Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Les clivages structurent-ils encore la société ?

Numéro 10 Octobre 2009 par Jean De Munck

octobre 2009

Au mois d’avril, un débat réunis­sait Vincent de Coore­by­ter, Jean De Munck et Dave Sinar­det autour d’un dos­sier des Cahiers heb­do­ma­daires du Crisp consa­cré aux « Cli­vages et par­tis poli­tiques en Bel­gique », dont Vincent de Coore­by­ter est l’auteur. Plu­sieurs ques­tions sou­le­vées par le Crisp ont été débat­tues : est-il encore fécond de lire la socié­té et les par­tis en leur appli­quant la théo­rie de Lip­set et Rok­kan sur les cli­vages ? Les cli­vages recouvrent-ils la même réa­li­té en Flandre et en Com­mu­nau­té fran­çaise ? Le cli­vage centre-péri­phé­rie est-il deve­nu incon­trô­lable et domi­nant ? Ne serait-il pas per­ti­nent de dis­tin­guer un cli­vage sup­plé­men­taire entre le pro­duc­ti­visme et l’antiproductivisme ? Et enfin, quel lien éta­blir avec les piliers ? Les textes ici réunis reprennent les inter­ven­tions de cette soirée.

Les clivages selon Lipset et Rokkan : un modèle revisité

Vincent de Coore­by­ter

La théo­rie des cli­vages est une théo­rie com­pa­ra­tiste de l’offre poli­tique, qui met en avant une double constante, dans l’espace et dans le temps. Dans leur texte fon­da­teur, qui date de 1967, Lip­set et Rok­kan1 ont mon­tré que, en 1967 comme en 1920 dans tous les pays d’Europe de l’Ouest, l’offre poli­tique se com­pose des mêmes types de par­tis, qui se réfèrent à une même série de cou­rants idéologiques.

Or cette double constante n’est pas un simple état de fait, qui pour­rait s’expliquer par la force conju­guée du mimé­tisme et de l’inertie. Lip­set et Rok­kan montrent que l’étroitesse de l’offre poli­tique s’enracine dans la socié­té et, ulti­me­ment, dans l’histoire. Résu­mée au plus court, la théo­rie des cli­vages est une théo­rie de la déri­va­tion des par­tis sur la base de l’histoire de l’Europe, du XVIe siècle au milieu du XXe siècle.

Ces lignes de force de la théo­rie sug­gèrent par elles-mêmes ses éven­tuels points faibles, qui découlent de cet appel à l’histoire. D’une part, com­ment expli­quer que l’histoire, qui est foi­son­nante, irré­gu­lière et, pour une part, spé­ci­fi­que­ment natio­nale, puisse pro­duire de telles régu­la­ri­tés dans l’espace et dans le temps ? D’autre part, com­ment se satis­faire aujourd’hui d’une théo­rie fon­dée sur une coïn­ci­dence frap­pante entre l’offre poli­tique de 1920 (moment où le suf­frage uni­ver­sel achève de se géné­ra­li­ser) et celle de 1967, alors que l’offre actuelle est sen­si­ble­ment dif­fé­rente, comme en atteste la pré­sence de par­tis éco­lo­gistes et de par­tis d’extrême droite qui étaient inexis­tants ou confi­den­tiels à l’époque ?

De fait, le modèle des cli­vages éta­bli il y a près d’un demi-siècle ne doit en aucune manière être sacra­li­sé, ou res­ter figé : l’objectif du Cour­rier heb­do­ma­daire2 du Crisp numé­ro 2000 est au contraire de le remettre à l’épreuve de la manière la plus empi­rique, c’est-à-dire en le confron­tant au cas par­ti­cu­lier de la Bel­gique tel qu’il se pré­sente aujourd’hui. Or le cas de la Bel­gique donne immé­dia­te­ment de la consis­tance aux deux points faibles poten­tiels que je viens d’évoquer.

**Les points faibles du modèle

Le pre­mier point faible réside dans l’explication des régu­la­ri­tés : mal­gré une remar­quable per­cée, cette expli­ca­tion reste dou­ble­ment pro­blé­ma­tique dans le texte fon­da­teur de Lip­set et Rokkan.

D’une part, le modèle pèche par excès de for­ma­lisme lorsqu’il pro­fesse que tous les cli­vages pro­viennent de deux révo­lu­tions de grande ampleur, la révo­lu­tion natio­nale et la révo­lu­tion indus­trielle, qui pro­dui­raient cha­cune deux cli­vages rele­vant de deux axes dif­fé­rents, l’un appe­lé « fonc­tion­nel » et l’autre « ter­ri­to­rial ». Cette construc­tion débouche sur une fas­ci­nante mise en ordre : la révo­lu­tion natio­nale sus­ci­te­rait, sur l’axe fonc­tion­nel, le cli­vage Église-État, et, sur l’axe ter­ri­to­rial, le cli­vage centre-péri­phé­rie ; de même, la révo­lu­tion indus­trielle pro­vo­que­rait, sur l’axe fonc­tion­nel, le cli­vage pos­sé­dants-tra­vailleurs, et, sur l’axe ter­ri­to­rial, le cli­vage ville-cam­pagne. Mais une fois le plai­sir dû à la symé­trie dis­si­pé, on observe que le fait reli­gieux, dans cette théo­rie, ali­mente aus­si bien un cli­vage ter­ri­to­rial, en consti­tuant un des motifs de la résis­tance poli­tique de diverses péri­phé­ries, qu’un cli­vage fonc­tion­nel, à savoir le cli­vage Église-État. Dans le même esprit, on peut se deman­der si le cli­vage ville-cam­pagne est bien d’ordre ter­ri­to­rial alors que, de l’aveu même de Lip­set et Rok­kan, il désigne une oppo­si­tion entre des inté­rêts éco­no­miques diver­gents. Pour­quoi l’opposition entre inté­rêts d’ordre éco­no­mique est-elle qua­li­fiée de fonc­tion­nelle quand elle concerne les pos­sé­dants et les tra­vailleurs, et de ter­ri­to­riale quand elle concerne l’industrie et l’agriculture ? Cette der­nière oppo­si­tion paraît tout aus­si fonc­tion­nelle que la pre­mière puisque Lip­set et Rok­kan bap­tisent éga­le­ment, à diverses reprises, ce cli­vage de « cli­vage agriculture-industrie»…

