Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
De la coopétition à la concertation institutionnalisée
En Communauté française de Belgique, les relations entre établissements scolaires se développent dans un contexte local où s’enchevêtrent divers modes de régulation. L’autonomie des acteurs de l’école, aux formes et aux périmètres diversifiés, se déploie sur fond d’interdépendances d’intensités variables dans le registre de la « coopétition ». L’émergence d’un « pilotage partagé » entre écoles suppose que se développe une culture de responsabilité collective où l’autonomie locale se trouve soutenue par des formes de régulation concertée.
La question des relations entre les établissements scolaires, présente dès l’origine du système éducatif belge comme en témoignent notamment les épisodes des « guerres scolaires », s’est trouvée posée avec plus d’acuité depuis une vingtaine d’années, sous les effets conjugués d’une mise en évidence de la notion de quasi-marché scolaire, de l’analyse des phénomènes de ségrégation intra- et interétablissements et des inégalités ainsi engendrées, de la prise en compte des modalités de régulation des systèmes éducatifs et de la diffusion d’un modèle managérial dans l’administration scolaire (Dutercq, 2001).
Les relations complexes entre établissements sont à comprendre dans le cadre d’une territorialisation des politiques éducatives, qui s’accompagne d’un foisonnement d’acteurs, de niveaux, d’espaces de référence où peuvent s’affronter diverses conceptions du bien commun. Dans cette perspective, l’établissement (voire l’implantation) tend à devenir l’unité de base du système scolaire, où se déploie une logique nouvelle autour de quelques concepts clés : diversité et hétérogénéité, qualité, mobilisation des acteurs, partenariat, projet… Son autonomie organisationnelle et pédagogique passe par une responsabilisation des acteurs, en particulier du chef d’établissement qui apparait comme un agent de médiation et de contextualisation des politiques éducatives. Conçu comme un « animateur » qui intègre ou crée des réseaux favorisant des dynamiques locales, l’établissement est pris dans un tissu de contraintes, mais aussi d’opportunités, où interagissent de nombreux acteurs : les élèves, les parents, le tissu associatif, les acteurs économiques locaux ou les autres établissements.
Si elle se manifeste en particulier dans trois domaines — l’inscription des élèves, la promotion de l’établissement, la construction de l’offre d’enseignement —, l’autonomie va se jouer dans un réseau d’interdépendances, plus ou moins intenses, plus ou moins nombreuses : l’action des uns dépendra en partie de ce que font les autres. Il y aurait ainsi illusion à considérer que les décisions internes à l’établissement scolaire se feraient sans étroites relations avec l’environnement, dont les autres écoles, à la fois partenaires et concurrentes.
Les relations entre ces établissements s’opèrent selon divers modes de régulation enchevêtrés (Delvaux, 2004a). En Communauté française, elles se nouent dans un paysage institutionnel où la pluralité des réseaux et la diversité des pouvoirs organisateurs ont favorisé la culture d’un sentiment d’appartenance et la défense d’une autonomie aux contours variables.
Chaque réseau a ainsi cherché à structurer des dispositifs formalisés ou informels par lesquels s’exercent des influences mutuelles en matière pédagogique ou organisationnelle. Le réseau catholique s’est montré particulièrement actif par le biais d’associations de directeurs, de structures diocésaines ou congréganistes.
Concurrence, coopération et coopétition
Les régulations des relations entre établissements peuvent être appréhendées en particulier à travers le modèle du quasi-marché scolaire (Zachary et Vandenberghe, 2002). L’accent y est mis sur la concurrence entre les écoles qui cherchent à préserver ou à développer leur attractivité (mesurée en nombre d’élèves et selon le profil de ceux-ci) tout autant que leurs zones d’autonomie. L’intensité de cette concurrence varie cependant en fonction de la position qu’une école occupe dans la hiérarchie des établissements, combinant hiérarchie entre filières et entre options : les écoles en position élevée (potentiel de recrutement important, élèves moins en retard que la moyenne locale, niveau d’enseignement élevé…) se sentiraient ainsi moins exposées. Il y a en outre une véritable segmentation de la concurrence : toutes les écoles ne visent pas le même type de public.
