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Les expressions religieuses, aujourd’hui
Cet article a été publié dans le numéro 5 – 6, mai-juin 1980.
Il y a une dizaine d’années, le « religieux » était surtout investi dans un changement de société et une espérance où tout paraissait possible. Aujourd’hui, face à la crise, beaucoup diagnostiquent une « fatigue des militants » et un retour du religieux1.
Je ne crois pas possible de présenter une analyse globale de ces changements. Elle privilégierait certains pôles et serait réductrice. Je voudrais pourtant indiquer comment, de mon point de vue particulier qui privilégie l’articulation des pratiques de foi et des pratiques sociopolitiques, j’analyse la nouvelle place des langages religieux et symboliques. Un de mes soucis est de voir comment la « foi » et l’expression religieuse peuvent s’insérer dans une société en récession, sans s’assimiler aux idéologies dominantes. Dans cet article je citerai d’abord un certain nombre de courants religieux, sans évidemment essayer d’être exhaustif ; puis je mettrai en évidence une question qui me parait au centre de ces orientations diverses : celle des expressions rituelles.
Un retour au sens ?
On peut regrouper dans un premier courant des intellectuels marqués plus ou moins longtemps par le christianisme qui recherchent un langage significatif exprimant leurs sentiments face à l’existence, à l’amour, à la mort. Conscients de ce que notre société scientifique « manque un peu d’âme », ils désirent redonner une place à des valeurs et à des attitudes qui, jadis, ont nourri leur vie et qui leur paraissent avoir été trop vite rejetées. Il ne s’agit pourtant pas d’un simple retour en arrière car ces gens n’ont aucune envie de retrouver le dogmatisme et l’autoritarisme d’antan, qu’ils ne se font pas faute de critiquer. Mais ils désirent la persistance d’un certain sens humain — appelé universel — dont ils perçoivent la perte. Souvent, la littérature religieuse les déçoit : ils la trouvent fade, semblable à l’ancienne, ou intellectuelle, ou sentimentale. Leur recherche s’exprime généralement (mais pas exclusivement) dans des catégories psychologisantes, de vie intérieure, d’essentiel de l’existence personnelle, etc.; peut-être cette soif de sentiments relatifs à l’absolu est-elle aussi la recherche d’une cohérence perdue.
En effet, ceux qui composent ce courant proviennent souvent des classes moyennes supérieures, déçues par le monde moderne qui n’a plus grand-chose à leur promettre, et sans grande prise sur les réalités sociales. Menant de ce fait une existence assez individualiste et privatisée, les membres de ces couches sociales sont souvent pour cette raison à la recherche « du » sens qui leur échappe. Peut-être sont-ils un peu nostalgiques de la manière précise dont une bourgeoisie était capable, dans le temps, d’articuler ses pratiques sociales avec une représentation religieuse du monde. Cette recherche « de sens » ne date pourtant pas d’hier : que l’on songe à ces générations de scientifiques et d’ingénieurs, plongés dans la pratique, mais cherchant dans le religieux, dans la littérature, la poésie et la musique le « supplément d’âme » qui leur manquait. Mais cela ne procurait guère de signification à leurs pratiques socioprofessionnelles où le sens était déconnecté des pratiques individuelles et collectives. À leurs yeux, religion et politique ne s’articulent guère ; ceux qui participent à ce courant ne manquent d’ailleurs pas de se gausser de ceux qui « croient encore » à la possibilité d’articuler une foi sur des pratiques sociétaires. C’est d’ailleurs une des caractéristiques de ces classes sociales de dissocier morale, religion et foi.
Dans ce groupe, on peut relever aussi l’intérêt avivé pour tous les témoignages et les « ce que je crois » individuels, si typiques d’une société qui ne parvient pas à se donner des crédos collectifs. Dans la même veine, on peut situer ceux qui se plaignent du manque d’une pensée philosophique puissante et rigoureuse ; se rendent-ils assez compte que les rationalités globales n’apparaissent si solides que grâce au consensus quasi religieux d’une collectivité ? En y regardant de près, on peut découvrir à ce courant deux composantes : une partie des intellectuels contemporains ont l’impression de ne plus trouver nulle part de cohérence ; d’autres, au contraire, plus traditionnels sans doute, continuent à apprécier les valeurs religieuses, à condition qu’on les renouvèle, qu’on valorise l’intériorité de la foi et qu’on en élimine ce qui n’est vraiment plus acceptable. Il me semble que Hans Küng est l’un des meilleurs représentants de cette ligne. Sa production est libérante et redonne vie à un certain nombre de concepts : elle permet de dépasser de vieilles contradictions. Mais pour ceux qui ne savent plus où se situer, cette approche ne semble plus suffisante. La même chose pourrait être dite des cours de religion ou de sciences religieuses. Dans la mesure où ils modernisent de vieilles conceptions ils rendent service, mais ils n’intéressent finalement plus que ceux qui y croient encore. La plupart de la production religieuse ouverte se range dans ces catégories. Je ne suis pas sûr qu’elle puisse encore apporter ce qu’ils cherchent à ceux qui ont senti se briser leurs liens avec la communauté chrétienne.
