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Les derniers Belges, coincés entre la mer Morte et l’Atlantique

Numéro 12 Décembre 2010 par David D'Hondt

décembre 2010

Molen­beek, mai der­nier. J’entre en classe. Ce jour-là je donne cours à un groupe d’é­lèves de cin­quième année de l’en­sei­gne­ment pro­fes­sion­nel. Après avoir pris les pré­sences, je demande aux élèves s’ils se sou­viennent de ce qu’on a fait la semaine pré­cé­dente. Et là, sur­prise, Ibra­him m’in­ter­pelle : « Mais vous n’al­lez tout de même pas reprendre le cours comme si de rien n’é­tait ? » […] « Mais Mon­sieur, vous ne voyez pas ce qui est occu­pé à se pas­ser ? » Fouad inter­vient alors : « La crise poli­tique belge, Monsieur ! »

Molen­beek, mai der­nier. J’entre en classe. Ce jour-là je donne cours à un groupe d’élèves de cin­quième année de l’enseignement pro­fes­sion­nel. Après avoir pris les pré­sences, je demande aux élèves s’ils se sou­viennent de ce qu’on a fait la semaine pré­cé­dente. Et là, sur­prise, Ibra­him m’interpelle : « Mais vous n’allez tout de même pas reprendre le cours comme si de rien n’était ? » Je sup­pose alors qu’il y a eu un inci­dent au sein de la classe depuis qu’on s’était vu. Il n’en est rien. « Mais Mon­sieur, vous ne voyez pas ce qui est occu­pé à se pas­ser ? » Fouad inter­vient alors : « La crise poli­tique belge, Monsieur ! »

À la fois sur­pris et me deman­dant s’ils étaient bien sérieux, je pense un moment que leurs inter­pel­la­tions n’étaient qu’une tac­tique d’évitement du cours, un clas­sique. Mais il n’en fut rien. L’angoisse était réelle. « Vous ne vous ren­dez pas compte de ce qui est en train d’arriver ? La fin de la Belgique ! »

Pris de court, j’ai com­men­cé à me rendre compte que les élèves étaient sérieux. Et cette année aus­si, deux classes (l’une de qua­trième et l’autre de cin­quième) m’ont inter­pe­lé sur la pro­blé­ma­tique. « C’est notre pays, on veut com­prendre ! Même si j’ai l’impression que ce sont sur­tout les poli­ti­ciens qui veulent ça. » « Moi je te dis, c’est beau­coup de ciné­ma. Nous, on vit notre vie, on tient le mur. » Illias dira encore qu’en fait « crise poli­tique ou pas, rien ne change ».

La Belgique ? Un championnat de foot

Mal­gré tout, la fin de la Bel­gique était per­çue comme un désastre. « Ce wee­kend, j’étais chez ma tante à Paris. Et bien, vous savez, elle m’a dit “ah, mais chez vous il y a tou­jours quelque chose, après les pédo­philes vous n’avez même plus de pays”», m’explique Fouad. Et de conti­nuer : « Je me tape la honte moi chaque fois que je vais en France…» Bien sûr, les pré­oc­cu­pa­tions sont les leurs : « Ima­gi­nez demain le cham­pion­nat de foot, scin­dé en deux ! » « Ouais on se tape déjà la honte tel­le­ment notre cham­pion­nat est petit, alors là si on le divise, il ne res­sem­ble­ra plus à rien ! » « Et moi je joue en Flandre, qu’est-ce que je vais deve­nir demain ? Vous ima­gi­nez ? Ils vont faire quoi ? Il fau­dra mon­trer son pas­se­port à la fron­tière fla­mande ? » Icham enchaine alors pour me dire qu’«au fond, on est quand même des Belges ». Comme si devant moi je venais d’apercevoir les der­niers Belges, je me rends compte que ces jeunes qui sont tou­jours décrits comme des « jeunes d’origine étran­gère », des Maro­cains, des jeunes qui ne sont ni belges ni maro­cains, qui n’ont pas de chez eux, qui sont même par­fois per­çus comme anti­belges sont en fait plus belges que moi. Alors belges ou pas ces jeunes ?

Bilal me dira : « Vous savez Mon­sieur, au snack je mange des frites comme les Belges ! » Suf­fit-il de man­ger des frites pour être belge ? « En fait, je suis belge, mais pas de la même tra­di­tion que vous. » Et Bilal de conti­nuer : « Alors que vous êtes ce que l’on appelle un “Belge fla­mand”, moi je suis un “Belge maro­cain”. Mais bon, à nos parents, on leur dit pas que l’on est belge… On ne peut pas leur dire qu’on est belge », res­pect des parents oblige.

