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Les femmes dominées dans le code Napoléon

Numéro 5 - 2015 par Mathilde Collin

juillet 2015

Pour les fémi­nistes, la notion de majo­ri­té ne peut se pas­ser d’une réflexion sur sa dimen­sion gen­rée. Les res­pon­sa­bi­li­tés qui y sont asso­ciées, que ce soit dans la vie poli­tique, sexuelle, civile ou éco­no­mique sont, dans les faits, exer­cées de manière inégale entre les hommes et les femmes. Par­mi les élé­ments qui ont struc­tu­ré ces inéga­li­tés, le code Napo­léon de 1804 est régu­liè­re­ment cité pour ce qui concerne les droits civils, et est pré­sen­té dans le dis­cours fémi­niste cou­rant comme un texte qui réduit les femmes mariées à des mineures d’âge. Qu’en est-il pré­ci­sé­ment ? Que nous dit le code sur la manière dont était réglée, à l’époque, la ques­tion de la majo­ri­té ? Com­ment com­prendre la situa­tion par­ti­cu­lière des femmes mariées ? Que peut-on en tirer pour aujourd’hui ?

Articles

Le code civil fran­çais mis en place sous la hou­lette de Napo­léon Ier dans les pre­mières années du XIXe siècle, dans un contexte post­ré­vo­lu­tion­naire, avait comme ambi­tion de codi­fier et d’uniformiser l’ensemble des règles qui régis­saient alors la vie com­mune des Fran­çais. Il contient des dis­po­si­tions sur le sta­tut des per­sonnes et des biens et sur les rela­tions entre per­sonnes pri­vées, en par­ti­cu­lier au sein de la famille. S’agissant d’un code civil, on n’y trouve logi­que­ment aucune matière rele­vant du droit public, de la citoyen­ne­té (réglée dans la Consti­tu­tion), ni du droit pénal. L’analyse de ce seul texte ne per­met donc pas de tirer des conclu­sions géné­rales sur le sta­tut de la majo­ri­té à l’époque, ni sur l’ensemble des droits des femmes. En outre, comme tout texte de droit, il ne décrit pas le fonc­tion­ne­ment réel de la socié­té — les arran­ge­ments et autres sou­plesses occu­pant sou­vent tout l’espace qu’ils peuvent —, mais révèle la volon­té des diri­geants et la manière dont ils conçoivent l’organisation de la vie collective.

Une source pour éclai­rer le passage
de la mino­ri­té à la majorité

Le code Napo­léon ras­semble, pour une bonne part, des règles pré­exis­tantes, notam­ment issues du droit romain ou de la Cou­tume de Paris, mais il reflète aus­si les idées nou­velles de l’époque, comme les liber­tés indi­vi­duelles et l’affirmation de l’égalité entre tous les Fran­çais. Uni­for­mi­ser les règles sur l’ensemble du ter­ri­toire découle de cette volon­té consti­tu­tion­nelle de recon­naitre les mêmes droits à tous, et cela est expli­ci­té dès l’article 81 qui men­tionne que « tout Fran­çais joui­ra des droits civils2 ». Le code pose éga­le­ment les bases de l’État laïc en ce qu’il consi­dère désor­mais le mariage, ins­ti­tu­tion fon­da­trice de l’ordre social, comme un contrat civil s’appliquant de la même manière à tous, indé­pen­dam­ment des croyances reli­gieuses, et préa­lable aux céré­mo­nies religieuses.

Cepen­dant, et ce n’est pas un détail, le Code civil est rédi­gé par des repré­sen­tants de la bour­geoi­sie, exclu­si­ve­ment mas­cu­lins, qui orga­nisent la nou­velle socié­té en fonc­tion de leur posi­tion sociale. L’égalité est donc ins­tau­rée entre Fran­çais, et il faut com­prendre à la lettre que toute Fran­çaise ne joui­ra pas de l’ensemble des droits civils. C’est ici qu’intervient le ques­tion­ne­ment sur la fron­tière entre la majo­ri­té recon­nue à tous et l’effectivité des droits qui y sont atta­chés. Pour y répondre, il est néces­saire de regar­der pré­ci­sé­ment ce que recouvrent les notions de majo­ri­té et de mino­ri­té, puis de les confron­ter à la situa­tion des femmes telle que décrite dans le code.

