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Les figures de la solidarité, la question de la dignité

Numéro 8 - 2017 - action publique dignité interdépendance solidarité sujet vivre ensemble par Arthur Gélinas

décembre 2017

Où l’on tente une ana­lyse des dérives des fon­de­ments et pra­tiques des formes de soli­da­ri­té dans la socié­té actuelle et de l’émergence d’une nou­velle vision pour une socié­té en développement.

Dossier

Un processus du vivre ensemble

Aujourd’hui, une ques­tion taraude : quelles formes nou­velles don­ner à la solidarité ?

Bien des col­loques et des publi­ca­tions se consacrent à ce qui semble deve­nu une pro­blé­ma­tique d’avenir pour notre socié­té. De mul­tiples constats diver­si­fiés, voire contra­dic­toires, émergent de nos infor­ma­tions quo­ti­diennes et ne cessent de mon­trer ce que Dufour (2011 ; 2007) nomme l’égoïsme gré­gaire du divin mar­ché, décri­vant ain­si un pro­ces­sus de bas­cu­le­ment qui a mar­qué nos deux-cents der­nières années et où au récit inter­dic­teur du Père et de ses exi­gences morales suc­cède le récit jouis­sif des pairs et de leurs consom­ma­tions partagées.

Des pro­ces­sus col­lec­tifs régu­liè­re­ment ana­ly­sés en ces pages semblent nous par­ler de cette fin des soli­da­ri­tés dans un monde consa­cré à l’égo comme ver­tu et qui se défait des devoirs envers l’autre et la col­lec­ti­vi­té pour voir dans l’égoïsme une forme nou­velle et para­doxale de soli­da­ri­té car « la libé­ra­tion des pas­sions concu­pis­centes entraine l’opulence dans la cité » (Dufour, 2015, p. 82).

Cet égoïsme comme ver­tu théo­lo­gale de l’économie de mar­ché pro­duit dans nos cités une ten­sion autour de la rede­va­bi­li­té. Beau­coup de per­sonnes ne veulent plus payer pour l’autre par l’impôt ou par la coti­sa­tion, c’est-à-dire par des sys­tèmes ins­ti­tués. Par contre on voit fleu­rir les fêtes dites de la soli­da­ri­té et des réseaux de sou­tien pour des causes mul­tiples où l’individu « aime » se don­ner, car il reste libre de l’acte et/ou du mon­tant. En quelque sorte il se réap­pro­prie l’acte soli­daire. Mais qu’on le veuille ou non, ces phé­no­mènes qu’ils soient col­lec­tifs ou indi­vi­duels peuvent nous rame­ner aux temps obs­curs de la charité.

On peut relier ce retour à des phé­no­mènes socioé­co­no­miques et poli­tiques : le retour de la condi­tion­na­li­té com­por­te­men­tale du droit comme le montrent les poli­tiques actives ; le pro­ces­sus qui se nomme sher­woo­di­sa­tion1 et qui exprime un décro­chage de masse par l’inaccessibilité du droit ou l’inacceptabilité de ses condi­tions ; le dés­in­té­rêt pour la chose ins­ti­tu­tion­nelle et poli­tique où l’engagement ne se fait plus dans l’État, mais chez les pairs ; la mon­tée des exclu­sions et de la pau­vre­té dans un monde de plus en plus riche ; le retour du pro­lé­ta­riat ; les replis identitaires.

Bref, nous avons mal à notre soli­da­ri­té d’État, mais c’est une orga­ni­sa­tion humaine acco­lée à une socié­té qui « s’entend ». C’est-à-dire qu’on y a tra­vaillé beau­coup pour pro­duire un modèle unique dont les ver­tus sont indé­niables autant que les défauts.

La soli­da­ri­té porte une vision du vivre ensemble qui des­sine ce qui fait la digni­té humaine d’une socié­té. Elle se pré­sente donc comme un pro­ces­sus d’action du vivre ensemble. C’est bien là que l’action publique doit se repen­ser : dans l’acte soli­daire qui exprime une manière d’être au monde que nous déci­dons de partager.

Dépendance, codépendance et l’individu objet

La soli­da­ri­té, c’est comme la véri­té. Ça n’existe pas à prio­ri. Ça n’existe que dans un contexte où l’imaginaire humain va lui don­ner du sens, ce qui va alors construire une réa­li­té humaine vécue a un moment don­né du par­cours his­to­rique. En quelque sorte, il n’y a pas de véri­té, mais une parole qui a un moment don­né nous fait véri­té et que nous allons par­ta­ger ensemble dans des pra­tiques quotidiennes.

