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Les femmes, la laïcité et les modernités

Numéro 12 Décembre 2012 par Albert Bastenier

décembre 2012

Les femmes consti­tuent depuis long­temps un enjeu de la moder­ni­té. Cet enjeu s’est mon­dia­li­sé et a fait d’elles un mar­queur civi­li­sa­tion­nel. À l’ère post­co­lo­niale, le com­bat pour leur éman­ci­pa­tion ne demande-t-il pas que la laï­ci­té rééva­lue la com­pré­hen­sion qu’elle a eue du port du voile ? Ce ne serait pas céder au com­mu­nau­ta­risme, mais ouvrir un nou­vel espace de liberté.

Au cœur de la repré­sen­ta­tion occi­den­tale de la moder­ni­té, réside l’idée qu’il faut ouvrir à la ratio­na­li­té tout ce qui lui échappe encore. Car la crois­sance de la connais­sance ration­nelle a des réper­cus­sions déci­sives sur tous les aspects de la condi­tion humaine. Et le souffle de l’universel qui l’anime est capable de sup­pri­mer par­tout dans le monde le poids des tra­di­tions qui pèsent sur la liber­té et l’égalité des indi­vi­dus : les pri­vi­lèges, les croyances et les obli­ga­tions qui découlent des appar­te­nances com­mu­nau­taires anciennes. Inau­gu­rée par les socié­tés occi­den­tales en voie de sécu­la­ri­sa­tion lors de leur sor­tie de l’Ancien Régime, il ne s’agirait de rien moins que d’une étape déci­sive de l’aventure humaine : dans tous les domaines, la rai­son y est appe­lée à rem­pla­cer la coutume.

Les femmes, enjeu de la modernité

Ce pro­ces­sus cultu­rel d’envergure par lequel fut remise sur le métier la ques­tion fon­da­men­tale de la liber­té et de l’égalité des indi­vi­dus — et qui jusque-là avait été du seul res­sort du pou­voir dog­ma­tique de l’Église — s’enclencha néan­moins dans un cadre où l’on ne dis­cu­ta pas vrai­ment la concep­tion la plus ances­trale qui soit à pro­pos de la domi­na­tion d’un sexe sur l’autre. Les femmes et l’influence qu’elles pou­vaient avoir y furent même conçues tout d’abord comme une sorte d’obstacle à la moder­ni­té. Pour l’opinion majo­ri­taire, le pou­voir libé­ra­teur de la rai­son fut dès lors jus­ti­fié à s’y oppo­ser, comme il avait à le faire à l’encontre de toutes les autres conduites de résis­tance : celle de l’ignorance des masses popu­laires face à l’État moder­ni­sa­teur, des tra­vailleurs illet­trés en regard des exi­gences des maitres de l’économie, des sau­vages face aux civi­li­sés. Les femmes, répu­tées natu­rel­le­ment irré­flé­chies et émo­tives, devaient demeu­rer sou­mises aux hommes dotés quant à eux, tout aus­si natu­rel­le­ment, d’une plus clair­voyante sagesse. Dans l’histoire ulté­rieure des concep­tions de la moder­ni­té, la ques­tion du sta­tut et de la condi­tion des femmes ne fut pour­tant pas absente. Elle en fut même l’un des enjeux per­ma­nents et évo­lu­tifs. Dès le début comme aujourd’hui encore, il y eut les voix de celles et ceux qui dénon­cèrent leur exclu­sion de la citoyen­ne­té effec­tive comme contra­dic­toire avec la construc­tion d’une socié­té moderne.

Certes, par­ler de moder­ni­té concerne d’abord le modèle poli­tique et éco­no­mique qui com­men­ça à se mettre en place dans les socié­tés occi­den­tales à par­tir du XVIIIe siècle. Tou­te­fois, de nom­breux com­por­te­ments cultu­rels qui lui sont asso­ciés, notam­ment ceux qui concernent la mixi­té en ce qu’elle est por­teuse d’une pos­sible éga­li­té entre les sexes, ont été per­çus comme fai­sant par­tie d’une pro­messe de pro­grès qui devait être par­ta­gée par l’ensemble de l’humanité. D’une his­toire uni­ver­selle donc. Tou­te­fois, c’est aus­si pour­quoi la notion de moder­ni­té, dans le contexte occi­den­tal tout au moins, se décline habi­tuel­le­ment au sin­gu­lier. Et qu’à par­tir de ce cadre qui semble pou­voir faire auto­ri­té à lui seul, il est tou­jours dif­fi­cile de par­ler de cultures ou de civi­li­sa­tions dis­tinctes. Toutes furent et conti­nuent d’être trans­for­mées sur l’horizon de cette moder­ni­té-là. Hier ce fut par la colo­ni­sa­tion. La chose se pour­suit à pré­sent par le biais de la glo­ba­li­sa­tion et des trans­plan­ta­tions migratoires.

