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Les expressions religieuses, aujourd’hui

Numéro 6 — 2018 par Gérard Fourez

octobre 2018

Cet article a été publié dans le numé­ro 5 – 6, mai-juin 1980.

Articles

Il y a une dizaine d’années, le « reli­gieux » était sur­tout inves­ti dans un chan­ge­ment de socié­té et une espé­rance où tout parais­sait pos­sible. Aujourd’hui, face à la crise, beau­coup diag­nos­tiquent une « fatigue des mili­tants » et un retour du reli­gieux1.

Je ne crois pas pos­sible de pré­sen­ter une ana­lyse glo­bale de ces chan­ge­ments. Elle pri­vi­lé­gie­rait cer­tains pôles et serait réduc­trice. Je vou­drais pour­tant indi­quer com­ment, de mon point de vue par­ti­cu­lier qui pri­vi­lé­gie l’articulation des pra­tiques de foi et des pra­tiques socio­po­li­tiques, j’analyse la nou­velle place des lan­gages reli­gieux et sym­bo­liques. Un de mes sou­cis est de voir com­ment la « foi » et l’expression reli­gieuse peuvent s’insérer dans une socié­té en réces­sion, sans s’assimiler aux idéo­lo­gies domi­nantes. Dans cet article je cite­rai d’abord un cer­tain nombre de cou­rants reli­gieux, sans évi­dem­ment essayer d’être exhaus­tif ; puis je met­trai en évi­dence une ques­tion qui me parait au centre de ces orien­ta­tions diverses : celle des expres­sions rituelles.

Un retour au sens ?

On peut regrou­per dans un pre­mier cou­rant des intel­lec­tuels mar­qués plus ou moins long­temps par le chris­tia­nisme qui recherchent un lan­gage signi­fi­ca­tif expri­mant leurs sen­ti­ments face à l’existence, à l’amour, à la mort. Conscients de ce que notre socié­té scien­ti­fique « manque un peu d’âme », ils dési­rent redon­ner une place à des valeurs et à des atti­tudes qui, jadis, ont nour­ri leur vie et qui leur paraissent avoir été trop vite reje­tées. Il ne s’agit pour­tant pas d’un simple retour en arrière car ces gens n’ont aucune envie de retrou­ver le dog­ma­tisme et l’autoritarisme d’antan, qu’ils ne se font pas faute de cri­ti­quer. Mais ils dési­rent la per­sis­tance d’un cer­tain sens humain — appe­lé uni­ver­sel — dont ils per­çoivent la perte. Sou­vent, la lit­té­ra­ture reli­gieuse les déçoit : ils la trouvent fade, sem­blable à l’ancienne, ou intel­lec­tuelle, ou sen­ti­men­tale. Leur recherche s’exprime géné­ra­le­ment (mais pas exclu­si­ve­ment) dans des caté­go­ries psy­cho­lo­gi­santes, de vie inté­rieure, d’essentiel de l’existence per­son­nelle, etc.; peut-être cette soif de sen­ti­ments rela­tifs à l’absolu est-elle aus­si la recherche d’une cohé­rence perdue.

En effet, ceux qui com­posent ce cou­rant pro­viennent sou­vent des classes moyennes supé­rieures, déçues par le monde moderne qui n’a plus grand-chose à leur pro­mettre, et sans grande prise sur les réa­li­tés sociales. Menant de ce fait une exis­tence assez indi­vi­dua­liste et pri­va­ti­sée, les membres de ces couches sociales sont sou­vent pour cette rai­son à la recherche « du » sens qui leur échappe. Peut-être sont-ils un peu nos­tal­giques de la manière pré­cise dont une bour­geoi­sie était capable, dans le temps, d’articuler ses pra­tiques sociales avec une repré­sen­ta­tion reli­gieuse du monde. Cette recherche « de sens » ne date pour­tant pas d’hier : que l’on songe à ces géné­ra­tions de scien­ti­fiques et d’ingénieurs, plon­gés dans la pra­tique, mais cher­chant dans le reli­gieux, dans la lit­té­ra­ture, la poé­sie et la musique le « sup­plé­ment d’âme » qui leur man­quait. Mais cela ne pro­cu­rait guère de signi­fi­ca­tion à leurs pra­tiques socio­pro­fes­sion­nelles où le sens était décon­nec­té des pra­tiques indi­vi­duelles et col­lec­tives. À leurs yeux, reli­gion et poli­tique ne s’articulent guère ; ceux qui par­ti­cipent à ce cou­rant ne manquent d’ailleurs pas de se gaus­ser de ceux qui « croient encore » à la pos­si­bi­li­té d’articuler une foi sur des pra­tiques socié­taires. C’est d’ailleurs une des carac­té­ris­tiques de ces classes sociales de dis­so­cier morale, reli­gion et foi.