Nous pou­vons pen­ser que ce que nous nom­mons aujourd’hui la soli­da­ri­té est une figure his­to­rique dont nous devons nous abs­traire pour évi­ter d’analyser la ques­tion de la soli­da­ri­té en par­tant de sa figure actuelle.

Nous vou­lons repar­tir des enjeux qui sous-tendent ce concept. Il parle gros­so modo d’une « dépen­dance réci­proque d’engagement entre membres d’une com­mu­nau­té de destin ».

Se posent alors les enjeux de cette com­mu­nau­té de des­tin. On peut lire la soli­da­ri­té comme une réponse col­lé­giale d’un groupe humain à un contexte de vie com­mune. La soli­da­ri­té s’exprime alors dans l’organisation de la réponse que des humains se donnent pour leur des­tin indi­vi­duel et col­lec­tif. Il y a donc à la source une dépen­dance de fait face à un contexte por­teur d’enjeux, c’est-à-dire de risques et d’opportunités pour le vivre humain sur terre. La soli­da­ri­té ne se pense donc pas que dans le mal­heur en pro­tec­tion ou en répa­ra­tion, mais aus­si dans le bon­heur et dans la créa­ti­vi­té glo­bale, dimen­sion de la joie que les fêtes de la soli­da­ri­té explorent à nouveau.

Au fil du temps et des construc­tions humaines, la soli­da­ri­té va prendre des figures dif­fé­rentes et être por­teuse de sens com­muns dif­fé­rents. Mais elle reste bien un pro­ces­sus qui unit des corps humains dans des actes sym­bo­liques sou­te­nus par un ima­gi­naire dans un contexte de risques et d’opportunités.

La figure de la soli­da­ri­té native est celle d’une soli­da­ri­té natu­relle et pre­mière de la tri­bu humaine et fruit d’une dépen­dance dans un contexte de sur­vie. L’homme est alors autant une proie qu’un prédateur.

L’individu existe comme par­tie d’un groupe qui agit pour sa vie. Vue de notre monde, cette figure de la soli­da­ri­té peut être per­çue comme une alié­na­tion totale de l’individu aux codes de la sur­vie du groupe.

Cette soli­da­ri­té par l’appartenance pour la sur­vie consti­tue une sorte de fonds réfé­ren­tiel que l’on va voir res­sur­gir lorsque d’autres figures sont en échec. Elle est très proxi­male, tous les indi­vi­dus y sont inti­me­ment reliés. Nous retrou­vons cette soli­da­ri­té dans l’archipel de Sher­wood où les exclus et les révol­tés recons­truisent leur humanité.

Pour­tant les « civi­li­sés » s’obstinent à tra­quer ces nou­veaux chas­seurs-cueilleurs urbains et brisent ces liens intimes de la soli­da­ri­té native par l’interdiction de ras­sem­ble­ment, l’évacuation des lieux réin­ves­tis, l’interpellation indi­vi­duelle qui n’a for­cé­ment aucun sens puisque l’individu com­mu­nie au groupe.

À cette pre­mière figure du contexte natif de notre huma­ni­té carac­té­ri­sée par la dépen­dance et à la réac­ti­vi­té des élites, deux autres visions de la soli­da­ri­té carac­té­ri­sées par la codé­pen­dance surgissent.

Elles appa­raissent avec l’émergence pro­gres­sive de l’individu. Cette sépa­ra­tion du corps indi­vi­duel d’avec le corps col­lec­tif est le fait des socié­tés com­plexes. Comme l’énonce Tain­ter (2013), ces der­nières ont comme carac­té­ris­tiques d’être cli­vées (donc inéga­li­taires) et hété­ro­gènes, c’est-à-dire consti­tuées d’individus sym­bo­li­que­ment spé­ci­fiés aux fonc­tions dif­fé­ren­ciées. De ce fait, des appar­te­nances diverses se struc­turent et le corps social de la tri­bu se frag­mente en classes sociales. Le code social se met à conte­nir une sym­bo­lique d’accès dif­fé­ren­ciée aux res­sources qui va sépa­rer l’élite du vul­gus, le peuple.

L’enjeu de la soli­da­ri­té se trans­forme et amène celui de la cohé­sion de la socié­té com­plexe mena­cée en per­ma­nence d’effondrement, c’est-à-dire, sui­vant Tain­ter, de chute du niveau de com­plexi­té. Il va d’ailleurs mon­trer que cette chute est due en bonne par­tie au fait que la popu­la­tion de sou­tien, qui porte les couts de la com­plexi­té, ne sup­porte plus le poids de l’empire.

