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Les féminismes à l’épreuve de la prostitution

Numéro 11 Novembre 2010 par Jean-Michel Chaumont

novembre 2010

L’évènement est suf­fi­sam­ment rare pour être salué : voi­ci que paraissent deux courts livres éga­le­ment des­ti­nés à éclai­rer le débat public sur la pros­ti­tu­tion et — c’est en ce point que réside l’heureuse excep­tion — par­ti­cu­liè­re­ment bien infor­més de la réa­li­té ou plu­tôt des réa­li­tés vécues par les per­sonnes pros­ti­tuées des deux sexes. Ils consti­tuent en ce sens des contri­bu­tions précieuses […]

L’évènement est suf­fi­sam­ment rare pour être salué : voi­ci que paraissent deux courts livres1 éga­le­ment des­ti­nés à éclai­rer le débat public sur la pros­ti­tu­tion et — c’est en ce point que réside l’heureuse excep­tion — par­ti­cu­liè­re­ment bien infor­més de la réa­li­té ou plu­tôt des réa­li­tés vécues par les per­sonnes pros­ti­tuées des deux sexes. Ils consti­tuent en ce sens des contri­bu­tions pré­cieuses et bien­ve­nues au relè­ve­ment de la qua­li­té de débats bien trop sou­vent arc­bou­tés sur des posi­tions dog­ma­tiques et manichéennes.

Cathe­rine Des­champs, pre­mière auteure de Femmes publiques. Les fémi­nismes à l’épreuve de la pros­ti­tu­tion, est socioan­thro­po­logue. Venue à l’étude de la pros­ti­tu­tion par le détour, désor­mais clas­sique, des recherches sur le sida, elle a notam­ment publié en 2006 Le sexe et l’argent des trot­toirs (Hachette), un livre remar­quable issu de plu­sieurs années de pré­sence rap­pro­chée auprès de pros­ti­tuées tra­vaillant en dif­fé­rents lieux de Paris et de ses envi­rons. Avec Anne Souy­ris, membre de la direc­tion des Verts (le par­ti éco­lo­giste fran­çais) et ancienne pré­si­dente de l’association de défense des droits des pros­ti­tuées Femmes publiques, elles ont choi­si la stra­té­gie de la main ten­due à leurs consœurs fémi­nistes (majo­ri­tai­re­ment) oppo­sées à la pros­ti­tu­tion. Elles s’efforcent de leur mon­trer l’impossibilité concrète d’être à la fois contre la pros­ti­tu­tion et pour les pros­ti­tuées, les pré­su­mées vic­times directes de « la » pros­ti­tu­tion. Dans le contexte par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile ins­ti­tué par la loi de sécu­ri­té inté­rieure (2003) chère au pré­sident Sar­ko­zy, elles vou­draient bien les convaincre de res­tau­rer l’alliance entre les pros­ti­tuées et les fémi­nistes qui s’était réa­li­sée au milieu des années sep­tante lors des occu­pa­tions d’églises à Lyon2 ; pour ce faire, elles leur pro­posent de s’accorder sur une base mini­ma­liste où, espèrent-elles, un consen­sus est pos­sible : la réduc­tion des risques pour les per­sonnes concernées.

Colette Parent, cri­mi­no­logue et pre­mière auteure (sur cinq) de Mais oui, c’est un tra­vail ! Pen­ser le tra­vail du sexe au-delà de la vic­ti­mi­sa­tion, est la spé­cia­liste qué­bé­coise du tra­vail du sexe, auquel elle consacre ses recherches depuis une ving­taine d’années. Avec les col­lègues qu’elle a réunis, l’option choi­sie a été plu­tôt d’entreprendre une réfu­ta­tion en règle des thèses des cou­rants fémi­nistes qui assi­milent la pros­ti­tu­tion à l’esclavage.