Dans ce groupe, on peut rele­ver aus­si l’intérêt avi­vé pour tous les témoi­gnages et les « ce que je crois » indi­vi­duels, si typiques d’une socié­té qui ne par­vient pas à se don­ner des cré­dos col­lec­tifs. Dans la même veine, on peut situer ceux qui se plaignent du manque d’une pen­sée phi­lo­so­phique puis­sante et rigou­reuse ; se rendent-ils assez compte que les ratio­na­li­tés glo­bales n’apparaissent si solides que grâce au consen­sus qua­si reli­gieux d’une col­lec­ti­vi­té ? En y regar­dant de près, on peut décou­vrir à ce cou­rant deux com­po­santes : une par­tie des intel­lec­tuels contem­po­rains ont l’impression de ne plus trou­ver nulle part de cohé­rence ; d’autres, au contraire, plus tra­di­tion­nels sans doute, conti­nuent à appré­cier les valeurs reli­gieuses, à condi­tion qu’on les renou­vèle, qu’on valo­rise l’intériorité de la foi et qu’on en éli­mine ce qui n’est vrai­ment plus accep­table. Il me semble que Hans Küng est l’un des meilleurs repré­sen­tants de cette ligne. Sa pro­duc­tion est libé­rante et redonne vie à un cer­tain nombre de concepts : elle per­met de dépas­ser de vieilles contra­dic­tions. Mais pour ceux qui ne savent plus où se situer, cette approche ne semble plus suf­fi­sante. La même chose pour­rait être dite des cours de reli­gion ou de sciences reli­gieuses. Dans la mesure où ils moder­nisent de vieilles concep­tions ils rendent ser­vice, mais ils n’intéressent fina­le­ment plus que ceux qui y croient encore. La plu­part de la pro­duc­tion reli­gieuse ouverte se range dans ces caté­go­ries. Je ne suis pas sûr qu’elle puisse encore appor­ter ce qu’ils cherchent à ceux qui ont sen­ti se bri­ser leurs liens avec la com­mu­nau­té chrétienne.

Le renouveau charismatique

Le cou­rant cha­ris­ma­tique fait par­tie d’un second type de réponse à l’absence « d’âme » dans notre socié­té. Il se com­pose de mul­tiples groupes où des chré­tiens prient dans la spon­ta­néi­té, célé­brant l’Esprit qui les anime. On y trouve sou­vent ceux qui sont déçus de tous les ques­tion­ne­ments, ceux qui ont ces­sé de croire qu’une ques­tion est plus impor­tante qu’une réponse, ceux qui veulent vivre aujourd’hui. Eux aus­si se sou­cient de moins en moins d’une ortho­doxie : ce qui leur importe plus, c’est la spon­ta­néi­té de l’Esprit.

La masse des par­ti­ci­pants s’appuie peu sur une réflexion phi­lo­so­phique et théo­lo­gique ; plu­sieurs obser­va­teurs ont cru pou­voir rele­ver un vide doc­tri­nal dans les réunions de prière. Plus qu’à une super­fi­cia­li­té, il fau­drait lier ce vide à un désir de vivre et d’éprouver, quelles que soient les contraintes de notre socié­té moderne, contraintes face aux­quelles les indi­vi­dus et même les groupes se sentent impuissants.