La ques­tion de la redis­tri­bu­tion soli­daire, comme de la rede­vance, émerge de ce nou­veau contexte où l’enjeu de la sur­vie col­lec­tive tient là à la sur­vie des consti­tuants de la socié­té. Mais la soli­da­ri­té se construit sur une logique de redis­tri­bu­tion à tout le moins liée à des pri­vi­lèges et au bon vou­loir de l’élite. La soli­da­ri­té est une pra­tique du vivre ensemble qui chez les déten­teurs des pri­vi­lèges n’a d’utilité que pour le main­tien de l’ordre ins­ti­tué. C’est la dérive bien connue de la cha­ri­té, une figure tenace de la soli­da­ri­té qui, de ver­tu chré­tienne de l’amour du pro­chain, devient un outil d’aliénation. Ledit pro­chain étant tenu de faire montre des bons com­por­te­ments sou­te­nant l’ordre du monde pour béné­fi­cier du bien dont il a besoin. Pas de cha­ri­té sans la Foi !

L’histoire des luttes sociales va mettre un terme à la soli­da­ri­té comme don géné­reux et cha­ri­table et mettre au monde la soli­da­ri­té d’État. Une soli­da­ri­té qui construit une codé­pen­dance des indi­vi­dus à un sys­tème de créa­tion de richesse et de droit de tirage (allo­ca­tion) condi­tion­né aux situa­tions vécues.

Cette soli­da­ri­té d’État a une ver­tu remar­quable et une effi­ca­ci­té puis­sante en termes de lutte contre la pau­vre­té. Cette ver­tu est de décou­pler le droit du com­por­te­ment et par là d’instituer la situa­tion de droit, énon­cée par la loi et non plus par les agis­se­ments individuels.

À prio­ri un droit social ne se mérite pas. La soli­da­ri­té d’État rompt ain­si avec la cha­ri­té. Il y a une condi­tion de situa­tion cou­plée à une condi­tion de garan­tie où la per­sonne n’a pas pro­duit volon­tai­re­ment cette situa­tion de droit. C’est la seule condi­tion comportementale.

C’est cette figure qui aujourd’hui est entrée en crise. Cer­tains l’expliquent par la faillite de l’État qui aurait sub­ven­tion­né la paresse et géné­ré bien trop de droits de tirage en regard de la richesse pro­duite. Mais les scan­dales fis­caux à répé­ti­tion mettent à mal cette expli­ca­tion. On génère bien assez de richesses pour finan­cer cor­rec­te­ment tous les droits et besoins sociaux existants.

À l’analyse plus pro­fonde, deux sources se dégagent pour com­prendre cette crise : la rede­vance et l’uniformisation.

La rede­vance est la tech­nique qui per­met la redis­tri­bu­tion soli­daire. Elle rend pos­sible l’État de droit. Or, cette rede­vance soli­daire par l’impôt ou la coti­sa­tion est consi­dé­rée de plus en plus comme un vol.

En quelque sorte, la soli­da­ri­té d’État abo­lit chez les indi­vi­dus la notion même de soli­da­ri­té puisque c’est deve­nu une affaire d’État. Ce n’est plus de leur res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle. Eux, ils vaquent à leurs affaires qui créent de la soli­da­ri­té comme le pro­met si bien le divin mar­ché. Effec­ti­ve­ment, deve­nue sys­tème, elle n’est plus de l’ordre d’une inter­ac­tion entre indi­vi­dus d’une même com­mu­nau­té de des­tin. Et on assiste à cette paro­die invrai­sem­blable où des frau­deurs fis­caux notables font des dons plan­tu­reux lors d’actions média­tiques de soli­da­ri­té. Cha­ri­té quand tu nous tiens…

L’uniformisation est ce phé­no­mène où le sys­tème nor­ma­tif de plus en plus satu­ré de règles vide para­doxa­le­ment toute vel­léi­té de liber­té sub­stan­tielle d’action. C’est un des nœuds de la soli­da­ri­té d’État qui répond à des pro­blé­ma­tiques d’interactions humaines par l’énoncé de règles pro­dui­sant une infla­tion légis­la­tive auto­blo­quante. Elle en arrive à faire appel à l’acteur comme dans les poli­tiques actives, mais l’enfermant dans des condi­tions d’impossibilité d’agir en regard de sa situa­tion. Sois acteur et fais ce que je te dis…

Cette figure est en crise comme la cha­ri­té l’a été parce que, par­tant, l’individu ne peut y être sujet, mais est objet du bon vou­loir ou du sys­tème, objet ins­tru­men­ta­li­sé par la codé­pen­dance d’une hié­rar­chie sociale ou du droit.

L’interdépendance et la solidarité des individus comme sujets

Si l’enjeu de la soli­da­ri­té native était la sur­vie bio­lo­gique et celui de la cha­ri­té et de la soli­da­ri­té d’État la sur­vie orga­ni­sa­tion­nelle, nous pen­sons qu’aujourd’hui une nou­velle forme s’en vient dans les crises que nous vivons et que nous asso­cions à l’enjeu de la digni­té humaine indi­vi­duelle et collective.