L’enjeu du sta­tut et de la condi­tion des femmes, mal­gré ses bégaie­ments et résis­tances, s’est ain­si mon­dia­li­sé. Et dans le contexte actuel des socié­tés euro­péennes de plus en plus mul­ti­cul­tu­ra­li­sées, la copré­sence de groupes de popu­la­tions majo­ri­taires et mino­ri­taires y a réac­ti­vé la ques­tion de savoir ce que peuvent ou doivent être les atti­tudes modernes des femmes et à l’égard des femmes. Avec, au centre de cette inter­ro­ga­tion qui résonne comme une dis­cor­dance civi­li­sa­trice, l’apparition d’une figure — celle des femmes musul­manes voi­lées — sur les­quelles, presque à elles seules, ont été emblé­ma­ti­que­ment rabat­tues les diver­gences de vues qui peuvent se mani­fes­ter à pro­pos de l’égalité et de la liber­té du sujet indi­vi­duel contem­po­rain. Car, d’une part, les der­nières décen­nies ont vu le genre s’imposer comme l’un des fac­teurs déter­mi­nants du droit de cha­cun. Et, d’autre part, les nou­velles ques­tions iden­ti­taires nées de ladite copré­sence, ont notam­ment trou­vé à s’exprimer dans l’usage social des corps sur la scène publique. C’est que la sym­bo­lique iden­ti­taire favo­rise évi­dem­ment la visi­bi­li­té des femmes dans cette sorte de théâtre où déam­bulent des corps vêtus d’habits ins­pi­rés de diverses tra­di­tions cultu­relles. S’y loge tout à la fois l’expression d’un sou­ci de dif­fé­ren­cia­tion et d’une obses­sion de la res­sem­blance. Le désir de faire par­tie du tout social y est para­doxa­le­ment lié à celui de mani­fes­ter ses appar­te­nances sin­gu­lières. La sym­bo­lique éga­li­ta­riste de l’ordre social et moral que la moder­ni­té occi­den­tale avait éta­blie entre les sphères de l’existence publique et pri­vée s’y trouve malmenée.

La femme libre, marqueur civilisationnel ?

Dans les pays euro­péens qui sont entrés dans la phase post­co­lo­niale de leur his­toire et au sein des­quels les cultures occi­den­tales et non occi­den­tales se ren­contrent, la ques­tion de savoir ce que sont ou doivent deve­nir les femmes libres s’est ain­si réim­po­sée comme un indi­ca­teur civi­li­sa­tion­nel. Leurs habille­ments res­pec­tifs, répu­tés modernes, pré­mo­dernes ou même anti­mo­dernes, sont deve­nus une sorte de mar­queur hié­rar­chique entre les dif­fé­rentes cultures désor­mais ras­sem­blées sur le même ter­ri­toire. Mais en même temps, est appa­ru aus­si que la recherche du dépas­se­ment de cette situa­tion d’hétérogénéité cultu­relle poten­tiel­le­ment conflic­tuelle, loin d’être conçue du côté euro­péen à l’aide de l’idée moderne de liber­té, l’était plu­tôt au tra­vers de la défi­ni­tion d’une série de bonnes conduites à pro­pos des­quelles l’ambitieuse inter­pré­ta­tion occi­den­tale d’une moder­ni­té uni­ver­selle conti­nue de jouer un rôle déci­sif. Et que dans la pers­pec­tive que la laï­ci­té y a impri­mée, il y va d’une sécu­la­ri­sa­tion volon­taire conçue comme une valeur digne d’être adop­tée par tous. Plus même : cette sécu­la­ri­sa­tion, parce qu’elle four­nit un cadre de réfé­rence ration­nel qui s’oppose aux codes cultu­rels et reli­gieux anciens en ce qui concerne la ségré­ga­tion des sexes, veut s’y affi­cher comme l’une des condi­tions sine qua non du déve­lop­pe­ment d’un lien social progressiste.