Ces cri­tiques du for­ma­lisme peuvent paraître secon­daires, mais le pro­blème posé par l’excès de for­ma­lisme prend toute son impor­tance lorsqu’il s’agit de s’interroger sur l’existence de nou­veaux cli­vages. C’est ain­si qu’un des meilleurs spé­cia­listes des cli­vages, Daniel-Louis Sei­ler, range les par­tis éco­lo­gistes dans la lignée des par­tis agra­riens : il pré­serve ain­si la symé­trie du modèle en évi­tant de recon­naître une nou­velle ten­dance par­ti­sane ou un nou­veau cli­vage, mais en fai­sant l’impasse sur le fait qu’en Bel­gique comme dans d’autres pays le cœur de l’électorat des par­tis éco­lo­gistes ne se recrute pas dans les cam­pagnes mais dans les villes.

D’autre part, et tou­jours en lien avec la ques­tion des motifs de la régu­la­ri­té des sys­tèmes de par­tis dans l’espace et dans le temps, le texte de Lip­set et Rok­kan pèche aus­si par un cer­tain défaut de for­ma­lisme, comme si toute leur atten­tion s’était por­tée sur la construc­tion de leur jeu d’oppositions. Outre qu’ils ne défi­nissent nulle part le terme même de cli­vage, la déno­mi­na­tion de cer­tains cli­vages varie dans leur texte, sans motif expli­cite, et l’ordre dans lequel sont énon­cés les termes com­po­sant un cli­vage varie éga­le­ment, notam­ment pour le cli­vage « Église-État » qui est aus­si appe­lé « État-Église », tou­jours sans explication.

Il découle de tout ceci un sen­ti­ment d’incertitude quant aux motifs ultimes d’apparition des cli­vages et des par­tis, comme s’il fal­lait s’en remettre au bel ordon­nan­ce­ment des deux révo­lu­tions fon­da­trices, natio­nale et indus­trielle, et des deux types d’axes sur les­quels ins­crire les cli­vages, ter­ri­to­rial ou fonc­tion­nel. Or c’est pré­ci­sé­ment cet ordon­nan­ce­ment qui empêche de faire un sort satis­fai­sant aux par­tis éco­lo­gistes, mais aus­si aux par­tis d’extrême droite. Comme ils l’ont fait en 1967 à pro­pos de la période de l’entre-deux-guerres, Lip­set et Rok­kan n’offrent d’autre solu­tion que d’assimiler l’ultranationalisme à une forme extrême de posi­tion cen­tra­li­sa­trice, ce qui paraît net­te­ment insuf­fi­sant face à cer­taines carac­té­ris­tiques des mou­ve­ments fas­cistes ou racistes. Le second point faible poten­tiel du modèle des cli­vages — son carac­tère daté, les par­tis d’extrême droite pou­vant res­ter mar­gi­naux dans le modèle en 1967 mais plus aujourd’hui — rejoint ain­si son pre­mier point faible, la dif­fi­cul­té à rendre compte des régu­la­ri­tés de l’offre poli­tique sans l’expliquer de manière cir­cu­laire, sans inté­grer tout par­ti dans une construc­tion dou­ble­ment binaire (deux révo­lu­tions et deux axes) qui pré­sup­pose pré­ci­sé­ment qu’il y a de la régu­la­ri­té à l’œuvre…

**Réin­ter­pré­ta­tion socio-historique

Ces remarques trop sévères ne signi­fient pas qu’il faille aban­don­ner le modèle de Lip­set et Rok­kan : elles sug­gèrent sim­ple­ment de s’en empa­rer sans par­ti pris, à la recherche, pour­quoi pas, d’une expli­ca­tion plus trans­ver­sale et actua­li­sée de l’apparition de par­tis poli­tiques de dif­fé­rentes ten­dances. Or la fré­quen­ta­tion de bons expo­sés d’histoire de Bel­gique fait naître par elle-même une modé­li­sa­tion alter­na­tive, plus socio­his­to­rique que le for­ma­lisme de Lip­set et de Rok­kan qui devait beau­coup, en 1967, au cou­rant fonc­tion­na­liste encore vivace dans l’anthropologie anglo-saxonne.

Ce qui frappe en effet, quand on s’intéresse à la nais­sance des par­tis en Bel­gique, c’est que chaque par­ti qui s’installera dans la durée est né à l’initiative d’une frac­tion de la popu­la­tion qui s’était déjà for­te­ment orga­ni­sée pour réagir à ce qu’elle esti­mait être une menace ou une injus­tice. En 1846, à une époque où les catho­liques sont domi­nants et ont fait adop­ter une loi et un règle­ment qui per­mettent la main­mise de l’Église sur l’école pri­maire, on assiste à la créa­tion du Par­ti libé­ral à l’initiative de cercles anti­clé­ri­caux, dont la franc-maçon­ne­rie. En 1885, dans un contexte de misère popu­laire qui condui­ra aux émeutes de 1886, on assiste à la créa­tion du Par­ti ouvrier belge au cours d’un congrès auquel par­ti­cipent cin­quante-neuf socié­tés ouvrières. En 1860, vingt ans après la nais­sance du mou­ve­ment fla­mand, on assiste à la créa­tion du Mee­ting­par­tij, qui sera sui­vie en 1919, au len­de­main d’une guerre au cours de laquelle des sol­dats fla­mands seraient morts en masse pour des rai­sons lin­guis­tiques, par la créa­tion du Front­par­tij, puis par celle d’autres for­ma­tions fla­min­gantes. Symé­tri­que­ment, le Par­ti catho­lique, expres­sion des couches sociales, éco­no­miques et idéo­lo­giques domi­nantes au XIXe siècle, ne se struc­ture que tar­di­ve­ment, au cours d’un long pro­ces­sus qui va de 1884 à 1945 : le pôle domi­nant ne se pro­longe sous forme de par­ti que lorsque sa domi­na­tion vacille.

