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Les clivages structurent-ils encore la société ?
Au mois d’avril, un débat réunissait Vincent de Coorebyter, Jean De Munck et Dave Sinardet autour d’un dossier des Cahiers hebdomadaires du Crisp consacré aux « Clivages et partis politiques en Belgique », dont Vincent de Coorebyter est l’auteur. Plusieurs questions soulevées par le Crisp ont été débattues : est-il encore fécond de lire la société et les partis en leur appliquant la théorie de Lipset et Rokkan sur les clivages ? Les clivages recouvrent-ils la même réalité en Flandre et en Communauté française ? Le clivage centre-périphérie est-il devenu incontrôlable et dominant ? Ne serait-il pas pertinent de distinguer un clivage supplémentaire entre le productivisme et l’antiproductivisme ? Et enfin, quel lien établir avec les piliers ? Les textes ici réunis reprennent les interventions de cette soirée.
Les clivages selon Lipset et Rokkan : un modèle revisité
Vincent de Coorebyter
La théorie des clivages est une théorie comparatiste de l’offre politique, qui met en avant une double constante, dans l’espace et dans le temps. Dans leur texte fondateur, qui date de 1967, Lipset et Rokkan1 ont montré que, en 1967 comme en 1920 dans tous les pays d’Europe de l’Ouest, l’offre politique se compose des mêmes types de partis, qui se réfèrent à une même série de courants idéologiques.
Or cette double constante n’est pas un simple état de fait, qui pourrait s’expliquer par la force conjuguée du mimétisme et de l’inertie. Lipset et Rokkan montrent que l’étroitesse de l’offre politique s’enracine dans la société et, ultimement, dans l’histoire. Résumée au plus court, la théorie des clivages est une théorie de la dérivation des partis sur la base de l’histoire de l’Europe, du XVIe siècle au milieu du XXe siècle.
Ces lignes de force de la théorie suggèrent par elles-mêmes ses éventuels points faibles, qui découlent de cet appel à l’histoire. D’une part, comment expliquer que l’histoire, qui est foisonnante, irrégulière et, pour une part, spécifiquement nationale, puisse produire de telles régularités dans l’espace et dans le temps ? D’autre part, comment se satisfaire aujourd’hui d’une théorie fondée sur une coïncidence frappante entre l’offre politique de 1920 (moment où le suffrage universel achève de se généraliser) et celle de 1967, alors que l’offre actuelle est sensiblement différente, comme en atteste la présence de partis écologistes et de partis d’extrême droite qui étaient inexistants ou confidentiels à l’époque ?
De fait, le modèle des clivages établi il y a près d’un demi-siècle ne doit en aucune manière être sacralisé, ou rester figé : l’objectif du Courrier hebdomadaire2 du Crisp numéro 2000 est au contraire de le remettre à l’épreuve de la manière la plus empirique, c’est-à-dire en le confrontant au cas particulier de la Belgique tel qu’il se présente aujourd’hui. Or le cas de la Belgique donne immédiatement de la consistance aux deux points faibles potentiels que je viens d’évoquer.
**Les points faibles du modèle
Le premier point faible réside dans l’explication des régularités : malgré une remarquable percée, cette explication reste doublement problématique dans le texte fondateur de Lipset et Rokkan.
D’une part, le modèle pèche par excès de formalisme lorsqu’il professe que tous les clivages proviennent de deux révolutions de grande ampleur, la révolution nationale et la révolution industrielle, qui produiraient chacune deux clivages relevant de deux axes différents, l’un appelé « fonctionnel » et l’autre « territorial ». Cette construction débouche sur une fascinante mise en ordre : la révolution nationale susciterait, sur l’axe fonctionnel, le clivage Église-État, et, sur l’axe territorial, le clivage centre-périphérie ; de même, la révolution industrielle provoquerait, sur l’axe fonctionnel, le clivage possédants-travailleurs, et, sur l’axe territorial, le clivage ville-campagne. Mais une fois le plaisir dû à la symétrie dissipé, on observe que le fait religieux, dans cette théorie, alimente aussi bien un clivage territorial, en constituant un des motifs de la résistance politique de diverses périphéries, qu’un clivage fonctionnel, à savoir le clivage Église-État. Dans le même esprit, on peut se demander si le clivage ville-campagne est bien d’ordre territorial alors que, de l’aveu même de Lipset et Rokkan, il désigne une opposition entre des intérêts économiques divergents. Pourquoi l’opposition entre intérêts d’ordre économique est-elle qualifiée de fonctionnelle quand elle concerne les possédants et les travailleurs, et de territoriale quand elle concerne l’industrie et l’agriculture ? Cette dernière opposition paraît tout aussi fonctionnelle que la première puisque Lipset et Rokkan baptisent également, à diverses reprises, ce clivage de « clivage agriculture-industrie»…
Ces critiques du formalisme peuvent paraître secondaires, mais le problème posé par l’excès de formalisme prend toute son importance lorsqu’il s’agit de s’interroger sur l’existence de nouveaux clivages. C’est ainsi qu’un des meilleurs spécialistes des clivages, Daniel-Louis Seiler, range les partis écologistes dans la lignée des partis agrariens : il préserve ainsi la symétrie du modèle en évitant de reconnaître une nouvelle tendance partisane ou un nouveau clivage, mais en faisant l’impasse sur le fait qu’en Belgique comme dans d’autres pays le cœur de l’électorat des partis écologistes ne se recrute pas dans les campagnes mais dans les villes.
D’autre part, et toujours en lien avec la question des motifs de la régularité des systèmes de partis dans l’espace et dans le temps, le texte de Lipset et Rokkan pèche aussi par un certain défaut de formalisme, comme si toute leur attention s’était portée sur la construction de leur jeu d’oppositions. Outre qu’ils ne définissent nulle part le terme même de clivage, la dénomination de certains clivages varie dans leur texte, sans motif explicite, et l’ordre dans lequel sont énoncés les termes composant un clivage varie également, notamment pour le clivage « Église-État » qui est aussi appelé « État-Église », toujours sans explication.
Il découle de tout ceci un sentiment d’incertitude quant aux motifs ultimes d’apparition des clivages et des partis, comme s’il fallait s’en remettre au bel ordonnancement des deux révolutions fondatrices, nationale et industrielle, et des deux types d’axes sur lesquels inscrire les clivages, territorial ou fonctionnel. Or c’est précisément cet ordonnancement qui empêche de faire un sort satisfaisant aux partis écologistes, mais aussi aux partis d’extrême droite. Comme ils l’ont fait en 1967 à propos de la période de l’entre-deux-guerres, Lipset et Rokkan n’offrent d’autre solution que d’assimiler l’ultranationalisme à une forme extrême de position centralisatrice, ce qui paraît nettement insuffisant face à certaines caractéristiques des mouvements fascistes ou racistes. Le second point faible potentiel du modèle des clivages — son caractère daté, les partis d’extrême droite pouvant rester marginaux dans le modèle en 1967 mais plus aujourd’hui — rejoint ainsi son premier point faible, la difficulté à rendre compte des régularités de l’offre politique sans l’expliquer de manière circulaire, sans intégrer tout parti dans une construction doublement binaire (deux révolutions et deux axes) qui présuppose précisément qu’il y a de la régularité à l’œuvre…
**Réinterprétation socio-historique
Ces remarques trop sévères ne signifient pas qu’il faille abandonner le modèle de Lipset et Rokkan : elles suggèrent simplement de s’en emparer sans parti pris, à la recherche, pourquoi pas, d’une explication plus transversale et actualisée de l’apparition de partis politiques de différentes tendances. Or la fréquentation de bons exposés d’histoire de Belgique fait naître par elle-même une modélisation alternative, plus sociohistorique que le formalisme de Lipset et de Rokkan qui devait beaucoup, en 1967, au courant fonctionnaliste encore vivace dans l’anthropologie anglo-saxonne.
Ce qui frappe en effet, quand on s’intéresse à la naissance des partis en Belgique, c’est que chaque parti qui s’installera dans la durée est né à l’initiative d’une fraction de la population qui s’était déjà fortement organisée pour réagir à ce qu’elle estimait être une menace ou une injustice. En 1846, à une époque où les catholiques sont dominants et ont fait adopter une loi et un règlement qui permettent la mainmise de l’Église sur l’école primaire, on assiste à la création du Parti libéral à l’initiative de cercles anticléricaux, dont la franc-maçonnerie. En 1885, dans un contexte de misère populaire qui conduira aux émeutes de 1886, on assiste à la création du Parti ouvrier belge au cours d’un congrès auquel participent cinquante-neuf sociétés ouvrières. En 1860, vingt ans après la naissance du mouvement flamand, on assiste à la création du Meetingpartij, qui sera suivie en 1919, au lendemain d’une guerre au cours de laquelle des soldats flamands seraient morts en masse pour des raisons linguistiques, par la création du Frontpartij, puis par celle d’autres formations flamingantes. Symétriquement, le Parti catholique, expression des couches sociales, économiques et idéologiques dominantes au XIXe siècle, ne se structure que tardivement, au cours d’un long processus qui va de 1884 à 1945 : le pôle dominant ne se prolonge sous forme de parti que lorsque sa domination vacille.
Après vérification, ce simple constat permet d’avancer une hypothèse plus générale, d’ordre sociologique : la constitution d’un clivage s’opère selon un processus en trois temps rigoureusement ordonné, chaque strate constitutive d’un clivage relayant et renforçant la précédente. Le premier temps est celui de la prise de conscience, dans une partie de la société, d’un déséquilibre, d’une menace ou d’une injustice majeure, ou ressentie comme telle, portant sur un enjeu de grande importance, qui touche concrètement la vie des personnes. Le deuxième temps est celui de l’auto-organisation de citoyens décidés à réagir contre ce déséquilibre, et qui se regroupent au niveau de la société civile pour réclamer des réformes permettant un rééquilibrage. Le troisième temps est celui de la création d’un ou de plusieurs partis politiques à l’initiative de cette société civile organisée qui cherche, par cette création, à participer directement à la décision politique pour se donner plus de chances d’obtenir les réformes escomptées.
Ce processus en trois temps, qui me paraît à l’œuvre dans les trois clivages classiquement reconnus en Belgique (Église-État, possédants-travailleurs, centre-périphérie), permet de définir la notion de clivage dans des termes généraux : un clivage est une division profonde sur un enjeu majeur, fondée sur un sentiment de domination qui conduit des groupes et ensuite des partis à s’organiser pour lutter contre cette domination, ce qui engendre des tensions persistantes avec la partie de la société qui se voit ainsi contestée.
Outre qu’elle possède à la fois un contenu précis et une structure interne — dont on peut retrouver, après coup, plus que des linéaments dans le texte de Lipset et Rokkan —, cette définition présente l’avantage de clarifier la relation entre les partis et les clivages. Non que ce soient les partis qui créent les clivages comme on le croit souvent, ce sont les clivages qui débouchent, au terme de leur constitution, sur la création de partis politiques, à l’initiative, en un premier temps, du pôle dominé du clivage en voie d’achèvement. Ceci explique le fait que les partis politiques inscrits dans la durée possèdent au départ un profil idéologique très précis et un potentiel électoral non négligeable, à savoir la partie de la société qui partage le combat des organisations qui ont suscité la création de ces partis. Le modèle des clivages permet ainsi d’expliquer la constance, dans l’espace et dans le temps, des principaux partis politiques : ils correspondent aux enjeux majeurs qui se sont imposés dans toute l’Europe de l’Ouest au cours des derniers siècles, et qui n’ont pas disparu en quelques décennies compte tenu de l’ampleur de la domination initialement ressentie, d’une part, et de l’ampleur de la réaction organisée contre cette domination, d’autre part.
**La domination
En d’autres termes, et pour en finir avec les remarques générales, le modèle des clivages ainsi revisité possède un vecteur d’explication transversal, le sentiment de domination (la domination pouvant être matérielle comme symbolique), qui rend compte aussi bien de la persistance que de l’éventuelle disparition d’un clivage, réalité éminemment historique comme l’avaient bien vu Lipset et Rokkan.
Un clivage peut persister vu l’ampleur des enjeux qu’il charrie, vu la profondeur de la domination initiale, et vu la détermination des forces qui combattent cette domination. Un clivage peut conduire à un rééquilibrage seulement partiel, et donc insuffisant pour démobiliser la contestation. C’est manifestement le cas du clivage possédants-travailleurs, qui perdure et qui mute au fil des transformations du système économique. Un clivage peut aller jusqu’à l’inversion du rapport de force initial, et provoquer ainsi la mobilisation du pôle qui était préalablement dominant, au risque d’une radicalisation mutuelle. C’est manifestement le cas du clivage centre-périphérie en Belgique, avec la naissance successive du mouvement flamand dès 1840, du mouvement wallon à la fin du XIXe siècle et d’un mouvement bruxellois aujourd’hui, chacune de ces scansions traduisant la domination ressentie par les différentes composantes de l’État, qui se vivent toutes désormais comme des « périphéries ».