À par­tir d’un tel pro­jet où la laï­ci­té et la sécu­la­ri­sa­tion se confondent, il est dif­fi­cile que les femmes soient vues comme une caté­go­rie sociale pou­vant légi­ti­me­ment défendre des inté­rêts propres. Elles le sont plu­tôt comme des agents névral­giques de la recom­po­si­tion glo­bale d’un monde qui doit pour­suivre sa moder­ni­sa­tion… à l’occidentale. Toutes les femmes se trouvent dès lors conviées à endos­ser une mis­sion sym­bo­lique et poli­tique cen­trale : être ou deve­nir modernes. À cet égard, comme Ernest Gell­ner (1981) l’avait déjà noté à pro­pos de la Tur­quie kéma­liste, on peut par­ler d’une laï­ci­té didac­tique. Parce qu’elle consi­dère que les femmes sont au cœur du pro­ces­sus d’établissement d’une socié­té sécu­lière iden­ti­fiée à la démo­cra­tie, une telle laï­ci­té se veut péda­go­gique et mora­liste. Elle vise à ensei­gner et mode­ler le socle de la vie col­lec­tive (Göle, 2005).

Sans doute était-il pré­vi­sible que, dans le contexte plu­ri­cul­tu­ra­li­sé que l’Europe expé­ri­mente aujourd’hui, les femmes soient l’objet d’un intense inves­tis­se­ment sym­bo­lique. Tou­te­fois, parce que les cultures ne sont jamais neutres, les pra­tiques sociales qui en découlent ne le sont jamais non plus. Elles ne sont donc pas indemnes d’ambigüités. Et parce que leurs effets ultimes ne sont pas clai­re­ment assu­rés, Marc Jac­que­main a des rai­sons sérieuses de poser la ques­tion « la laï­ci­té est-elle si favo­rable aux femmes ? ». Il met par ailleurs en lumière qu’au cours de son his­toire, la laï­ci­té n’a pas tou­jours adop­té la même atti­tude à l’égard de la ques­tion de l’émancipation des femmes. Dans cer­taines cir­cons­tances, elle est venue en ren­fort des com­bats fémi­nistes, dans d’autres elle n’a pas beau­coup hési­té à les ins­tru­men­ta­li­ser. Et pour mieux en com­prendre les rai­sons, Marc Jac­que­main pro­pose d’en pério­di­ser les expres­sions suc­ces­sives qui, dit-il, se révèlent ne pas être sépa­rables de la com­plexi­té des situa­tions concrètes et des luttes prio­ri­taires que la laï­ci­té déci­da de mener.

Renouveler le combat laïque pour l’émancipation

Pour appro­fon­dir ce ques­tion­ne­ment, je me deman­de­rai si les rai­sons qui pous­sèrent plus d’une fois la laï­ci­té à réorien­ter sa manière de se pré­oc­cu­per du sort des femmes ne pour­raient pas l’inciter à une com­pré­hen­sion renou­ve­lée de la com­plexi­té du contexte dans lequel le com­bat pour leur éman­ci­pa­tion peut être mené aujourd’hui.

La ques­tion est de savoir si, parce que la laï­ci­té confère aux femmes un rôle de pre­mier plan dans la sym­bo­lique sociale moderne, le devoir qu’on appelle cer­taines à assu­mer aujourd’hui n’est pas exces­si­ve­ment contrai­gnant en regard de leur liber­té indi­vi­duelle. Et si, à par­tir de la pers­pec­tive laïque elle-même, elles ne doivent pas en béné­fi­cier autant que n’importe qui d’autre. Parce que les droits des femmes furent his­to­ri­que­ment liés à la sor­tie du sys­tème d’emprise de la reli­gion, faut-il faire de cha­cune d’elles l’agent obli­gé d’une sécu­la­ri­sa­tion tou­jours plus pous­sée ? Au nom de la lutte contre l’obscurantisme des tra­di­tions, n’est-ce pas là s’enfermer dans les pré­ten­tions intel­lec­tuelles de l’odyssée de la moder­ni­té occi­den­tale ? Avec pour consé­quence idéo­lo­gique de finir par déser­ter le ter­rain des luttes éman­ci­pa­trices réelles. Alors que l’idée d’émancipation annon­çait une socié­té enfin capable de faire droit aux dif­fé­rences entre des sujets indi­vi­duels répu­tés libres, la ratio­na­li­té uni­ver­sa­liste de la laï­ci­té, lorsqu’elle ren­contre les aspi­ra­tions contra­dic­toires qui émanent de la nou­velle diver­si­té cultu­relle euro­péenne, doit-elle impé­rieu­se­ment pour­suivre une mis­sion sécu­la­ri­sa­trice visant à pri­va­ti­ser les convic­tions par­ti­cu­lières ? Et ain­si, il faut bien le voir, d’exiger la dis­pa­ri­tion de toutes les iden­ti­tés cultu­relles — sur­tout si elles sont reli­gieuses — qui, dans l’espace public, n’épousent pas la logique domi­nante de la ratio­na­li­té occidentale ?