Après véri­fi­ca­tion, ce simple constat per­met d’avancer une hypo­thèse plus géné­rale, d’ordre socio­lo­gique : la consti­tu­tion d’un cli­vage s’opère selon un pro­ces­sus en trois temps rigou­reu­se­ment ordon­né, chaque strate consti­tu­tive d’un cli­vage relayant et ren­for­çant la pré­cé­dente. Le pre­mier temps est celui de la prise de conscience, dans une par­tie de la socié­té, d’un dés­équi­libre, d’une menace ou d’une injus­tice majeure, ou res­sen­tie comme telle, por­tant sur un enjeu de grande impor­tance, qui touche concrè­te­ment la vie des per­sonnes. Le deuxième temps est celui de l’auto-organisation de citoyens déci­dés à réagir contre ce dés­équi­libre, et qui se regroupent au niveau de la socié­té civile pour récla­mer des réformes per­met­tant un rééqui­li­brage. Le troi­sième temps est celui de la créa­tion d’un ou de plu­sieurs par­tis poli­tiques à l’initiative de cette socié­té civile orga­ni­sée qui cherche, par cette créa­tion, à par­ti­ci­per direc­te­ment à la déci­sion poli­tique pour se don­ner plus de chances d’obtenir les réformes escomptées.

Ce pro­ces­sus en trois temps, qui me paraît à l’œuvre dans les trois cli­vages clas­si­que­ment recon­nus en Bel­gique (Église-État, pos­sé­dants-tra­vailleurs, centre-péri­phé­rie), per­met de défi­nir la notion de cli­vage dans des termes géné­raux : un cli­vage est une divi­sion pro­fonde sur un enjeu majeur, fon­dée sur un sen­ti­ment de domi­na­tion qui conduit des groupes et ensuite des par­tis à s’organiser pour lut­ter contre cette domi­na­tion, ce qui engendre des ten­sions per­sis­tantes avec la par­tie de la socié­té qui se voit ain­si contestée.

Outre qu’elle pos­sède à la fois un conte­nu pré­cis et une struc­ture interne — dont on peut retrou­ver, après coup, plus que des linéa­ments dans le texte de Lip­set et Rok­kan —, cette défi­ni­tion pré­sente l’avantage de cla­ri­fier la rela­tion entre les par­tis et les cli­vages. Non que ce soient les par­tis qui créent les cli­vages comme on le croit sou­vent, ce sont les cli­vages qui débouchent, au terme de leur consti­tu­tion, sur la créa­tion de par­tis poli­tiques, à l’initiative, en un pre­mier temps, du pôle domi­né du cli­vage en voie d’achèvement. Ceci explique le fait que les par­tis poli­tiques ins­crits dans la durée pos­sèdent au départ un pro­fil idéo­lo­gique très pré­cis et un poten­tiel élec­to­ral non négli­geable, à savoir la par­tie de la socié­té qui par­tage le com­bat des orga­ni­sa­tions qui ont sus­ci­té la créa­tion de ces par­tis. Le modèle des cli­vages per­met ain­si d’expliquer la constance, dans l’espace et dans le temps, des prin­ci­paux par­tis poli­tiques : ils cor­res­pondent aux enjeux majeurs qui se sont impo­sés dans toute l’Europe de l’Ouest au cours des der­niers siècles, et qui n’ont pas dis­pa­ru en quelques décen­nies compte tenu de l’ampleur de la domi­na­tion ini­tia­le­ment res­sen­tie, d’une part, et de l’ampleur de la réac­tion orga­ni­sée contre cette domi­na­tion, d’autre part.

**La domi­na­tion

En d’autres termes, et pour en finir avec les remarques géné­rales, le modèle des cli­vages ain­si revi­si­té pos­sède un vec­teur d’explication trans­ver­sal, le sen­ti­ment de domi­na­tion (la domi­na­tion pou­vant être maté­rielle comme sym­bo­lique), qui rend compte aus­si bien de la per­sis­tance que de l’éventuelle dis­pa­ri­tion d’un cli­vage, réa­li­té émi­nem­ment his­to­rique comme l’avaient bien vu Lip­set et Rokkan.

Un cli­vage peut per­sis­ter vu l’ampleur des enjeux qu’il char­rie, vu la pro­fon­deur de la domi­na­tion ini­tiale, et vu la déter­mi­na­tion des forces qui com­battent cette domi­na­tion. Un cli­vage peut conduire à un rééqui­li­brage seule­ment par­tiel, et donc insuf­fi­sant pour démo­bi­li­ser la contes­ta­tion. C’est mani­fes­te­ment le cas du cli­vage pos­sé­dants-tra­vailleurs, qui per­dure et qui mute au fil des trans­for­ma­tions du sys­tème éco­no­mique. Un cli­vage peut aller jusqu’à l’inversion du rap­port de force ini­tial, et pro­vo­quer ain­si la mobi­li­sa­tion du pôle qui était préa­la­ble­ment domi­nant, au risque d’une radi­ca­li­sa­tion mutuelle. C’est mani­fes­te­ment le cas du cli­vage centre-péri­phé­rie en Bel­gique, avec la nais­sance suc­ces­sive du mou­ve­ment fla­mand dès 1840, du mou­ve­ment wal­lon à la fin du XIXe siècle et d’un mou­ve­ment bruxel­lois aujourd’hui, cha­cune de ces scan­sions tra­dui­sant la domi­na­tion res­sen­tie par les dif­fé­rentes com­po­santes de l’État, qui se vivent toutes désor­mais comme des « périphéries ».

Un cli­vage peut aus­si per­sis­ter mal­gré une paci­fi­ca­tion orga­ni­sée, consa­crée par le droit : des « pactes » de dif­fé­rentes natures peuvent satis­faire les attentes prio­ri­taires de cha­cun des uni­vers qui s’opposaient, tout en per­pé­tuant des diver­gences d’intérêts du fait même que ces pactes ins­ti­tu­tion­na­lisent les mondes en pré­sence. C’est mani­fes­te­ment le cas du cli­vage Église-État, auquel l’évolution des men­ta­li­tés a fait perdre beau­coup de son acui­té au quo­ti­dien, mais qui sub­siste, entre autres choses, du simple fait de s’être incar­né dans des ins­ti­tu­tions sco­laires, des éta­blis­se­ments de soins et d’assistance et des orga­ni­sa­tions cultuelles et phi­lo­so­phiques qui veillent au res­pect de la parole don­née et qui entre­tiennent la mémoire des anta­go­nismes ini­tiaux. La dif­fi­cile ques­tion des rela­tions entre cli­vages et piliers pour­rait donc être retra­vaillée à la lumière de la défi­ni­tion ici pro­po­sée du terme de clivage.