Un clivage peut aussi persister malgré une pacification organisée, consacrée par le droit : des « pactes » de différentes natures peuvent satisfaire les attentes prioritaires de chacun des univers qui s’opposaient, tout en perpétuant des divergences d’intérêts du fait même que ces pactes institutionnalisent les mondes en présence. C’est manifestement le cas du clivage Église-État, auquel l’évolution des mentalités a fait perdre beaucoup de son acuité au quotidien, mais qui subsiste, entre autres choses, du simple fait de s’être incarné dans des institutions scolaires, des établissements de soins et d’assistance et des organisations cultuelles et philosophiques qui veillent au respect de la parole donnée et qui entretiennent la mémoire des antagonismes initiaux. La difficile question des relations entre clivages et piliers pourrait donc être retravaillée à la lumière de la définition ici proposée du terme de clivage.
**Nouvelles offres politiques
Le modèle des clivages ainsi revisité permet-il de rendre compte de l’installation durable de partis écologistes et de partis d’extrême droite dans le paysage politique ? Il fournit en tout cas des critères clairs pour en décider. Plutôt que de chercher, face à de nouveaux partis, une éventuelle révolution européenne de grande ampleur qui se traduirait sur un axe fonctionnel et sur un axe territorial, on peut vérifier plus simplement si l’on observe, pour chaque type de parti, la formation successive des trois strates constitutives d’un clivage. Ce critère présente notamment l’intérêt de ne pas mettre tous les nouveaux partis dans le même sac, comme on l’a fait pendant un temps en considérant que les partis écologistes et les partis d’extrême droite formaient ensemble une offre politique nouvelle, d’ordre postmatérialiste, alors que tout les oppose par-delà leur naissance (ou leur renaissance) plus ou moins simultanée.
En ce qui concerne les partis écologistes, dont je doutais au départ qu’ils révèlent l’existence d’un nouveau clivage, l’application du modèle revisité conduit à une conclusion limpide : on discerne sans difficulté, dans la période correspondant à la genèse de ces partis, les trois strates successives constitutives d’un clivage. Le fonctionnement du système de production des Trente Glorieuses a en effet conduit, dès les années soixante, à de vives réactions quant aux effets pervers du productivisme et du consumérisme sur l’environnement, la santé, la qualité de la vie et la vie en société. Ce point faisant l’objet d’un long chapitre dans le Courrier hebdomadaire, je me permets d’y renvoyer afin de me limiter ici à deux remarques.
D’une part, la dénomination que j’ai proposée pour ce clivage — « productivisme-antiproductivisme » — n’est pas tout à fait satisfaisante. Le productivisme constitue bien la cible, la menace, le vecteur de déséquilibre dénoncé par l’ensemble de la mouvance écologiste, dont les organisations qui ont fondé, en Belgique, les partis Écolo et Agalev. Par contre, le terme d’«antiproductivisme » est construit de manière simplement négative, à la différence des dénominations données par Lipset et Rokkan pour chacun des seconds pôles des divers clivages (« État », « travailleurs », « périphérie », « campagne »). Au plan sémantique, le terme d’antiproductivisme est exact mais possède une signification trop pauvre, réduite à une simple opposition. Le problème étant que la dénomination positive qui vient le plus naturellement à l’esprit en l’occurrence, à savoir « écologie », se confond trop étroitement avec le nom de certains partis, ce qui n’est pas non plus conforme à la pratique consacrée par le modèle. Il y a donc ici matière à débat et à la contribution de chacun.
**Clivage ou consensus environnemental ?
D’autre part, il peut paraître étrange de reconnaître un clivage autour des enjeux environnementaux au moment où un consensus planétaire se dessine à leur sujet. Ce n’est pourtant pas un motif suffisant pour reculer devant la conclusion que dicte la grille d’analyse : c’est plutôt l’occasion d’en rappeler certaines caractéristiques.
Tout d’abord, la notion de clivage cerne prioritairement le processus de naissance de certains partis, sans préjuger d’évolutions ultérieures. Il ne faut donc pas projeter rétrospectivement l’apparent consensus actuel sur la période 1960 – 2000, au cours de laquelle le clivage autour du productivisme était manifeste.
Ensuite, il n’y a rien d’étonnant à ce que les oppositions initiales s’assouplissent et à ce que des convergences apparaissent. Outre le fait que ces convergences restent partielles — la lutte contre le réchauffement climatique n’est qu’un élément du projet de société de la mouvance antiproductiviste —, elles sont parfaitement classiques : elles rappellent la façon dont, après les dramatiques événements de 1886, la question sociale s’est imposée à tous les partis, sans jamais quitter l’agenda politique depuis lors ni, pour autant, transformer le système économique en fonction des seules préoccupations sociales.
Il faut noter enfin que la situation actuelle, qui voit les écologistes eux-mêmes revendiquer une position conciliatrice qui conjuguerait croissance économique et développement durable, n’a rien d’inédit non plus dans le contexte d’un clivage : la plupart des partis de gauche ont fait de même sur fond de clivage possédants-travailleurs en endossant successivement le compromis social-démocrate, keynésien, social-libéral, etc., c’est-à-dire des positions très éloignées du socialisme originel. Le suffrage universel est un vecteur de développement de nouveaux clivages, puisqu’il légitime la contestation et lui donne une issue politique potentielle, mais le même suffrage universel encourage tous les partis à atténuer leur positionnement de départ pour mordre sur un électorat plus large. Dans le modèle revisité que je propose, les positions des partis ne suffisent pas à vérifier si un clivage subsiste : il faut surtout vérifier le degré d’engagement des organisations de la société civile — parmi lesquelles les représentants d’intérêts économiques —, et l’existence ou non de positions antagonistes entre différents types d’organisations. Or, sur ce point, il n’y a aucun doute quant aux divergences qui fracturent la société civile autour des enjeux environnementaux, pas plus qu’il n’y a aucun doute quant à la sévérité des associations écologistes à l’égard de l’action des partis politiques, y compris les Verts, dans différents dossiers : comme dans les autres clivages, c’est la société civile qui reste le fer de lance des revendications les plus pointues. Un clivage, qui prend toujours naissance dans la société civile, ne se mesure pas à l’aune du réalisme politique.
**Les partis d’extrême droite
En ce qui concerne enfin les partis d’extrême droite, le modèle des clivages revisité conduit à une conclusion complexe, mais qui présente l’intérêt de clarifier certains critères. Pour intégrer ces partis dans le modèle, il faut poser l’hypothèse qu’ils sont nés en réaction à une domination ressentie par une partie de la population sur un enjeu majeur. Il faut donc vérifier, aussi choquant que cela paraisse, s’il existe un clivage cosmopolitisme-identité, qui se serait constitué en réaction à une domination cosmopolitiste ou multiculturaliste au sein de la société. Il convient en effet, dans le modèle revisité, de réserver le premier terme d’un clivage déterminé au pôle dominant qui suscite l’apparition de ce clivage, de manière à conserver la mémoire de sa dynamique originelle : d’où les dénominations de clivage « possédants-travailleurs », « centre-périphérie », et « Église-État » en ce qui concerne le clivage philosophique en Belgique, caractérisé par la supériorité initiale des catholiques (en Belgique, mais non en France, ce qui est sans doute la raison pour laquelle Lipset et Rokkan, très marqués par la Révolution française, utilisent aussi le couple « État-Église » pour désigner ce clivage).
L’hypothèse d’un clivage cosmopolitisme-identité doit donc être posée, mais on en discerne aussitôt la faiblesse. Il est difficile de reconnaître sans réserve un sentiment de domination — alimenté par une menace, un déséquilibre ou une injustice — dans le chef d’autochtones outrés par les positions de pouvoir conquises par les immigrés. Si on imagine bien quelles lois et quels discours peuvent alimenter un tel sentiment, il paraît au moins aussi évident qu’un déséquilibre inverse est subi, non par les autochtones, mais par les allochtones, ce qui devrait plutôt conduire à l’apparition d’un clivage identité-cosmopolitisme.
En serrant davantage l’analyse — ici encore, je renvoie à un long développement publié dans le Courrier hebdomadaire —, la conclusion la plus conforme aux faits semble la suivante : nous avons affaire en l’occurrence à un clivage ambigu et incomplet. Ambigu parce que deux sentiments de domination se font plus ou moins face et revendiquent le même degré d’évidence : le modèle de société multiculturaliste domine au plan idéologique et médiatique (voire législatif), tandis que les positions politiques, économiques et sociales les plus élevées restent largement l’apanage des populations autochtones, les allochtones subissant diverses discriminations. Mais ce clivage ambigu, qui ne fait pas l’objet d’un accord unanime quant à son pôle dominant, est de surcroît incomplet, et même doublement incomplet. D’une part, les populations issues de l’immigration ont réagi aux difficultés subies en s’organisant massivement par la voie associative, mais sans créer de partis politiques destinés à défendre leurs intérêts : dans l’hypothèse où il faudrait parler ici d’un clivage identité-cosmopolitisme, la troisième composante de ce clivage, à savoir la création de partis politiques défendant le pôle dominé, fait défaut. D’autre part, le malaise des autochtones a débouché sur une poussée électorale des partis d’extrême droite, mais sans passer par une intense auto-organisation de la société civile : dans l’hypothèse où il faudrait parler ici d’un clivage cosmopolitisme-identité, la deuxième composante de ce clivage fait cette fois défaut. Cette dernière incomplétude — le faible enracinement des partis d’extrême droite dans la société civile — explique d’ailleurs peut-être, pour partie, la volatilité électorale particulièrement marquée des partis d’extrême droite en Europe.
La question des partis d’extrême droite mériterait assurément de plus amples développements. Elle permet en tout cas de rappeler que l’objectif du modèle des clivages n’est pas d’inscrire toute l’offre politique dans une des cases du modèle : il n’a pas vocation à rendre compte de tout, mais seulement de la dynamique propre aux clivages, rééquilibrages, inversions des rapports de force et dynamiques de pacification incluses. Sans aller jusqu’à se revendiquer de l’idéal popperien de falsifiabilité, qui n’aurait aucun sens dans un domaine éminemment historique, le modèle des clivages gagne à user de critères clairs d’inclusion et d’exclusion, sans hésiter à abandonner certains phénomènes politiques à d’autres interprétations. Il n’est de toute façon pas sûr, quoi qu’en dise Hegel, que tout ce qui est réel soit rationnel.
Un clivage peut en cacher un autre, anciens et nouveaux clivages en Belgique
Dave Sinardet
L’on s’attendra peut-être à ce que, dans ma réaction à l’analyse très claire, convaincante et stimulante de Vincent de Coorebyter, je me centre sur le clivage que je connais le mieux, c’est-à-dire le clivage centre-périphérie ou, dans le contexte belge, le clivage communautaire. Mais pour ne pas devenir trop prévisible, je vais plutôt me focaliser sur les nouveaux clivages, qui ont fait leur apparition ces dernières décennies.
Plus précisément, je voudrais m’attacher à l’une des premières critiques qui ont été émises envers le modèle de Lipset et Rokkan, déjà dans les années septante, par Ronald Inglehart, sociologue et politologue américain. Celle-ci a aussitôt mené à l’identification d’un nouveau type de clivage, mais aussi au développement d’une autre « manière », d’une autre méthodologie pour tracer les clivages. Bien que ce « nouveau » clivage n’ait plus grand-chose de la « nouveauté » après plus de trois décennies et que son identification ait également été sujette à des critiques, je veux quand même m’y attarder parce qu’au vu des évolutions politiques de ces dernières années en Belgique, mais aussi dans d’autres pays d’Europe occidentale, ce clivage, ou en tout cas une version redéfinie et complétée, me semble avoir regagné de la pertinence. Il permet de développer une nouvelle vision sur la place des partis écologistes et des partis d’extrême droite, pas nécessairement dans « la » théorie des clivages (celle de Lipset et Rokkan), mais dans « une » théorie des clivages. Il me semble donc qu’il aurait mérité plus de place dans l’analyse de Vincent de Coorebyter, qui y réfère seulement dans un alinéa, pour tout de suite l’écarter. Le clivage en question a été défini par Inglehart comme clivage matérialisme-postmatérialisme, lequel sera redéfini plus tard en clivage tradionalisme-postmodernisme.
**La révolution silencieuse
Je voudrais d’abord situer la « découverte » de ce nouveau clivage dans le cadre de la critique plus large d’Inglehart envers le modèle de Lipset et Rokkan. Son analyse part du fait qu’aux trois révolutions traditionnelles dont parlent Lipset et Rokkan s’est ajoutée, notamment à partir des années soixante et septante, une nouvelle révolution de type postindustriel. Une révolution qu’il a appelée silencieuse (The silent revolution, titre du livre dans lequel l’analyse est développée), silencieuse parce que comparée aux révolutions classiques, elle n’a pas eu besoin de violence ou de force pour s’accomplir et parce qu’elle s’est développée sans que les acteurs de cette révolution eux-mêmes ne le réalisent.