Le pro­jet de la laï­ci­té, plu­tôt que de faire valoir ver­ti­ca­le­ment une uni­ci­té de l’acteur humain sous la mou­vance d’une essence répu­tée uni­ver­selle — ce que d’autres avaient anté­rieu­re­ment cher­ché à éta­blir en la fai­sant concor­der avec une volon­té répu­tée divine —, n’annonçait-il pas une pos­sible com­pré­hen­sion hori­zon­tale des choses et le devoir, fût-ce avec dif­fi­cul­té, d’assumer la plu­ra­li­té cultu­relle avec laquelle la condi­tion his­to­rique nous confronte ? Que l’acteur humain soit un être de rai­son et de lan­gage est certes l’un de ses attri­buts uni­ver­sels. Mais il ne rai­sonne et ne parle cepen­dant que dans des langues, cultures et reli­gions dif­fé­rentes qui sont là comme une frag­men­ta­tion ori­gi­naire. La plu­ra­li­té humaine est un fait incon­tour­nable et on ne connait pas de mode de fonc­tion­ne­ment de l’humanité qui ait éli­mi­né cette diver­si­té. Et s’il est vrai que les contraintes pra­tiques dans l’organisation de la vie col­lec­tive peuvent conduire dans un cer­tain nombre de cas à en limi­ter l’expression, on ne voit pas ce qui, aujourd’hui, jus­ti­fie­rait l’obtention de la réduc­tion de nos incer­ti­tudes ou de nos craintes par un nou­veau coup de force de la raison.

Tout comme, à l’aide de la cri­tique kan­tienne de la méta­phy­sique, les idéaux his­to­riques de la laï­ci­té sont par­ve­nus à réduire les pré­ten­tions de la théo­lo­gie dog­ma­tique qui sou­te­nait déte­nir la véri­té sans par­tage, la rai­son laïque n’est-elle pas par­ve­nue elle aus­si au moment où il lui faut rompre avec l’idée d’une pré­ten­due rai­son pure et accep­ter l’idée d’une irré­duc­tible part de diver­si­té sans laquelle l’être humain n’est pas plei­ne­ment lui-même ? De plain-pied dans le forum du débat démo­cra­tique et pour que l’opinion publique ne cède pas à la séduc­tion qu’exercent les his­toires pré­em­bal­lées de la télé­vi­sion, la rai­son occi­den­tale n’a‑t-elle pas, comme le sug­gère Jür­gen Haber­mas (1988), à faire place aux autres tra­di­tions cultu­relles que la sienne lorsque celles-ci cherchent à exhu­mer des dimen­sions essen­tielles de l’existence humaine aux­quelles, selon elles, le débat phi­lo­so­phique et poli­tique contem­po­rain ne rend pas suf­fi­sam­ment jus­tice ? L’idée de moder­ni­té demeure en réa­li­té inache­vée et n’a été exploi­tée jusqu’ici, éco­no­mi­que­ment et poli­ti­que­ment, que dans un sens qui valo­ri­sait prin­ci­pa­le­ment la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale. C’est à l’idée des moder­ni­tés mul­tiples, incluant le fac­teur cultu­rel, qu’il faut déga­ger la route aujourd’hui.

À mes yeux, c’est là le sens du pro­pos de l’anthropologue Arjun Appa­du­rai (2001) — auquel je me réfère régu­liè­re­ment tant il me parait éclai­rant —, lorsqu’il dit que l’une des grandes exi­gences pour la réflexion sociale aujourd’hui est non pas d’abord de pen­ser l’après-colonialisme, mais plus fon­da­men­ta­le­ment de par­ve­nir à pen­ser après le colo­nia­lisme. Il n’existe plus de pen­sée impé­riale et abs­trai­te­ment uni­ver­selle, dont la supré­ma­tie implique un concept de véri­té unique. Les valeurs et convic­tions euro­péennes n’ont certes pas à être gom­mées, mais l’urgence intel­lec­tuelle est de prendre conscience qu’elles n’ont pas de titre à se consti­tuer comme la matrice exclu­sive de la construc­tion du monde. Et en son sein, devant la conscience contem­po­raine, la pen­sée laïque tout comme les reli­gions n’apparaissent que comme des com­mu­nau­tés d’interprétation par­ti­cu­lières que la culture démo­cra­tique appelle à ce qu’elles renoncent à leur auto-affir­ma­tion péremptoire.