**Nou­velles offres politiques

Le modèle des cli­vages ain­si revi­si­té per­met-il de rendre compte de l’installation durable de par­tis éco­lo­gistes et de par­tis d’extrême droite dans le pay­sage poli­tique ? Il four­nit en tout cas des cri­tères clairs pour en déci­der. Plu­tôt que de cher­cher, face à de nou­veaux par­tis, une éven­tuelle révo­lu­tion euro­péenne de grande ampleur qui se tra­dui­rait sur un axe fonc­tion­nel et sur un axe ter­ri­to­rial, on peut véri­fier plus sim­ple­ment si l’on observe, pour chaque type de par­ti, la for­ma­tion suc­ces­sive des trois strates consti­tu­tives d’un cli­vage. Ce cri­tère pré­sente notam­ment l’intérêt de ne pas mettre tous les nou­veaux par­tis dans le même sac, comme on l’a fait pen­dant un temps en consi­dé­rant que les par­tis éco­lo­gistes et les par­tis d’extrême droite for­maient ensemble une offre poli­tique nou­velle, d’ordre post­ma­té­ria­liste, alors que tout les oppose par-delà leur nais­sance (ou leur renais­sance) plus ou moins simultanée.

En ce qui concerne les par­tis éco­lo­gistes, dont je dou­tais au départ qu’ils révèlent l’existence d’un nou­veau cli­vage, l’application du modèle revi­si­té conduit à une conclu­sion lim­pide : on dis­cerne sans dif­fi­cul­té, dans la période cor­res­pon­dant à la genèse de ces par­tis, les trois strates suc­ces­sives consti­tu­tives d’un cli­vage. Le fonc­tion­ne­ment du sys­tème de pro­duc­tion des Trente Glo­rieuses a en effet conduit, dès les années soixante, à de vives réac­tions quant aux effets per­vers du pro­duc­ti­visme et du consu­mé­risme sur l’environnement, la san­té, la qua­li­té de la vie et la vie en socié­té. Ce point fai­sant l’objet d’un long cha­pitre dans le Cour­rier heb­do­ma­daire, je me per­mets d’y ren­voyer afin de me limi­ter ici à deux remarques.

D’une part, la déno­mi­na­tion que j’ai pro­po­sée pour ce cli­vage — « pro­duc­ti­visme-anti­pro­duc­ti­visme » — n’est pas tout à fait satis­fai­sante. Le pro­duc­ti­visme consti­tue bien la cible, la menace, le vec­teur de dés­équi­libre dénon­cé par l’ensemble de la mou­vance éco­lo­giste, dont les orga­ni­sa­tions qui ont fon­dé, en Bel­gique, les par­tis Éco­lo et Aga­lev. Par contre, le terme d’«antiproductivisme » est construit de manière sim­ple­ment néga­tive, à la dif­fé­rence des déno­mi­na­tions don­nées par Lip­set et Rok­kan pour cha­cun des seconds pôles des divers cli­vages (« État », « tra­vailleurs », « péri­phé­rie », « cam­pagne »). Au plan séman­tique, le terme d’antiproductivisme est exact mais pos­sède une signi­fi­ca­tion trop pauvre, réduite à une simple oppo­si­tion. Le pro­blème étant que la déno­mi­na­tion posi­tive qui vient le plus natu­rel­le­ment à l’esprit en l’occurrence, à savoir « éco­lo­gie », se confond trop étroi­te­ment avec le nom de cer­tains par­tis, ce qui n’est pas non plus conforme à la pra­tique consa­crée par le modèle. Il y a donc ici matière à débat et à la contri­bu­tion de chacun.

**Cli­vage ou consen­sus environnemental ?

D’autre part, il peut paraître étrange de recon­naître un cli­vage autour des enjeux envi­ron­ne­men­taux au moment où un consen­sus pla­né­taire se des­sine à leur sujet. Ce n’est pour­tant pas un motif suf­fi­sant pour recu­ler devant la conclu­sion que dicte la grille d’analyse : c’est plu­tôt l’occasion d’en rap­pe­ler cer­taines caractéristiques.

Tout d’abord, la notion de cli­vage cerne prio­ri­tai­re­ment le pro­ces­sus de nais­sance de cer­tains par­tis, sans pré­ju­ger d’évolutions ulté­rieures. Il ne faut donc pas pro­je­ter rétros­pec­ti­ve­ment l’apparent consen­sus actuel sur la période 1960 – 2000, au cours de laquelle le cli­vage autour du pro­duc­ti­visme était manifeste.

Ensuite, il n’y a rien d’étonnant à ce que les oppo­si­tions ini­tiales s’assouplissent et à ce que des conver­gences appa­raissent. Outre le fait que ces conver­gences res­tent par­tielles — la lutte contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique n’est qu’un élé­ment du pro­jet de socié­té de la mou­vance anti­pro­duc­ti­viste —, elles sont par­fai­te­ment clas­siques : elles rap­pellent la façon dont, après les dra­ma­tiques évé­ne­ments de 1886, la ques­tion sociale s’est impo­sée à tous les par­tis, sans jamais quit­ter l’agenda poli­tique depuis lors ni, pour autant, trans­for­mer le sys­tème éco­no­mique en fonc­tion des seules pré­oc­cu­pa­tions sociales.