On a pu montrer combien cette pression concurrentielle est contrôlée par certains établissements à l’aide de stratégies actives. Outre des activités somme toute assez classiques de marketing scolaire (recours à la publicité, organisation d’évènements médiatisés…), la « logique de promotion » pénètre plus profondément le fonctionnement des écoles en entrainant des changements dans les choix organisationnels ou pédagogiques : investissements visibles, choix d’options rares, organisation de classes de niveau, tendance à délaisser certaines activités d’enseignement au profit d’activités extraordinaires (van Zanten, 1999). Des logiques de conquête, de rente, de diversification ou d’adaptation traversent ces interdépendances compétitives dont l’enjeu majeur est d’attirer et de retenir les élèves (Maroy et van Zanten, 2007). Divers registres de réputation sont à l’œuvre : l’excellence scolaire, l’excellence technique, la remédiation scolaire, la proximité…
Pourtant, cette dimension concurrentielle du système scolaire n’est généralement ni explicitée ni assumée par les acteurs de l’école, empreints d’une éthique qui dénoncerait ces pratiques.
Dans le cadre de ce quasi-marché, certaines écoles établissent cependant entre elles des rapports de partenariat. Avec les écoles primaires, ces relations portent prioritairement sur le recrutement des élèves (plus que sur la transition primaire-secondaire ou sur la concertation entre enseignants). Il s’agit pour elles de stabiliser les flux d’élèves à l’inscription, dans le cadre d’une stratégie d’intégration verticale. Avec les écoles secondaires sont abordées en priorité les questions relatives à l’orientation des élèves, essentiellement sous la forme d’une gestion des relégations (Zachary et Vandenberghe, 2002).
Cette hybridation entre concurrence et coopération peut s’éclairer à travers la notion de « coopétition », empruntée aux théories du management stratégique (Brandenburger A. et Nalebuff B., 1996). Celles-ci démontrent comment des entreprises en compétition, à des moments déterminés, mettent en commun leurs forces et potentiels pour tirer un profit commun, développant des stratégies d’alliance et de partenariat en tirant parti de leurs interdépendances et de leurs complémentarités. On pourrait ainsi analyser les stratégies des établissements scolaires en identifiant quatre modes relationnels (Bengtsson et Kock, 1999 ; Kassou, 2005).
Le mode d’implantation de structures d’immersion linguistique dans l’enseignement confessionnel bruxellois pourrait se trouver éclairé par un tel modèle : des établissements en « position forte » dans la hiérarchie scolaire ont cherché à nouer entre eux des alliances stratégiques afin de peser dans la décision d’ouverture de telles classes, de mener une politique de communication conjointe à l’égard du public cible et de recruter de concert des enseignants rares sur le marché. Ils ont ainsi glissé du registre de la concurrence à celui de la coopétition (Littré, 2006).
Instances de concertation et responsabilité collective
Les relations entre établissements peuvent être pensées également selon le modèle de la responsabilité collective. Celle-ci trouve à s’exprimer au sein d’instances dites de régulation intermédiaire dont la fonction, par des dispositifs de coordination et de concertation, est de réguler l’enseignement à un niveau intermédiaire entre le niveau micro de l’établissement et le niveau macro central. En Communauté française, dès avant le décret Missions, se sont mis en place, par décrets successifs, les Centres d’enseignement secondaire (1982), les Conseils de zone (1992) et les Conseils d’entité (1993), organisés au sein de chaque réseau ou caractère d’enseignement. D’autres instances sont de nature conventionnelle, tels les Conseils d’harmonisation au sein du réseau catholique (enseignement secondaire) réunissant, à un niveau infrazonal, représentants des pouvoirs organisateurs, enseignants et parents (2003). Les compétences de ces diverses instances portent soit sur l’affectation de ressources humaines ou financières soit sur la régulation de l’offre d’enseignement. Même si les dispositions légales n’excluent pas que d’autres champs d’intervention soient pris en compte, avec accord des parties, force est de constater que des problématiques cruciales, telle la gestion des flux d’élèves, n’ont guère été prises en compte sous l’angle de stratégies à développer ou de politiques concertées (Delvaux, 2004b ; Littré, 2006).