Cette révolution silencieuse repose sur la perte d’importance des clivages traditionnels. Pour expliquer cela, Inglehart emprunte notamment à la psychologie et plus précisément à la pyramide des besoins de Maslow : parce que le niveau de prospérité dans la société a augmenté, après la Seconde Guerre mondiale, pour les nouvelles générations, les besoins matériels qui étaient notamment définis dans le cadre du clivage possédant-travailleur devenaient moins prioritaires et purent être remplacés par des besoins plus immatériels. Et autour de ces besoins immatériels, selon Inglehart, se seraient constitués des systèmes de valeurs postmatérialistes, basés sur la qualité de vie et l’expression personnelle, autour desquels sont nés de nouveaux conflits et, selon lui, un nouveau clivage.
Plus tard, Inglehart verra l’évolution vers des valeurs postmatérialistes comme un aspect d’une évolution plus générale vers des valeurs postmodernistes. Celles-ci peuvent alors être situées dans un clivage entre traditionalisme et postmodernisme. Quelles sont alors précisément ces valeurs postmodernistes ? Cela dépend en partie des auteurs et des études, mais on peut notamment inclure la défense de l’environnement (il y a là l’élément clef du clivage productivisme-antiproductivisme, dont parle Vincent de Coorebyter, mais ce n’est qu’un élément parmi d’autres qui constituent la totalité du système de valeurs postmatérialiste), mais aussi le pacifisme, l’égalité homme-femme, les droits des homosexuels, l’antiracisme, la tolérance, les droits des minorités ethniques… auxquels s’ajoutent des souhaits de plus de participation politique, d’un renforcement et renouvellement de la démocratie, voire d’une évolution vers la démocratie directe, etc.
**Les valeurs des électeurs
On pourrait se demander si, de cette façon, on ne met pas beaucoup d’éléments dans un clivage ou sous un même dénominateur. C’est là qu’interviennent le travail empirique entrepris notamment par Inglehart et une autre approche que celle de Lipset et Rokkan pour identifier les clivages. Inglehart se base sur des études électorales comparatives dans de nombreuses « sociétés industrielles avancées », sur le système de valeurs des électeurs et de l’opinion publique. Ainsi, il a démontré sur une très longue période allant des années septante à nos jours que les positions postmatérialistes formaient bien un système de valeurs, puisque chez beaucoup de personnes, elles se regroupent autour d’un pôle. En même temps, il a aussi constaté que les positions inverses formaient aussi un tout, un système de valeurs matérialistes, chez une autre partie de l’électorat. C’est ainsi qu’Inglehart en est venu à définir ce qu’il a appelé des clivages de valeurs autour de cet axe. En même temps, il constate que le lien classique entre classe sociale et comportement électoral devient de moins en moins important.
Inglehart a constaté que, pour un nombre grandissant de personnes, ces valeurs sont devenues des motivations électorales importantes et donc que le comportement électoral s’est en partie polarisé autour de ce clivage depuis 1970. Ainsi, des votes pour des partis que l’on situerait plutôt sur les « anciens clivages » s’avéraient plutôt inspirés par le nouveau clivage, selon les études comparatives entreprises par le sociologue. Pour prendre un exemple belge et ainsi quand même en venir au clivage communautaire (chassez le naturel, il revient au galop), Inglehart situe la Volksunie et le FDF des années septante, pas tant sur le clivage classique centre-périphérie que sur ce nouveau clivage matérialiste-postmatérialiste. Selon lui, beaucoup d’électeurs de ces deux partis « communautaires » belges votaient, du moins en partie, sur la base de désirs de changement, inspirés par des valeurs postmatérialistes. Cela n’est pas trop surprenant, car si l’on analyse les programmes politiques de ces partis dans cette période, on constate que le FDF a été l’un des premiers partis à développer certaines idées de renouvellement urbain, de politique écologique, avant la naissance d’Écolo.
La VU s’est fortement profilée comme parti de renouvellement démocratique, s’attaquant au système politique sclérosé, contre le pouvoir des piliers, des partis traditionnels, etc. L’aile gauche de la VU s’est en plus nettement profilée sur les valeurs postmatérialistes : pacificisme (élément historiquement présent dans le mouvement flamand), égalité homme-femme, etc. Bien sûr, le positionnement « postmatérialiste » n’était pas sans ambiguïté à la VU, puisque ce parti compte aussi une aile beaucoup plus conservatrice et matérialiste. Jusqu’à la naissance du Vlaams Blok, à partir d’une dissidence de la VU qui contestait le pacte d’Egmont, le parti comprenait même une frange nationaliste très dure. Toutefois, l’on pourrait dire que ce schisme au sein du parti lors du pacte d’Egmont, mais aussi l’éclatement de la VU en Spirit et N‑VA plus de deux décennies plus tard, étaient justement en partie une extériorisation du clivage matérialiste-postmatérialiste au sein du parti, devenu à un certain moment trop important et problématique pour encore pouvoir être contenu au sein d’une formation politique.
Plus tard, se sont développés des partis qui se sont plus explicitement formés autour de ces valeurs postmatérialistes ou, plus largement, postmodernistes. Pour les élections de 1991, une étude de l’ISPO (Institute of Social and Political Opinion Research), sous la direction de Marc Swyngedouw, a également tracé l’existence du clivage matérialiste-postmatérialiste dans l’électorat politique flamand avec notamment deux partis qui représentent les deux pôles du clivage : le Vlaams Blok et Agalev. Des études électorales montrent d’ailleurs qu’une importante partie de l’électorat d’Agalev se laisse plus guider dans son vote par certaines valeurs postmatérialistes que par des valeurs strictement antiproductivistes ou écologistes. Néanmoins, également selon Swyngedouw, l’aspect « matérialiste-postmatérialiste » ne suffit pas pour saisir ce nouveau clivage, qu’il nomme plutôt « ouverture culturelle universaliste » versus « enfermement culturel particulariste ». Dans la même période, le sociologue de la VUB Mark Elchardus définit également un nouveau clivage socioculturel, basé sur deux visions de société opposées, qui se forment autour de positions sur différents domaines : ethnocentrisme versus tolérance, individualisme versussolidarité, matérialisme versus postmatérialisme, autoritarisme versus anti-autoritarisme ou encore sentiments antipolitiques versus foi dans la démocratie. Ces différentes études ont donc en commun la définition d’un nouveau clivage socioculturel, dont l’aspect matérialiste-postmatérialiste est un élément, mais certainement pas le seul.
**Le pôle identitaire
La pertinence de ce clivage qu’on peut donc aujourd’hui dénommer traditionalisme-postmodernisme est aussi que l’on peut inclure un type de parti politique qui s’est développé ces dernières années, des partis appelés « populistes de droite ». Ainsi, la Lijst Dedecker qui a réussi à se positionner dans le paysage politique flamand depuis 2007 n’est bien sûr pas un phénomène spécifiquement flamand, mais se retrouve également dans d’autres pays européens. Un des exemples connaissant le plus de succès est la liste de Geert Wilders aux Pays-Bas. C’est peut-être un peu plus difficile d’intégrer ces partis dans ce clivage, mais sur la défense d’un nombre de valeurs qui font partie du pôle identitaire, ils rejoignent les partis d’extrême droite, bien que leurs positions soient généralement moins extrêmes (immigration, identité nationale…). Pas sur toutes ces valeurs, car tant Dedecker que Wilders (et déjà Pim Fortuyn avant lui) sont plutôt progressistes ou en tout cas pas explicitement conservateurs sur le plan éthique (droits des homosexuels, égalité homme-femme, euthanasie…) et donc sur ces points plutôt à situer sur le pôle antimatérialiste ou postmoderniste.
En tout cas, je crois que le clivage « traditionalisme-postmodernisme » permet de situer tant les partis verts que les partis d’extrême droite qui se sont développés ces dernières décennies dans une théorie des clivages. L’on peut se baser pour cela sur des études sur le comportement électoral (notamment les motivations électorales), mais il me semble qu’il est également possible de définir ce clivage, en respectant les conditions avancées par Vincent de Coorebyter pour pouvoir parler d’un vrai clivage.
En ce qui concerne la première « strate constitutive » de clivages, avancée par Vincent de Coorebyter, la strate fondatrice, l’on peut considérer que le déséquilibre originel, ce sont les nouveaux systèmes de valeurs qui se développent et qui s’érigent contre ce qui est considéré comme des injustices. On reprend alors l’argumentaire sur le plan des partis écologistes et sur l’antiproductivisme, et on y ajoute les droits inégaux des femmes comparées aux hommes, ceux des homosexuels comparés aux hétérosexuels, des allochtones comparés aux autochtones, l’injustice concernant la course à l’armement dans les années quatre-vingt, etc. Les mouvements écologistes, pacifistes, féministes, mouvements des homosexuels, mouvement pour plus de démocratie directe, etc. qui se sont développés, pourraient être considérés comme l’auto-organisation des citoyens qui s’est développée sur cette base et qui forme donc la deuxième strate constitutive. Certes, le pôle traditionalisme ne développe pas de vie associative, mais si l’on peut considérer que le pôle « postmoderniste » est une réaction au pôle « traditionalisme », ce dernier ne doit pas (encore) nécessairement développer une vie associative. Les partis politiques qui constituent la troisième strate seraient donc des partis qui se sont profilés sur ces conflits. Dans le cas belge, il s’agit alors de la VU, du FDF, d’Agalev et Écolo d’un côté du clivage et du Vlaams Blok et en partie aussi de la LDD de l’autre côté. Mais les partis traditionnels ont également largement intégré ce nouveau clivage.
Si l’on reprend cet argumentaire, il est possible de résoudre le problème auquel est confronté le clivage identité-cosmopolitisme ou cosmopolitisme-identité dont parle Vincent de Coorebyter, du moins si l’on intègre celui-ci au clivage plus large de « traditionalisme-postmodernisme ». « Identité-cosmopolitisme » ne peut pas être considéré comme un vrai clivage, selon de Coorebyter, parce que le pôle cosmopolitisme est représenté par une vie associative, mais pas par des partis politiques. Si l’on intègre par contre l’aspect antiproductivisme dans le pôle plus large de « postmodernisme », on peut considérer que les partis politiques en question sont les partis écologistes, qui se profilent également nettement sur le pôle cosmopolitiste.
Reste que l’autre pôle, « identité », possède effectivement des partis, mais pas de vraie vie associative, mais comme avancé ci-dessus, si l’on peut considérer que le pôle plus large de « postmodernisme » est une réaction au pôle « traditionalisme », ce dernier ne doit pas (encore) nécessairement développer une vie associative. Certes, cet argument est un peu problématique, parce que — comme l’avance aussi Vincent de Coorebyter — les partis d’extrême droite peuvent aussi être considérés comme des réactions à des évolutions « cosmpolitistes ». À nouveau, en élargissant le champ, l’on pourrait considérer qu’ils réagissent plus largement à des évolutions « postmodernistes » : perte d’importance des valeurs familiales traditionnelles, remise en cause de l’autorité, une importance trop grande apportée à des thèmes postmatériels, etc. Il me semble donc que les deux pôles de ce clivage se renforcent mutuellement et que la question de savoir qui réagit à l’autre n’est pas la plus importante dans ce débat.
**Le paysage politique en Flandre
En tout cas, si l’on n’essaye pas d’une façon ou d’une autre d’intégrer les nouveaux partis et mouvements qui se développent, le modèle traditionnel de Lipset et Rokkan me semble devenir problématique. Ainsi, quand on regarde le paysage politique flamand, les trois partis traditionnels, CD&V, SP.A et Open VLD, ne recueillaient ensemble aux élections régionales de juin 2009 plus que 53,2% des voix. Presque la moitié des votes ne peut donc plus être située dans le cadre des clivages traditionnels.
Il me semble aussi y avoir un autre problème dans le sens où l’analyse de résultats électoraux se fait encore trop en se référant aux clivages traditionnels dont ils sont nés. Par exemple, on a souvent eu tendance, notamment en Belgique francophone, à évaluer la montée du Vlaams Blok-Vlaams Belang spécifiquement dans le cadre de l’ancien clivage centre-périphérie, donc comme une montée du nationalisme, tandis que les études électorales montrent que la motivation des électeurs se situe plutôt autour de sentiments liés, non pas à l’identité nationale dans le sens traditionnel (et communautaire) du terme, mais plutôt à l’identité dans le sens lié au clivage cosmopolitisme-identité. Ainsi, aux élections de 1995, seulement 5,4% des électeurs du Vlaams Blok se référaient aux tensions communautaires en motivant leur vote. Même chose pour les scores des partis socialistes et libéraux, peut-on encore les interpréter comme de vrais votes de gauche ou de droite se situant sur le clivage traditionnel possédants-travailleurs ou faut-il là aussi voir d’autres systèmes de valeurs opérer ? Aux élections récentes, on voit que nombre d’électeurs hésitent entre le SP.A et l’Open VLD. Ou encore, les scores de partis chrétien-démocrates, peut-on vraiment encore les expliquer en se basant sur l’ancien clivage religieux ?