Il faut noter enfin que la situa­tion actuelle, qui voit les éco­lo­gistes eux-mêmes reven­di­quer une posi­tion conci­lia­trice qui conju­gue­rait crois­sance éco­no­mique et déve­lop­pe­ment durable, n’a rien d’inédit non plus dans le contexte d’un cli­vage : la plu­part des par­tis de gauche ont fait de même sur fond de cli­vage pos­sé­dants-tra­vailleurs en endos­sant suc­ces­si­ve­ment le com­pro­mis social-démo­crate, key­né­sien, social-libé­ral, etc., c’est-à-dire des posi­tions très éloi­gnées du socia­lisme ori­gi­nel. Le suf­frage uni­ver­sel est un vec­teur de déve­lop­pe­ment de nou­veaux cli­vages, puisqu’il légi­time la contes­ta­tion et lui donne une issue poli­tique poten­tielle, mais le même suf­frage uni­ver­sel encou­rage tous les par­tis à atté­nuer leur posi­tion­ne­ment de départ pour mordre sur un élec­to­rat plus large. Dans le modèle revi­si­té que je pro­pose, les posi­tions des par­tis ne suf­fisent pas à véri­fier si un cli­vage sub­siste : il faut sur­tout véri­fier le degré d’engagement des orga­ni­sa­tions de la socié­té civile — par­mi les­quelles les repré­sen­tants d’intérêts éco­no­miques —, et l’existence ou non de posi­tions anta­go­nistes entre dif­fé­rents types d’organisations. Or, sur ce point, il n’y a aucun doute quant aux diver­gences qui frac­turent la socié­té civile autour des enjeux envi­ron­ne­men­taux, pas plus qu’il n’y a aucun doute quant à la sévé­ri­té des asso­cia­tions éco­lo­gistes à l’égard de l’action des par­tis poli­tiques, y com­pris les Verts, dans dif­fé­rents dos­siers : comme dans les autres cli­vages, c’est la socié­té civile qui reste le fer de lance des reven­di­ca­tions les plus poin­tues. Un cli­vage, qui prend tou­jours nais­sance dans la socié­té civile, ne se mesure pas à l’aune du réa­lisme politique.

**Les par­tis d’extrême droite

En ce qui concerne enfin les par­tis d’extrême droite, le modèle des cli­vages revi­si­té conduit à une conclu­sion com­plexe, mais qui pré­sente l’intérêt de cla­ri­fier cer­tains cri­tères. Pour inté­grer ces par­tis dans le modèle, il faut poser l’hypothèse qu’ils sont nés en réac­tion à une domi­na­tion res­sen­tie par une par­tie de la popu­la­tion sur un enjeu majeur. Il faut donc véri­fier, aus­si cho­quant que cela paraisse, s’il existe un cli­vage cos­mo­po­li­tisme-iden­ti­té, qui se serait consti­tué en réac­tion à une domi­na­tion cos­mo­po­li­tiste ou mul­ti­cul­tu­ra­liste au sein de la socié­té. Il convient en effet, dans le modèle revi­si­té, de réser­ver le pre­mier terme d’un cli­vage déter­mi­né au pôle domi­nant qui sus­cite l’apparition de ce cli­vage, de manière à conser­ver la mémoire de sa dyna­mique ori­gi­nelle : d’où les déno­mi­na­tions de cli­vage « pos­sé­dants-tra­vailleurs », « centre-péri­phé­rie », et « Église-État » en ce qui concerne le cli­vage phi­lo­so­phique en Bel­gique, carac­té­ri­sé par la supé­rio­ri­té ini­tiale des catho­liques (en Bel­gique, mais non en France, ce qui est sans doute la rai­son pour laquelle Lip­set et Rok­kan, très mar­qués par la Révo­lu­tion fran­çaise, uti­lisent aus­si le couple « État-Église » pour dési­gner ce clivage).

L’hypothèse d’un cli­vage cos­mo­po­li­tisme-iden­ti­té doit donc être posée, mais on en dis­cerne aus­si­tôt la fai­blesse. Il est dif­fi­cile de recon­naître sans réserve un sen­ti­ment de domi­na­tion — ali­men­té par une menace, un dés­équi­libre ou une injus­tice — dans le chef d’autochtones outrés par les posi­tions de pou­voir conquises par les immi­grés. Si on ima­gine bien quelles lois et quels dis­cours peuvent ali­men­ter un tel sen­ti­ment, il paraît au moins aus­si évident qu’un dés­équi­libre inverse est subi, non par les autoch­tones, mais par les alloch­tones, ce qui devrait plu­tôt conduire à l’apparition d’un cli­vage iden­ti­té-cos­mo­po­li­tisme.

En ser­rant davan­tage l’analyse — ici encore, je ren­voie à un long déve­lop­pe­ment publié dans le Cour­rier heb­do­ma­daire —, la conclu­sion la plus conforme aux faits semble la sui­vante : nous avons affaire en l’occurrence à un cli­vage ambi­gu et incom­plet. Ambi­gu parce que deux sen­ti­ments de domi­na­tion se font plus ou moins face et reven­diquent le même degré d’évidence : le modèle de socié­té mul­ti­cul­tu­ra­liste domine au plan idéo­lo­gique et média­tique (voire légis­la­tif), tan­dis que les posi­tions poli­tiques, éco­no­miques et sociales les plus éle­vées res­tent lar­ge­ment l’apanage des popu­la­tions autoch­tones, les alloch­tones subis­sant diverses dis­cri­mi­na­tions. Mais ce cli­vage ambi­gu, qui ne fait pas l’objet d’un accord una­nime quant à son pôle domi­nant, est de sur­croît incom­plet, et même dou­ble­ment incom­plet. D’une part, les popu­la­tions issues de l’immigration ont réagi aux dif­fi­cul­tés subies en s’organisant mas­si­ve­ment par la voie asso­cia­tive, mais sans créer de par­tis poli­tiques des­ti­nés à défendre leurs inté­rêts : dans l’hypothèse où il fau­drait par­ler ici d’un cli­vage iden­ti­té-cos­mo­po­li­tisme, la troi­sième com­po­sante de ce cli­vage, à savoir la créa­tion de par­tis poli­tiques défen­dant le pôle domi­né, fait défaut. D’autre part, le malaise des autoch­tones a débou­ché sur une pous­sée élec­to­rale des par­tis d’extrême droite, mais sans pas­ser par une intense auto-orga­ni­sa­tion de la socié­té civile : dans l’hypothèse où il fau­drait par­ler ici d’un cli­vage cos­mo­po­li­tisme-iden­ti­té, la deuxième com­po­sante de ce cli­vage fait cette fois défaut. Cette der­nière incom­plé­tude — le faible enra­ci­ne­ment des par­tis d’extrême droite dans la socié­té civile — explique d’ailleurs peut-être, pour par­tie, la vola­ti­li­té élec­to­rale par­ti­cu­liè­re­ment mar­quée des par­tis d’extrême droite en Europe.