Ce que recouvre le concept de majorité

Le code consacre un cha­pitre à la mino­ri­té et un autre à la majo­ri­té. La mino­ri­té y est défi­nie en ces termes : « Le mineur est l’individu de l’un ou l’autre sexe qui n’a point encore l’âge de vingt-et-un ans accom­plis » (art. 388). Suit alors tout un cha­pitre sur la tutelle des mineurs, laquelle consiste d’abord et avant tout en l’administration des biens per­son­nels de l’enfant. Elle est exer­cée par le père ou, à défaut, par la mère ou, à défaut, par une per­sonne dési­gnée par le conseil de famille. Cepen­dant, le tuteur ne peut avoir la jouis­sance des biens du mineur que jusqu’aux dix-huit ans de celui-ci. Pas­sé cet âge, il en reste admi­nis­tra­teur sans tou­te­fois pou­voir en avoir usage. De plus, la jouis­sance des biens ne s’étend pas aux fruits du tra­vail des enfants, ni à ce qui leur est don­né ou légué à la condi­tion expresse que les père et mère n’en jouissent pas.

L’article 488 dis­pose que : « La majo­ri­té est fixée à vingt-et-un ans accom­plis ; à cet âge on est capable de tous les actes de la vie civile, sauf la res­tric­tion por­tée au titre du mariage. » Le pas­sage à la majo­ri­té y est donc fixé par l’âge, et jus­ti­fié par la notion assez floue de capa­ci­té. Rien ne dit pré­ci­sé­ment à quoi cette majo­ri­té donne accès. S’ensuit immé­dia­te­ment tout un cha­pitre qui vient rela­ti­vi­ser la limite d’âge entre majeurs capables et mineurs inca­pables en énu­mé­rant la liste des « inter­dits ». Un inter­dit est un « majeur dans l’état habi­tuel d’imbécilité, de démence ou de fureur, même lorsque cet état pré­sente des inter­valles lucides » (art. 489) et qui est assi­mi­lé « au mineur, pour sa per­sonne et pour ses biens » (art. 509). Les femmes ne sont pas citées par­mi les per­sonnes inter­dites. Elles sont donc bien consi­dé­rées comme majeures.

Un autre méca­nisme est pré­vu en déro­ga­tion par­tielle à la règle : l’émancipation. Le mariage éman­cipe de plein droit (art. 476). Il peut aus­si s’agir d’un acte du père ou, à défaut, de la mère ou du conseil de famille, qui déclare l’enfant éman­ci­pé quand il l’en estime capable. Le jeune éman­ci­pé acquiert l’exercice de la plu­part de ses droits civils, et peut faire com­merce. Il doit néan­moins se faire accom­pa­gner d’un cura­teur pour poser cer­tains actes impor­tants comme l’achat ou la vente d’immobilier ou contrac­ter un emprunt. Cepen­dant, le code parle alors de mineur éman­ci­pé, et non pas de majeur.

Le code uti­lise aus­si le terme de majo­ri­té pour fixer une autre limite, rela­tive au mariage. Cette majo­ri­té est fixée à vingt-cinq ans pour les hommes alors qu’elle reste à vingt-et-un ans pour les femmes. Pas­sé cet âge, les futurs époux peuvent de se pas­ser de l’accord des parents pour contrac­ter le mariage.

L’âge mini­mum pour contrac­ter mariage (avec l’autorisation des parents) est de quinze ans pour les filles et dix-huit ans pour les gar­çons, sauf déro­ga­tion octroyée par le gou­ver­ne­ment. Cette inter­ven­tion excep­tion­nelle de l’État se jus­ti­fie à l’époque comme suit : « Il est de juris­pru­dence de 1) ne jamais accor­der de dis­pense aux hommes avant dix-sept ans accom­plis, et aux femmes avant qua­torze ans accom­plis sauf pour celles-ci le cas où elles seraient deve­nues grosses avant cet âge, 2) reje­ter toute demande de dis­pense lorsque l’homme est de quelques années plus jeune que la femme : en effet, l’âge supé­rieur de celle-ci auto­rise à croire qu’il y a séduc­tion, on ne peut d’ailleurs favo­ri­ser les unions dis­pro­por­tion­nées3. ». Il n’y a pas d’empêchement à par­tir de la majo­ri­té « matrimoniale ».