Un pre­mier texte, signé Parent et Bru­ckert, exa­mine suc­ces­si­ve­ment les argu­ments qui jus­ti­fie­raient l’appréhension de la pros­ti­tu­tion comme étant intrin­sè­que­ment une vio­lence faite aux femmes ou au contraire comme une forme de tra­vail non recon­nu. Pot de terre contre pot de fer, les pre­miers sont tel­le­ment peu fon­dés empi­ri­que­ment que leur ina­ni­té est fla­grante. Le deuxième article, signé Cor­ri­veau, fait le point sur la légis­la­tion cana­dienne en matière de pros­ti­tu­tion : très cri­tique des déci­sions prises mal­gré l’avis des mul­tiples com­mis­sions ins­tau­rées par les légis­la­teurs eux-mêmes, l’auteur montre bien que dans leur forme actuelle, les lois sont une cause majeure de l’insécurité et de la vio­lence aux­quelles, comme le troi­sième article y insiste (Le tra­vail du sexe comme métier, signé Bru­ckert et Parent), les tra­vailleuses du sexe sont par­ti­cu­liè­re­ment expo­sées dans le Cana­da pro­hi­bi­tion­niste. Le qua­trième texte, signé Nen­geh Men­sah, est ins­pi­ré par les pro­pos enten­dus au Forum XXX, grande ren­contre inter­na­tio­nale de tra­vailleuses du sexe orga­ni­sée à Mont­réal en 2005 et pro­pose une ana­lyse de leur mobi­li­sa­tion. Le cin­quième et der­nier texte, signé Tou­pin, est consa­cré à l’analyse cri­tique du dis­cours domi­nant sur la traite des femmes et la pros­ti­tu­tion et s’enquiert en finale de « ce que pré­co­nisent les groupes de défense des tra­vailleuses du sexe migrantes » (p. 126). C’est d’ailleurs de manière géné­rale, le par­ti pris des auteurs de ce volume que de réper­cu­ter les points de vue des prin­ci­pales concer­nées sur les gran­deurs et ser­vi­tudes de leur travail.

Même si, comme Des­champs et Souy­ris le rap­pellent, leurs points de vue ne sont pas les seuls que doivent prendre en compte les poli­tiques, ils ont été si sys­té­ma­ti­que­ment igno­rés jusqu’à pré­sent qu’il est impor­tant de les faire entendre. Les deux livres le font excel­lem­ment et c’est cette atten­tion com­mune (qui n’exclut évi­dem­ment pas le trai­te­ment cri­tique des sources) aux dis­cours et aux réa­li­tés des per­sonnes pros­ti­tuées qui explique sans doute la proxi­mi­té de leurs posi­tions ; l’adversaire est en effet par­tout le même : un dog­ma­tisme d’autant plus cris­pé qu’il craint de voir ses cer­ti­tudes ébran­lées par l’épreuve de la réalité.

En conclu­sion de leur ouvrage, Des­champs et Souy­ris dressent un judi­cieux paral­lèle entre les débats « pour ou contre » le fou­lard et les débats « pour ou contre » la pros­ti­tu­tion. Dans les deux cas, les ques­tions de prin­cipe écrasent et nivèlent des réa­li­tés dont les repré­sen­ta­tions dog­ma­tiques ne peuvent sub­sis­ter qu’au prix d’un évi­te­ment déli­bé­ré de toute confron­ta­tion au réel. Quand, dans leur exis­tence per­son­nelle, des indi­vi­dus recourent à ce type de stra­té­gies pour pré­ser­ver leur délire de tout risque d’infirmation, on fait appel à des psy­chiatres… Il est sur­pre­nant qu’en rela­tion à cer­tains « pro­blèmes sociaux », le même réflexe patho­lo­gique n’étonne pas davan­tage alors même que Des­champs et Souy­ris relatent par exemple la manière sur­réa­liste et inquié­tante dont des débats scien­ti­fiques ont été lit­té­ra­le­ment inter­dits en France à la suite du lob­bying de cer­taines fémi­nistes, en ce com­pris au moins une cher­cheuse (p. 112 – 118).

Il faut recon­naitre qu’il est plus simple d’éluder cette confron­ta­tion au réel sans pas­ser pour fou quand on parle des pro­blèmes des autres que des siens propres : il suf­fit appa­rem­ment pour cela de vider les mots de leur sens.

Vou­lez-vous pou­voir conti­nuer à pré­tendre que toutes les pros­ti­tuées se trouvent sous l’emprise d’un proxé­nète ? Élar­gis­sez suf­fi­sam­ment la défi­ni­tion du mot « proxé­nète » pour que qui­conque vivant dans l’entourage d’une pros­ti­tuée soit inclus et le tour est joué (voir Des­champs et Souy­ris, p. 43). S’il s’agit d’une pros­ti­tuée migrante, vous pou­vez faire exac­te­ment de même avec le mot « tra­fi­quant » (Tou­pin, p. 119).