La ques­tion des par­tis d’extrême droite méri­te­rait assu­ré­ment de plus amples déve­lop­pe­ments. Elle per­met en tout cas de rap­pe­ler que l’objectif du modèle des cli­vages n’est pas d’inscrire toute l’offre poli­tique dans une des cases du modèle : il n’a pas voca­tion à rendre compte de tout, mais seule­ment de la dyna­mique propre aux cli­vages, rééqui­li­brages, inver­sions des rap­ports de force et dyna­miques de paci­fi­ca­tion incluses. Sans aller jusqu’à se reven­di­quer de l’idéal pop­pe­rien de fal­si­fia­bi­li­té, qui n’aurait aucun sens dans un domaine émi­nem­ment his­to­rique, le modèle des cli­vages gagne à user de cri­tères clairs d’inclusion et d’exclusion, sans hési­ter à aban­don­ner cer­tains phé­no­mènes poli­tiques à d’autres inter­pré­ta­tions. Il n’est de toute façon pas sûr, quoi qu’en dise Hegel, que tout ce qui est réel soit rationnel.

Un clivage peut en cacher un autre, anciens et nouveaux clivages en Belgique

Dave Sinar­det

L’on s’attendra peut-être à ce que, dans ma réac­tion à l’analyse très claire, convain­cante et sti­mu­lante de Vincent de Coore­by­ter, je me centre sur le cli­vage que je connais le mieux, c’est-à-dire le cli­vage centre-péri­phé­rie ou, dans le contexte belge, le cli­vage com­mu­nau­taire. Mais pour ne pas deve­nir trop pré­vi­sible, je vais plu­tôt me foca­li­ser sur les nou­veaux cli­vages, qui ont fait leur appa­ri­tion ces der­nières décennies.

Plus pré­ci­sé­ment, je vou­drais m’attacher à l’une des pre­mières cri­tiques qui ont été émises envers le modèle de Lip­set et Rok­kan, déjà dans les années sep­tante, par Ronald Ingle­hart, socio­logue et poli­to­logue amé­ri­cain. Celle-ci a aus­si­tôt mené à l’identification d’un nou­veau type de cli­vage, mais aus­si au déve­lop­pe­ment d’une autre « manière », d’une autre métho­do­lo­gie pour tra­cer les cli­vages. Bien que ce « nou­veau » cli­vage n’ait plus grand-chose de la « nou­veau­té » après plus de trois décen­nies et que son iden­ti­fi­ca­tion ait éga­le­ment été sujette à des cri­tiques, je veux quand même m’y attar­der parce qu’au vu des évo­lu­tions poli­tiques de ces der­nières années en Bel­gique, mais aus­si dans d’autres pays d’Europe occi­den­tale, ce cli­vage, ou en tout cas une ver­sion redé­fi­nie et com­plé­tée, me semble avoir rega­gné de la per­ti­nence. Il per­met de déve­lop­per une nou­velle vision sur la place des par­tis éco­lo­gistes et des par­tis d’extrême droite, pas néces­sai­re­ment dans « la » théo­rie des cli­vages (celle de Lip­set et Rok­kan), mais dans « une » théo­rie des cli­vages. Il me semble donc qu’il aurait méri­té plus de place dans l’analyse de Vincent de Coore­by­ter, qui y réfère seule­ment dans un ali­néa, pour tout de suite l’écarter. Le cli­vage en ques­tion a été défi­ni par Ingle­hart comme cli­vage maté­ria­lisme-post­ma­té­ria­lisme, lequel sera redé­fi­ni plus tard en cli­vage tradionalisme-postmodernisme.

**La révo­lu­tion silencieuse

Je vou­drais d’abord situer la « décou­verte » de ce nou­veau cli­vage dans le cadre de la cri­tique plus large d’Inglehart envers le modèle de Lip­set et Rok­kan. Son ana­lyse part du fait qu’aux trois révo­lu­tions tra­di­tion­nelles dont parlent Lip­set et Rok­kan s’est ajou­tée, notam­ment à par­tir des années soixante et sep­tante, une nou­velle révo­lu­tion de type post­in­dus­triel. Une révo­lu­tion qu’il a appe­lée silen­cieuse (The silent revo­lu­tion, titre du livre dans lequel l’analyse est déve­lop­pée), silen­cieuse parce que com­pa­rée aux révo­lu­tions clas­siques, elle n’a pas eu besoin de vio­lence ou de force pour s’accomplir et parce qu’elle s’est déve­lop­pée sans que les acteurs de cette révo­lu­tion eux-mêmes ne le réalisent.

Cette révo­lu­tion silen­cieuse repose sur la perte d’importance des cli­vages tra­di­tion­nels. Pour expli­quer cela, Ingle­hart emprunte notam­ment à la psy­cho­lo­gie et plus pré­ci­sé­ment à la pyra­mide des besoins de Mas­low : parce que le niveau de pros­pé­ri­té dans la socié­té a aug­men­té, après la Seconde Guerre mon­diale, pour les nou­velles géné­ra­tions, les besoins maté­riels qui étaient notam­ment défi­nis dans le cadre du cli­vage pos­sé­dant-tra­vailleur deve­naient moins prio­ri­taires et purent être rem­pla­cés par des besoins plus imma­té­riels. Et autour de ces besoins imma­té­riels, selon Ingle­hart, se seraient consti­tués des sys­tèmes de valeurs post­ma­té­ria­listes, basés sur la qua­li­té de vie et l’expression per­son­nelle, autour des­quels sont nés de nou­veaux conflits et, selon lui, un nou­veau clivage.