Le renouveau charismatique
Le courant charismatique fait partie d’un second type de réponse à l’absence « d’âme » dans notre société. Il se compose de multiples groupes où des chrétiens prient dans la spontanéité, célébrant l’Esprit qui les anime. On y trouve souvent ceux qui sont déçus de tous les questionnements, ceux qui ont cessé de croire qu’une question est plus importante qu’une réponse, ceux qui veulent vivre aujourd’hui. Eux aussi se soucient de moins en moins d’une orthodoxie : ce qui leur importe plus, c’est la spontanéité de l’Esprit.
La masse des participants s’appuie peu sur une réflexion philosophique et théologique ; plusieurs observateurs ont cru pouvoir relever un vide doctrinal dans les réunions de prière. Plus qu’à une superficialité, il faudrait lier ce vide à un désir de vivre et d’éprouver, quelles que soient les contraintes de notre société moderne, contraintes face auxquelles les individus et même les groupes se sentent impuissants.
Là se situent sans doute les ambigüités du renouveau charismatique : sur quoi finalement s’articule-t-il dans la vie concrète ? Une aile du mouvement dépasse la libération de la parole et des sentiments pour s’engager dans la société, mais l’autre aile — nettement majoritaire — tend à promouvoir une religion finalement privatisée. Cependant, contrairement au courant mentionné dans la section précédente le mouvement charismatique a vraiment le sens de la célébration, de la communauté et de l’Église. Ce que les groupes de prières célèbrent c’est plus qu’une recherche individuelle, c’est une fête qui s’enracine dans ce que les gens vivent. Dans cette fête, on peut faire des gestes amples, alors qu’on a appris à vivre tassé ; on se réclame d’un Esprit impulsif qui permet d’échapper momentanément à la tyrannie des raisonnements. On peut aussi y amorcer des changements qui s’avèreront durables, libérants et qui se prolongeront parfois dans un engagement sociétaire. C’est vraiment un renouveau au sein d’une société et d’une Église qui ont trop souvent perdu le sens des célébrations et des liturgies. C’est aussi une réaction face à la société hypertechnicisée.
Tous ces éléments permettent à certains croyants de reconnaitre le souffle libérateur de l’Esprit. Mais le risque se maintient que, finalement, le mouvement charismatique se réduise à une fête privatisée au sein d’une société où la vie publique reste accaparée par le boulot-métro-dodo. Alors, il devient un « opium du peuple », dans le sens exact décrit par Marx : protestation témoignant de l’humanité qui affirme sa valeur, mais protestation inefficace qui risque d’endormir. Il semble que la majeure partie du mouvement charismatique se situe dans cette ligne, servant de refuge à ceux qui ne peuvent (psychologiquement ou socialement) affronter les conflits de notre société. L’ambivalence du mouvement se reflète d’ailleurs dans une contradiction structurelle des groupes qui s’en réclament : les décisions y sont renvoyées à un sous-groupe d’anciens qui se réunissent hors des réunions de prière, alors qu’officiellement c’est en celles-ci que, selon leurs affirmations, l’Esprit se manifeste. Finalement les groupes charismatiques semblent fort bien « organiser » la spontanéité de l’Esprit, ce qui manifeste assez bien une de leurs fonctions sociales objectives.