Ou encore, comme le sug­gèrent Parent et
Bru­ckert : « Voyons ce qui se passe lorsqu’un obser­va­teur ne dis­tingue pas entre escla­vage et vente de ser­vices sexuels. Il se repré­sente toute forme de vente de ser­vices sexuels comme un exemple d’esclavage. Or un esclave est une per­sonne de qui l’on peut exi­ger n’importe quoi. On peut lui deman­der d’offrir des ser­vices sexuels, de bro­der des nappes, de laver des plan­chers, en somme d’obéir à tous les ordres à tout moment. Si l’on observe le tra­vail du sexe comme une forme d’esclavage, on doit donc inclure dans la notion d’esclavage les acti­vi­tés sala­riées d’une femme adulte et libre qui vend des ser­vices sexuels. Dans ce contexte, l’esclavage s’apparente au tra­vail libre­ment choi­si et il devient très dif­fi­cile de les dis­tin­guer l’un de l’autre. La tra­vailleuse du sexe peut être consi­dé­rée comme une mar­chan­dise et le client comme un exploi­teur. Ayant pol­lué le concept d’esclavage aus­si bien que celui de tra­vail, on ne peut plus obser­ver ce qui se passe empi­ri­que­ment, mais seule­ment argu­men­ter en se fon­dant sur des émo­tions et des juge­ments de valeurs » (p. 20). C’est hélas une des­crip­tion très exacte du scé­na­rio de la plu­part des débats sur la pros­ti­tu­tion et la traite aux­quels il m’a été don­né d’assister.

On l’aura devi­né : l’auteur de ces lignes est fon­da­men­ta­le­ment en accord avec les auteures de ces deux ouvrages parce qu’il se recon­nait entiè­re­ment, non pas néces­sai­re­ment dans toutes leurs options éthiques ou poli­tiques, mais bien dans la manière d’aborder les ques­tions. Comme elles, je par­tage l’idée que le débat public doit s’organiser sur la base d’une infor­ma­tion fiable et sobre et que c’est la res­pon­sa­bi­li­té des sciences sociales de pro­duire des don­nées là où règnent les pré­ju­gés. Je veux croire qu’il n’est pas de bonne poli­tique pos­sible sur la base d’un diag­nos­tic erro­né ou tron­qué des ques­tions à résoudre et des leçons de l’Histoire. J’ajoute subrep­ti­ce­ment cette réfé­rence à l’Histoire pour deux rai­sons : tout d’abord, mais c’est un détail et un pro­blème des sciences sociales plu­tôt que celui des auteures, parce que je trouve la dimen­sion his­to­rique trop peu pré­sente dans leurs livres ; ensuite et sur­tout parce que si socio­logues et his­to­riens ne peuvent se sub­sti­tuer aux poli­tiques, il leur revient de tirer les bilans des poli­tiques menées anté­rieu­re­ment et d’attirer l’attention sur des écueils pré­cé­dem­ment ren­con­trés. Il est des solu­tions qui ont déjà été essayées et qui ont lamen­ta­ble­ment échoué : inutile donc de s’engager à nou­veau dans ces impasses.

Si, comme je l’ai dit, je suis en pro­fond accord avec les démarches adop­tées dans cha­cun des deux ouvrages, je dois cepen­dant confes­ser une pré­fé­rence pour la stra­té­gie de la main ten­due du tan­dem Des­champs-Souy­ris parce qu’elle me semble plus apte à pro­vo­quer de salu­taires chan­ge­ments. Je vou­drais donc dans la suite de ce texte pro­lon­ger leur geste d’apaisement tout en pour­sui­vant la dis­cus­sion avec les deux livres.

Des­champs et Souy­ris concluent en pro­met­tant aux fémi­nistes qu’elles auront su convaincre qu’il n’est « nul besoin de recon­naitre des erreurs de juge­ment pas­sé » et leur pro­posent d’entrer « sans plus de pro­cès dans une période de soli­da­ri­té et d’action pour que cessent les dis­cri­mi­na­tions iniques [qui] pèsent sur les pros­ti­tuées en acti­vi­té ! » (p. 176). Je pense que pour renouer les liens défaits, davan­tage est requis que de renon­cer à des excuses, il faut com­men­cer par recon­naitre plei­ne­ment les résul­tats posi­tifs dont les abo­li­tion­nistes d’inspiration fémi­niste peuvent être cré­di­tés. Et même si nous ne nous recon­nais­sons plus dans leurs posi­tions contem­po­raines, il nous faut les ®assu­rer qu’il n’est pas ques­tion de reve­nir sur un cer­tain nombre d’acquis que nous leur devons.

Car l’abolitionnisme d’inspiration fémi­niste dont l’Anglaise José­phine But­ler (1828 – 1906) fut la géné­reuse pro­mo­trice n’a pas tou­jours été décon­nec­té des réa­li­tés vécues par les per­sonnes pros­ti­tuées. Même si son com­bat a été lar­ge­ment dévoyé ensuite par des acteurs aux idées fran­che­ment réac­tion­naires, il faut lui savoir gré d’avoir farou­che­ment com­bat­tu la règle­men­ta­tion de la pros­ti­tu­tion telle qu’elle exis­tait à l’époque, et affir­mer haut et fort qu’en aucun cas nous n’en sou­hai­tons la restauration.

