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De la coopétition à la concertation institutionnalisée

Numéro 05/6 Mai-Juin 2010 par Littré

mai 2010

En Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique, les rela­tions entre éta­blis­se­ments sco­laires se déve­loppent dans un contexte local où s’en­che­vêtrent divers modes de régu­la­tion. L’au­to­no­mie des acteurs de l’é­cole, aux formes et aux péri­mètres diver­si­fiés, se déploie sur fond d’in­ter­dé­pen­dances d’in­ten­si­tés variables dans le registre de la « coopé­ti­tion ». L’é­mer­gence d’un « pilo­tage par­ta­gé » entre écoles sup­pose que se déve­loppe une culture de res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive où l’au­to­no­mie locale se trouve sou­te­nue par des formes de régu­la­tion concertée.

La ques­tion des rela­tions entre les éta­blis­se­ments sco­laires, pré­sente dès l’origine du sys­tème édu­ca­tif belge comme en témoignent notam­ment les épi­sodes des « guerres sco­laires », s’est trou­vée posée avec plus d’acuité depuis une ving­taine d’années, sous les effets conju­gués d’une mise en évi­dence de la notion de qua­si-mar­ché sco­laire, de l’analyse des phé­no­mènes de ségré­ga­tion intra- et inter­éta­blis­se­ments et des inéga­li­tés ain­si engen­drées, de la prise en compte des moda­li­tés de régu­la­tion des sys­tèmes édu­ca­tifs et de la dif­fu­sion d’un modèle mana­gé­rial dans l’administration sco­laire (Dutercq, 2001).

Les rela­tions com­plexes entre éta­blis­se­ments sont à com­prendre dans le cadre d’une ter­ri­to­ria­li­sa­tion des poli­tiques édu­ca­tives, qui s’accompagne d’un foi­son­ne­ment d’acteurs, de niveaux, d’espaces de réfé­rence où peuvent s’affronter diverses concep­tions du bien com­mun. Dans cette pers­pec­tive, l’établissement (voire l’implantation) tend à deve­nir l’unité de base du sys­tème sco­laire, où se déploie une logique nou­velle autour de quelques concepts clés : diver­si­té et hété­ro­gé­néi­té, qua­li­té, mobi­li­sa­tion des acteurs, par­te­na­riat, pro­jet… Son auto­no­mie orga­ni­sa­tion­nelle et péda­go­gique passe par une res­pon­sa­bi­li­sa­tion des acteurs, en par­ti­cu­lier du chef d’établissement qui appa­rait comme un agent de média­tion et de contex­tua­li­sa­tion des poli­tiques édu­ca­tives. Conçu comme un « ani­ma­teur » qui intègre ou crée des réseaux favo­ri­sant des dyna­miques locales, l’établissement est pris dans un tis­su de contraintes, mais aus­si d’opportunités, où inter­agissent de nom­breux acteurs : les élèves, les parents, le tis­su asso­cia­tif, les acteurs éco­no­miques locaux ou les autres établissements.

Si elle se mani­feste en par­ti­cu­lier dans trois domaines — l’inscription des élèves, la pro­mo­tion de l’établissement, la construc­tion de l’offre d’enseignement —, l’autonomie va se jouer dans un réseau d’interdépendances, plus ou moins intenses, plus ou moins nom­breuses : l’action des uns dépen­dra en par­tie de ce que font les autres. Il y aurait ain­si illu­sion à consi­dé­rer que les déci­sions internes à l’établissement sco­laire se feraient sans étroites rela­tions avec l’environnement, dont les autres écoles, à la fois par­te­naires et concurrentes.

Les rela­tions entre ces éta­blis­se­ments s’opèrent selon divers modes de régu­la­tion enche­vê­trés (Del­vaux, 2004a). En Com­mu­nau­té fran­çaise, elles se nouent dans un pay­sage ins­ti­tu­tion­nel où la plu­ra­li­té des réseaux et la diver­si­té des pou­voirs orga­ni­sa­teurs ont favo­ri­sé la culture d’un sen­ti­ment d’appartenance et la défense d’une auto­no­mie aux contours variables.

Chaque réseau a ain­si cher­ché à struc­tu­rer des dis­po­si­tifs for­ma­li­sés ou infor­mels par les­quels s’exercent des influences mutuelles en matière péda­go­gique ou orga­ni­sa­tion­nelle. Le réseau catho­lique s’est mon­tré par­ti­cu­liè­re­ment actif par le biais d’associations de direc­teurs, de struc­tures dio­cé­saines ou congréganistes.