Plus tard, Ingle­hart ver­ra l’évolution vers des valeurs post­ma­té­ria­listes comme un aspect d’une évo­lu­tion plus géné­rale vers des valeurs post­mo­der­nistes. Celles-ci peuvent alors être situées dans un cli­vage entre tra­di­tio­na­lisme et post­mo­der­nisme. Quelles sont alors pré­ci­sé­ment ces valeurs post­mo­der­nistes ? Cela dépend en par­tie des auteurs et des études, mais on peut notam­ment inclure la défense de l’environnement (il y a là l’élément clef du cli­vage pro­duc­ti­visme-anti­pro­duc­ti­visme, dont parle Vincent de Coore­by­ter, mais ce n’est qu’un élé­ment par­mi d’autres qui consti­tuent la tota­li­té du sys­tème de valeurs post­ma­té­ria­liste), mais aus­si le paci­fisme, l’égalité homme-femme, les droits des homo­sexuels, l’antiracisme, la tolé­rance, les droits des mino­ri­tés eth­niques… aux­quels s’ajoutent des sou­haits de plus de par­ti­ci­pa­tion poli­tique, d’un ren­for­ce­ment et renou­vel­le­ment de la démo­cra­tie, voire d’une évo­lu­tion vers la démo­cra­tie directe, etc.

**Les valeurs des électeurs

On pour­rait se deman­der si, de cette façon, on ne met pas beau­coup d’éléments dans un cli­vage ou sous un même déno­mi­na­teur. C’est là qu’interviennent le tra­vail empi­rique entre­pris notam­ment par Ingle­hart et une autre approche que celle de Lip­set et Rok­kan pour iden­ti­fier les cli­vages. Ingle­hart se base sur des études élec­to­rales com­pa­ra­tives dans de nom­breuses « socié­tés indus­trielles avan­cées », sur le sys­tème de valeurs des élec­teurs et de l’opinion publique. Ain­si, il a démon­tré sur une très longue période allant des années sep­tante à nos jours que les posi­tions post­ma­té­ria­listes for­maient bien un sys­tème de valeurs, puisque chez beau­coup de per­sonnes, elles se regroupent autour d’un pôle. En même temps, il a aus­si consta­té que les posi­tions inverses for­maient aus­si un tout, un sys­tème de valeurs maté­ria­listes, chez une autre par­tie de l’électorat. C’est ain­si qu’Inglehart en est venu à défi­nir ce qu’il a appe­lé des cli­vages de valeurs autour de cet axe. En même temps, il constate que le lien clas­sique entre classe sociale et com­por­te­ment élec­to­ral devient de moins en moins important.

Ingle­hart a consta­té que, pour un nombre gran­dis­sant de per­sonnes, ces valeurs sont deve­nues des moti­va­tions élec­to­rales impor­tantes et donc que le com­por­te­ment élec­to­ral s’est en par­tie pola­ri­sé autour de ce cli­vage depuis 1970. Ain­si, des votes pour des par­tis que l’on situe­rait plu­tôt sur les « anciens cli­vages » s’avéraient plu­tôt ins­pi­rés par le nou­veau cli­vage, selon les études com­pa­ra­tives entre­prises par le socio­logue. Pour prendre un exemple belge et ain­si quand même en venir au cli­vage com­mu­nau­taire (chas­sez le natu­rel, il revient au galop), Ingle­hart situe la Volk­su­nie et le FDF des années sep­tante, pas tant sur le cli­vage clas­sique centre-péri­phé­rie que sur ce nou­veau cli­vage maté­ria­liste-post­ma­té­ria­liste. Selon lui, beau­coup d’électeurs de ces deux par­tis « com­mu­nau­taires » belges votaient, du moins en par­tie, sur la base de dési­rs de chan­ge­ment, ins­pi­rés par des valeurs post­ma­té­ria­listes. Cela n’est pas trop sur­pre­nant, car si l’on ana­lyse les pro­grammes poli­tiques de ces par­tis dans cette période, on constate que le FDF a été l’un des pre­miers par­tis à déve­lop­per cer­taines idées de renou­vel­le­ment urbain, de poli­tique éco­lo­gique, avant la nais­sance d’Écolo.

La VU s’est for­te­ment pro­fi­lée comme par­ti de renou­vel­le­ment démo­cra­tique, s’attaquant au sys­tème poli­tique sclé­ro­sé, contre le pou­voir des piliers, des par­tis tra­di­tion­nels, etc. L’aile gauche de la VU s’est en plus net­te­ment pro­fi­lée sur les valeurs post­ma­té­ria­listes : paci­fi­cisme (élé­ment his­to­ri­que­ment pré­sent dans le mou­ve­ment fla­mand), éga­li­té homme-femme, etc. Bien sûr, le posi­tion­ne­ment « post­ma­té­ria­liste » n’était pas sans ambi­guï­té à la VU, puisque ce par­ti compte aus­si une aile beau­coup plus conser­va­trice et maté­ria­liste. Jusqu’à la nais­sance du Vlaams Blok, à par­tir d’une dis­si­dence de la VU qui contes­tait le pacte d’Egmont, le par­ti com­pre­nait même une frange natio­na­liste très dure. Tou­te­fois, l’on pour­rait dire que ce schisme au sein du par­ti lors du pacte d’Egmont, mais aus­si l’éclatement de la VU en Spi­rit et N‑VA plus de deux décen­nies plus tard, étaient jus­te­ment en par­tie une exté­rio­ri­sa­tion du cli­vage maté­ria­liste-post­ma­té­ria­liste au sein du par­ti, deve­nu à un cer­tain moment trop impor­tant et pro­blé­ma­tique pour encore pou­voir être conte­nu au sein d’une for­ma­tion politique.