Sou­ve­nons-nous en effet. À la fin du XIXe siècle, la Bel­gique comme la France et la majo­ri­té des pays euro­péens sont « règle­men­ta­ristes » : cela signi­fie en clair que, pour évi­ter le scan­dale, les pros­ti­tuées offi­cie­ront de pré­fé­rence dans des mai­sons closes, d’une part, et que, pour évi­ter la pro­pa­ga­tion des mala­dies véné­riennes, elles seront, après avoir été dument enre­gis­trées au rôle de la pros­ti­tu­tion, régu­liè­re­ment ins­pec­tées et, en cas de symp­tômes sus­pects, contraintes à l’hospitalisation jusqu’à dis­pa­ri­tion des symp­tômes, d’autre part. La police est res­pon­sable à la fois de l’application des dis­po­si­tions règle­men­taires et de l’administration des sanc­tions, pou­vant aller jusqu’à l’emprisonnement, en cas d’infractions. But­ler fut par­mi les pre­mières à dénon­cer le véri­table régime d’exception réser­vé aux pros­ti­tuées ain­si livrées à l’arbitraire poli­cier au mépris des pro­tec­tions consti­tu­tion­nelles les plus élé­men­taires (ain­si le droit de n’être pri­vé de liber­té qu’en ver­tu d’une déci­sion judi­ciaire : on ne fait plus cela de nos jours qu’aux sans-papiers enfer­més dans les centres fermés).

Si, comme le pré­ten­daient les auto­ri­tés, la police avait exer­cé ses pré­ro­ga­tives de façon bien­veillante, les entorses à l’ordre consti­tu­tion­nel ne se seraient pas néces­sai­re­ment tra­duites par une moindre auto­no­mie pour les pros­ti­tuées. Mais comme la règle­men­ta­tion, parce qu’elle encou­ra­geait l’exercice de la pros­ti­tu­tion en bor­dels, fai­sait des poli­ciers les alliés objec­tifs des tenan­cières, un rap­port de force fut très géné­ra­le­ment ins­ti­tué où les pros­ti­tuées se retrou­vaient prises en tenaille entre les poli­ciers et les tenan­cières : les poli­ciers les pous­saient à inté­grer les bor­dels en leur ren­dant la vie infer­nale dans la rue, d’une part, et les obli­geaient à s’y lais­ser endet­ter et exploi­ter de façon éhon­tée, d’autre part. À la dif­fé­rence des abo­li­tion­nistes non fémi­nistes qui ont pris la direc­tion du mou­ve­ment dès le début du XXe siècle, José­phine But­ler et la Fédé­ra­tion abo­li­tion­niste inter­na­tio­nale n’ont jamais ces­sé de dénon­cer cet aspect de la règle­men­ta­tion. C’est pour­quoi le mérite leur revient d’avoir, quand les bor­dels furent ren­dus illé­gaux — peu après la Seconde Guerre mon­diale en Bel­gique et en France —, des­ser­ré l’étau et aug­men­té les marges de manœuvre des pros­ti­tuées. Si aujourd’hui on peut pré­sen­ter la pros­ti­tu­tion comme un sys­tème à trois com­po­santes (le client, le « proxé­nète » et la pros­ti­tuée), c’est parce que la police a ces­sé d’en être le qua­trième pilier, et c’est déjà beau­coup moins mal ainsi.

Il importe par consé­quent de mar­quer très net­te­ment que si les poli­tiques abo­li­tion­nistes ou pro­hi­bi­tion­nistes ne se sont pas avé­rées satis­fai­santes, il ne sau­rait être ques­tion de reve­nir sur le refus du règle­men­ta­risme. Les déci­deurs poli­tiques qui, aux Pays-Bas, en Alle­magne ou en Nou­velle-Zélande, ont léga­li­sé la pros­ti­tu­tion et l’«appareillage » (si l’on m’autorise la reprise de ce terme d’Ancien Régime pour dési­gner les inter­mé­diaires qui faci­litent, contre rétri­bu­tion, l’appariement entre une per­sonne pros­ti­tuée et son client) n’ont pas pour autant res­tau­ré la règlementation.