Le mariage est une ques­tion cru­ciale, et la majo­ri­té n’est pas une condi­tion suf­fi­sante pour pou­voir le contrac­ter. Les autres sont le consen­te­ment mutuel des époux, le fait de ne pas être déjà enga­gé dans les liens d’un autre mariage, celui de ne pas être parents ou alliés au degré pro­hi­bé par la loi. Une dis­cus­sion a eu lieu à l’époque pour savoir si l’impuissance pou­vait être consi­dé­rée comme une inca­pa­ci­té au mariage. La capa­ci­té repro­duc­tive n’avait pas alors été rete­nue comme condi­tion requise pour pou­voir contrac­ter mariage. La pré­sence d’une telle dis­cus­sion montre à quel point la notion de capa­ci­té était indé­fi­nie et à tout le moins ne recou­vrait pas uni­que­ment des capa­ci­tés mentales.

Concer­nant le choix de l’âge, rap­pe­lons qu’en droit romain, le mariage était per­mis à par­tir de res­pec­ti­ve­ment douze et qua­torze ans. Les Fran­çais, étant pas­sés par une légis­la­tion inter­mé­diaire à onze et quinze ans, argüent, pour post­po­ser la limite, de « mœurs et cli­mat dif­fé­rents de Rome ». Ils ajoutent ensuite la garan­tie de puber­té, le taux éle­vé de décès pour les époux et la pro­gé­ni­ture en cas de mariage pré­coce, et enfin la capa­ci­té à consen­tir « sinon avec une matu­ri­té par­faite, au moins sans trop d’inexpérience et de légè­re­té », et enfin qu’il faut que les époux « ne soient pas eux-mêmes de véri­tables enfants, inca­pables de deve­nir, le mari sur­tout, chefs de famille et maitres de mai­son4 ».

La troi­sième limite d’âge concerne les cor­rec­tions infli­gées aux enfants (art. 376 et sui­vants). Le code octroie aux pères de famille le droit de répri­man­der, de châ­tier phy­si­que­ment ou même d’envoyer en pri­son leur enfant. En des­sous de seize ans, le père peut faire déte­nir son enfant pour une période de maxi­mum un mois. Il ne doit pas jus­ti­fier sa déci­sion, et le juge est obli­gé de suivre son avis. Pour les enfants dont l’âge est com­pris entre seize ans et la majo­ri­té, le père peut deman­der un enfer­me­ment de maxi­mum six mois, que le juge peut refu­ser. Dans tous les cas, l’enfant peut rédi­ger un mémoire en recours auprès du tri­bu­nal d’appel. Il dis­pose donc dans ce cas d’une capa­ci­té juri­dique propre. L’autorité pater­nelle s’exerce jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans sur les fils non mariés5.

Selon Ber­nard Schnap­per6, la cor­rec­tion était une forme de coopé­ra­tion entre l’État et la famille. Son agen­ce­ment, son usage, son suc­cès, per­mettent d’évaluer la force res­pec­tive de ces deux ins­ti­tu­tions, le rôle que les gens du temps leur assi­gnaient entre deux extrêmes : un père gen­darme, pre­mier maillon de la longue chaine qui contraint l’individu au nom de la liber­té, ou un État tuté­laire qui véri­fie au sein même de la famille que la loi est respectée.

La défi­ni­tion de la majo­ri­té est donc fon­dée sur une appré­hen­sion par­ti­cu­lière des capa­ci­tés intel­lec­tuelles et phy­siques. Elle concerne plu­sieurs domaines de manière dif­fé­ren­ciée, dont les ques­tions patri­mo­niales, matri­mo­niales et d’autorité pater­nelle. Elle est recon­nue sur la base de l’âge, moyen­nant l’instauration de méca­nismes cor­rec­tifs. Elle n’est pas pour autant la seule condi­tion d’exercice des droits, comme dans le cas du mariage, lequel est condi­tion­né par des cri­tères de mœurs, de consan­gui­ni­té et de consen­te­ment de tiers. Le conflit d’autorité entre la famille — et sin­gu­liè­re­ment le père — et l’État tra­verse l’ensemble des règles liées à la majorité.