Concurrence, coopération et coopétition

Les régu­la­tions des rela­tions entre éta­blis­se­ments peuvent être appré­hen­dées en par­ti­cu­lier à tra­vers le modèle du qua­si-mar­ché sco­laire (Zacha­ry et Van­den­ber­ghe, 2002). L’accent y est mis sur la concur­rence entre les écoles qui cherchent à pré­ser­ver ou à déve­lop­per leur attrac­ti­vi­té (mesu­rée en nombre d’élèves et selon le pro­fil de ceux-ci) tout autant que leurs zones d’autonomie. L’intensité de cette concur­rence varie cepen­dant en fonc­tion de la posi­tion qu’une école occupe dans la hié­rar­chie des éta­blis­se­ments, com­bi­nant hié­rar­chie entre filières et entre options : les écoles en posi­tion éle­vée (poten­tiel de recru­te­ment impor­tant, élèves moins en retard que la moyenne locale, niveau d’enseignement éle­vé…) se sen­ti­raient ain­si moins expo­sées. Il y a en outre une véri­table seg­men­ta­tion de la concur­rence : toutes les écoles ne visent pas le même type de public.

On a pu mon­trer com­bien cette pres­sion concur­ren­tielle est contrô­lée par cer­tains éta­blis­se­ments à l’aide de stra­té­gies actives. Outre des acti­vi­tés somme toute assez clas­siques de mar­ke­ting sco­laire (recours à la publi­ci­té, orga­ni­sa­tion d’évènements média­ti­sés…), la « logique de pro­mo­tion » pénètre plus pro­fon­dé­ment le fonc­tion­ne­ment des écoles en entrai­nant des chan­ge­ments dans les choix orga­ni­sa­tion­nels ou péda­go­giques : inves­tis­se­ments visibles, choix d’options rares, orga­ni­sa­tion de classes de niveau, ten­dance à délais­ser cer­taines acti­vi­tés d’enseignement au pro­fit d’activités extra­or­di­naires (van Zan­ten, 1999). Des logiques de conquête, de rente, de diver­si­fi­ca­tion ou d’adaptation tra­versent ces inter­dé­pen­dances com­pé­ti­tives dont l’enjeu majeur est d’attirer et de rete­nir les élèves (Maroy et van Zan­ten, 2007). Divers registres de répu­ta­tion sont à l’œuvre : l’excellence sco­laire, l’excellence tech­nique, la remé­dia­tion sco­laire, la proximité…

Pour­tant, cette dimen­sion concur­ren­tielle du sys­tème sco­laire n’est géné­ra­le­ment ni expli­ci­tée ni assu­mée par les acteurs de l’école, empreints d’une éthique qui dénon­ce­rait ces pratiques.

Dans le cadre de ce qua­si-mar­ché, cer­taines écoles éta­blissent cepen­dant entre elles des rap­ports de par­te­na­riat. Avec les écoles pri­maires, ces rela­tions portent prio­ri­tai­re­ment sur le recru­te­ment des élèves (plus que sur la tran­si­tion pri­maire-secon­daire ou sur la concer­ta­tion entre ensei­gnants). Il s’agit pour elles de sta­bi­li­ser les flux d’élèves à l’inscription, dans le cadre d’une stra­té­gie d’intégration ver­ti­cale. Avec les écoles secon­daires sont abor­dées en prio­ri­té les ques­tions rela­tives à l’orientation des élèves, essen­tiel­le­ment sous la forme d’une ges­tion des relé­ga­tions (Zacha­ry et Van­den­ber­ghe, 2002).

Cette hybri­da­tion entre concur­rence et coopé­ra­tion peut s’éclairer à tra­vers la notion de « coopé­ti­tion », emprun­tée aux théo­ries du mana­ge­ment stra­té­gique (Bran­den­bur­ger A. et Nale­buff B., 1996). Celles-ci démontrent com­ment des entre­prises en com­pé­ti­tion, à des moments déter­mi­nés, mettent en com­mun leurs forces et poten­tiels pour tirer un pro­fit com­mun, déve­lop­pant des stra­té­gies d’alliance et de par­te­na­riat en tirant par­ti de leurs inter­dé­pen­dances et de leurs com­plé­men­ta­ri­tés. On pour­rait ain­si ana­ly­ser les stra­té­gies des éta­blis­se­ments sco­laires en iden­ti­fiant quatre modes rela­tion­nels (Bengts­son et Kock, 1999 ; Kas­sou, 2005).

