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Les figures de la solidarité, la question de la dignité
Où l’on tente une analyse des dérives des fondements et pratiques des formes de solidarité dans la société actuelle et de l’émergence d’une nouvelle vision pour une société en développement.
Un processus du vivre ensemble
Aujourd’hui, une question taraude : quelles formes nouvelles donner à la solidarité ?
Bien des colloques et des publications se consacrent à ce qui semble devenu une problématique d’avenir pour notre société. De multiples constats diversifiés, voire contradictoires, émergent de nos informations quotidiennes et ne cessent de montrer ce que Dufour (2011 ; 2007) nomme l’égoïsme grégaire du divin marché, décrivant ainsi un processus de basculement qui a marqué nos deux-cents dernières années et où au récit interdicteur du Père et de ses exigences morales succède le récit jouissif des pairs et de leurs consommations partagées.
Des processus collectifs régulièrement analysés en ces pages semblent nous parler de cette fin des solidarités dans un monde consacré à l’égo comme vertu et qui se défait des devoirs envers l’autre et la collectivité pour voir dans l’égoïsme une forme nouvelle et paradoxale de solidarité car « la libération des passions concupiscentes entraine l’opulence dans la cité » (Dufour, 2015, p. 82).
Cet égoïsme comme vertu théologale de l’économie de marché produit dans nos cités une tension autour de la redevabilité. Beaucoup de personnes ne veulent plus payer pour l’autre par l’impôt ou par la cotisation, c’est-à-dire par des systèmes institués. Par contre on voit fleurir les fêtes dites de la solidarité et des réseaux de soutien pour des causes multiples où l’individu « aime » se donner, car il reste libre de l’acte et/ou du montant. En quelque sorte il se réapproprie l’acte solidaire. Mais qu’on le veuille ou non, ces phénomènes qu’ils soient collectifs ou individuels peuvent nous ramener aux temps obscurs de la charité.
On peut relier ce retour à des phénomènes socioéconomiques et politiques : le retour de la conditionnalité comportementale du droit comme le montrent les politiques actives ; le processus qui se nomme sherwoodisation1 et qui exprime un décrochage de masse par l’inaccessibilité du droit ou l’inacceptabilité de ses conditions ; le désintérêt pour la chose institutionnelle et politique où l’engagement ne se fait plus dans l’État, mais chez les pairs ; la montée des exclusions et de la pauvreté dans un monde de plus en plus riche ; le retour du prolétariat ; les replis identitaires.
Bref, nous avons mal à notre solidarité d’État, mais c’est une organisation humaine accolée à une société qui « s’entend ». C’est-à-dire qu’on y a travaillé beaucoup pour produire un modèle unique dont les vertus sont indéniables autant que les défauts.
La solidarité porte une vision du vivre ensemble qui dessine ce qui fait la dignité humaine d’une société. Elle se présente donc comme un processus d’action du vivre ensemble. C’est bien là que l’action publique doit se repenser : dans l’acte solidaire qui exprime une manière d’être au monde que nous décidons de partager.
Dépendance, codépendance et l’individu objet
La solidarité, c’est comme la vérité. Ça n’existe pas à priori. Ça n’existe que dans un contexte où l’imaginaire humain va lui donner du sens, ce qui va alors construire une réalité humaine vécue a un moment donné du parcours historique. En quelque sorte, il n’y a pas de vérité, mais une parole qui a un moment donné nous fait vérité et que nous allons partager ensemble dans des pratiques quotidiennes.
Nous pouvons penser que ce que nous nommons aujourd’hui la solidarité est une figure historique dont nous devons nous abstraire pour éviter d’analyser la question de la solidarité en partant de sa figure actuelle.
Nous voulons repartir des enjeux qui sous-tendent ce concept. Il parle grosso modo d’une « dépendance réciproque d’engagement entre membres d’une communauté de destin ».
Se posent alors les enjeux de cette communauté de destin. On peut lire la solidarité comme une réponse collégiale d’un groupe humain à un contexte de vie commune. La solidarité s’exprime alors dans l’organisation de la réponse que des humains se donnent pour leur destin individuel et collectif. Il y a donc à la source une dépendance de fait face à un contexte porteur d’enjeux, c’est-à-dire de risques et d’opportunités pour le vivre humain sur terre. La solidarité ne se pense donc pas que dans le malheur en protection ou en réparation, mais aussi dans le bonheur et dans la créativité globale, dimension de la joie que les fêtes de la solidarité explorent à nouveau.
Au fil du temps et des constructions humaines, la solidarité va prendre des figures différentes et être porteuse de sens communs différents. Mais elle reste bien un processus qui unit des corps humains dans des actes symboliques soutenus par un imaginaire dans un contexte de risques et d’opportunités.