La suc­ces­sion des dif­fé­rentes limites d’âge fonde déjà à l’époque une zone de tran­si­tion vers un état de capa­ci­té « totale ». Le sta­tut de majeur n’est pas acquis à vie : il peut être reti­ré à une per­sonne à tout moment par une pro­cé­dure d’interdiction. Par contre, le code n’a pas repris des règles exis­tantes de retrait du sta­tut à l’approche de la mort, que ce soit par la vieillesse ou la mala­die. La com­plexi­té des règles et le nombre des déro­ga­tions pos­sibles témoignent d’une forte pru­dence dans l’élaboration de normes col­lec­tives repo­sant sur des concepts jamais vrai­ment défi­nis à prio­ri : la capa­ci­té, la matu­ri­té plus ou moins par­faite, l’enfance véri­table, l’expérience, etc.

Majorité des femmes dans le Code civil de 1804

Nous l’avons vu, la situa­tion des femmes est par­ti­cu­lière. Elles ne sont pas à pro­pre­ment par­ler assi­mi­lées à des mineurs, comme le sont les inter­dits. Elles sont bel et bien plei­ne­ment majeures à vingt-et-un ans — contrai­re­ment aux gar­çons qui doivent attendre vingt-cinq ans pour une « par­tie » de leur majo­ri­té — et peuvent être éman­ci­pées avant cet âge sans res­tric­tion de droits. Les cha­pitres rela­tifs à la majo­ri­té et à la mino­ri­té ne laissent aucune ambigüi­té à ce pro­pos. La dif­fé­rence d’âge concer­nant le mariage, exis­tante depuis des siècles, mais aug­men­tée, dit cepen­dant déjà que l’on n’attendra pas dans ce domaine la même chose des uns et des autres.

Et, de fait, une série impor­tante de res­tric­tions quant à l’exercice de leurs res­pon­sa­bi­li­tés de per­sonnes majeures est appli­quée aux femmes mariées, et uni­que­ment à elles. Elles font l’objet de nom­breuses déro­ga­tions par rap­port aux règles énon­cées, et la forte récur­rence de l’attention qui leur est por­tée témoigne de la com­plexi­té de leur sta­tut : chaque situa­tion néces­site une règle par­ti­cu­lière à l’intention de la femme mariée, une deuxième à celle de la mère divor­cée et une troi­sième à celle de la mère veuve. Les divor­cées et sur­vi­vantes, en effet, tant qu’elles ne se rema­rient pas, peuvent exer­cer toutes leurs droits patri­mo­niaux sur leur patri­moine comme sur celui de leurs enfants. Elles récu­pèrent en outre des droits équi­va­lents à ceux des hommes en matière de jus­tice. Par contre, l’éducation des enfants est le seul domaine où la mère ne peut agir seule en l’absence du père : elle doit se faire assis­ter par deux proches parents pater­nels ou agir sous le contrôle du conseil de famille selon les actes à poser. Les femmes, de manière géné­rale cette fois, ne peuvent d’ailleurs pas exer­cer la tutelle sur d’autres enfants que les leurs.

Autre­ment dit, les femmes sont jugées tout à fait aptes et capables d’exercer des res­pon­sa­bi­li­tés, alors même qu’elles ne béné­fi­cient à cette époque que d’un accès très limi­té à l’éducation. Ce n’est pas leur condi­tion fémi­nine qui jus­ti­fie leur infé­rio­ri­té mais leurs qua­li­tés d’épouse et de mère, l’une étant nor­ma­le­ment préa­lable à l’autre.

Le mariage comme contrat laïque, c’est-à-dire comme acte offi­ciel indé­pen­dant des croyances reli­gieuses et obli­ga­toi­re­ment préa­lable à la céré­mo­nie, ins­ti­tu­tion­na­lise la famille comme cadre social de la repro­duc­tion et se fait l’outil de la domi­na­tion des femmes en les sou­met­tant à l’autorité de leur mari.

Plu­sieurs exemples montrent que les limites impo­sées aux femmes mariées ne se super­posent pas à celles qui concernent les mineurs ou les inter­dits. Si leurs droits sont limi­tés, leurs devoirs ne le sont pas…, leur res­pon­sa­bi­li­té civile est donc bel et bien recon­nue : elles peuvent être jugées sans l’autorisation de leur mari. Par ailleurs, le mari mineur n’a pas le pou­voir d’interdire à sa femme d’ester en jus­tice. De plus, à diverses reprises, le code énonce une règle, puis l’exception pour la femme mariée qui doit obte­nir l’autorisation de son mari, puis ajoute une pos­si­bi­li­té de déro­ga­tion signa­lant que la femme peut néan­moins poser cet acte moyen­nant l’autorisation du juge. Ici encore, on constate un rap­port conflic­tuel entre l’autorité de l’État et du mari sur la femme.