Dans le même sens, Clif­ford Geertz (2007) pense que les membres des anciennes socié­tés colo­ni­sées, dont les tra­di­tions ances­trales avaient été mas­quées par la façade occi­den­tale, se mettent à agir en leur nom propre et selon leurs propres repré­sen­ta­tions. En lieu et place de l’humanité agré­gée par les repré­sen­ta­tions ration­nelles col­lec­tives dont rêvait Dur­kheim, appa­rait dès lors un réseau cultu­rel dif­fus et pri­vé de centre. Cette situa­tion nou­velle est sans doute incon­for­table et induc­trice de ten­sions ou même de conflits — notam­ment reli­gieux —, mais c’est d’elle que doit à pré­sent rendre compte la réflexion qui guide l’action. Et en cela, nous sommes contraints d’abandonner les pré­sup­po­sés évo­lu­tion­nistes qui consi­dé­raient la sécu­la­ri­sa­tion comme pré­ten­du­ment géné­rale et l’engagement reli­gieux comme une force décli­nante. Selon Geertz, ce qui est vrai­ment moderne dans la moder­ni­té, c’est la diver­si­té visible et chaque jour plus grande des croyances. Pour le meilleur ou pour le pire, avec les risques que cela entraine, c’est elle qu’il faut prendre en consi­dé­ra­tion désor­mais pour mieux com­prendre son rôle dans la pro­duc­tion du sens de la vie et des buts pour­sui­vis par cha­cun dans la socié­té des indi­vi­dus (Elias, 1991) où l’idéal du moi veut exis­ter par lui-même.

Les femmes à l’ère postcoloniale

Lorsqu’on s’enquiert du sta­tut et de la condi­tion des femmes aujourd’hui, ces ques­tions prennent tout leur relief dès que l’on admet que nous sommes entrés dans une nou­velle séquence his­to­rique — l’ère post­co­lo­niale — qui demande que les inter­ac­tions sociales soient ana­ly­sées d’une façon radi­ca­le­ment renou­ve­lée (Bas­te­nier, 2004). Dans les pays euro­péens, avec l’intensification et la diver­si­fi­ca­tion des flux migra­toires, le der­nier quart du XXe siècle fut le moment où devinrent per­cep­tibles les impli­ca­tions sym­bo­liques de la mon­dia­li­sa­tion. Car ces flux y ont entrai­né une recom­po­si­tion démo­gra­phique et cultu­relle de la popu­la­tion que le vieux conti­nent n’avait plus connue aus­si inten­sé­ment depuis long­temps. On peut même par­ler d’une trans­for­ma­tion irré­ver­sible des sources de son peu­ple­ment et il s’impose, à par­tir de là, de recon­si­dé­rer la carte cultu­relle d’un monde nou­veau en ges­ta­tion en même temps que de s’enquérir des impli­ca­tions sociales qui en découlent. Jamais sans doute depuis les grandes décou­vertes géo­gra­phiques qui réorien­tèrent spa­tia­le­ment et his­to­ri­que­ment notre monde à la fin du XVe siècle, un dérè­gle­ment cultu­rel aus­si aigu n’était inter­ve­nu dans la vie des socié­tés occi­den­tales. Et comme il fal­lut le faire pour cette période-là, c’est d’une nou­velle césure his­to­rique qu’il faut par­ler. Or, les femmes y appa­raissent comme des actrices bien plus impor­tantes qu’hier parce qu’elles ont acquis ou acquièrent une conscience plus forte de leur auto­no­mie par rap­port à la paren­tèle qui, jusqu’à il y a peu, com­man­dait la dis­tri­bu­tion des posi­tions publiques.

Pour ten­ter de répondre aux ques­tions qui viennent d’être évo­quées, on ne peut pas com­men­cer par adop­ter un point de vue nor­ma­tif sur ce qui, face à la diver­si­té cultu­relle, serait accep­table ou ne le serait pas. Car qui actuel­le­ment est habi­li­té à dire cette norme, sinon ceux qui conti­nuent d’occuper le devant de la scène sociale ? C’est le pro­blème qui s’est notoi­re­ment posé à pro­pos du port du voile isla­mique (Lor­ce­rie, 2005). Je ne par­vien­drai donc à ache­ver mes réflexions à pro­pos de ce que me sug­gère l’article de Marc Jac­que­main que par un som­maire retour sur la signi­fi­ca­tion socio­po­li­tique que, de part et d’autre, on a incon­tes­ta­ble­ment cher­ché à faire jouer à cette pièce d’habillement qui, en Europe, est deve­nue une affaire.

Les musulmanes voilées

C’est presque par­tout dans les pays euro­péens que, à par­tir de la fin des années 1980, des jeunes femmes d’origine musul­mane se mirent à adop­ter le port du fou­lard plus sys­té­ma­ti­que­ment qu’au cours des années anté­rieures. Or, cette obser­va­tion chro­no­lo­gique a une signi­fi­ca­tion qu’il convient d’élucider.