La figure de la solidarité native est celle d’une solidarité naturelle et première de la tribu humaine et fruit d’une dépendance dans un contexte de survie. L’homme est alors autant une proie qu’un prédateur.
L’individu existe comme partie d’un groupe qui agit pour sa vie. Vue de notre monde, cette figure de la solidarité peut être perçue comme une aliénation totale de l’individu aux codes de la survie du groupe.
Cette solidarité par l’appartenance pour la survie constitue une sorte de fonds référentiel que l’on va voir ressurgir lorsque d’autres figures sont en échec. Elle est très proximale, tous les individus y sont intimement reliés. Nous retrouvons cette solidarité dans l’archipel de Sherwood où les exclus et les révoltés reconstruisent leur humanité.
Pourtant les « civilisés » s’obstinent à traquer ces nouveaux chasseurs-cueilleurs urbains et brisent ces liens intimes de la solidarité native par l’interdiction de rassemblement, l’évacuation des lieux réinvestis, l’interpellation individuelle qui n’a forcément aucun sens puisque l’individu communie au groupe.
À cette première figure du contexte natif de notre humanité caractérisée par la dépendance et à la réactivité des élites, deux autres visions de la solidarité caractérisées par la codépendance surgissent.
Elles apparaissent avec l’émergence progressive de l’individu. Cette séparation du corps individuel d’avec le corps collectif est le fait des sociétés complexes. Comme l’énonce Tainter (2013), ces dernières ont comme caractéristiques d’être clivées (donc inégalitaires) et hétérogènes, c’est-à-dire constituées d’individus symboliquement spécifiés aux fonctions différenciées. De ce fait, des appartenances diverses se structurent et le corps social de la tribu se fragmente en classes sociales. Le code social se met à contenir une symbolique d’accès différenciée aux ressources qui va séparer l’élite du vulgus, le peuple.
L’enjeu de la solidarité se transforme et amène celui de la cohésion de la société complexe menacée en permanence d’effondrement, c’est-à-dire, suivant Tainter, de chute du niveau de complexité. Il va d’ailleurs montrer que cette chute est due en bonne partie au fait que la population de soutien, qui porte les couts de la complexité, ne supporte plus le poids de l’empire.
La question de la redistribution solidaire, comme de la redevance, émerge de ce nouveau contexte où l’enjeu de la survie collective tient là à la survie des constituants de la société. Mais la solidarité se construit sur une logique de redistribution à tout le moins liée à des privilèges et au bon vouloir de l’élite. La solidarité est une pratique du vivre ensemble qui chez les détenteurs des privilèges n’a d’utilité que pour le maintien de l’ordre institué. C’est la dérive bien connue de la charité, une figure tenace de la solidarité qui, de vertu chrétienne de l’amour du prochain, devient un outil d’aliénation. Ledit prochain étant tenu de faire montre des bons comportements soutenant l’ordre du monde pour bénéficier du bien dont il a besoin. Pas de charité sans la Foi !
L’histoire des luttes sociales va mettre un terme à la solidarité comme don généreux et charitable et mettre au monde la solidarité d’État. Une solidarité qui construit une codépendance des individus à un système de création de richesse et de droit de tirage (allocation) conditionné aux situations vécues.
Cette solidarité d’État a une vertu remarquable et une efficacité puissante en termes de lutte contre la pauvreté. Cette vertu est de découpler le droit du comportement et par là d’instituer la situation de droit, énoncée par la loi et non plus par les agissements individuels.
À priori un droit social ne se mérite pas. La solidarité d’État rompt ainsi avec la charité. Il y a une condition de situation couplée à une condition de garantie où la personne n’a pas produit volontairement cette situation de droit. C’est la seule condition comportementale.
C’est cette figure qui aujourd’hui est entrée en crise. Certains l’expliquent par la faillite de l’État qui aurait subventionné la paresse et généré bien trop de droits de tirage en regard de la richesse produite. Mais les scandales fiscaux à répétition mettent à mal cette explication. On génère bien assez de richesses pour financer correctement tous les droits et besoins sociaux existants.
À l’analyse plus profonde, deux sources se dégagent pour comprendre cette crise : la redevance et l’uniformisation.
La redevance est la technique qui permet la redistribution solidaire. Elle rend possible l’État de droit. Or, cette redevance solidaire par l’impôt ou la cotisation est considérée de plus en plus comme un vol.