Même si l’analyse de base d’Inglehart n’est pas beaucoup plus récente que celle de Lipset et Rokkan et si elle a entre-temps été sujette à des critiques parfois pertinentes et a été réinterprétée avec notamment d’autres définitions de nouveaux clivages, il me semble qu’elle peut toujours être inspiratrice dans une réflexion sur la nature et l’analyse concrète de clivages dans la société.
Que reste-t-il des clivages en Belgique ?
Jean De Munck
À l’occasion du numéro 2000 du Courrier hebdomadaire du Crisp, Vincent de Coorebyter a eu l’excellente idée de reprendre systématiquement les données d’un débat fondamental pour la société belge : les clivages expliquent-ils la structure et les dynamiques du système politique du pays ? Le directeur du Crisp s’attache à nous offrir une récapitulation et une actualisation. Une récapitulation : que nous dit exactement le « modèle des clivages », concocté par la science politique des années soixante ? Comment explique-t-il la structuration du champ politique ? Pour répondre à ces questions, il fallait revenir aux sources : le livre Structures de clivages, systèmes de partis et alignement des électeurs, publié en 1967 par Seymour Lipset et Stein Rokkan (qui vient d’être traduit3). Vincent de Coorebyter a relu ce livre si important pour notre autocompréhension. Mais la relecture ne va pas sans une actualisation : quarante années plus tard, le modèle est-il encore pertinent ? Est-il révisable ou définitivement obsolète ? Il était adapté à la Belgique de papa, celle de Léo Collard et de Gaston Eyskens. Mais peut-il rendre compte de la naissance de l’écologie politique, de la transformation des partis chrétiens, de la percée de l’extrême droite ? De la Belgique de Bart De Wever, Kris Peeters, Elio Di Rupo et Isabelle Durant ?
Pour son évaluation, l’auteur a choisi la stratégie de la fidélité : il se plie aux rigueurs du modèle de 1967 et le pousse aussi loin qu’il peut pour expliquer, par ses ressources internes, le devenir du système politique belge. Cette stratégie, scientifiquement impeccable, a une vertu : elle presse le citron du modèle pour en tirer la moindre goutte d’acidité. Et effectivement, sous la plume de Vincent de Coorebyter, le vénérable modèle fonctionnaliste reprend vie. Il révèle avec clarté des structures d’une réalité de surface souvent confuse. Il démontre sa capacité d’expliquer les structures politiques de la Belgique industrielle et s’avère même partiellement fertile pour rendre compte de phénomènes postindustriels — comme l’écologie — dont les auteurs de 1960 ne pouvaient pas avoir la prescience. Dans la droite ligne fonctionnaliste, il souligne l’importance d’une institutionnalisation des conflits qui se révèle, au fil de l’histoire, pacifiante et intégratrice.
Mais en même temps, le modèle fonctionnaliste montre ses limites. Ce sont des limites autant explicatives qu’évaluatives. Sur le plan de l’explication, des éléments fondamentaux de la dynamique politique pourraient bien échapper à l’œil du politologue qui s’en tient aux formes avérées et officielles des clivages. Et sur le plan de l’évaluation, le modèle est plutôt déficient : il ne permet qu’un diagnostic très restreint sur la crise de la démocratie qui, aujourd’hui, se manifeste dans l’extrême méfiance des citoyens par rapport au système politique institutionnalisé. C’est pourquoi ce Courrier du Crisp est autant un hommage qu’un adieu à une forme de science politique dépassée par son objet.
Une discussion est plus que jamais nécessaire sur cet OPNI (objet politique non identifié) qu’est la Belgique contemporaine. Je propose quatre points de départ pour cette discussion. D’abord, il faut rouvrir la question : qu’est-ce qu’un clivage ? Le conflit suffit-il à fixer un clivage ? Ensuite, et dans la foulée, il faut revenir sur les deux éléments nouveaux, l’écologie politique et l’extrême droite. L’une comme l’autre témoignent d’une nouvelle donne politique qui rompt avec le sentiment de continuité qu’induit inévitablement le modèle de Lipset et Rokkan. Après cela, je propose de reposer les deux questions centrales des travaux séminaux du Crisp dans les années soixante (rassemblés notamment dans l’ouvrage collectif La décision politique en Belgique4). Comme ceux-ci puisaient déjà abondamment dans les travaux fonctionnalistes américains que relit aujourd’hui de Coorebyter, la discussion peut se nouer sans difficulté. Une première question tient à la place des « mondes » dans la société belge contemporaine. Une chose est en effet d’expliquer la dynamique du système des partis, une autre celle de la société belge. On peut se demander s’il n’y a pas rupture entre les deux trajectoires depuis les années septante, mettant en péril la capacité des partis à représenter véritablement les dynamiques sociales. Une deuxième question porte sur la logique de la décision politique et de l’action publique. Comme les auteurs de 1965, il faut se demander si la décision politique peut encore être expliquée par des interactions de partis ancrés dans des clivages historiques.
**Qu’est-ce qu’un clivage ?
Que sont les partis en Belgique ? Nous connaissons nos partis traditionnels, nés au XIXe siècle — chrétien, libéral, socialiste. Ils s’ancrent dans deux clivages, Église-État, possédants-travailleurs. À ceux-là, ajoutons les partis nés au XXe siècle, sur la ligne de clivage centre-périphérie : les partis régionalistes et nationalistes. Les oppositions des partis sont donc dérivées de clivages sociaux plus profonds, propres aux sociétés modernes (pas seulement la société belge, mais aussi la hollandaise, l’allemande etc.).
Le conflit, insiste de Coorebyter, s’origine dans l’expérience vécue de la domination. C’est la résistance à cette violence qui fait un clivage. Trois stades typiques peuvent être repérés : d’abord, la situation de déséquilibre entre deux groupes sociaux (l’Église domine la laïcité, les patrons dominent les ouvriers, les francophones traitent la Flandre comme une périphérie); ensuite, l’auto-organisation de la société civile pour résister à la domination ; enfin l’institutionnalisation de partis politiques, aux deux pôles du clivage. Pas de clivage politique, donc, sans l’expérience forte d’une déchirure sociale qui précède toutes les logiques d’association et de pacification, d’intégration et de négociation qui, après-coup, donneront au clivage sa fonction spécifiquement pacifiante. Un clivage constitue donc un conflit structurel qui à la fois divise et unit la société autour de quelques enjeux clés.
Cette insistance sur les conflits originaires des sociétés modernes est ce qui donne à la « grille » des clivages sa profondeur. Au-delà de la différenciation entre le système politique et le reste de la société, le clivage exprime donc la part politique du rapport social et l’ancrage social de ce qui apparaît, souvent, comme un artefact politicien (le parti). Mais le conflit est-il l’unique composante de la notion de clivage ?
Je pense qu’il faudrait souligner avec plus d’insistance l’autre versant du clivage : la nécessaire mise en discours de ce conflit. Vincent de Coorebyter souligne bien sûr que « le malaise est identifié, mis en récit, idéologisé et un adversaire est nommé et désigné » (CH, p. 15). Mais le processus de naming, blaming, claiming mérite plus qu’une ligne, car il est crucial pour rendre compte du fait que le clivage ne renvoie pas à n’importe quel conflit, mais à un conflit pour ainsi dire généralisé, qui a une « force structurante » sur « une longue durée » (CH, p. 17).
On connaît le jeu des enfants : une nuée informe de points numérotés est jetée sur une page. En reliant par une simple ligne ces points dans l’ordre imposé par les numéros, une figure émerge sous l’œil ébahi de l’enfant. Un clivage politique dessine une telle ligne improbable sur fond de dissémination. Par exemple, l’émergence du clivage productiviste-antiproductiviste à partir des années septante témoigne de cette opération (CH, p. 61). Le fossé Nord-Sud ; l’épuisement des réserves de pétrole ; les intercommunales dispendieuses ; la chaleur du voisinage contre l’anonymat des mégapoles ; la critique de l’expertise ; la prophétie antinucléaire ; les luttes urbaines ; le Temps des Cerises, les barbus qui jouent de la viole et… trois ratons laveurs ? De ce catalogue à la Prévert, quelques groupes réussissent progressivement à faire surgir, avec l’évidence de la figure enfantine, un clivage politique. La force d’un clivage tient dans ce rassemblement du dispersé et du déconnecté. Il ne soude des groupes que parce qu’il unifie, intuitivement, cognitivement, presque visuellement, une anarchie de symptômes dans un grand syndrome familier.
Cette mise en clivage passe par le travail de plusieurs générations qui se parlent et se relaient. De multiples intermédiaires se glissent entre les intellectuels et les luttes locales pour tracer des lignes qui font, finalement, émerger la « figure dans le tapis ». Il y faut des doctrinaires, des écrivains, des publicistes, des agitateurs. La laïcité qui naît au lendemain de la révolution belge est l’héritière d’un siècle de laborieux tissages de paroles et de pratiques anticléricales. Le socialisme a mis au moins cinquante années à mûrir, de 1830 à 1880, entre théorie et pratique, entre doctrinaires lunatiques, ardents militants et hommes politiques avisés. Pour construire le sentiment national flamand, il faudra un siècle de travail de multiples historiens, philologues et grammairiens, relayés par les fameux « petits curés flamingants », des écrivains sans public et autres fabricateurs de cause nationale. Ce travail de construction échappe à l’analyse fonctionnaliste qui simplifie la question en supposant qu’à la nécessité d’un conflit structurel répond automatiquement un clivage partisan. Ce qui mérite aussi d’être analysé, c’est la précaire et contingente mise en forme discursive, dont la complexité se stratifie à trois niveaux au moins.
**Trois niveaux de discours
D’abord, au plus profond, un clivage s’appuie sur un grand récit (le terme est de Jean-François Lyotard) dont la crédibilité n’est pas donnée d’emblée. Le paradigme du grand récit est bien sûr religieux : l’histoire du salut est la clé de l’aventure humaine. Ce récit peut se prévaloir d’un processus de formation millénaire. Mais le clivage confessionnel ne se constitue que quand un autre grand récit apparaît, celui, libéral, de l’humanité se libérant de ses chaînes. De son côté, le socialisme va s’appuyer sur le grand récit du travail créateur, puissamment articulé par une philosophie de l’histoire héritée de l’idéalisme allemand. Quant aux récits nationaux qui font brûler les cœurs patriotiques, ils déroulent le sens de l’histoire avec cette typique illusion rétrospective qui fait dépendre le sens du passé de l’état présent d’un collectif. Comme si tous les événements du passé n’écrivaient, au futur antérieur, que l’inexorable métamorphose d’un « peuple » en « nation ».
Avec le grand récit, nous nous trouvons face au nucleus mythologique du clivage. Jean Ladrière n’hésitait pas à parler du « mythe inspirateur à contenu largement indéterminé mais à potentiel affectif élevé5 ». Il concerne virtuellement l’universalité humaine comme telle. Le salut, la liberté, le travail situent les groupes qui s’y réfèrent dans un horizon historique qui dépasse de loin la contingence des situations. Même la nation, qui garde un lien fort avec la particularité, contient un élément d’universalité puisque, depuis Herder et Hegel, nous savons que toute l’humanité doit se réaliser dans une pluralité de nations supposées ne laisser personne « sans nation ». Cette increvable croyance continue d’embraser les nationalismes aujourd’hui encore. C’est dans cette composante mythologique que le clivage politique trouve sa capacité d’universalisation. Laborieusement construit, accrédité, validé, il n’est aussi que très difficilement déconstruit. Même quand faiblit la ferveur des adhésions, il conserve longtemps une force d’inertie qui n’attend qu’une occasion pour retrouver un nouveau souffle.
À un deuxième niveau de structuration, ce sont des doctrines et des idéologies partielles qui forment un clivage. Elles fournissent les grilles d’analyse, déroulent des répertoires d’arguments, formulent les lignes générales de l’action politique du moment. Un grand récit est décliné, débité, interprété, traduit par des doctrines très diverses selon les époques : le « libéralisme social » de Louis Michel est bien différent du libéralisme de Frère-Orban, le christianisme d’André Oleffe est bien différent de celui de Charles Woeste. Peu importent les différences : un clivage est justement ce qui perdure sous les multiples avatars doctrinaux.