Le contrôle mari­tal s’exerce par contre sans ambigüi­té sur tout ce qui concerne la filia­tion, comme mar­queur d’appartenance au sang, mais aus­si comme vec­teur de la trans­mis­sion de la for­tune fami­liale. La ques­tion de l’héritage est abso­lu­ment cru­ciale dans le code. Les enfants nés hors mariage y sont d’ailleurs aus­si tou­chés par des res­tric­tions de droits7, ce qui n’est pas sou­vent évo­qué dans la lit­té­ra­ture. Les inté­rêts du sys­tème de repro­duc­tion et d’enrichissement de la classe bour­geoise et le fonc­tion­ne­ment patriar­cal de la socié­té sont confon­dus dans le contrôle de l’héritage, de sorte que celui-ci consti­tue à mon sens un des nœuds qui rendent indis­so­ciables les luttes fémi­nistes des luttes sociales.

Les femmes mariées ont tout le loi­sir et les capa­ci­tés de pro­duire des richesses : le contrôle du mari est exer­cé sur la des­ti­na­tion de celles-ci, en ce com­pris sur leur trans­mis­sion à une descendance.

On note a contra­rio que les femmes sont rela­ti­ve­ment pro­té­gées des excès de leur mari en dehors de cette com­pé­tence : le divorce est auto­ri­sé et auto­ma­tique en cas de vio­lences, ou lorsque le mari entache son com­por­te­ment de faits de mœurs. L’inégalité se repro­duit, par contre, dans la défi­ni­tion des faits de mœurs, encore selon cette grille de lec­ture de contrôle de la filia­tion : tout adul­tère fémi­nin vaut divorce, les hommes ayant quant à eux le droit de papillon­ner où bon leur semble sauf à leur domi­cile. Autre­ment dit, ce qui compte pour l’homme est d’être cer­tain que l’enfant qui nait sous son toit est bien le sien.

Sphère publique et sphère privée : le nouvel ordre patriarcal

Pour éclai­rer notre com­pré­hen­sion de ce double conflit d’autorité père-mère et père-État au sein de la sphère fami­liale, Carole Pate­man nous pro­pose une lec­ture fémi­niste inté­res­sante de ce qui s’est pas­sé lors de la Révo­lu­tion fran­çaise autour de l’idée de contrat social négo­cié entre pairs, oppo­sée à l’autorité abso­lue du monarque de l’Ancien Régime8. Pour résu­mer, elle voit dans la tran­si­tion révo­lu­tion­naire et la prise de pou­voir par la bour­geoi­sie un « meurtre du père » — le monarque abso­lu — par les fils, les­quels se par­tagent ensuite équi­ta­ble­ment le pou­voir ain­si obte­nu : cha­cun aura sa sphère fami­liale de pou­voir abso­lu, ren­due « pri­vée ». Carole Pate­man pos­tule que le nou­veau contrat social crée un nou­vel ordre patriar­cal moderne qui sépare la vie entre indi­vi­dus en deux sphères : d’une part, la sphère publique, le royaume des hommes dont les femmes sont expli­ci­te­ment exclues, le monde de la liber­té, de l’égalité et de la fra­ter­ni­té et, d’autre part, la sphère pri­vée, la famille, fon­dée sur les liens du sang et la sujé­tion natu­relle, le monde des femmes-épouses et des enfants, domi­né par les pères.

En fait, avec la rédac­tion de ce Code civil, le monde poli­tique, loin de se dés­in­té­res­ser de la sphère pri­vée, comme le dénoncent sou­vent les fémi­nistes, la crée et la règle­mente extrê­me­ment fort et dans les moindres détails.

L’instauration d’une fron­tière sépa­rant les lieux de l’autorité pater­nelle de ceux de l’autorité publique est émi­nem­ment stra­té­gique dans cette pers­pec­tive, et tout aus­si arti­fi­cielle et arbi­traire par nature que la sépa­ra­tion entre les deux sphères. La majo­ri­té, c’est une manière de mar­quer ou de déli­mi­ter la nou­velle répar­ti­tion du pou­voir : c’est le pas­sage pour l’enfant de l’autorité pater­nelle à celle de l’État. La deuxième par­tie du conflit, celle qui porte sur la dési­gna­tion du déten­teur de l’autorité dans la sphère pri­vée, est réglée… par l’autorité éta­tique. Il s’agit d’un acte d’autant plus violent à l’encontre des femmes mariées que la situa­tion les enferme et les prive de tout levier pour en sor­tir, puisqu’elles n’ont pas accès aux outils qui per­met­traient le chan­ge­ment et ne peuvent comp­ter sur aucun allié. En cette matière, l’autorisation du mari ou de l’État, c’est un peu du pareil au même. La lutte est depuis lors labo­rieuse… et tou­jours inachevée.