Les religions ethniques
Dans d’autres sphères de la société, on assiste aussi au « retour du religieux » : que ce soit en Pologne, aux États-Unis, en Iran, en Irlande, etc., on voit la religion reprendre la fonction intégratrice que Durkheim avait décrite, celle de cimenter les rapports sociaux et de leur donner une cohérence idéologique. En cette période de crise économique, période où les autorités semblent avoir presque partout perdu de leur leadeurship, des leadeurs religieux s’adressent directement au peuple, en dépit de toute organisation politique, et ils reçoivent de ce peuple une sorte de légitimité sociétaire au nom d’un message religieux (d’ailleurs parfois présenté comme se situant hors de toute politique). Peut-être sommes-nous en une période où des peuples cherchent des « guides » avec toute l’ambigüité que cela peut comporter ? On voit ainsi renaitre un « catholicisme intégral », antimoderne, moralisant, amoureux de l’ordre intellectuel et social. Dénonçant les excès de nos sociétés « de progrès », il sécurise les masses qu’il attire tout en les « dépolitisant ».
Sur le plan sociopolitique, c’est peut-être ce courant-là qui a l’importance la plus grande. Car après tout, les recherches d’intellectuels en quête de sens (qu’il soit « rationnel » ou charismatique) ne modifient guère l’ordre social ; quant aux chrétiens progressistes, ils ne sont qu’une minorité, mais cette religion populiste, elle, a des racines profondes et peut donner l’impression d’exister à des populations aliénées dans le monde sociotechnique. De plus, ce sentiment religieux s’appuie sur un appareil religieux et sur un clergé qui peuvent y trouver une reconnaissance et une justification qu’ils cherchaient désespérément.
On peut pourtant s’interroger sur le sens profond de ces tendances. Au point de vue chrétien, comment les réconcilier avec les Évangiles qui indiquent si clairement que Jésus se méfiait de ces « foules qui voulaient le faire roi » ? La religion de Jésus peut-elle — sans se contredire — remplir cette fonction d’intégration sociale directe ? Au niveau sociopolitique, que signifient les tendances de certains leadeurs religieux à s’adresser directement aux foules, sans passer par des structures organisationnelles intermédiaires ? Cela ne ressemble-t-il pas à ce qui se passait au début des années 1930, quand les foules étaient prêtes à resserrer leurs rangs autour de « guides » surs, directement investis d’un pouvoir charismatique ?
Les théologies politiques
Reste, selon les critères de mon analyse, un autre courant, jalonné par les théologies de la libération et les théologies politiques2. S’il semble bien structuré dans les pays où les choix sociopolitiques sont plus cruciaux, il apparait souvent plus vague en Europe, et encore plus aux États-Unis. Ce qui le caractérise est la volonté d’articuler des pratiques sociétaires aux pratiques religieuses. Ce courant privilégie les lectures de l’Écriture sainte dévoilant sa dimension sociopolitique. Analysant les manières dont les hommes sont aliénés, opprimés et exploités, il lie ces phénomènes sociaux à la notion traditionnelle de « péché du monde ». Il souligne le fait que le Royaume de Dieu et le salut ne seront vraiment complets que dans la mesure où les humains, pris individuellement mais aussi et surtout collectivement, seront libérés de toute domination. Pour ce mouvement, la seule image adéquate de Dieu, c’est sa puissance libératrice parmi les hommes, puissance aimante, touchant aussi bien les psychologies individuelles que les structures sociétaires. Cependant dans notre société postmarxiste, on constate un flou dans l’analyse des facteurs de libération. En plus des exploitations mises en évidence par l’analyse de Marx s’ajoutent les situations désignées par d’autres mouvements, féministes et écologiques notamment, avec des problématiques et des utopies nouvelles.