Enfin, à un troisième niveau, le plus apparent à la surface du système politique, le clivage se signale par un agenda spécifique, c’est-à-dire par une hiérarchisation de thèmes et de problèmes. L’école et la famille pour les (humanistes) chrétiens, la protection sociale pour les socialistes, l’autonomie nationale pour les partis « communautaires », forment les sommets de ces listes respectives. Des solutions typiques sont proposées. Les autres thèmes sont traités hiérarchiquement par rapport à ce hit-parade, finalement assez stable dans la pratique des partis. Plus le clivage est constitué, plus l’agenda est complet et cohérent.
Dans ces trois dimensions, les clivages jouent le rôle de « grammaires génératives ». Des catégories cognitives, des classements normatifs, s’y développent et s’imposent comme les points de passage obligés de la formulation des problématiques politiques. Aujourd’hui, l’opposition région-communauté, la catégorie de développement durable, l’objectif de « mixité sociale » dans l’enseignement constituent des catégories à travers lesquelles les questions politiques sont formulées et deviennent objets de négociations. Nous pouvons donc lire les clivages comme des matrices permettant de construire des cartes cognitives génériques identifiant, classant et expliquant les problèmes.
Ce qui est en jeu finalement, dans la construction d’un clivage, c’est l’articulation d’un sens, pas seulement l’effectuation d’une fonction. Voilà une chose qui n’avait pas échappé aux fondateurs du Crisp, qui savaient compléter leur explication fonctionnelle, réalisée du point de vue de l’observateur, par une exploration des projets (comme on disait à l’époque, sous l’influence de la phénoménologie), menée d’un point de vue interne. Ce qui amenait Jean Ladrière à souligner que la totalité voulue, visée, espérée, anticipée par le projet politique, n’était pas la totalité réelle, objective, produite par la concaténation des connexions systémiques se produisant de manière spontanée. De l’une à l’autre, il y a une distance qui peut devenir un fossé. Cette distance est le milieu de l’action politique en tant que telle. Malheureusement, la conscience de cette distance disparaît dans une explication purement fonctionnaliste. Pourtant, il arrive parfois que le projet conteste le système au point de le faire exploser. N’est-ce pas ce qui est arrivé au parti social-chrétien, qui porte en lui un projet d’universalisation qui, finalement, dénonce comme paroissiale l’organisation politique qui s’y réfère ? N’est-ce pas ce qui est arrivé au parti social-démocrate, parti de classe (ouvrière) qui à partir de la fin des années soixante se dépasse en parti d’État social transclassiste ? Les partis sont sans cesse tendus entre ce qu’ils sont selon leurs alliances et conflits et ce qu’ils doivent être selon leur sens. Entre les connexions fonctionnelles qu’ils déploient et la visée d’universalité qu’ils poursuivent. Pour rendre compte de notre situation politique, nous devons nous référer autant à une logique du sens qu’à une logique fonctionnelle.
**Les écologistes : un nouveau clivage ?
L’importance de la mise en discours se mesure sur un problème intéressant d’actualisation de la grille Lipset-Rokkan : la naissance des partis écologistes (années septante) témoigne-t-elle de l’apparition d’un nouveau clivage ? Au bout de sa discussion, de Coorebyter conclut positivement. Les raisons qu’il donne sont convaincantes, même si la figure de l’adversaire de l’écologiste reste très discutable (car tout le monde est, en tant que producteur ou consommateur, l’adversaire de l’écologie politique, ce qui pose un problème de structuration du conflit). Mais elles gagneraient à être complétées par une analyse plus approfondie du discours écologiste.
Il est remarquable de voir à quel point en trente ans à peine, un « grand récit » écologiste a pris consistance, aux proportions quasi cosmiques. Ce récit raconte l’émergence d’une espèce naturelle particulière, l’humanité, qui possède la capacité de transformer son environnement — c’est le point de départ commun entre le grand récit socialiste et le grand récit écolo. Mais cette capacité transformatrice est liée à la possibilité (déjà partiellement réalisée) de détruire les autres espèces naturelles et de mettre en péril sa propre survie. Comme tous les grands récits, l’écologie annonce une fin potentielle de l’histoire (une apocalypse) face à laquelle s’impose l’urgence de se décider à agir.
En second lieu, du Club de Rome aux théories de la décroissance, une abondante littérature de diagnostics et de propositions d’actions s’est développée. Une doctrine écologiste relie désormais entre eux les « grands problèmes » de notre temps. Cette doctrine se transmet, sous de multiples variantes, dans les médias, les écoles, les publicités, les pratiques et dispositifs divers qui accompagnent l’extension du domaine du « développement durable ». Enfin, un agenda typique est proposé par un parti écologiste qui, en se construisant, empile toujours plus de thèmes : mobilité, économie verte, démocratie locale, fossé Nord-Sud, etc. Une hiérarchie est établie entre ces thèmes et certains problèmes deviennent paradigmatiques, comme la sortie du nucléaire ou le respect des engagements de Kyoto. Il n’est par conséquent pas douteux qu’on voit là se former un clivage qui a de l’avenir devant lui. Les conflits particuliers sont désormais ressaisis par une parole universalisante.
**L’impact de la globalisation
Vincent de Coorebyter se demande également si on peut en dire autant des partis d’extrême droite. Cette fois, sa réponse est négative. Je suggérerais qu’ici encore, c’est le critère discursif qui est décisif. La tension entre cosmopolitisme et identité ne génère pas en effet — en tout cas, jusqu’à ce jour — de « grand récit » spécifique car dès qu’elle doit se formuler, c’est aux autres clivages, plus anciens, qu’elle a recours. Du côté des anticosmopolites, on a recours au vieux récit national (le lion flamand du Vlaams Belang). Et du côté des cosmopolites, ce sont les romans de l’humanité (les enfants d’un même Dieu, les droits libéraux, les travailleurs de tous les pays) qui seront convoqués. Quant à ceux qui, dans les groupes immigrés, cherchent des modes nouveaux d’universalisation de leur cause, ils ont recours aux récits religieux bien connus (les partis islamistes, par exemple).
Aucun nouveau clivage n’émerge donc sur cet axe. Cela laisse ouverte, cependant, la question des effets de la globalisation sur notre système politique. Même si elle n’engendre pas de nouveau clivage, elle transforme en profondeur les termes du « vieux » clivage centre-périphérie. La compréhension de ce clivage-là, propre à Rokkan et Lipset, est devenue aujourd’hui inopérante.
Pour la Flandre et pour la Wallonie, la question nationale se pose en effet différemment aujourd’hui que dans les années soixante. La raison en est simple : la souveraineté nationale n’est plus qu’une fiction. Elle ne peut plus faire illusion dans un monde globalisé où la monnaie (l’euro), l’armée (l’Otan), le contrôle des frontières (Schengen), les politiques commerciales (le grand marché), la maîtrise budgétaire (le pacte de stabilité), les politiques environnementales (Kyoto, Natura 2000), l’enseignement supérieur (Bologne) font l’objet d’un contrôle transnational, direct ou indirect. Le centre a changé ; il n’est plus ni belge, ni flamand, ni francophone. La périphérie se modifie : il ne s’agit plus de communautés culturelles qui posent la question de leur existence d’État-nation souverain, mais de cultures territorialisées qui posent la question de leur insertion optimale dans le jeu global. En un sens, l’affaiblissement de la souveraineté politique facilite une affirmation nationale renforcée. Mais en un autre sens, il prive cette affirmation de sa substance, la transforme, pour une bonne part, en affirmation symbolique incomplète, mise en tension avec d’autres affirmations identitaires non moins cruciales.
Si le centre est introuvable, il devient objectivement impossible de parler de persistance du clivage « centre-périphérie » en Belgique. Une incontestable horizontalisation des centres de décision les transforme, les uns par rapport aux autres, en périphéries. N’est-ce pas l’État fédéral qui est, aujourd’hui, dans bien des domaines, en situation de périphérie des Régions ? Les Régions ne se trouvent-elles pas en périphérie du pouvoir européen, qui n’est lui-même qu’en périphérie des États-nations ? Nous voilà devant des boucles étranges (au sens de Douglas Hofstadter6) qui font passer le niveau supérieur dans l’inférieur, et vice-versa. Suggestion aux politologues : le clivage « centre-périphérie » devrait, à la longue, être rebaptisé clivage « périphérie-périphérie ». La compétition des périphéries est l’ultime horizon de l’action dans un monde décentré. Mais tordue à ce point, la notion de clivage n’est-elle pas en train d’éclater ?
**Clivages et piliers : une relation historiquement contingente ?
J’aimerais aborder à présent un autre point très délicat : le lien entre « clivages » et « mondes ». Comme Lipset et Rokkan, le Crisp a toujours souligné combien les clivages politiques (re)produisent, en Belgique, des mondes socioculturels internes à la « société civile ». Les « mondes » constituaient des « complexes sociaux qui sont à la fois des « familles spirituelles » et des réseaux institutionnels (ceci est vrai en tout cas pour les principaux partis, ceux qu’on appelle les « partis traditionnels »)» (Meynaud, Ladrière et Perin, p. 41). Si les clivages subsistent aujourd’hui, peut-on en dire autant des « mondes » ? Vincent de Coorebyter hésite face à cette question. Il souligne tantôt la grande hétérogénéité des soi-disant « mondes », tantôt la perte d’emprise des partis sur la société civile, tantôt l’étonnante endurance des clivages au sein d’organisations civiles centrales de la société belge.
Sur un plan strictement fonctionnaliste, il est difficile d’aller au-delà de ces constats mitigés du directeur du Crisp. Nous devons en effet prendre acte d’une double réalité. D’un côté, les clivages continuent de structurer certaines organisations importantes de la société civile dans les secteurs du travail, de la santé, de l’école et, de manière plus partielle, de la culture. D’un autre côté, nous assistons depuis plus de vingt-cinq ans à la genèse de multiples associations hors piliers. Nous constatons simultanément une nette désintégration interne de ceux-ci. Le principal d’entre eux, le pilier catholique, a perdu de sa centralité et de son unité. Avec moins de 10% de pratique dominicale, avec des choix scolaires éclatés, la dispersion de son électorat sur quatre partis, on ne peut même plus parler de « monde catholique ». Le monde socialiste a perdu sa base sociale ouvrière (en érosion depuis les années soixante, en extinction depuis les années quatre-vingt). Le parti socialiste n’est plus un parti de classe, mais le parti de ceux qui se reconnaissent dans la promotion et la défense de l’État social. Les organisations socialistes sont cependant plus fidèles au parti que les organisations chrétiennes, mais elles perdent en influence et se renouvellent difficilement. Par ailleurs, ni le parti libéral rénové ni le parti vert ne disposent à véritablement parler d’un « pilier », même si une constellation d’associations gravite autour de chacun d’eux. Nous nous trouvons donc devant des clivages civils endurants, mais affaiblis et relativisés. Mais est-ce tout ce que nous pouvons dire à ce propos ?
**Un changement des modalités d’intégration sociale
Une distinction mérite d’être introduite, capitale : même si certaines organisations restent liées entre elles par des alliances qui semblent coulées dans le bronze des clivages, il n’en va pas du tout de même du rapport entre ces organisations et les individus. Ce qui est en perte de vitesse, c’est l’idée même de loyauté de l’individu vis-à-vis d’une organisation, quelle qu’elle soit. Il se peut que les cadres dirigeants des organisations politico-sociales se sentent liés entre eux et se renvoient des ascenseurs chargés de mandats et de subsides. Il se peut que des mondes subsistent sous forme d’alliances organiques : l’ACW reste le bras civil du CD&V, les mutualités socialistes demeurent les infatigables petits soldats du parti, les élites des écoles libres restent intimement mêlées au personnel du CDH. Mais peu importe ces logiques d’appareils ; les individus, quant à eux, n’en font qu’à leur tête. Cela fait qu’entre eux et les organisations civiles censées les regrouper, s’instaure peu à peu la même méfiance qu’entre eux et les partis politiques censés les représenter.
Voilà ce qui a changé entre soixante et nos jours. Dans la société industrielle, la notion d’appartenance à un groupe était extrêmement puissante. Le groupe (ou un ensemble de groupes) n’offrait pas seulement un lieu conventionnel de coordination ; il fournissait en même temps un principe d’identité. Les clivages fondaient des rapports d’appartenance : on était (naissait) « chrétien », « socialiste », « wallon ». Cela fournissait aux individus des droits, c’est-à-dire l’assurance d’une solidarité, et leur imposait en retour des devoirs de loyauté (avec toute une sémantique de la trahison dès qu’un individu s’en écartait). Ce modèle d’intégration se traduisait, sur le plan institutionnel, par des hiérarchies assez fortes. Les loyautés identitaires passaient par des structures de pouvoir autoritaires. Jusqu’aux années soixante, les structures d’autorité, brutales et combatives dans le monde socialiste, n’avaient rien à envier à celles, rigides et protocolaires, qui organisaient le monde catholique. Au-delà de tout ce qui les divisait, Max Buzet et Mgr Van Wayenbergh avaient en commun une autorité sans partage.