Dans le milieu sco­laire, dif­fé­rentes ten­sions por­tant sur des ques­tions rela­tives à l’habillement des filles issues de l’immigration avaient certes déjà eu lieu anté­rieu­re­ment, en Grande-Bre­tagne et aux Pays-Bas notam­ment. Les choses s’étaient cepen­dant dérou­lées dans un régime de bas bruit, réso­lues prag­ma­ti­que­ment et sans effet d’entrainement. Jusque-là, les femmes musul­manes n’étaient d’ailleurs appa­rues que fur­ti­ve­ment sur la scène sociale et avaient été com­mu­né­ment appré­hen­dées comme témoi­gnant d’un archaïsme cultu­rel lié à la pres­sion des tra­di­tions fami­liales pesant sur elles. Or, il ne faut pas exclure que ce soit pré­ci­sé­ment cette expé­rience de leurs mères qui, le moment venu, ait conduit les filles à ne pas réduire le mou­ve­ment de leur éman­ci­pa­tion à une banale confron­ta­tion avec les normes cultu­relles pré­va­lantes et à pas­ser d’une eth­ni­ci­té néga­tive les can­ton­nant dans une dif­fé­rence défi­nie par la culture domi­nante à une eth­ni­ci­té posi­tive où le recours à la sub­jec­ti­vi­té abo­lit l’injonction subie (Gué­nif-Soui­la­mas, 2001). Tou­jours est-il que les com­por­te­ments chan­gèrent et devinrent visibles avec les ten­sions nées dans un lycée de la ban­lieue pari­sienne en 1989. Trois jeunes filles s’y pré­sen­tèrent revê­tues d’un fou­lard et furent per­çues par la direc­tion comme des adver­saires déter­mi­nées de la laï­ci­té de l’école répu­bli­caine. L’évènement fut rapi­de­ment médiatisé.

C’est sous un pro­fil dyna­mique for­te­ment emblé­ma­ti­sé que ces jeunes femmes d’origine musul­mane, dont on ne s’attendait pas à ce qu’elles jouent un tel rôle en Europe, se sont his­sées et l’ont été par les médias sur la scène sociale pour deve­nir rapi­de­ment les pro­ta­go­nistes d’une affaire poli­tique qui allait être conduite jusqu’à l’incandescence. Au tra­vers de plu­sieurs rebon­dis­se­ments, elle ne trou­ve­ra son épi­logue offi­ciel que dans une loi qui, en 2005, inter­di­ra ledit voile à l’intérieur de l’enceinte sco­laire. Dans l’entretemps tou­te­fois, le fou­lard fut adop­té par une mino­ri­té signi­fi­ca­tive de jeunes et moins jeunes femmes d’origine musul­mane. Les choses se dérou­lèrent donc comme si, au sein de leur groupe d’appartenance ori­gi­naire, l’incident ini­tial avait été vécu telle une forme d’humiliation sup­plé­men­taire et un défi à rele­ver. En tout cas, le port du fou­lard fut vécu comme un épi­sode où deux mondes cultu­rels dif­fé­rents se heurtent de plein fouet, comme une pro­vo­ca­tion cultu­ro-reli­gieuse dans le pays qui se veut l’inventeur de l’authentique laïcité.

Au pas­sage, on sou­li­gne­ra que mal­gré de mul­tiples enquêtes qui, depuis lors, ont mis en lumière une diver­si­té des signi­fi­ca­tions non poli­tiques qui peuvent conduire au port du voile, la laï­ci­té belge rejointe par une frac­tion des cou­rants fémi­nistes, n’a vou­lu consi­dé­rer prin­ci­pa­le­ment que celle-là. Avec le retard d’usage et comme trop sou­vent selon moi, on y estime oppor­tun d’emboiter le pas à la posi­tion répu­bli­caine de nos voi­sins dont, pour­tant, la socié­té revêt des carac­té­ris­tiques jaco­bines tel­le­ment dif­fé­rentes de la nôtre.

Une ethnicisation des rapports sociaux

Si, avec cette affaire, on se trouve aux prises avec l’un des épi­sodes fon­da­teurs du déve­lop­pe­ment d’une eth­ni­ci­sa­tion des rap­ports sociaux en Europe, c’est aus­si parce qu’il n’est pas for­tuit que la conflic­tua­li­té à laquelle il a don­né nais­sance se soit pro­duite ini­tia­le­ment à l’intérieur de l’institution sco­laire. Car l’école a été conçue — et en France plus que par­tout ailleurs — comme l’instrument et la gar­dienne par excel­lence de la culture emblé­ma­tique de la moder­ni­té. Elle a été char­gée poli­ti­que­ment de la double mis­sion de qua­li­fier cultu­rel­le­ment les indi­vi­dus qu’elle ins­truit en même temps que de dis­qua­li­fier ceux qui ne répondent pas à ses exi­gences. La sco­la­ri­sa­tion est l’objet d’une obli­ga­tion et l’école ouvre donc ses portes à tous, natio­naux et étran­gers. Mais l’une de ses tâches concrètes est en même temps de péna­li­ser ceux et celles qui, par leurs atti­tudes ou leurs per­for­mances, ne confirment pas l’excellence du modèle cultu­rel dominant.