Bosser en Flandre comme un Polonais

Bruxelles, Wal­lo­nie et Flandre. Trois Régions, mais com­ment sont-elles per­çues par ces jeunes ? L’avenir de Bruxelles fait peur à ces jeunes Bruxel­lois. « Qu’est-ce que l’on va deve­nir si la Bel­gique se sépare ? » Coin­cés entre d’un côté une Wal­lo­nie qu’ils ne connaissent que trop peu et une Flandre qu’ils per­çoivent par­fois comme une terre hos­tile, ces jeunes s’inquiètent du sort de leur Région. « On est des Bruxel­lois nous mon­sieur ! Des jeunes comme nous il n’y en pas au Maroc. Même notre coupe de che­veux elle a un nom là-bas, on dit que c’est celle de l’immigré ! » L’intervention de Moha­med est rapi­de­ment sui­vie d’une ques­tion : « Si demain Bruxelles fait par­tie de la Flandre, va-t-on devoir apprendre le fla­mand ? » La ques­tion, posée par un élève qui suit déjà des cours obli­ga­toires de néer­lan­dais, est d’autant plus inté­res­sante. Le déca­lage est réel entre la réa­li­té que vivent ces jeunes et l’apprentissage du néer­lan­dais (dont les résul­tats sont majo­ri­tai­re­ment catas­tro­phiques) à Bruxelles aujourd’hui. Ce qui fait dire à Ali que « le seul point posi­tif d’une sépa­ra­tion où l’on n’aurait plus rien à voir avec la Flandre sera le fait qu’on ne sera plus obli­gé d’apprendre le flamand ! ».

Serrer son cul en Flandre

Face à la sépa­ra­tion, les jeunes ne per­çoivent pas Bruxelles comme pou­vant sur­vivre seule. Au lieu d’un rat­ta­che­ment à l’une ou l’autre Com­mu­nau­té, ils parlent plus d’«aller là-bas » comme si Bruxelles allait tout sim­ple­ment dis­pa­raitre. Et, alors que le regard qu’ils portent sur la Wal­lo­nie fait l’unanimité, ils sont plus par­ta­gés lorsqu’il s’agit de la Flandre. « Vous devez com­prendre quelque chose Mon­sieur : la Wal­lo­nie, c’est la mer Morte alors que la Flandre, c’est l’Atlantique ! » Et Yous­sef pour­suit : « Si demain la Bel­gique se sépare, moi je vais vivre en Flandre. J’irai “ziyar” mon cul en Flandre ! » Ziyar ? « Ser­rer mon cul ! Je vais bos­ser comme un Polo­nais. » Nadia, elle, explique qu’en fait les Fla­mands et la Flandre, ils connaissent bien : « En fait on parle sou­vent des Fla­mands, mais, nous les Maro­cains, on va tous à la ferme en Flandre cher­cher notre lait et tout ça… Le mou­ton pour la fête du sacri­fice aus­si. » De quoi leur faire croire qu’ils sont ou seront mieux accep­tés en Flandre que les fran­co­phones ne le sont aujourd’hui. « Vous savez j’ai remar­qué quelque chose : vous, Fla­mands et fran­co­phones, vous n’allez jamais vous entendre. Vous n’allez jamais par­ler la langue de l’autre. Mais, par contre, en Flandre ils ne sont pas si racistes que ça, la seule condi­tion, c’est de par­ler leur langue. Et vous savez si vous par­lez leur langue, ils vous accep­te­ront même mieux que les fran­co­phones ne nous acceptent ! ». Expé­rience vécue, ana­lyse de la situa­tion de la péri­phé­rie bruxel­loise, Yous­sef ne pré­ci­se­ra pas d’où il tire son analyse.

Ces Flamands qui font peur

Nom­breux sont les élèves qui ont peur du pays fla­mand. Preuves à l’appui : « Les Fla­mands, ils font peur, ils sont sou­vent racistes. » « Moi je n’aime pas aller en Flandre, j’ai peur quand je vais là-bas. On me regarde de tra­vers. » « Moi j’ai peur, j’habite à Asse alors…» D’ailleurs, l’an der­nier, lors d’un tra­vail à par­tir de cartes, j’avais deman­dé aux élèves de situer sur une carte de Bruxelles (qu’ils avaient préa­la­ble­ment ima­gi­née) les zones où ils se sen­taient en insé­cu­ri­té. Deux zones étaient appa­rues : les « beaux » quar­tiers où ne vivent que des « Belges », car ils deve­naient tout d’un coup les « seuls musul­mans dans la rue », mais sur­tout les zones où, d’après eux, vivent un nombre impor­tant de Fla­mands. Et ils avaient aus­si été plu­sieurs à ajou­ter sur la carte des lieux situés en péri­phé­rie comme Zaven­tem ou Ter­vu­ren en m’expliquant qu’ils s’y rendent pour un job étu­diant ou pour se pro­me­ner, par exemple, mais cela n’empêche pas une impres­sion d’insécurité du fait d’être en Flandre.

Que pen­ser du rat­ta­che­ment à la France ? « Ouille, ça craint Mon­sieur, ils sont trop ser­rés là-bas. » Ils expliquent ne pas se sen­tir fran­çais ou avoir un lien avec la France. À en croire les pro­pos de ces jeunes, ils se sentent bien plus Belges qu’on ne le dit d’habitude. À force de par­ler d’eux en termes de « jeunes d’origine étran­gère », on a peut-être fini par oublier que ce n’est qu’une origine…

Les der­niers Belges, on les trou­ve­ra peut-être bien par­mi eux.

David D'Hondt


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