Le mode d’implantation de struc­tures d’immersion lin­guis­tique dans l’enseignement confes­sion­nel bruxel­lois pour­rait se trou­ver éclai­ré par un tel modèle : des éta­blis­se­ments en « posi­tion forte » dans la hié­rar­chie sco­laire ont cher­ché à nouer entre eux des alliances stra­té­giques afin de peser dans la déci­sion d’ouverture de telles classes, de mener une poli­tique de com­mu­ni­ca­tion conjointe à l’égard du public cible et de recru­ter de concert des ensei­gnants rares sur le mar­ché. Ils ont ain­si glis­sé du registre de la concur­rence à celui de la coopé­ti­tion (Lit­tré, 2006).

Instances de concertation et responsabilité collective

Les rela­tions entre éta­blis­se­ments peuvent être pen­sées éga­le­ment selon le modèle de la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive. Celle-ci trouve à s’exprimer au sein d’instances dites de régu­la­tion inter­mé­diaire dont la fonc­tion, par des dis­po­si­tifs de coor­di­na­tion et de concer­ta­tion, est de régu­ler l’enseignement à un niveau inter­mé­diaire entre le niveau micro de l’établissement et le niveau macro cen­tral. En Com­mu­nau­té fran­çaise, dès avant le décret Mis­sions, se sont mis en place, par décrets suc­ces­sifs, les Centres d’enseignement secon­daire (1982), les Conseils de zone (1992) et les Conseils d’entité (1993), orga­ni­sés au sein de chaque réseau ou carac­tère d’enseignement. D’autres ins­tances sont de nature conven­tion­nelle, tels les Conseils d’harmonisation au sein du réseau catho­lique (ensei­gne­ment secon­daire) réunis­sant, à un niveau infra­zo­nal, repré­sen­tants des pou­voirs orga­ni­sa­teurs, ensei­gnants et parents (2003). Les com­pé­tences de ces diverses ins­tances portent soit sur l’affectation de res­sources humaines ou finan­cières soit sur la régu­la­tion de l’offre d’enseignement. Même si les dis­po­si­tions légales n’excluent pas que d’autres champs d’intervention soient pris en compte, avec accord des par­ties, force est de consta­ter que des pro­blé­ma­tiques cru­ciales, telle la ges­tion des flux d’élèves, n’ont guère été prises en compte sous l’angle de stra­té­gies à déve­lop­per ou de poli­tiques concer­tées (Del­vaux, 2004b ; Lit­tré, 2006).

Ain­si, au sein du réseau catho­lique, les Centres d’enseignement secon­daire (CES) appa­raissent-ils sur­tout, au-delà des déci­sions tech­niques de réaf­fec­ta­tion des ensei­gnants — ques­tions qui ne sont cepen­dant pas neutres en termes d’autonomie de ges­tion d’une équipe édu­ca­tive —, comme un lieu d’échange d’informations, rare­ment de débat de fond ou de défi­ni­tion d’une poli­tique com­mune. En matière de construc­tion de l’offre, plus qu’un véri­table rouage de régu­la­tion, les CES consti­tuent une ins­tance de modu­la­tion des rela­tions inter­per­son­nelles. Ils ne portent guère un pro­jet col­lec­tif, sans doute parce qu’ils consti­tuent un « lieu de neu­tra­li­sa­tion réci­proque ». Une dyna­mique de pro­jet col­lec­tif paraît cepen­dant plus pré­sente dans les Conseils d’entité de l’enseignement fon­da­men­tal où l’isolement et l’émiettement des éta­blis­se­ments, voire des pou­voirs orga­ni­sa­teurs, incitent sans doute davan­tage à trou­ver dans la mutua­li­sa­tion des moyens les res­sources per­met­tant de mener à bien des pro­jets d’ordre péda­go­gique non réa­li­sables par cha­cune des écoles.

