres­sion à laquelle ils (se ?) sont sou­mis. Si les pré­si­dents de par­ti se sont mon­trés tel­le­ment cour­rou­cés, au point de retrou­ver publi­que­ment leurs vieux réflexes de « pro­prié­taires » de la chaine, c’est bien parce que la RTBF avait pris au mot la rhé­to­rique qu’ils uti­lisent : on a usé de leur sym­bo­lique creuse qui en sort un peu plus dis­cré­di­tée. La réunion pour rien qu’ils se sont impo­sée une semaine après n’ar­ran­ge­ra évi­dem­ment rien. Dor­mez braves gens, nous nous occu­pons de tout, nous défen­drons jus­qu’à la mort ou presque la monar­chie, la Bra­ban­çonne, la sécu­ri­té sociale, la soli­da­ri­té. Pour que rien ou presque rien ne change.

La soli­da­ri­té ? A‑t-on bien mesu­ré en fran­co­pho­nie com­ment est per­çue la condes­cen­dance bles­sée d’une classe poli­tique fran­co­phone qui jure de son atta­che­ment à un pays alors qu’elle ignore à peu près tout de la vie et de la langue de la majo­ri­té de sa popu­la­tion qui est néerlandophone ?

La soli­da­ri­té ? A‑t-on bien mesu­ré en fran­co­pho­nie, l’ef­fet des ravages quo­ti­diens auprès des citoyens fla­mands des infor­ma­tions sur les scan­dales impli­quant une par­tie d’une classe poli­tique fran­co­phone qui hurle au déni de soli­da­ri­té face aux reven­di­ca­tions ins­ti­tu­tion­nelles flamandes ?

Ce que la « pré­sen­ta­tion » catas­tro­phiste de la RTBF esquive, c’est l’en­jeu démo­cra­tique fon­da­men­tal de l’a­ve­nir des Régions wal­lonne et bruxel­loise. Du Contrat d’a­ve­nir au Plan Mar­shall en pas­sant par le Contrat d’a­ve­nir actua­li­sé, les Wal­lons et les Bruxel­lois ne sont pas par­ve­nus à se mobi­li­ser sur un vrai pro­jet de socié­té. Même si la Flandre ne for­mu­lait pas de reven­di­ca­tions, les Wal­lons et les Bruxel­lois devraient en toute auto­no­mie se pen­cher col­lec­ti­ve­ment sur leur ave­nir, com­mun ou séparé.
Agi­ter le spectre d’un scé­na­rio séces­sion­niste, d’un tout ou rien ins­ti­tu­tion­nel, c’est esqui­ver le débat sur l’ef­fi­ca­ci­té des poli­tiques menées en Wal­lo­nie et à Bruxelles. C’est évi­ter de se poser la ques­tion de savoir si la manière dont nous gérons nos ins­ti­tu­tions, nos Régions, nos pro­vinces, nos inter­com­mu­nales est encore tenable ou bien si nous vivons défi­ni­ti­ve­ment au-des­sus de nos moyens par crainte de remettre en ques­tion nos petits com­pro­mis féodaux ?

En bonne logique vic­ti­maire, il fau­dra sans doute attendre (sou­hai­ter ?) que la Flandre nous pousse à nous poser ces questions.

Ce texte est une ver­sion longue d’une carte blanche parue dans Le Soir du 15 décembre 2006.

  1. Comme l’a­na­lyse Benoît Lechat, dans « Soli­da­ri­té, condes­cen­dance, estime. Sor­tir de la fosse aux Wal­lons », dans La Revue nou­velle, n° 8 aout 2004.
  2. Théo Hachez, « Leterme exact », dans La Revue nou­velle, n° 10, octobre 2006.

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