Cette situa­tion peut nous inter­pe­ler plus lar­ge­ment aujourd’hui sur les condi­tions d’effectivité de l’exercice des droits. La majo­ri­té n’est pas une condi­tion suf­fi­sante à celle-ci. Encore faut-il que les struc­tures et ins­ti­tu­tions mises en place par la socié­té le per­mettent. Les dis­cours actuels de la droite sur la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle res­semblent étran­ge­ment à l’exemple des femmes mariées au XIXe siècle, res­pon­sables civi­le­ment de leurs actes sans avoir aucun moyen d’accéder à la contre­par­tie du contrat social, du fait de méca­nismes légaux. Des injonc­tions ins­ti­tu­tion­nelles contra­dic­toires, « vous êtes majeures donc res­pon­sables débrouillez-vous donc » et « on vous main­tient dans une situa­tion nor­ma­tive qui rend inac­ces­sible ce qu’on vous demande de faire ». À la dif­fé­rence qu’aujourd’hui, la logique claire du Code civil qui donne d’une main et reprend de l’autre n’est plus per­mise grâce aux avan­cées éga­li­taires qui expurgent tout texte de fac­teurs dis­cri­mi­nants. L’ingéniosité des domi­nants ne tarit pas pour autant, et les méca­nismes de domi­na­tion doivent sans cesse être mis au jour par des mou­ve­ments sociaux pla­cés en posi­tion de devoir se jus­ti­fier à tout ins­tant de ce qu’ils dénoncent « der­rière » tel ou tel phé­no­mène. Dans le fond, le débat sur les âges de la majo­ri­té n’est-il pas un nuage de fumée des­ti­né à détour­ner l’attention de condi­tions plus fon­da­men­tales de l’accès aux droits ?

  1. Toutes les cita­tions du code sont issues du Code civil des Fran­çais : édi­tion ori­gi­nale et seule offi­cielle, 1804, dis­po­nible sur Gal­li­ca, biblio­thèque en ligne.
  2. Par oppo­si­tion aux droits poli­tiques, qui sont octroyés uni­que­ment aux Fran­çais mâles et majeurs ayant obte­nu la qua­li­té de citoyen. Piret R., « Le code Napo­léon en Bel­gique de 1804 à 1954 », Revue inter­na­tio­nale de droit com­pa­ré, vol. 6, n° 4, 1954, p. 753 – 791.
  3. Delo­mombe C., Cours de code Napo­léon, par­tie III, Trai­té du mariage, tome Ier, 4e édi­tion, Paris, 1869, p. 23. Le com­men­taire de Charles Delo­mombe, à l’époque, ajoute que les limites liées à l’approche de la mort pré­sentes dans l’ancienne juri­dic­tion ont été sup­pri­mées, afin d’éviter les mariages in extre­mis, pré­ci­sant que le seul code moderne qui main­tient une limite d’âge supé­rieure est le code russe.
  4. Ibi­dem.
  5. Vuillaume F., Com­men­taire ana­ly­tique du code Napo­léon, Paris, 1855, p. 92.
  6. Schnap­per B., « La cor­rec­tion pater­nelle et le mou­ve­ment des idées au dix-neu­vième siècle (1789 – 1935)», Revue his­to­rique, tome 236, fasc 2, avril-juin 1980, p. 319 à 349.
  7. L’article 756 du Code indique en outre que les enfants natu­rels, nés hors mariage, ne peuvent être héri­tiers de leurs parents, même lorsqu’ils ont été reconnus.
  8. Pate­man C., « Le contrat social entre frères », dans Col­lin Fr. & Deut­scher P. (dir.), « Repen­ser le poli­tique. L’apport du fémi­nisme », Les cahiers du Grif, Cam­pagne Pre­mière, 2004, p. 19 – 52.

Mathilde Collin


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