Ainsi, au sein du réseau catholique, les Centres d’enseignement secondaire (CES) apparaissent-ils surtout, au-delà des décisions techniques de réaffectation des enseignants — questions qui ne sont cependant pas neutres en termes d’autonomie de gestion d’une équipe éducative —, comme un lieu d’échange d’informations, rarement de débat de fond ou de définition d’une politique commune. En matière de construction de l’offre, plus qu’un véritable rouage de régulation, les CES constituent une instance de modulation des relations interpersonnelles. Ils ne portent guère un projet collectif, sans doute parce qu’ils constituent un « lieu de neutralisation réciproque ». Une dynamique de projet collectif paraît cependant plus présente dans les Conseils d’entité de l’enseignement fondamental où l’isolement et l’émiettement des établissements, voire des pouvoirs organisateurs, incitent sans doute davantage à trouver dans la mutualisation des moyens les ressources permettant de mener à bien des projets d’ordre pédagogique non réalisables par chacune des écoles.
Quant au Conseil de zone (Cozo), il paraît exercer son rôle régulateur prévu par le législateur moins sous la forme d’un processus décisionnel organisé et transparent que par la gestion d’un forum où trouvent à s’exprimer les craintes, les interrogations, les oppositions des diverses composantes. Dans l’enseignement secondaire, le Cozo est ainsi moins un lieu d’examen approfondi de la pertinence des demandes de programmation d’options sur la base de données objectivables qu’un espace de contrôle mutuel entre acteurs locaux, partagés entre des appartenances plurielles, se référant à leur « expertise de terrain » et attachés à leur autonomie (particulièrement dans le secondaire catholique où les représentants des pouvoirs organisateurs au Cozo sont le plus souvent les directions d’écoles). Des stratégies d’alliance s’y nouent, à travers lesquelles on décèle diverses modalités de concertation selon des logiques de consensus, de négociation ou de désaccord (Sainsaulieu et Francfort, 1995). Au sein de ce champ clos, les antagonismes aboutissent le plus souvent, là aussi, à une neutralisation réciproque entre acteurs soucieux de préserver leur « part de marché ». La gestion d’un « pot de solidarité » pourrait ainsi être vue tout autant comme le renforcement de formes de solidarité interétablissements que comme un mode de distribution, voire de sous-traitance, des problématiques scolaires.
Ce modèle de la responsabilité collective est au cœur aussi de l’émergence de la notion de bassin scolaire au sein du débat éducatif et politique depuis la fin des années nonante (Delvaux et alii, 2005). L’accord gouvernemental de 2004 en fait un dispositif clé, en interréseaux, d’une optimalisation de l’offre et d’une meilleure gestion des flux d’élèves entre écoles ainsi que des modalités de coopération entre celles-ci par l’affectation de ressources financières et humaines : mise en commun de moyens, répartition de ressources telles que l’encadrement, transferts de ressources humaines ou matérielles. Pour les établissements responsabilisés collectivement, il s’agit de coordonner leurs actions en référence à des objectifs collectifs (la réduction des inégalités et des ségrégations par exemple) fixés par l’autorité centrale ou déterminés par les acteurs eux-mêmes. L’évaluation porterait, non sur l’efficacité de chaque établissement, mais sur l’efficacité collective des écoles interdépendantes au sein du bassin. On sait combien la mise en place de ces bassins scolaires se heurta à de nombreuses réticences ou oppositions. Il conviendrait sans doute aussi d’exercer un regard critique sur un tel discours « responsabiliste » (Duflo, 2010).
Il reste sans doute à imaginer les conditions favorables qui permettraient l’émergence d’un « pilotage partagé » entre divers établissements d’un même quartier ou d’une même zone, que la dynamique soit interréseaux ou propre à chacun d’entre eux. Un tel pilotage supposerait que se construise un projet collectif où les décisions soient l’aboutissement d’un compromis explicite (à ce titre on pourrait parler d’un pilotage négocié). Plus qu’un régime de coordination — où une autorité supérieure est amenée à trancher —, ne faudrait-il pas favoriser des processus de concertation où, par un système d’incitants, de diffusion de l’information et d’outillage des décisions (tableaux de bord…), se diffuserait une culture organisationnelle où les projets locaux trouveraient appui et s’intègreraient dans une dynamique plus large ? Dans cette perspective, l’autonomie des établissements se trouverait certes balisée, mais aussi irriguée par des formes de régulation co-construites. « Se construire en construisant avec d’autres » (Frin, 2007) pourrait dès lors être le fil conducteur d’une autonomie soutenue par la régulation.