Là se situent sans doute les ambigüi­tés du renou­veau cha­ris­ma­tique : sur quoi fina­le­ment s’articule-t-il dans la vie concrète ? Une aile du mou­ve­ment dépasse la libé­ra­tion de la parole et des sen­ti­ments pour s’engager dans la socié­té, mais l’autre aile — net­te­ment majo­ri­taire — tend à pro­mou­voir une reli­gion fina­le­ment pri­va­ti­sée. Cepen­dant, contrai­re­ment au cou­rant men­tion­né dans la sec­tion pré­cé­dente le mou­ve­ment cha­ris­ma­tique a vrai­ment le sens de la célé­bra­tion, de la com­mu­nau­té et de l’Église. Ce que les groupes de prières célèbrent c’est plus qu’une recherche indi­vi­duelle, c’est une fête qui s’enracine dans ce que les gens vivent. Dans cette fête, on peut faire des gestes amples, alors qu’on a appris à vivre tas­sé ; on se réclame d’un Esprit impul­sif qui per­met d’échapper momen­ta­né­ment à la tyran­nie des rai­son­ne­ments. On peut aus­si y amor­cer des chan­ge­ments qui s’avèreront durables, libé­rants et qui se pro­lon­ge­ront par­fois dans un enga­ge­ment socié­taire. C’est vrai­ment un renou­veau au sein d’une socié­té et d’une Église qui ont trop sou­vent per­du le sens des célé­bra­tions et des litur­gies. C’est aus­si une réac­tion face à la socié­té hypertechnicisée.

Tous ces élé­ments per­mettent à cer­tains croyants de recon­naitre le souffle libé­ra­teur de l’Esprit. Mais le risque se main­tient que, fina­le­ment, le mou­ve­ment cha­ris­ma­tique se réduise à une fête pri­va­ti­sée au sein d’une socié­té où la vie publique reste acca­pa­rée par le bou­lot-métro-dodo. Alors, il devient un « opium du peuple », dans le sens exact décrit par Marx : pro­tes­ta­tion témoi­gnant de l’humanité qui affirme sa valeur, mais pro­tes­ta­tion inef­fi­cace qui risque d’endormir. Il semble que la majeure par­tie du mou­ve­ment cha­ris­ma­tique se situe dans cette ligne, ser­vant de refuge à ceux qui ne peuvent (psy­cho­lo­gi­que­ment ou socia­le­ment) affron­ter les conflits de notre socié­té. L’ambivalence du mou­ve­ment se reflète d’ailleurs dans une contra­dic­tion struc­tu­relle des groupes qui s’en réclament : les déci­sions y sont ren­voyées à un sous-groupe d’anciens qui se réunissent hors des réunions de prière, alors qu’officiellement c’est en celles-ci que, selon leurs affir­ma­tions, l’Esprit se mani­feste. Fina­le­ment les groupes cha­ris­ma­tiques semblent fort bien « orga­ni­ser » la spon­ta­néi­té de l’Esprit, ce qui mani­feste assez bien une de leurs fonc­tions sociales objectives.

Les religions ethniques

Dans d’autres sphères de la socié­té, on assiste aus­si au « retour du reli­gieux » : que ce soit en Pologne, aux États-Unis, en Iran, en Irlande, etc., on voit la reli­gion reprendre la fonc­tion inté­gra­trice que Dur­kheim avait décrite, celle de cimen­ter les rap­ports sociaux et de leur don­ner une cohé­rence idéo­lo­gique. En cette période de crise éco­no­mique, période où les auto­ri­tés semblent avoir presque par­tout per­du de leur lea­deur­ship, des lea­deurs reli­gieux s’adressent direc­te­ment au peuple, en dépit de toute orga­ni­sa­tion poli­tique, et ils reçoivent de ce peuple une sorte de légi­ti­mi­té socié­taire au nom d’un mes­sage reli­gieux (d’ailleurs par­fois pré­sen­té comme se situant hors de toute poli­tique). Peut-être sommes-nous en une période où des peuples cherchent des « guides » avec toute l’ambigüité que cela peut com­por­ter ? On voit ain­si renaitre un « catho­li­cisme inté­gral », anti­mo­derne, mora­li­sant, amou­reux de l’ordre intel­lec­tuel et social. Dénon­çant les excès de nos socié­tés « de pro­grès », il sécu­rise les masses qu’il attire tout en les « dépolitisant ».