En quelque sorte, la solidarité d’État abolit chez les individus la notion même de solidarité puisque c’est devenu une affaire d’État. Ce n’est plus de leur responsabilité personnelle. Eux, ils vaquent à leurs affaires qui créent de la solidarité comme le promet si bien le divin marché. Effectivement, devenue système, elle n’est plus de l’ordre d’une interaction entre individus d’une même communauté de destin. Et on assiste à cette parodie invraisemblable où des fraudeurs fiscaux notables font des dons plantureux lors d’actions médiatiques de solidarité. Charité quand tu nous tiens…
L’uniformisation est ce phénomène où le système normatif de plus en plus saturé de règles vide paradoxalement toute velléité de liberté substantielle d’action. C’est un des nœuds de la solidarité d’État qui répond à des problématiques d’interactions humaines par l’énoncé de règles produisant une inflation législative autobloquante. Elle en arrive à faire appel à l’acteur comme dans les politiques actives, mais l’enfermant dans des conditions d’impossibilité d’agir en regard de sa situation. Sois acteur et fais ce que je te dis…
Cette figure est en crise comme la charité l’a été parce que, partant, l’individu ne peut y être sujet, mais est objet du bon vouloir ou du système, objet instrumentalisé par la codépendance d’une hiérarchie sociale ou du droit.
L’interdépendance et la solidarité des individus comme sujets
Si l’enjeu de la solidarité native était la survie biologique et celui de la charité et de la solidarité d’État la survie organisationnelle, nous pensons qu’aujourd’hui une nouvelle forme s’en vient dans les crises que nous vivons et que nous associons à l’enjeu de la dignité humaine individuelle et collective.
Et des éléments d’analyse approfondie nous permettent de penser qu’à travers la dignité il s’agit d’un enjeu de survie de notre humanité tout entière. Elle en est rendue à avoir mis au monde une puissance de destruction massive, mais corrélativement une capacité de création de bien vivre à l’échelle planétaire.
Nous pensons qu’une éthique de la dignité comme fondement de nos solidarités futures qui intègre les individus, et leurs appartenances diverses, et qui s’étende jusqu’à la totalité du vivant, a la puissance de créer les agir résilients dont notre humanité a besoin tant au niveau environnemental que social, économique ou politique.
Nous définissons le concept de dignité comme la « capabilité » d’un être humain à vivre debout. Car un homo sapiens ne peut pas vivre à genoux. L’Être de rêve et de désir a besoin d’autres, d’ailleurs, et d’avenir. Il ne peut vivre aliéné ni aliénant longtemps. Mais il n’est debout, comme l’a montré Cyrulnik, que dans et par l’interaction. La « capabilité » passe alors par l’empowerment des acteurs dans l’interdépendance éthique et proactive.
La dignité est là comme la possibilité d’une posture de soi, toujours singulière et émergente dans un contexte où l’autre est une personne comme soi. La dignité fonde le sujet et n’est donc réelle qu’entre sujets. Ici, nous voyons le sujet comme une émergence dans les interactions humaines d’une singularité individuelle consciente et reconnue que l’on peut nommer aussi l’acteur. L’acteur n’est pas seul et ne peut pas se concevoir à priori. Nous entrons alors dans une conception de la solidarité comme un contexte d’interactions humaines fondé sur la possibilité offerte aux individus d’y être acteur comme sujet et non comme objet soumis à un code. Les codes nécessaires à la vie commune deviennent des moyens aux services des acteurs et non des fins.
Ce nouveau contexte interroge alors profondément l’action publique qui a été dans la solidarité d’État pensée comme pourvoyeuse des biens sociaux et non comme créatrice de possible.
La figure de la solidarité nouvelle apparait là comme une sorte d’«échangerie », un lieu organisé où s’échangent des savoirs, du travail, des habiletés, libérées des codes de la valeur monétaire des marchés.
C’est ce qui se développe avec force aujourd’hui dans les monnaies alternatives, les circuits courts, les réseaux d’échange de savoirs, les ateliers vernaculaires, les nouveaux rapports à la propriété et les nouveaux fondements du service public…, mais on sent bien qu’un nouveau souffle doit porter ces initiatives heureuses. Un souffle politique au sens premier du terme, un souffle de la cité.
Les référents éthiques de la solidarité nouvelle seraient la reconnaissance de l’importance du travail de chacun et (non de l’employabilité), la redistribution de la richesse, le soutien de l’échange interdépendant, la dignité et l’empowerment des sujets.
La solidarité nouvelle, en fait, est en marche. Personne ne peut augurer ce qui émerge ni les formes utiles qui ne conviennent qu’aux visions passées. On peut juste tenter de prendre conscience de ce qui advient et agir pour soutenir les figures novatrices porteuses de notre éthique. Le divin marché et ses théologies ont fait leur temps et n’arrêteront pas la mouvance en cours.
Car le sujet humain, comme l’eau, trouve toujours sa voie.
- Voir « La sherwoodisation ou l’obsolescence de la cité », B. Van Asbrouck, La Revue nouvelle, n° 7/2015.