Et des élé­ments d’analyse appro­fon­die nous per­mettent de pen­ser qu’à tra­vers la digni­té il s’agit d’un enjeu de sur­vie de notre huma­ni­té tout entière. Elle en est ren­due à avoir mis au monde une puis­sance de des­truc­tion mas­sive, mais cor­ré­la­ti­ve­ment une capa­ci­té de créa­tion de bien vivre à l’échelle planétaire.

Nous pen­sons qu’une éthique de la digni­té comme fon­de­ment de nos soli­da­ri­tés futures qui intègre les indi­vi­dus, et leurs appar­te­nances diverses, et qui s’étende jusqu’à la tota­li­té du vivant, a la puis­sance de créer les agir rési­lients dont notre huma­ni­té a besoin tant au niveau envi­ron­ne­men­tal que social, éco­no­mique ou politique.

Nous défi­nis­sons le concept de digni­té comme la « capa­bi­li­té » d’un être humain à vivre debout. Car un homo sapiens ne peut pas vivre à genoux. L’Être de rêve et de désir a besoin d’autres, d’ailleurs, et d’avenir. Il ne peut vivre alié­né ni alié­nant long­temps. Mais il n’est debout, comme l’a mon­tré Cyrul­nik, que dans et par l’interaction. La « capa­bi­li­té » passe alors par l’empo­werment des acteurs dans l’interdépendance éthique et proactive.

La digni­té est là comme la pos­si­bi­li­té d’une pos­ture de soi, tou­jours sin­gu­lière et émer­gente dans un contexte où l’autre est une per­sonne comme soi. La digni­té fonde le sujet et n’est donc réelle qu’entre sujets. Ici, nous voyons le sujet comme une émer­gence dans les inter­ac­tions humaines d’une sin­gu­la­ri­té indi­vi­duelle consciente et recon­nue que l’on peut nom­mer aus­si l’acteur. L’acteur n’est pas seul et ne peut pas se conce­voir à prio­ri. Nous entrons alors dans une concep­tion de la soli­da­ri­té comme un contexte d’interactions humaines fon­dé sur la pos­si­bi­li­té offerte aux indi­vi­dus d’y être acteur comme sujet et non comme objet sou­mis à un code. Les codes néces­saires à la vie com­mune deviennent des moyens aux ser­vices des acteurs et non des fins.

Ce nou­veau contexte inter­roge alors pro­fon­dé­ment l’action publique qui a été dans la soli­da­ri­té d’État pen­sée comme pour­voyeuse des biens sociaux et non comme créa­trice de possible.

La figure de la soli­da­ri­té nou­velle appa­rait là comme une sorte d’«échangerie », un lieu orga­ni­sé où s’échangent des savoirs, du tra­vail, des habi­le­tés, libé­rées des codes de la valeur moné­taire des marchés.

C’est ce qui se déve­loppe avec force aujourd’hui dans les mon­naies alter­na­tives, les cir­cuits courts, les réseaux d’échange de savoirs, les ate­liers ver­na­cu­laires, les nou­veaux rap­ports à la pro­prié­té et les nou­veaux fon­de­ments du ser­vice public…, mais on sent bien qu’un nou­veau souffle doit por­ter ces ini­tia­tives heu­reuses. Un souffle poli­tique au sens pre­mier du terme, un souffle de la cité.

Les réfé­rents éthiques de la soli­da­ri­té nou­velle seraient la recon­nais­sance de l’importance du tra­vail de cha­cun et (non de l’employabilité), la redis­tri­bu­tion de la richesse, le sou­tien de l’échange inter­dé­pen­dant, la digni­té et l’empo­werment des sujets.

La soli­da­ri­té nou­velle, en fait, est en marche. Per­sonne ne peut augu­rer ce qui émerge ni les formes utiles qui ne conviennent qu’aux visions pas­sées. On peut juste ten­ter de prendre conscience de ce qui advient et agir pour sou­te­nir les figures nova­trices por­teuses de notre éthique. Le divin mar­ché et ses théo­lo­gies ont fait leur temps et n’arrêteront pas la mou­vance en cours.

Car le sujet humain, comme l’eau, trouve tou­jours sa voie.

  1. Voir « La sher­woo­di­sa­tion ou l’obsolescence de la cité », B. Van Asbrouck, La Revue nou­velle, n° 7/2015.

Arthur Gélinas


Auteur

docteur en philosophie, consultant en gestion du changement. Il a été chercheur et professeur au Québec, en Belgique, en France et en Angleterre, il vit au Québec