Sur le plan socio­po­li­tique, c’est peut-être ce cou­rant-là qui a l’importance la plus grande. Car après tout, les recherches d’intellectuels en quête de sens (qu’il soit « ration­nel » ou cha­ris­ma­tique) ne modi­fient guère l’ordre social ; quant aux chré­tiens pro­gres­sistes, ils ne sont qu’une mino­ri­té, mais cette reli­gion popu­liste, elle, a des racines pro­fondes et peut don­ner l’impression d’exister à des popu­la­tions alié­nées dans le monde socio­tech­nique. De plus, ce sen­ti­ment reli­gieux s’appuie sur un appa­reil reli­gieux et sur un cler­gé qui peuvent y trou­ver une recon­nais­sance et une jus­ti­fi­ca­tion qu’ils cher­chaient désespérément.

On peut pour­tant s’interroger sur le sens pro­fond de ces ten­dances. Au point de vue chré­tien, com­ment les récon­ci­lier avec les Évan­giles qui indiquent si clai­re­ment que Jésus se méfiait de ces « foules qui vou­laient le faire roi » ? La reli­gion de Jésus peut-elle — sans se contre­dire — rem­plir cette fonc­tion d’intégration sociale directe ? Au niveau socio­po­li­tique, que signi­fient les ten­dances de cer­tains lea­deurs reli­gieux à s’adresser direc­te­ment aux foules, sans pas­ser par des struc­tures orga­ni­sa­tion­nelles inter­mé­diaires ? Cela ne res­semble-t-il pas à ce qui se pas­sait au début des années 1930, quand les foules étaient prêtes à res­ser­rer leurs rangs autour de « guides » surs, direc­te­ment inves­tis d’un pou­voir charismatique ?

Les théologies politiques

Reste, selon les cri­tères de mon ana­lyse, un autre cou­rant, jalon­né par les théo­lo­gies de la libé­ra­tion et les théo­lo­gies poli­tiques2. S’il semble bien struc­tu­ré dans les pays où les choix socio­po­li­tiques sont plus cru­ciaux, il appa­rait sou­vent plus vague en Europe, et encore plus aux États-Unis. Ce qui le carac­té­rise est la volon­té d’articuler des pra­tiques socié­taires aux pra­tiques reli­gieuses. Ce cou­rant pri­vi­lé­gie les lec­tures de l’Écriture sainte dévoi­lant sa dimen­sion socio­po­li­tique. Ana­ly­sant les manières dont les hommes sont alié­nés, oppri­més et exploi­tés, il lie ces phé­no­mènes sociaux à la notion tra­di­tion­nelle de « péché du monde ». Il sou­ligne le fait que le Royaume de Dieu et le salut ne seront vrai­ment com­plets que dans la mesure où les humains, pris indi­vi­duel­le­ment mais aus­si et sur­tout col­lec­ti­ve­ment, seront libé­rés de toute domi­na­tion. Pour ce mou­ve­ment, la seule image adé­quate de Dieu, c’est sa puis­sance libé­ra­trice par­mi les hommes, puis­sance aimante, tou­chant aus­si bien les psy­cho­lo­gies indi­vi­duelles que les struc­tures socié­taires. Cepen­dant dans notre socié­té post­marxiste, on constate un flou dans l’analyse des fac­teurs de libé­ra­tion. En plus des exploi­ta­tions mises en évi­dence par l’analyse de Marx s’ajoutent les situa­tions dési­gnées par d’autres mou­ve­ments, fémi­nistes et éco­lo­giques notam­ment, avec des pro­blé­ma­tiques et des uto­pies nouvelles.