La moder­ni­té occi­den­tale n’est hos­tile à per­sonne qui désire la rejoindre et, de ce point de vue, l’école devrait en prin­cipe rem­plir le rôle d’instrument prin­ci­pal de l’intégration-assimilation. Or, voi­ci qu’après le cui­sant démen­ti que l’échec sco­laire mas­sif des jeunes gar­çons a déjà infli­gé à sa puis­sance ins­tru­men­tale, c’est main­te­nant par l’entremise de ses filles que l’immigration ara­bo-musul­mane semble vou­loir y faire état d’une force cultu­ro-reli­gieuse capable de redis­cu­ter les équi­libres que la moder­ni­té laïque a éta­blis entre les sphères du pri­vé et du public. Voi­là le défi dont on accuse ces jeunes femmes, qu’elles ou leurs ins­pi­ra­teurs auraient mon­té de toutes pièces. Dans le geste de leur voi­lage, c’est la fron­tière de l’identité eth­nique majo­ri­taire qui se trouve contes­tée. Et si la ques­tion du voile, par effet d’entrainement, a connu une si intense média­ti­sa­tion et des débats dans toute l’Europe, c’est parce que cette pièce ves­ti­men­taire est inter­ve­nue pour beau­coup dans le tra­çage de ce que l’anthropologue nor­vé­gien Fre­drik Barth (1995) nomme des fron­tières ethniques.

Ces fron­tières, dit-il, ne résultent pas d’abord de la résur­gence d’identités cultu­relles archaïques rétives aux trans­for­ma­tions, mais d’une inter­ac­tion entre des gens cultu­rel­le­ment dif­fé­rents et socia­le­ment inégaux qui, sur un même ter­ri­toire, sont pla­cés dans une situa­tion d’interdépendance contrainte. Les ten­sions entre eux les conduisent à orga­ni­ser socia­le­ment leurs dif­fé­rences, fût-ce pro­vi­soi­re­ment, par l’érection de fron­tières sym­bo­liques qui les séparent. Il n’existe donc pas de groupe eth­nique iso­lé, mais seule­ment une ou des mino­ri­tés en inter­ac­tion avec une majo­ri­té qui, ensemble, n’étaient pas eth­niques au départ, mais le deviennent. Car tant des côtés majo­ri­taire que mino­ri­taire, il s’agit de se posi­tion­ner socia­le­ment à l’aide de repré­sen­ta­tions cultu­relles. S’affirment de cette façon des iden­ti­tés poli­ti­que­ment croi­sées. Elles visent, d’un côté, la défense du pres­tige et des droits acquis que ne veulent pas voir dis­cu­tés les membres du groupe des natifs, et, de l’autre côté, la recon­nais­sance d’une digni­té bafouée en même temps qu’une place socia­le­ment res­pec­table pour les membres du groupe des nou­veaux venus. Pour mener ce com­bat, une diver­si­té de traits cultu­rels, fai­sant par­tie de l’histoire (réelle ou inven­tée) de ces groupes, sont appe­lés à la rescousse.

On com­prend plus faci­le­ment à par­tir de là pour­quoi par­mi les traits cultu­rels uti­li­sés pour mar­quer les fron­tières eth­niques, inter­viennent sou­vent ceux qui sont sus­cep­tibles de confé­rer à cha­cun de la digni­té intel­lec­tuelle ou morale. Dans les socié­tés euro­péennes, la pièce ves­ti­men­taire qu’est le voile, tout comme les lois éven­tuelles qui l’interdisent, a ser­vi de mes­sages sym­bo­liques anta­go­nistes que les groupes s’adressent en vue de signi­fier la conflic­tua­li­té de leurs appar­te­nances dis­tinctes par le biais soit de la gran­deur morale de la reli­gion, soit de la force intel­lec­tuelle supé­rieure de la moder­ni­té. Et c’est bien d’un anta­go­nisme qu’il faut par­ler puisque l’injonction de ne pas por­ter de fou­lard sur la tête, sur­tout en milieu sco­laire, équi­vaut en réa­li­té dans sa face inver­sée, à char­ger les jeunes femmes autoch­tones de la mis­sion osten­sible d’afficher ves­ti­men­tai­re­ment les canons de la moder­ni­té occi­den­tale à laquelle il est obli­ga­toire de souscrire.