Les difficultés à habiter un langage symbolique
En réalité, surtout dans les pays industrialisés, ce courant n’est pas toujours au clair avec lui-même. En effet, un bon nombre de ceux qui y participent — surtout la nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle de gauche3 — éprouvent des difficultés à distinguer leurs questions de celles des groupes issus des classes moyennes supérieures et mentionnés plus haut dans cet article. Ils ont acquis des outils d’analyse de plus en plus précis et voient les ambigüités de la plupart des discours religieux. Ils veulent se libérer d’une religion privatisée et souvent dogmatique : mais, dans ce processus, certains sont parfois amenés à adopter une pensée relativement élitiste et à abandonner l’usage du langage symbolique, le seul apte à exprimer certaines dimensions de l’expérience humaine et religieuse. De plus, une analyse marxisante, qui ne perçoit guère les limites de toute analyse qui se veut scientifique, risque de cacher le lieu où finalement l’individu s’engage dans sa vie. Parfois, trop conscient de l’impossibilité de produire un discours sur le monde et la religion qui ne soit marqué de son lieu social, ces intellectuels n’arrivent plus à voir que l’engagement est toujours en partie non critique. La critique et les analyses sont indispensables à ceux qui ne veulent pas être trop marqués par les idéologies dominantes, mais le moment vient toujours où il faut arrêter de raisonner pour décider et agir. Ce moment n’est réductible à aucune critique ; c’est un peu comme dans l’amour : une analyse apparait toujours réductrice et trop courte devant l’affirmation : « Et pourtant je t’aime ». Tout discours organisé qui exprime une décision, qu’il soit théologique, sociologique ou psychologique, contient une saveur de rationalisation. C’est pourquoi certains, ayant découvert les ambigüités du langage religieux, continuent à le soupçonner dans toutes ses expressions. Ils ont alors des difficultés à « l’habiter », que ce soit dans la prière ou dans des célébrations liturgiques. Ils éprouvent de la peine à trouver des racines qu’ils peuvent exprimer et célébrer : d’où le sentiment de dessèchement, et souvent l’essoufflement, de beaucoup de ces militants. D’où aussi l’impression de ne pas trouver chez eux une chaleur humaine suffisante : leur mystique, parce qu’uniquement critique et analytique, n’est-elle pas trop froide ?
Des communautés de chrétiens engagés
Ces difficultés ne paralysent pas tous les chrétiens « progressistes » : un bon nombre des groupes de chrétiens engagés (ou « politisés » comme on dit parfois) savent « faire la fête » et lire leurs pratiques sociétaires en lien avec celles de Jésus. Ces groupes alors forment des sortes « d’alternatives d’Église » où l’on célèbre dans l’Eucharistie la manière dont Jésus donne sa vie parce qu’il a osé la risquer pour la libération des humains. Une telle célébration est forte par elle-même, et, comme tout ce qui vit, ne pose guère — sur le moment du moins — les questions critiques ; cela ne veut pas dire qu’elle soit pour autant naïve, mais elle est vécue par des gens qui croient, espèrent et se trouvent en communion à travers cette foi et cette espérance. Cela dépasse toute justification et relativise les analyses pourtant nécessaires. Dans ce sens, c’est une expression proprement religieuse célébrant l’ultime de nos existences.
Mais dans une société de soupçon, la formation de communautés capables de vivre ainsi n’est pas aisée ; elles se désagrègent facilement. D’autant plus facilement que ceux qui la composent ne savent pas bien se situer dans leurs pratiques sociales. Alors, leurs membres perdent beaucoup de temps à se demander, par exemple, s’ils vont ou non célébrer l’Eucharistie ; et, dans l’affirmative, comment ? Mêlant analyse critique et « fête », ils veulent à tout prix trouver la célébration adéquate et le langage sans ambigüités comme si celui-ci existait. Ils ne comprennent pas que le langage religieux, tout comme celui de l’amour, est symbolique et lourd de sens même si, à l’analyse, on peut toujours en indiquer les ambivalences. Et comme les ambigüités que chacun est prêt à tolérer varient selon les individus et les groupes, ces communautés risquent alors de sombrer dans des discussions sans fin et desséchantes. Elles comprennent difficilement que la vie précède le sens et est plus importante que lui ; elles ne comprennent pas non plus l’intérêt des célébrations rituelles qui, justement parce qu’elles sont surdéterminées et ambigües, peuvent exprimer la vie d’une communauté et la souder. En d’autres termes, elles ont de la peine à percevoir que le politique ou la raison critique sans la fête, c’est horriblement ennuyeux.
C’est donc le langage symbolique et rituel qu’il faut retrouver ; il convient pour cela de mieux comprendre la manière dont il fonctionne. Il ne s’agit plus de sauver de la faillite un langage théologique qui essaierait de présenter une expérience religieuse dans un cadre de rationalité : cela ne nourrit plus les engagements. Il ne s’agit pas plus de vouloir restaurer un discours pieux qui permettrait de trouver, à l’abri de tensions sociétaires, une zone privatisée de paix et d’impression de liberté. Il s’agit de se réapproprier des rites permettant d’exprimer les tensions individuelles et collectives, les espérances et les luttes4.