Les difficultés à habiter un langage symbolique

En réa­li­té, sur­tout dans les pays indus­tria­li­sés, ce cou­rant n’est pas tou­jours au clair avec lui-même. En effet, un bon nombre de ceux qui y par­ti­cipent — sur­tout la nou­velle petite bour­geoi­sie intel­lec­tuelle de gauche3 — éprouvent des dif­fi­cul­tés à dis­tin­guer leurs ques­tions de celles des groupes issus des classes moyennes supé­rieures et men­tion­nés plus haut dans cet article. Ils ont acquis des outils d’analyse de plus en plus pré­cis et voient les ambigüi­tés de la plu­part des dis­cours reli­gieux. Ils veulent se libé­rer d’une reli­gion pri­va­ti­sée et sou­vent dog­ma­tique : mais, dans ce pro­ces­sus, cer­tains sont par­fois ame­nés à adop­ter une pen­sée rela­ti­ve­ment éli­tiste et à aban­don­ner l’usage du lan­gage sym­bo­lique, le seul apte à expri­mer cer­taines dimen­sions de l’expérience humaine et reli­gieuse. De plus, une ana­lyse mar­xi­sante, qui ne per­çoit guère les limites de toute ana­lyse qui se veut scien­ti­fique, risque de cacher le lieu où fina­le­ment l’individu s’engage dans sa vie. Par­fois, trop conscient de l’impossibilité de pro­duire un dis­cours sur le monde et la reli­gion qui ne soit mar­qué de son lieu social, ces intel­lec­tuels n’arrivent plus à voir que l’engagement est tou­jours en par­tie non cri­tique. La cri­tique et les ana­lyses sont indis­pen­sables à ceux qui ne veulent pas être trop mar­qués par les idéo­lo­gies domi­nantes, mais le moment vient tou­jours où il faut arrê­ter de rai­son­ner pour déci­der et agir. Ce moment n’est réduc­tible à aucune cri­tique ; c’est un peu comme dans l’amour : une ana­lyse appa­rait tou­jours réduc­trice et trop courte devant l’affirmation : « Et pour­tant je t’aime ». Tout dis­cours orga­ni­sé qui exprime une déci­sion, qu’il soit théo­lo­gique, socio­lo­gique ou psy­cho­lo­gique, contient une saveur de ratio­na­li­sa­tion. C’est pour­quoi cer­tains, ayant décou­vert les ambigüi­tés du lan­gage reli­gieux, conti­nuent à le soup­çon­ner dans toutes ses expres­sions. Ils ont alors des dif­fi­cul­tés à « l’habiter », que ce soit dans la prière ou dans des célé­bra­tions litur­giques. Ils éprouvent de la peine à trou­ver des racines qu’ils peuvent expri­mer et célé­brer : d’où le sen­ti­ment de des­sè­che­ment, et sou­vent l’essoufflement, de beau­coup de ces mili­tants. D’où aus­si l’impression de ne pas trou­ver chez eux une cha­leur humaine suf­fi­sante : leur mys­tique, parce qu’uniquement cri­tique et ana­ly­tique, n’est-elle pas trop froide ?

Des communautés de chrétiens engagés

Ces dif­fi­cul­tés ne para­lysent pas tous les chré­tiens « pro­gres­sistes » : un bon nombre des groupes de chré­tiens enga­gés (ou « poli­ti­sés » comme on dit par­fois) savent « faire la fête » et lire leurs pra­tiques socié­taires en lien avec celles de Jésus. Ces groupes alors forment des sortes « d’alternatives d’Église » où l’on célèbre dans l’Eucharistie la manière dont Jésus donne sa vie parce qu’il a osé la ris­quer pour la libé­ra­tion des humains. Une telle célé­bra­tion est forte par elle-même, et, comme tout ce qui vit, ne pose guère — sur le moment du moins — les ques­tions cri­tiques ; cela ne veut pas dire qu’elle soit pour autant naïve, mais elle est vécue par des gens qui croient, espèrent et se trouvent en com­mu­nion à tra­vers cette foi et cette espé­rance. Cela dépasse toute jus­ti­fi­ca­tion et rela­ti­vise les ana­lyses pour­tant néces­saires. Dans ce sens, c’est une expres­sion pro­pre­ment reli­gieuse célé­brant l’ultime de nos existences.