À partir des années septante, on assiste dans tous les mondes à un affaiblissement de ce modèle d’intégration. La sémantique morale de la loyauté (fidélité à la classe, l’Église, au parti, patriotisme fermé) perd de sa puissance. Victoire du « traître » sartrien ? Oui, en un sens : l’individu doit être authentique avant d’être fidèle. Mais il n’y a plus de tragédie, car il n’y a plus de devoir de loyauté. À la place viennent les réseaux. Ce qui spécifie un réseau est le vague des frontières et une connectivité diffuse entre ses membres. Il est flexible et souple, reste insensible à la hiérarchie. Le réseau s’organise autour d’un noyau d’interactions intenses et se diffuse loin, de proche en proche7. On ne vous demande plus d’être dedans ou dehors, de vous donner ou de vous refuser à un parti. On pense contrat plutôt que fidélité indéfectible, coordination conventionnelle plutôt que soumission à l’autorité. Il en résulte, le constat est presque banal, un grand progrès de la liberté des individus au détriment de la cohésion des groupes.
On pourrait donc faire l’hypothèse que les processus de socialisation passent d’une structuration de type ensembliste à une structuration de type réticulaire. Du point de vue des individus, ce qu’on appelle « clivage » n’organise plus que des réseaux sociaux et culturels, construits discursivement, sur lesquels se distribuent transitoirement et partiellement, à des degrés d’intensité variable, les individus (d’où, on le voit, l’importance de souligner la composante discursive du clivage, plutôt que la logique conflictuelle). Ce qui reste des clivages en termes de socialisation, c’est la référence occasionnelle et modulée à un noyau de convictions culturelles qui permet l’inscription plus ou moins intense dans des réseaux de proches. Voilà une autre logique associative que celle, binaire et fonctionnaliste, de l’alliance et du conflit.
Du coup, on comprend que le rapport des partis à leur électorat change complètement. Ne passant plus par les chaînes de la loyauté, il se forge d’abord, désormais, sur la scène médiatique. L’électorat devient volatil et changeant, et les agendas partisans se règlent sur le court terme des news plutôt que sur des enjeux de fond liés à des clivages structurels. De son côté, la société civile se vit comme mobile, réticulaire, et surtout irréductible à des clivages partisans. L’idée que le système des partis « représente » la société perd chaque jour de sa crédibilité.
**La critique des clivages
Ce sentiment de déconnexion entre système politique et société se vit, se dit, s’exprime dans la société belge. S’y déploie une critique sociale explicite du système des clivages, qui n’apparaît pas dans la grille de lecture fonctionnaliste. Or, depuis les années quatre-vingt, cette critique ne cesse d’enfler.
Les clivages ont fait l’objet d’une critique sociale qu’on peut résumer autour de trois points. Le premier point consiste à souligner que le clivage, loin de porter l’intégration sociale que lui prête complaisamment le modèle fonctionnaliste, conduit au contraire à une segmentation de la société belge. Les structures associatives et partisanes bouclent les mondes sociaux sur eux-mêmes et reproduisent des pouvoirs devenus inertes. Les clivages se congèlent en enclaves. Cette critique a été notamment centrale pour une génération de cadres issus du monde catholique des années soixante, qui ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour faire sauter les clivages institués (on peut penser à la trajectoire emblématique d’un homme comme François Martou). De leur côté, les mondes libéraux ou socialistes sont loin d’y être restés sourds. Une deuxième critique dénonce la fausse universalité des « totalisations » opérées par les camps organisés en clivages. En effet, le prix à payer de la propension totalisante des clivages est le sacrifice de la singularité, de la localité et de la contingence des situations. Or, la singularité importe dans la vie politique. Dans cette critique des clivages à la belge, on peut retrouver, si on veut, une expression de la critique de la « raison identitaire » à laquelle nous ont familiarisés Adorno ou Foucault. Enfin, troisièmement, les clivages sont vus comme des constructions très artificielles d’appareils qui s’entendent entre eux pour gérer l’État et en distribuer les rentes. L’image se renverse : loin d’apparaître comme les dérivés de conflits sociaux irréductibles, les clivages se présentent comme des divisions artificielles (communautaires, sociales, religieuses) créées par une élite qui se dissimule derrière eux, complote ses accords et s’auto-attribue des avantages. Ces critiques des clivages ne sont pas toutes poujadistes. Seul, le troisième argument peut (pas automatiquement) conduire à une position poujadiste. Les deux premiers arguments peuvent être considérés comme des thèmes « progressistes » dans le discours politique belge.
Les clivages se figent dans une « mauvaise objectivité » dont les Belges s’extirpent d’un coup de nuque en s’affirmant comme sujets hors clivages. La société belge est plus insatisfaite d’elle-même qu’il n’y paraît. Depuis les années quatre-vingt, cette attitude s’est manifestée en de multiples occasions. Le front antimissiles des années quatre-vingt s’était constitué sur une base pluraliste qui échappait aux clivages. Ce fut un moment important d’affirmation d’une nouvelle « société civile ». À bien des égards, avant de se constituer en clivage, le parti écologiste apparaît comme un parti qui joue adroitement sur les trois critiques que je viens de rappeler. On peut même se demander si ses succès électoraux (1999, 2009) ne sont pas plus dus à cette face anticlivages qu’à sa nature de nouveau clivage. L’événement capital, dans ce registre, fut, sans conteste, la « marche blanche » de 1996. Négation explicite et déterminée des clivages, la blancheur des citoyens résultait de la convergence des deux processus que je viens de signaler : la déconstruction progressive des loyautés, le doute explicite et revendiqué concernant les clivages. Cela donna une marée de drapeaux blancs sous l’œil abasourdi de politiciens archéo-clivés bien forcés d’enregistrer, sans les comprendre, des « nouvelles sensibilités ».
Cette dimension aujourd’hui très problématique de la démocratie belge n’échappe évidemment pas à Vincent de Coorebyter (CH, p. 77 – 78). Elle serait, du point de vue d’une sociologie critique de la société, au cœur de la réflexion : dans ce cadre théorique, on travaillerait le pratico-inerte des institutions (Sartre) ou la colonisation du monde vécu par le système (Habermas). Mais le directeur du Crisp a (provisoirement!) les mains liées par sa fidélité à la lettre de la grille fonctionnaliste. Sur ce thème, il se contente donc de noter que la posture anticlivages ne donne lieu à aucun phénomène partisan durable. Pour un parti, écrit-il, « l’ancrage dans un clivage constitue, jusqu’à nouvel ordre, une condition majeure sinon nécessaire de succès sur la durée ». Plutôt tautologique, cette remarque ne fait évidemment guère de doute. Mais cela suffit-il à faire de la posture anticlivages un phénomène secondaire de la vie politique belge ? En réalité, cela témoigne de la fermeture du modèle à la possibilité d’un diagnostic sur la crise contemporaine de la démocratie. La métamorphose des démocraties en « démocraties de surveillance », bien décrite par Rosanvallon, reste inconcevable dans un tel cadre d’analyse.
**La logique de la décision politique
J’aimerais conclure par un dernier point de discussion. Au moment de sa fondation, le Crisp soutenait l’idée que la décision politique en Belgique pouvait être expliquée par le jeu des clivages. Cette thèse n’est pas discutée par Vincent de Coorebyter dans son texte, qui s’en tient à la morphologie du système de représentation politique. Mais son analyse invite évidemment à s’interroger sur cette dimension du problème. Elle est capitale puisqu’il s’agit de savoir dans quelle mesure les clivages expliquent encore les performances du système politique belge (c’est-à-dire ses décisions et ses actions). La logique de la décision politique est-elle celle des clivages partisans ?
Les auteurs du recueil de 1965 pensaient que « dans ce pays, les partis assument un rôle clé au titre de l’élaboration des décisions et de la conduite des politiques, cette faculté jouant en particulier à l’égard des problèmes fondamentaux et des choix de longue durée » (Meynaud, Ladrière et Perin, p. 368). Ce qui était mis en évidence, c’était la tendance de notre système à la particratie, chaque parti s’organisant comme un centre d’élaboration des décisions, avec ses techniciens internes et même son « cabinet fantôme ». Du coup, on pouvait penser que les clivages fondamentaux fournissaient les catégories les plus fondamentales de la décision publique. Les politologues de l’époque notaient d’ailleurs le rôle relativement effacé de l’administration belge dans la fabrique de la décision en comparaison d’autres pays (de la France par exemple, où le haut fonctionnaire jouit d’un incontestable pouvoir de nomination des problèmes publics). Une linéarité relie donc clivages-partis-décisions politiques. En va-t-il encore ainsi aujourd’hui ?
Si le lien entre clivages et partis est resté central, il n’en va probablement pas de même du lien entre clivages-partis, d’une part, décisions, de l’autre. Des logiques irréductibles aux clivages se mêlent au jeu de la décision politique et affaiblissent considérablement leur influence.
Beaucoup de problèmes sont construits dans des catégories générées par des administrations transnationales qui désormais diffusent leur sémantique dans les administrations nationales. Prenons un exemple important des cinq dernières années : la réforme de l’enseignement supérieur (réforme de Bologne). Celle-ci n’est manifestement pas un produit d’une négociation entre des groupes de pression internes à la scène belge, mais le fruit du travail de technocrates et d’économistes qui ont produit une décision européenne (alors même que le niveau européen n’est pas constitutionnellement compétent sur cette question!). Certes, l’introduction de la réforme de Bologne en Belgique a donné lieu à une réaffirmation des clivages universitaires classiques : les universités subissent un mouvement de concentration selon les lignes d’appartenance traditionnelle (Louvain, Liège, Bruxelles). Mais il s’agit dans ce cas d’un surcodage qui n’a pas mis en question l’ensemble des catégories véhiculées par le discours européen (mobilité, concurrence, life-long learning, etc.). On aurait bien de la peine à soutenir, dans ce cas, que les catégories issues des clivages partisans ont joué un rôle fondamental dans le formatage de la décision.
Parce qu’elle est fortement marquée du sceau d’une technocratie administrative ou consultante, l’européanisation des politiques publiques échappe largement aux clivages. Mais c’est aussi en raison de la différenciation des sous-domaines d’action que les catégories de la décision publique s’émancipent d’une logique partisane. Des enjeux comme ceux de l’éducation, de la santé publique, de la recherche scientifique, du développement urbain sont formulés dans des catégories spécialisées. On observe une perte du pouvoir de subsomption et de traduction de ces conflits propres à un domaine spécialisé dans des clivages partisans de type « idéologique ». Si un certain nombre de décisions semblent bien relever de ceux-ci (comme le dossier Bruxelles-Hal-Vilvoorde, ou le dossier de l’école), beaucoup de décisions renvoient à des conflits inexprimables dans des clivages partisans. La capacité expressive des partis est du coup mise en faillite par l’amoncellement de problèmes qu’ils ne parviennent pas à exprimer (ou à exprimer avec suffisamment de finesse).
Si cette analyse est correcte, nous comprenons qu’un doute est jeté sur la représentativité des partis. La disparité entre le système de représentation politique officiel et la logique réelle de la décision politique se trouve à l’origine d’un malaise grandissant entre le système de la représentation politique et la société dite « civile ». Certes constituée partiellement sur la base du clivage idéologique, celle-ci est désormais aussi organisée en dehors de lui. D’où l’obligation, pour l’autorité publique, de constituer de toutes pièces un système de représentation ad hoc dès qu’il s’agit de prendre une décision : gestion des aéroports, réformes de la santé mentale, gouvernance du système judiciaire, animation culturelle… C’est l’origine des nouvelles « gouvernances » qui vantent l’association des acteurs de la société civile à la formulation et l’exécution des politiques publiques. Chaque champ d’action publique constitue désormais ses propres enceintes de discussion, ses organes de consultation et ses plates-formes de concertation, passant outre et brouillant les clivages partisans.
Au bout du compte, que sont nos clivages devenus ? La grille de 1967 est-elle encore fructueuse ? La réponse ne peut être que compliquée. Il s’agit sans l’ombre d’un doute d’une grille irremplaçable de la morphologie du système politique des partis. Cela est démontré en long et en large par le directeur du Crisp. On peut probablement (malgré la réserve que j’ai signalée, concernant son profil de parti « anticlivages ») accorder au parti écologiste le bénéfice de la formation d’un nouveau clivage, ce qui lui assure probablement un bel avenir — s’il parvient du moins à se tenir discursivement, à travers doctrines et pratiques, à la hauteur de l’enjeu qu’il identifie. En revanche, l’extrême droite ne mérite pas cet honneur.