La redécouverte des célébrations rituelles
Quand les humains sont à court de mots, d’analyses et de raison, ils peuvent encore exprimer le plus profond d’eux-mêmes par des gestes, des rites, définis en gros à l’avance, et dans lesquels chacun peut, en partie, projeter ce qu’il comprend et comment il le comprend. C’est ainsi qu’un geste affectueux peut, à l’occasion d’un décès, être plus éloquent que toute parole. Le rite n’est pas un lieu de discussion ni un lieu où quelques-uns endoctrinent. Il est juste à l’opposé de la tendance à vouloir tout expliquer. Il respecte l’opacité inhérente à toute pratique sociale.
La discussion en effet cherche toujours à sélectionner une signification tandis que la célébration rituelle se vit avec beaucoup de signification. Ainsi, quand on raconte la dernière Cène et qu’on partage le pain eucharistique, il est bien clair que chaque participant vit et comprend différentes choses. Mais tous peuvent communier dans le même rite. C’est la même chose avec un gâteau d’anniversaire : c’est un rite que d’offrir un gâteau avec des bougies. L’intérêt du rite, c’est qu’il permet de célébrer ensemble sans devoir s’expliquer ce qu’on fait et ce que ça signifie. (En langage philosophique, on dira que c’est la surdétermination du symbole rituel qui est intéressante.) Mon expérience est que les groupes qui éliminent cet aspect rituel n’arrivent plus à célébrer ou se transforment en groupuscules recréant leurs propres rites. Il importe de plus de percevoir qu’un rite s’insère toujours dans une tradition historique, utilisant des gestes et des récits donnés. C’est à partir de significations transmises antérieurement, de récits, que le rituel peut se charger de sens aujourd’hui. Ainsi, c’est parce que ce geste fait partie de notre culture que cela a un sens de mettre sa main sur l’épaule de quelqu’un en peine. C’est aussi parce qu’elle est basée sur la mémoire de Jésus et de ses pratiques que la célébration eucharistique prend sens. N’en déplaise à tous ceux qui vouent un culte à la spontanéité, ce n’est qu’à partir d’une structure commune que les rituels permettent à la vie de s’exprimer. C’est pour avoir oublié cette réalité que tant de célébrations « spontanées » finissent dans le désarroi d’individualités qui s’affrontent.
Par ailleurs, les rites deviennent opium quand ils ne sont pas habités par une action et quand ils ne renvoient pas à une action. En d’autres termes, la « fête » sans le politique, c’est une farce. En utilisant le langage de la théologie eucharistique, on pourrait dire que la phrase « voici ma vie, voici mon corps, pour vous » perd son sens si la communauté n’a pas des expériences, des engagements et des luttes communes qui soient son « corps ». C’est à partir d’une certaine communion d’engagements et de luttes (communion dans la diversité, les tensions, les conflits et le pardon) qu’il devient possible d’avoir des expressions symboliques pleines. Il ne s’agit pourtant pas de réduire le rite à un pur reflet de ce qui se passe dans la communauté ; les significations rituelles sont toujours ouvertes et c’est ce qui leur permet de véhiculer quelque chose de l’Indicible que nous appelons Dieu.
C’est dans ce sens qu’il me paraît important de célébrer l’Eucharistie en cette période où l’on se sent impuissant et « privatisé » face à la récession. Non pour y trouver un refuge ou une transparence illusoire, mais parce que, en célébrant Jésus affrontant avec confiance la crise de son existence, face à un avenir inconnu, les chrétiens peuvent, à sa suite, trouver l’espérance nécessaire à un engagement.
- Sur une analyse sociologique de ce phénomène, voir Hierneaux J.P. et Ganty A, « De ruptures en retours : l’impact du changement culturel et du contexte socioéconomique », La Revue nouvelle, n° 5 – 6, mai-juin 1980. Pour une analyse des stratégies institutionnelles liées à cette évolution, cf. Dulong R., « Crise de l’Église et crise de l’État », Économie et Humanisme, n° 244, novembre-décembre 1978, p. 64 – 76.
- Ces théologies privilégiant des analyses en termes économiques sont actuellement les principales représentantes des courants ouverts à la société ; mais des théologies liées aux mouvements féministes et écologistes semblent prendre de l’importance.
- La « nouvelle petite bourgeoisie intellectuelle » est composée de nombreux employés, cadres, enseignants, travailleurs socioculturels, gens de tourisme, etc. Pour l’analyse de sa composition et de ses intérêts, cf. F. Belo Liaisons internationales, n° 21, octobre 1979.
- Il est d’ailleurs possible de faire une théologie des sacrements qui voie en eux une célébration de ces tensions et conflits sociétaires.