Mais dans une socié­té de soup­çon, la for­ma­tion de com­mu­nau­tés capables de vivre ain­si n’est pas aisée ; elles se désa­grègent faci­le­ment. D’autant plus faci­le­ment que ceux qui la com­posent ne savent pas bien se situer dans leurs pra­tiques sociales. Alors, leurs membres perdent beau­coup de temps à se deman­der, par exemple, s’ils vont ou non célé­brer l’Eucharistie ; et, dans l’affirmative, com­ment ? Mêlant ana­lyse cri­tique et « fête », ils veulent à tout prix trou­ver la célé­bra­tion adé­quate et le lan­gage sans ambigüi­tés comme si celui-ci exis­tait. Ils ne com­prennent pas que le lan­gage reli­gieux, tout comme celui de l’amour, est sym­bo­lique et lourd de sens même si, à l’analyse, on peut tou­jours en indi­quer les ambi­va­lences. Et comme les ambigüi­tés que cha­cun est prêt à tolé­rer varient selon les indi­vi­dus et les groupes, ces com­mu­nau­tés risquent alors de som­brer dans des dis­cus­sions sans fin et des­sé­chantes. Elles com­prennent dif­fi­ci­le­ment que la vie pré­cède le sens et est plus impor­tante que lui ; elles ne com­prennent pas non plus l’intérêt des célé­bra­tions rituelles qui, jus­te­ment parce qu’elles sont sur­dé­ter­mi­nées et ambigües, peuvent expri­mer la vie d’une com­mu­nau­té et la sou­der. En d’autres termes, elles ont de la peine à per­ce­voir que le poli­tique ou la rai­son cri­tique sans la fête, c’est hor­ri­ble­ment ennuyeux.

C’est donc le lan­gage sym­bo­lique et rituel qu’il faut retrou­ver ; il convient pour cela de mieux com­prendre la manière dont il fonc­tionne. Il ne s’agit plus de sau­ver de la faillite un lan­gage théo­lo­gique qui essaie­rait de pré­sen­ter une expé­rience reli­gieuse dans un cadre de ratio­na­li­té : cela ne nour­rit plus les enga­ge­ments. Il ne s’agit pas plus de vou­loir res­tau­rer un dis­cours pieux qui per­met­trait de trou­ver, à l’abri de ten­sions socié­taires, une zone pri­va­ti­sée de paix et d’impression de liber­té. Il s’agit de se réap­pro­prier des rites per­met­tant d’exprimer les ten­sions indi­vi­duelles et col­lec­tives, les espé­rances et les luttes4.

La redécouverte des célébrations rituelles

Quand les humains sont à court de mots, d’analyses et de rai­son, ils peuvent encore expri­mer le plus pro­fond d’eux-mêmes par des gestes, des rites, défi­nis en gros à l’avance, et dans les­quels cha­cun peut, en par­tie, pro­je­ter ce qu’il com­prend et com­ment il le com­prend. C’est ain­si qu’un geste affec­tueux peut, à l’occasion d’un décès, être plus élo­quent que toute parole. Le rite n’est pas un lieu de dis­cus­sion ni un lieu où quelques-uns endoc­trinent. Il est juste à l’opposé de la ten­dance à vou­loir tout expli­quer. Il res­pecte l’opacité inhé­rente à toute pra­tique sociale.

La dis­cus­sion en effet cherche tou­jours à sélec­tion­ner une signi­fi­ca­tion tan­dis que la célé­bra­tion rituelle se vit avec beau­coup de signi­fi­ca­tion. Ain­si, quand on raconte la der­nière Cène et qu’on par­tage le pain eucha­ris­tique, il est bien clair que chaque par­ti­ci­pant vit et com­prend dif­fé­rentes choses. Mais tous peuvent com­mu­nier dans le même rite. C’est la même chose avec un gâteau d’anniversaire : c’est un rite que d’offrir un gâteau avec des bou­gies. L’intérêt du rite, c’est qu’il per­met de célé­brer ensemble sans devoir s’expliquer ce qu’on fait et ce que ça signi­fie. (En lan­gage phi­lo­so­phique, on dira que c’est la sur­dé­ter­mi­na­tion du sym­bole rituel qui est inté­res­sante.) Mon expé­rience est que les groupes qui éli­minent cet aspect rituel n’arrivent plus à célé­brer ou se trans­forment en grou­pus­cules recréant leurs propres rites. Il importe de plus de per­ce­voir qu’un rite s’insère tou­jours dans une tra­di­tion his­to­rique, uti­li­sant des gestes et des récits don­nés. C’est à par­tir de signi­fi­ca­tions trans­mises anté­rieu­re­ment, de récits, que le rituel peut se char­ger de sens aujourd’hui. Ain­si, c’est parce que ce geste fait par­tie de notre culture que cela a un sens de mettre sa main sur l’épaule de quelqu’un en peine. C’est aus­si parce qu’elle est basée sur la mémoire de Jésus et de ses pra­tiques que la célé­bra­tion eucha­ris­tique prend sens. N’en déplaise à tous ceux qui vouent un culte à la spon­ta­néi­té, ce n’est qu’à par­tir d’une struc­ture com­mune que les rituels per­mettent à la vie de s’exprimer. C’est pour avoir oublié cette réa­li­té que tant de célé­bra­tions « spon­ta­nées » finissent dans le désar­roi d’individualités qui s’affrontent.