Quant à la mis­sion socia­li­sa­trice de l’école, n’y a‑t-il pas à s’interroger sur la fonc­tion domi­na­trice plu­tôt qu’émancipatrice qui cultu­rel­le­ment s’y exerce lorsqu’elle enjoint aux jeunes filles issues des mino­ri­tés de désa­vouer leurs ori­gines en en fai­sant un objet de honte cultu­relle. Comme s’il était ver­tu citoyenne pour faire dis­pa­raitre ces mino­ri­tés, d’être fier de ne plus leur et d’oser exi­ger pour cela que les jeunes s’abstraient de leurs liens affec­tuels en leur deman­dant de choi­sir entre les atta­che­ments fami­liaux et sco­laires. Comme le fait fort bien per­ce­voir Jean Bau­bé­rot (1990), on en arrive à ce genre d’exigence exor­bi­tante lorsque, par une sim­pli­fi­ca­tion extrême des faits et de la pen­sée, on en vient à oppo­ser, face aux filles voi­lées qui s’identifient ou ont été iden­ti­fiées à l’obscurantisme d’un islam radi­ca­li­sé, ceux qui, ne peuvent admettre qu’avec elles on se trouve peut-être en face d’héritières de l’immigration qui cherchent dans le registre du sacré le moyen de réuti­li­ser une dif­fé­rence cultu­relle et morale qui les fasse sor­tir d’une auto­per­cep­tion néga­tive d’elles-mêmes. Face à elles, on ne par­vient à faire valoir qu’un autre sacré, celui de l’école, jouant le rôle de mau­so­lée d’une moder­ni­té intan­gible et digne d’être impo­sée à tous. Sacré contre sacré donc. Ce qui leur per­met d’entrer en lutte contre tous ceux qui ne par­tagent pas le sien. Le registre du sacri­lège se prête admi­ra­ble­ment à la radi­ca­li­sa­tion des pas­sions cultu­relles, à leur politisation.

Ouvrir un nouvel espace de liberté

Fina­le­ment, comme par­mi cer­taines frac­tions de la mou­vance fémi­niste qui paraissent sous­crire à une concep­tion sté­réo­ty­pée de la femme libé­rée, pour ce que je connais des mes­sages de la laï­ci­té en Bel­gique, il ne me semble pas que j’y trouve une forte conscience de ce que le port du voile isla­mique est une pra­tique sociale poly­sé­mique, com­plexe et même ambi­va­lente. La pièce ves­ti­men­taire que d’un côté on exhibe et à laquelle de l’autre côté on s’oppose, n’y est pas vue comme sur­char­gée de mes­sages qui, soit par l’affirmation soit par l’interdiction, visent à abo­lir les sources d’une ségré­ga­tion que la socié­té belge mon­dia­li­sée doit cher­cher à dépas­ser autre­ment que par l’idée d’une moder­ni­té uni­voque. Naci­ra Gué­nif-Soui­la­mas (2003) met bien en lumière l’ambivalence de cette situa­tion, mon­trant que, lorsque l’interdit est mis sur cer­tains sym­boles qui accen­tuent la digni­té cultu­relle des ori­gines, la domi­na­tion eth­nique des majo­ri­taires est contes­tée par la confron­ta­tion dont les femmes, via le voile, se font les pro­ta­go­nistes. On peut pen­ser que, sur cette ligne de crête entre une eth­ni­ci­té subie et une eth­ni­ci­té vou­lue, elles tentent fina­le­ment d’ouvrir un espace de liber­té. Leurs com­por­te­ments eth­niques n’organisent donc pas néces­sai­re­ment les niches cultu­relles inex­pug­nables d’un com­mu­nau­ta­risme incom­pa­tible avec la moder­ni­té, mais mani­festent la dra­ma­tur­gie d’une socié­té dont le peu­ple­ment se recom­pose et dont les rap­ports sociaux se recons­truisent non plus par l’inté­gra­tion uni­la­té­rale des immi­grés, mais au tra­vers de la réin­té­gra­tion glo­bale de la socié­té désor­mais hété­ro­gène et des inévi­tables ten­sions qu’elle engendre avant d’y par­ve­nir. Face à cette situa­tion, il ne s’agit donc pas, à mes yeux, de déve­lop­per une rhé­to­rique enthou­siaste sur les beau­tés et richesses de la plu­ra­li­té cultu­relle, mais d’y recon­naitre la réa­li­té des luttes au tra­vers des­quelles on donne au plus grand nombre la pos­si­bi­li­té d’être recon­nu dans ses particularités.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.