Mais, finalement, la puissance du modèle se limite à cette morphologie. On a vu que le clivage « centre-périphérie » demande, en contexte de globalisation, une reformulation assez audacieuse en termes de concurrence « périphérie-périphérie » qui rend sans doute obsolète la notion même de clivage. On ne peut plus dire que la société belge peut s’analyser à travers ses clivages ; ni que la décision politique relève entièrement du jeu de coalition-compétition des clivages. Le système des partis devient un sous-système du système politique. Il ne dispose plus du tout du monopole de la représentation politique. Entre 1967 et nos jours, notre pays a donc connu une érosion interne et une relativisation de ses clivages fondateurs. Une nouvelle société se forme sous nos yeux. La grille fonctionnaliste de 1967 est un bon point de départ pour une discussion ; elle ne constitue sûrement pas un aboutissement de la sociologie politique contemporaine.
La dynamique d’auto-transformation des clivages
Vincent de Coorebyter
Je ferai d’abord deux remarques en relation avec le propos de Dave Sinardet. La première est que, dans ma brève présentation, et à la différence du Courrier hebdomadaire portant sur le même sujet, j’ai ramené le descriptif de chacun des clivages à une ligne directrice délibérément simplifiée, y compris en ce qui concerne les partis écologistes. Il est incontestable qu’au moment de leur formation, ces partis fédèrent des associations dont certaines sont spécifiquement centrées sur la question environnementale tandis que d’autres ont une préoccupation prioritaire différente, mais qui s’inscrit dans une problématique qui leur est commune : en substance, les dégâts provoqués par la machine industrielle ou la civilisation occidentale avancée. Face à ce qui est perçu comme un même vecteur de difficultés, chaque mouvement de la société civile qui gravitera autour des Verts a des priorités et une sensibilité qui lui sont propres, et s’efforce de construire une utopie qui, selon les cas, emprunte à tel ou tel niveau de réalité : cela va d’un fédéralisme radical (qui n’a rien à voir avec notre fédéralisme institutionnel) à la question du statut de la femme, etc.
Il reste que, dans une tentative d’explication en termes de clivages, il est essentiel de travailler sur ce qui s’avère être dominant dans l’espace et dans le temps : sur ce qui est commun à différents pays, d’une part, et sur ce qui acquiert un rôle central au fil des décennies, d’autre part. Or, si on tente d’opérer cet écrémage, cette clarification rétrospective, on constate que c’est la question environnementale au sens large qui subsiste partout, et qui donne aux partis écologistes un rôle de nature à leur assurer un potentiel électoral et une capacité de mobilisation. Alors que, par comparaison, d’autres combats qui étaient associés au combat environnemental lors de la naissance de ces partis ont connu une destinée différente. Les écologistes, aujourd’hui, ne sont plus des fédéralistes tellement différents des autres partis, alors qu’ils avaient au départ une vision originale du fédéralisme — et leur quasi-alignement sur ce thème ne les a pas fragilisés. Il existe donc un noyau qu’il est possible, rétrospectivement, de dégager. Sans que cela n’enlève rien à toutes les nuances que Dave Sinardet a apportées au regard de l’exercice, forcément binaire, consistant à résumer un système de clivages.
Ma seconde remarque concerne la critique d’Inglehart à l’égard de la grille d’analyse en termes de clivages, au vu des nouvelles offres politiques contemporaines. Dave Sinardet ayant ramassé cette critique en des termes très éloquents, je me sens d’autant plus à l’aise pour indiquer en quoi elle ne me convainc pas réellement.
Elle met fort bien en évidence une nouvelle donne politique, et Dave Sinardet a esquissé les rapprochements avec le modèle des clivages qui expliquent, dans les deux analyses, l’émergence des partis écologistes. Mais l’explication d’Inglehart paraît problématique en ce qui concerne les partis d’extrême droite. Le point de désaccord réside dans l’idée qu’il y aurait d’abord eu une percée des partis écologistes sur fond d’une nouvelle série de problématiques (l’environnement, la paix, l’égalité hommes-femmes, etc.), et que les partis d’extrême droite seraient nés en réaction à cette offre politique, en fédérant les réponses hostiles de tous ceux qui ne veulent pas de ce nouveau modèle de société. Je ne suis pas convaincu que cela se soit passé ainsi.
Pour être plus précis, faisons la part des choses. Il est exact, et c’est une observation que l’on peut valider à l’aide des travaux de Mark Elchardus, qu’il n’existe pas d’opposition plus systématique que celle séparant les programmes et la sémantique des écologistes des programmes et de la sémantique de l’extrême droite. Ces partis occupent, sur presque tous les sujets, les positions les plus antinomiques sur l’échiquier politique. Cela mérite d’être souligné et interrogé, mais cela ne signifie pas pour autant que l’apparition ou le regain de faveur électorale des partis d’extrême droite s’explique par une réaction à l’égard de la nouvelle donne politique portée par les partis écologistes : compte tenu de la puissance toute relative de ces derniers à l’époque, c’est leur faire beaucoup d’honneur que d’avancer cette explication. Un parti ne naît en réaction à d’autres partis que si ces derniers constituent une menace immédiate. Autrement dit, si l’on peut situer les partis d’extrême droite dans la nouvelle configuration décrite par Inglehart, cela ne veut pas dire que leur potentiel électoral ou leur création s’explique comme une riposte aux partis écologistes. Je doute que ceux qui votent pour le Vlaams Belang soient désireux avant tout de faire la nique aux priorités défendues par les Verts. D’autres choix politiques, plus autonomes, jouent un rôle plus déterminant.
J’en viens à présent aux deux principales observations de Jean De Munck. Je suis tout à fait d’accord sur l’importance du grand récit. C’est une dimension que je n’ai pas abordée dans ma présentation synthétique, et qui, lors de ma visite un peu sauvage dans le modèle des clivages pour le numéro 2000 du Courrier hebdomadaire, était présente de manière incidente : j’y soulignais qu’au terme du deuxième temps de la constitution d’un clivage, à savoir l’auto-organisation des citoyens, le malaise déclencheur est identifié, mis en récit, idéologisé, et qu’un adversaire est nommé et dénoncé. Étant bien conscient des raccourcis que j’ai opérés pour faire ressortir les trois temps de la formation des clivages, je reconnais volontiers qu’il faudrait déplier et articuler plus finement les deux premiers temps pour montrer qu’un sentiment d’injustice, de déséquilibre ou d’infériorisation peut déboucher sur la création de partis politiques parce qu’une structuration idéologique a eu lieu qui donne du sens à cette création. C’est là une médiation qui restait implicite dans mon texte, et qui permet peut-être d’expliquer un certain déficit d’enracinement des partis d’extrême droite.
On ne peut en effet se contenter de dire que ces partis ont une faible légitimité parce qu’ils sont d’extrême droite : ce serait tenir pour acquis ce qu’il faut expliquer, à savoir que seules les valeurs démocratiques peuvent conquérir une forte légitimité. De fait, la portée universalisante des discours d’extrême droite est nettement plus réduite que celle d’autres idéologies politiques, qui ont en commun d’avoir débuté par un processus d’émancipation. Les discours d’extrême droite sont focalisés sur un adversaire traité de manière caricaturale, brutale, haineuse, sur une menace à laquelle ils n’ont à opposer que le repli et le conservatisme (refermer les frontières, préserver les positions acquises des nationaux…). Leur récit idéologique est peu attractif parce qu’il ne repose pas sur un système de valeurs positif, alors qu’il y a un horizon d’émancipation positive à la source de la libre-pensée, du mouvement ouvrier, du mouvement flamand et de la critique radicale du productivisme, c’est-à-dire de tous les grands courants politiques inscrits dans le pôle « dominé » des différents clivages.
Quant à la deuxième observation de Jean De Munck, qui consiste par différentes voies à souligner les limites fondamentales du modèle des clivages, elle requiert une réponse nuancée. Il est incontestable qu’il y a un problème d’adaptation, voire d’obsolescence — progressive et sélective, et non massive —, de certaines grilles d’analyse héritées de la période d’après-guerre, motif pour lequel le Crisp a voulu faire le point en ce qui concerne la grille des clivages. On peut s’accorder par exemple sur le fait que des professionnels de terrain, experts dans toute une série de domaines, balisent aujourd’hui la façon de poser un certain nombre de questions politiques, et que les partis, lorsqu’ils s’emparent de ces questions, font parfois le grand écart entre ces reformulations et leur manière traditionnelle, idéologiquement ancrée, d’aborder ces thèmes. C’est la raison pour laquelle le catalogue du Crisp comporte de nombreuses publications qui n’évoquent pas le positionnement classique des partis sur fond de clivages : dans un certain nombre de cas, ce serait sans objet ou sans intérêt.
Là où j’ai plus de mal à suivre Jean De Munck, c’est lorsqu’il suggère que la société a tellement changé que les clivages sont en total décalage avec elle. Je l’ai indiqué dans ma brève présentation, il existe bien des décalages entre la réalité sociale effective et les positionnements des partis issus des clivages : un des buts du bilan proposé par le Crisp était précisément de rappeler à quel point les partis peuvent s’enraciner dans de très vieilles questions, avec des formes d’auto-alimentation de cet enracinement malgré les rééquilibrages et les pacifications intervenues depuis le XIXe siècle.
Il existe donc un décalage potentiellement croissant par rapport à l’évolution de la société, mais cela ne disqualifie pas l’analyse en termes de clivages. D’abord parce que ce décalage fait partie de la réalité sociale et politique : il joue un rôle et il mérite d’être examiné à ce titre. Ensuite parce que le décalage est très inégal d’un clivage à l’autre. Il faut ici nuancer le constat en travaillant problématique par problématique — comme je me suis efforcé de le faire au terme de chaque chapitre de ma tentative de bilan dans le Courrier hebdomadaire —, et sans confondre affaiblissement des piliers et affaiblissement des clivages.
Il n’y a aucun doute quant au fait que la société belge n’est plus constituée de mondes idéologiquement cristallisés et mutuellement exclusifs, de ces grandes identités collectives qui se traduisaient par une série d’actes contraints — le baptême, la communion, le mariage et l’enterrement religieux du catholique qui choisit en outre une école libre pour ses enfants, ou l’affiliation obligatoire d’un socialiste aux Mutualités socialistes, au syndicat socialiste, etc. On sait combien tout cela mute.
Par contre, lorsque l’on a affaire à des dossiers qui sont en lien direct avec les grandes problématiques qui ont sous-tendu l’apparition des clivages, on ne peut pas si clairement opposer les partis à l’évolution de la société. Sur ces questions, des organisations historiquement constituées autour d’un combat fondateur restent fermement dans la ligne de leur projet originel, et possèdent encore un certain écho et un pouvoir d’entraînement au sein de la société, quoi qu’il en soit de la complexification des mentalités.
Pour illustrer ces nuances qui me paraissent s’imposer, on peut prendre pour exemple la récente Convention laïque du Centre d’action laïque, le 7 mars dernier. Bon nombre de textes préparatoires publiés par le CAL à cette occasion n’étaient pas visiblement ou spécifiquement laïques, mais traduisaient plutôt, sur toute une série de sujets de société (la mondialisation, les sans-papiers, l’égalité hommes-femmes, la lutte contre l’extrême droite…), un point de vue progressiste largement partagé, y compris au sein d’organisations relevant traditionnellement du monde catholique. Sauf, et ce n’est pas un hasard, sur les sujets les plus emblématiques du combat anticlérical puis du combat laïque, dont la question de l’enseignement, avec la réaffirmation, dans certains textes, de l’aspiration déjà ancienne à un réseau unique d’enseignement. Et sans doute les adhérents et les militants du CAL se retrouvent-ils simultanément dans ces deux types de discours : ils partagent de nouveaux combats dont la laïcité organisée n’a pas le monopole, mais ils conservent aussi un contentieux à l’égard de l’Église ou du poids historique du cléricalisme. L’un n’empêche pas l’autre — or, selon la facette que l’on retient, on peut conclure aussi bien à l’effondrement qu’à la persistance du clivage Église-État.
J’ajoute que, à dessein, j’ai choisi ici un exemple relevant du clivage historique qui a le plus perdu de son acuité en Belgique au cours des dernières décennies. Je n’ai pas besoin d’insister sur le fait qu’un autre clivage historique, le clivage centre-périphérie, est plus structurant que jamais, au point de menacer la survie du pays. À cet égard, je ne peux pas suivre la conclusion de Jean De Munck selon laquelle ce clivage aurait perdu tout son sens parce que chaque entité belge est devenue une périphérie. Le clivage centre-périphérie n’est pas démenti parce qu’une ancienne périphérie est devenue dominante au terme d’un long processus d’auto-organisation et de revendication, et a profité d’opportunités économiques pour faire basculer d’autres territoires dans une position secondaire qui leur donne la sensation de se muer à leur tour en périphéries. De même, ce clivage n’est pas démenti parce que la communauté initialement dominée conserve une mémoire douloureuse des humiliations passées et donc le sentiment d’être toujours menacée sur l’enjeu originellement décisif, même si cette menace historique peut paraître dérisoire — du point de vue d’un observateur extérieur… — au regard des nouvelles marginalisations qui guettent dans le cadre de la mondialisation. Si ces changements ont pour effet paradoxal de voir toutes les composantes d’un pays se vivre comme des périphéries au regard d’un centre chaque fois différent (les francophones pour la Flandre, la Flandre pour la Wallonie, les deux grandes communautés pour Bruxelles), cela ne rend pas le clivage centre-périphérie sans objet : cela démontre au contraire l’ampleur et la variété des concurrences, des blessures narcissiques, des constructions symboliques et des enjeux qui peuvent nourrir un clivage et, le cas échéant, le démultiplier par-delà sa structure binaire originelle.