Par ailleurs, les rites deviennent opium quand ils ne sont pas habi­tés par une action et quand ils ne ren­voient pas à une action. En d’autres termes, la « fête » sans le poli­tique, c’est une farce. En uti­li­sant le lan­gage de la théo­lo­gie eucha­ris­tique, on pour­rait dire que la phrase « voi­ci ma vie, voi­ci mon corps, pour vous » perd son sens si la com­mu­nau­té n’a pas des expé­riences, des enga­ge­ments et des luttes com­munes qui soient son « corps ». C’est à par­tir d’une cer­taine com­mu­nion d’engagements et de luttes (com­mu­nion dans la diver­si­té, les ten­sions, les conflits et le par­don) qu’il devient pos­sible d’avoir des expres­sions sym­bo­liques pleines. Il ne s’agit pour­tant pas de réduire le rite à un pur reflet de ce qui se passe dans la com­mu­nau­té ; les signi­fi­ca­tions rituelles sont tou­jours ouvertes et c’est ce qui leur per­met de véhi­cu­ler quelque chose de l’Indicible que nous appe­lons Dieu.

* * * * *

C’est dans ce sens qu’il me paraît impor­tant de célé­brer l’Eucharistie en cette période où l’on se sent impuis­sant et « pri­va­ti­sé » face à la réces­sion. Non pour y trou­ver un refuge ou une trans­pa­rence illu­soire, mais parce que, en célé­brant Jésus affron­tant avec confiance la crise de son exis­tence, face à un ave­nir incon­nu, les chré­tiens peuvent, à sa suite, trou­ver l’espérance néces­saire à un engagement.

  1. Sur une ana­lyse socio­lo­gique de ce phé­no­mène, voir Hier­neaux J.P. et Gan­ty A, « De rup­tures en retours : l’impact du chan­ge­ment cultu­rel et du contexte socioé­co­no­mique », La Revue nou­velle, n° 5 – 6, mai-juin 1980. Pour une ana­lyse des stra­té­gies ins­ti­tu­tion­nelles liées à cette évo­lu­tion, cf. Dulong R., « Crise de l’Église et crise de l’État », Éco­no­mie et Huma­nisme, n° 244, novembre-décembre 1978, p. 64 – 76.
  2. Ces théo­lo­gies pri­vi­lé­giant des ana­lyses en termes éco­no­miques sont actuel­le­ment les prin­ci­pales repré­sen­tantes des cou­rants ouverts à la socié­té ; mais des théo­lo­gies liées aux mou­ve­ments fémi­nistes et éco­lo­gistes semblent prendre de l’importance.
  3. La « nou­velle petite bour­geoi­sie intel­lec­tuelle » est com­po­sée de nom­breux employés, cadres, ensei­gnants, tra­vailleurs socio­cul­tu­rels, gens de tou­risme, etc. Pour l’analyse de sa com­po­si­tion et de ses inté­rêts, cf. F. Belo Liai­sons inter­na­tio­nales, n° 21, octobre 1979.
  4. Il est d’ailleurs pos­sible de faire une théo­lo­gie des sacre­ments qui voie en eux une célé­bra­tion de ces ten­sions et conflits sociétaires.

Gérard Fourez


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