Quant au Conseil de zone (Cozo), il paraît exer­cer son rôle régu­la­teur pré­vu par le légis­la­teur moins sous la forme d’un pro­ces­sus déci­sion­nel orga­ni­sé et trans­pa­rent que par la ges­tion d’un forum où trouvent à s’exprimer les craintes, les inter­ro­ga­tions, les oppo­si­tions des diverses com­po­santes. Dans l’enseignement secon­daire, le Cozo est ain­si moins un lieu d’examen appro­fon­di de la per­ti­nence des demandes de pro­gram­ma­tion d’options sur la base de don­nées objec­ti­vables qu’un espace de contrôle mutuel entre acteurs locaux, par­ta­gés entre des appar­te­nances plu­rielles, se réfé­rant à leur « exper­tise de ter­rain » et atta­chés à leur auto­no­mie (par­ti­cu­liè­re­ment dans le secon­daire catho­lique où les repré­sen­tants des pou­voirs orga­ni­sa­teurs au Cozo sont le plus sou­vent les direc­tions d’écoles). Des stra­té­gies d’alliance s’y nouent, à tra­vers les­quelles on décèle diverses moda­li­tés de concer­ta­tion selon des logiques de consen­sus, de négo­cia­tion ou de désac­cord (Sain­sau­lieu et Franc­fort, 1995). Au sein de ce champ clos, les anta­go­nismes abou­tissent le plus sou­vent, là aus­si, à une neu­tra­li­sa­tion réci­proque entre acteurs sou­cieux de pré­ser­ver leur « part de mar­ché ». La ges­tion d’un « pot de soli­da­ri­té » pour­rait ain­si être vue tout autant comme le ren­for­ce­ment de formes de soli­da­ri­té inter­éta­blis­se­ments que comme un mode de dis­tri­bu­tion, voire de sous-trai­tance, des pro­blé­ma­tiques scolaires.

Ce modèle de la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive est au cœur aus­si de l’émergence de la notion de bas­sin sco­laire au sein du débat édu­ca­tif et poli­tique depuis la fin des années nonante (Del­vaux et alii, 2005). L’accord gou­ver­ne­men­tal de 2004 en fait un dis­po­si­tif clé, en inter­ré­seaux, d’une opti­ma­li­sa­tion de l’offre et d’une meilleure ges­tion des flux d’élèves entre écoles ain­si que des moda­li­tés de coopé­ra­tion entre celles-ci par l’affectation de res­sources finan­cières et humaines : mise en com­mun de moyens, répar­ti­tion de res­sources telles que l’encadrement, trans­ferts de res­sources humaines ou maté­rielles. Pour les éta­blis­se­ments res­pon­sa­bi­li­sés col­lec­ti­ve­ment, il s’agit de coor­don­ner leurs actions en réfé­rence à des objec­tifs col­lec­tifs (la réduc­tion des inéga­li­tés et des ségré­ga­tions par exemple) fixés par l’autorité cen­trale ou déter­mi­nés par les acteurs eux-mêmes. L’évaluation por­te­rait, non sur l’efficacité de chaque éta­blis­se­ment, mais sur l’efficacité col­lec­tive des écoles inter­dé­pen­dantes au sein du bas­sin. On sait com­bien la mise en place de ces bas­sins sco­laires se heur­ta à de nom­breuses réti­cences ou oppo­si­tions. Il convien­drait sans doute aus­si d’exercer un regard cri­tique sur un tel dis­cours « res­pon­sa­bi­liste » (Duflo, 2010).

Il reste sans doute à ima­gi­ner les condi­tions favo­rables qui per­met­traient l’émergence d’un « pilo­tage par­ta­gé » entre divers éta­blis­se­ments d’un même quar­tier ou d’une même zone, que la dyna­mique soit inter­ré­seaux ou propre à cha­cun d’entre eux. Un tel pilo­tage sup­po­se­rait que se construise un pro­jet col­lec­tif où les déci­sions soient l’aboutissement d’un com­pro­mis expli­cite (à ce titre on pour­rait par­ler d’un pilo­tage négo­cié). Plus qu’un régime de coor­di­na­tion — où une auto­ri­té supé­rieure est ame­née à tran­cher —, ne fau­drait-il pas favo­ri­ser des pro­ces­sus de concer­ta­tion où, par un sys­tème d’incitants, de dif­fu­sion de l’information et d’outillage des déci­sions (tableaux de bord…), se dif­fu­se­rait une culture orga­ni­sa­tion­nelle où les pro­jets locaux trou­ve­raient appui et s’intègreraient dans une dyna­mique plus large ? Dans cette pers­pec­tive, l’autonomie des éta­blis­se­ments se trou­ve­rait certes bali­sée, mais aus­si irri­guée par des formes de régu­la­tion co-construites. « Se construire en construi­sant avec d’autres » (Frin, 2007) pour­rait dès lors être le fil conduc­teur d’une auto­no­mie sou­te­nue par la régulation.

Littré


Auteur

Francis Littré est collaborateur à l'[Institut d'administration scolaire->http://w3.umh.ac.be/inas/] (Université de Mons).