Loin du fonctionnalisme que Jean De Munck impute au modèle des clivages — et qui était bien réel dans le modèle fondateur de Lipset et Rokkan —, la réinterprétation que j’en propose insiste, comme je l’ai fait ailleurs8, sur la profondeur du déséquilibre originel, sur la puissance de contestation inhérente au pôle dominé d’un clivage et sur l’imprévisibilité de l’issue finale, qui a toute la contingence de l’Histoire et qui peut aller, en tout état de cause, de la constitutionnalisation de mécanismes pacificateurs à la relance toujours plus aiguë de l’antagonisme initial. Il n’est pas incohérent qu’un même modèle, celui des clivages, permette de rendre compte aussi bien des menaces d’éclatement d’un pays que de la pacification institutionnalisée de ses principales composantes : ces évolutions divergentes dépendent, notamment, de multiples conditions initiales ou structurelles et des initiatives des acteurs. La Belgique aurait peut-être déjà éclaté si la répartition des langues et des populations dans le pays y avait dessiné de facto une division linguistique territorialement pure ; mais elle aurait également pu éclater si les partis politiques n’étaient pas parvenus à s’entendre sur des compromis juridiquement très sophistiqués autour des antagonismes philosophiques les plus âpres, à savoir la guerre scolaire, la question royale et le dossier de l’avortement.
Quant au clivage possédants-travailleurs, il rappelle à certains égards le clivage centre-périphérie : il est à la fois moins binaire et plus large qu’au XIXe siècle. S’il n’existe plus aujourd’hui de classe ouvrière aux contours aussi définis qu’à l’apogée de la société industrielle — parce que nous sommes entrés dans une société de services puis de la connaissance —, le clivage possédants-travailleurs est loin d’être dépassé. Il s’est plutôt complexifié et démultiplié, son analyse complète imposant d’intégrer le phénomène de la mondialisation en son cœur puisque ce dernier a pour effet d’élargir le clivage à des populations lointaines, qu’elles soient exploitées là-bas ou qu’elles migrent ici. L’accord interprofessionnel de 2009 montre en tout cas, à lui seul, que ce clivage n’a pas disparu : cet accord a fait l’objet d’âpres négociations entre les interlocuteurs sociaux, au point qu’il a fallu l’intervention d’un médiateur pour les ramener autour de la table et conclure un accord que le gouvernement, lui aussi divisé sur cet enjeu, a accepté d’endosser intégralement pour garantir la paix sociale, ce qui en dit long sur le potentiel de conflictualité que conservent ces questions. Ainsi que sur l’influence d’un clivage sur la décision politique, puisqu’une bonne partie des sommes engagées par le gouvernement fédéral dans son plan de relance découle en droite ligne d’une négociation entre acteurs occupant des positions bien déterminées sur un des grands clivages classiques.
Tout ceci conduit à avancer l’hypothèse d’une double, voire d’une triple crise de la représentation. Jean De Munck a pointé, de manière très pertinente, la crise qui affecte des partis trop attachés, dans leur discours, à des fondamentaux idéologiques qui remontent souvent au XIXe siècle alors que nous sommes au XXIe siècle. Une partie de l’opinion publique et de l’électorat ne se retrouve pas dans cette fidélité, au point d’ailleurs que les partis tentent périodiquement de forger des discours plus modernistes ou « attrape-tout », supposés être dans l’air du temps. On peut y ajouter une deuxième crise, celle qui affecte les organisations de la société civile qui s’efforcent davantage encore d’être fidèles, dossier par dossier, à leur ligne historique, alors que, pour les mêmes motifs, leur potentiel d’entraînement autour de ce type de combats s’est réduit. La crise de la représentation, le décalage entre les clivages historiques et l’évolution de la société, ne concerne donc pas seulement les partis : elle concerne au moins autant les organisations les plus structurées de la société civile, dont on oublie trop souvent qu’elles constituent l’élément clé de la formation d’un clivage.
Mais il reste que, si elles connaissent aussi une crise de représentativité, ces organisations ne sont pas disqualifiées : elles disposent encore d’une capacité de mobilisation et de moyens de pression lorsque les circonstances les y invitent. Ce simple constat interdit de juger les clivages globalement dépassés, décalés par rapport à la société contemporaine. Lorsqu’il a été question d’élargir le chômage temporaire aux employés, ce sont bien, avant tout, les syndicats et le PS qui se sont opposés à cette perspective, et ils ont prouvé leur capacité à rassembler sur cet enjeu. Si l’on veut bien se rappeler d’autres bras de fer récents qui ont marqué la politique belge, en relation avec ce clivage ou avec d’autres, il faut souligner l’existence d’une troisième crise de la représentation, pointée au demeurant par les observateurs depuis déjà un siècle : la crise qui affecte des formations politiques et des organisations exercées à passer des compromis, ou accueillantes aux idées nouvelles, et qui suscite ainsi la méfiance des « fidèles » ou de la « base » face à cette plasticité, à la perte des repères idéologiques et des valeurs fondatrices. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’un même parti fasse alternativement ou simultanément l’objet d’un double procès, pour archaïsme et pour trahison…
En conclusion, il me semble nécessaire d’insister une fois encore sur la dynamique d’auto-transformation des clivages, qui est au cœur du bilan que j’ai essayé d’en tirer. Les clivages sont programmés, à certains égards, pour se dévitaliser : si on affronte ou si on règle les grandes questions conflictuelles de départ, ils doivent logiquement perdre en intensité au fur et à mesure que la société se transforme, que le déséquilibre originel s’atténue, de sorte que les questions posées à l’origine seront de moins en moins pertinentes. Il reste que cette hypothèse théorique doit encore être vérifiée empiriquement, clivage par clivage, et qu’en réalité tous les clivages sont loin de la confirmer. Le plus souvent, la dynamique d’auto-transformation n’est pas miraculeusement suspendue à l’instant T où un équilibre parfait s’installe : autant il y a une tendance générale au rééquilibrage en raison de la lutte collective inhérente à un clivage, autant l’équilibre est rarement atteint, pour la raison simple que ni les acteurs ni l’évolution de la société n’y tendent.
Chaque clivage peut livrer des résultats complexes à cet égard, comme en témoigne le clivage Église-État qui a débouché, entre autres choses, sur une relative défaite de la laïcité en matière d’enseignement obligatoire, le réseau catholique gagnant en popularité alors que les rêves d’école unique ont fait long feu, comme sur une incontestable victoire de la laïcité en matière éthique, plusieurs lois ayant instauré un régime de liberté de choix plus ou moins net (avortement, euthanasie, mariage entre homosexuels, modalités du divorce…). L’imprévisibilité et les situations contrastées, nuancées sont d’autant plus la règle en matière d’évolution des clivages que la victoire pure et simple d’un des deux pôles est impossible en pratique.
Un clivage territorial peut éventuellement se régler par une partition, mais celle-ci n’entraînera pas de pacification durable si les nouvelles entités oppriment leurs propres minorités. Quant aux solutions d’autonomie dans un cadre national préservé, qui peuvent aller de la simple décentralisation à une sorte de confédéralisme, elles n’assèchent pas automatiquement les sentiments d’inégalité : la Belgique n’est pas le seul pays européen qui cultive des frustrations institutionnelles. Au plan du clivage philosophique, s’il est possible de faire coexister des réseaux séparés d’enseignement ou d’assistance, une même loi ne peut pas à la fois permettre et interdire le même acte. L’aspiration, éventuellement commune à différents milieux, à une autonomie des choix éthiques peut être rencontrée par des lois de dépénalisation ou de liberté (avortement, euthanasie, mariage entre personnes de même sexe…) qui ne contraignent personne à poser l’acte rendu licite, mais il reste que de telles lois sont problématiques voire sacrilèges aux yeux de ceux pour qui la liberté n’est pas de mise en ces matières.
Le clivage possédants-travailleurs, quant à lui, permet encore moins de jouer sur la reconnaissance de régimes d’autonomie : s’il a existé une aspiration ouvrière à l’autogestion, et si le monde patronal retrouve des marges d’autonomie face au salariat en délocalisant ou en automatisant la production, le système économique en vigueur entraîne une imbrication toujours plus étroite des multiples acteurs de la chaîne de production, qui sont voués à une entente plus ou moins forcée — la menace majeure étant plutôt, ici, d’être contraint à l’autonomie c’est-à-dire à l’exclusion. Enfin, le clivage noué autour du productivisme et de sa contestation prend d’autres voies encore car il présente l’originalité de situer chacun aux deux pôles de l’opposition. Pour ne prendre que cet exemple, chacun est à la fois, peu ou prou, producteur-consommateur contribuant au réchauffement climatique et citoyen de la planète menacé par ce même réchauffement, ce qui explique aussi bien la mobilisation mondiale autour de cet enjeu que les résistances qu’il suscite…
Il faut être d’autant plus prudent en matière de disparition des clivages que leur évolution est toujours, par principe, devant nous, et que des questions que l’on croyait résolues peuvent resurgir. On peut en voir aujourd’hui un indice dans l’acuité retrouvée de la question du logement. Si l’on regarde comment les partis se positionnent sur cette question, on observe — quel que soit le point de vue des experts qui se veulent politiquement neutres — que les choix opérés au plan politique traduisent la persistance du clivage possédants-travailleurs : selon les partis, on défend davantage les intérêts des propriétaires ou les intérêts des locataires. Et ceci n’est pas dû à une inertie idéologique : aujourd’hui plus que jamais, en raison de multiples phénomènes de mobilité, il n’est pas indifférent d’être propriétaire ou locataire dans les principales villes belges (sans parler de métropoles voisines). Des intérêts très concrets opposent les uns aux autres (montant des loyers, régulation ou non de leur niveau, protection juridique de chaque partie dans le contrat de bail ou par la loi…), et il est frappant de constater que Lipset et Rokkan intégraient en 1967 la position différenciée des propriétaires et des locataires dans les enjeux spécifiques du clivage possédants-travailleurs, avant que l’on ait tendance à oublier cette question dans les pays qui n’avaient pas trop souffert de l’insuffisance du parc immobilier après la Seconde Guerre mondiale.
Les clivages n’importent pas par eux-mêmes, et leur place dans la science politique doit rester proportionnelle à l’intelligibilité qu’ils délivrent : ils ne rendent compte que d’une partie de la dynamique politique et collective. Mais ils ne conserveront en tout cas leur capacité explicative que si l’on en fait un usage, non pas morphologique et encore moins fonctionnaliste, mais socio-historique, seul apte à intégrer leurs mutations internes voire leurs métamorphoses. C’est en laissant ce modèle déployer son potentiel d’intelligibilité que les limites de ce potentiel apparaîtront avec le plus de justesse.
- Lipset S. M. et Rokkan S. (dir.), Party systems and voter alignments. Cross national perspectives, New York, Free Press, London, Collier-Macmillan, 1967.
- de Coorebyter V., « Clivages et partis en Belgique », Courrier hebdomadaire du Crisp (CH), n° 2000.
- Lipset S. M. et Rokkan S. (2008), Structures de clivages, systèmes de partis et alignement des électeurs : une introduction, éditions de l’université libre de Bruxelles.
- Meynaud J., Ladrière J. et Perin Fr. (1965), La décision politique en Belgique. Le pouvoir et les groupes, Armand Colin (Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques, n ° 138), Centre de recherche et d’information sociopolitiques (Crisp).
- Ladrière J., « Les groupes de pression », Courrier hebdomadaire du Crisp, 1978, n°814, p. 15.
- Hofstadter D. , Gödel, Escher, Bach. Les brins d’une guirlande éternelle, Dunod, 1979, trad. franç. 1985.
- Un modèle d’intégration réticulaire est fourni par Fuchs St., Against Essentialism : a Theory of Culture and Society, Cambridge, Mass. Harvard University Press (2001).
- de Coorebyter V., « Empirisme et modélisation », dans Xavier Mabille (dir.), Le Crisp – 50 ans d’histoire, Crisp, 2009, p. 149 – 163.