Les moti­va­tions (en par­ti­cu­lier le sou­ci, non exclu­sif mais par­tout pré­sent dans des pro­por­tions variables, d’améliorer les condi­tions de tra­vail des per­sonnes pros­ti­tuées) et les dis­po­si­tions pré­vues par ces dif­fé­rentes légis­la­tions rompent avec qua­si­ment tous les pos­tu­lats qui com­man­daient l’approche du XIXe siècle. Elles méritent dès lors d’être autre­ment bap­ti­sées que les règle­men­ta­tions de sinistre mémoire. C’est pour­quoi j’éviterais d’écrire que « modèle domi­nant en Europe au XIXe siècle et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mon­diale », le règle­men­ta­risme « a été réadop­té récem­ment dans des pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas, la Grèce ou la Tur­quie » (Des­champs et Souy­ris, 31). Que d’amalgames en effet dans cette phrase qui assi­mile sans ver­gogne le pré­sent au pas­sé, d’une part, et les dif­fé­rentes réponses contem­po­raines, d’autre part.

On pré­fè­re­ra net­te­ment l’approche de Cor­ri­veau qui, s’il suc­combe éga­le­ment à l’habitude de conser­ver le terme « règle­men­ta­risme », intro­duit au moins des dis­tinc­tions entre les dif­fé­rentes légis­la­tions contem­po­raines et prône par exemple, dans l’intérêt des tra­vailleuses, le modèle adop­té en Nou­velle-Zélande par oppo­si­tion aux modèles alle­mand ou hol­lan­dais. Ce fai­sant, il indique un sillon à creu­ser : nous avons grand besoin de recherches com­pa­ra­tives — et évi­dem­ment non biai­sées par des juge­ments à prio­ri — qui exa­minent le détail des avan­tages et désa­van­tages des dif­fé­rentes inno­va­tions légis­la­tives intro­duites au cours des der­nières décen­nies. C’est le prix à payer pour avoir des débats éclairés.

Une ques­tion demeure cepen­dant en sus­pens : est-il cer­tain que nous soyons nom­breux à le vou­loir ? Rien ne semble moins évident. Je me dis par­fois qu’il est des sujets qu’une majo­ri­té d’entre nous pré­fère gar­der comme ali­ment déjà pré­pa­ré pour meu­bler les silences en socié­té et que la pros­ti­tu­tion pour­rait bien être l’un d’eux : « on » n’y connait rien, mais « on » a des avis tranchés
et d’ailleurs « on » a vu à la télé­vi­sion tel ou tel repor­tage qui montre bien qu’«on » a rai­son de pen­ser comme « on » pense… Cela rap­pelle furieu­se­ment ce qu’en 1927 Hei­deg­ger appe­lait le bavar­dage. La pros­ti­tu­tion, et plus encore la « traite » des femmes, sus­cite énor­mé­ment de bavar­dage ver­tueux. À la suite d’autres auteurs, Louise Tou­pin sug­gère en pas­sant (p. 119) que l’agitation contem­po­raine autour de la traite et de la pros­ti­tu­tion serait l’effet d’une « panique morale ».

Mais une panique, par défi­ni­tion, sup­pose des gens pani­qués, or je ne vois rien de tel : mal­gré les hor­reurs qu’on nous raconte sur les « nou­velles formes d’esclavage » qui sévi­raient mas­si­ve­ment sur nos trot­toirs, je ne vois pas grand monde atteint d’insomnie du fait de la pré­sence proche d’esclaves sexuelles pré­su­mées. Par contre, je vois de nom­breuses per­sonnes et orga­ni­sa­tions enga­gées dans des croi­sades morales contre la pros­ti­tu­tion et moins morales contre l’immigration illé­gale. Elles sont les res­pon­sables de la dés­in­for­ma­tion du public, elles sont les res­pon­sables de la pro­pa­ga­tion des rumeurs les plus fan­tai­sistes et, chose éton­nante, elles sont sou­vent payées avec de l’argent public pour ce faire. La croi­sade recrute en sus­ci­tant la peur de l’infidèle et la pro­messe du para­dis. Le débat démo­cra­tique est beau­coup moins sexy. C’est peut-être pour cela qu’il a moins d’adeptes.

  1. Des­champs Cathe­rine, Souy­ris Anne, Femmes publiques. Les fémi­nismes à l’épreuve de la pros­ti­tu­tion, édi­tions Amster­dam, 2008 ; Parent Colette, Bru­ckert Chris, Cor­ri­veau Patrice, Nen­geh Men­sah Maria, Tou­pin Louise, Mais oui c’est un tra­vail ! Pen­ser le tra­vail du sexe au-delà de la vic­ti­mi­sa­tion, Presses de l’université du Qué­bec, 2010.
  2. Voir le livre de L. Mat­thieu, Mobi­li­sa­tions de prostituées.

Jean-Michel Chaumont


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