Plus tard, se sont déve­lop­pés des par­tis qui se sont plus expli­ci­te­ment for­més autour de ces valeurs post­ma­té­ria­listes ou, plus lar­ge­ment, post­mo­der­nistes. Pour les élec­tions de 1991, une étude de l’ISPO (Ins­ti­tute of Social and Poli­ti­cal Opi­nion Research), sous la direc­tion de Marc Swyn­ge­douw, a éga­le­ment tra­cé l’existence du cli­vage maté­ria­liste-post­ma­té­ria­liste dans l’électorat poli­tique fla­mand avec notam­ment deux par­tis qui repré­sentent les deux pôles du cli­vage : le Vlaams Blok et Aga­lev. Des études élec­to­rales montrent d’ailleurs qu’une impor­tante par­tie de l’électorat d’Agalev se laisse plus gui­der dans son vote par cer­taines valeurs post­ma­té­ria­listes que par des valeurs stric­te­ment anti­pro­duc­ti­vistes ou éco­lo­gistes. Néan­moins, éga­le­ment selon Swyn­ge­douw, l’aspect « maté­ria­liste-post­ma­té­ria­liste » ne suf­fit pas pour sai­sir ce nou­veau cli­vage, qu’il nomme plu­tôt « ouver­ture cultu­relle uni­ver­sa­liste » ver­sus « enfer­me­ment cultu­rel par­ti­cu­la­riste ». Dans la même période, le socio­logue de la VUB Mark Elchar­dus défi­nit éga­le­ment un nou­veau cli­vage socio­cul­tu­rel, basé sur deux visions de socié­té oppo­sées, qui se forment autour de posi­tions sur dif­fé­rents domaines : eth­no­cen­trisme ver­sus tolé­rance, indi­vi­dua­lisme ver­sussoli­da­ri­té, maté­ria­lisme ver­sus post­ma­té­ria­lisme, auto­ri­ta­risme ver­sus anti-auto­ri­ta­risme ou encore sen­ti­ments anti­po­li­tiques ver­sus foi dans la démo­cra­tie. Ces dif­fé­rentes études ont donc en com­mun la défi­ni­tion d’un nou­veau cli­vage socio­cul­tu­rel, dont l’aspect maté­ria­liste-post­ma­té­ria­liste est un élé­ment, mais cer­tai­ne­ment pas le seul.

**Le pôle identitaire

La per­ti­nence de ce cli­vage qu’on peut donc aujourd’hui dénom­mer tra­di­tio­na­lisme-post­mo­der­nisme est aus­si que l’on peut inclure un type de par­ti poli­tique qui s’est déve­lop­pé ces der­nières années, des par­tis appe­lés « popu­listes de droite ». Ain­si, la Lijst Dede­cker qui a réus­si à se posi­tion­ner dans le pay­sage poli­tique fla­mand depuis 2007 n’est bien sûr pas un phé­no­mène spé­ci­fi­que­ment fla­mand, mais se retrouve éga­le­ment dans d’autres pays euro­péens. Un des exemples connais­sant le plus de suc­cès est la liste de Geert Wil­ders aux Pays-Bas. C’est peut-être un peu plus dif­fi­cile d’intégrer ces par­tis dans ce cli­vage, mais sur la défense d’un nombre de valeurs qui font par­tie du pôle iden­ti­taire, ils rejoignent les par­tis d’extrême droite, bien que leurs posi­tions soient géné­ra­le­ment moins extrêmes (immi­gra­tion, iden­ti­té natio­nale…). Pas sur toutes ces valeurs, car tant Dede­cker que Wil­ders (et déjà Pim For­tuyn avant lui) sont plu­tôt pro­gres­sistes ou en tout cas pas expli­ci­te­ment conser­va­teurs sur le plan éthique (droits des homo­sexuels, éga­li­té homme-femme, eutha­na­sie…) et donc sur ces points plu­tôt à situer sur le pôle anti­ma­té­ria­liste ou postmoderniste.

En tout cas, je crois que le cli­vage « tra­di­tio­na­lisme-post­mo­der­nisme » per­met de situer tant les par­tis verts que les par­tis d’extrême droite qui se sont déve­lop­pés ces der­nières décen­nies dans une théo­rie des cli­vages. L’on peut se baser pour cela sur des études sur le com­por­te­ment élec­to­ral (notam­ment les moti­va­tions élec­to­rales), mais il me semble qu’il est éga­le­ment pos­sible de défi­nir ce cli­vage, en res­pec­tant les condi­tions avan­cées par Vincent de Coore­by­ter pour pou­voir par­ler d’un vrai clivage.

En ce qui concerne la pre­mière « strate consti­tu­tive » de cli­vages, avan­cée par Vincent de Coore­by­ter, la strate fon­da­trice, l’on peut consi­dé­rer que le dés­équi­libre ori­gi­nel, ce sont les nou­veaux sys­tèmes de valeurs qui se déve­loppent et qui s’érigent contre ce qui est consi­dé­ré comme des injus­tices. On reprend alors l’argumentaire sur le plan des par­tis éco­lo­gistes et sur l’antiproductivisme, et on y ajoute les droits inégaux des femmes com­pa­rées aux hommes, ceux des homo­sexuels com­pa­rés aux hété­ro­sexuels, des alloch­tones com­pa­rés aux autoch­tones, l’injustice concer­nant la course à l’armement dans les années quatre-vingt, etc. Les mou­ve­ments éco­lo­gistes, paci­fistes, fémi­nistes, mou­ve­ments des homo­sexuels, mou­ve­ment pour plus de démo­cra­tie directe, etc. qui se sont déve­lop­pés, pour­raient être consi­dé­rés comme l’auto-organisation des citoyens qui s’est déve­lop­pée sur cette base et qui forme donc la deuxième strate consti­tu­tive. Certes, le pôle tra­di­tio­na­lisme ne déve­loppe pas de vie asso­cia­tive, mais si l’on peut consi­dé­rer que le pôle « post­mo­der­niste » est une réac­tion au pôle « tra­di­tio­na­lisme », ce der­nier ne doit pas (encore) néces­sai­re­ment déve­lop­per une vie asso­cia­tive. Les par­tis poli­tiques qui consti­tuent la troi­sième strate seraient donc des par­tis qui se sont pro­fi­lés sur ces conflits. Dans le cas belge, il s’agit alors de la VU, du FDF, d’Agalev et Éco­lo d’un côté du cli­vage et du Vlaams Blok et en par­tie aus­si de la LDD de l’autre côté. Mais les par­tis tra­di­tion­nels ont éga­le­ment lar­ge­ment inté­gré ce nou­veau clivage.

Si l’on reprend cet argu­men­taire, il est pos­sible de résoudre le pro­blème auquel est confron­té le cli­vage iden­ti­té-cos­mo­po­li­tisme ou cos­mo­po­li­tisme-iden­ti­té dont parle Vincent de Coore­by­ter, du moins si l’on intègre celui-ci au cli­vage plus large de « tra­di­tio­na­lisme-post­mo­der­nisme ». « Iden­ti­té-cos­mo­po­li­tisme » ne peut pas être consi­dé­ré comme un vrai cli­vage, selon de Coore­by­ter, parce que le pôle cos­mo­po­li­tisme est repré­sen­té par une vie asso­cia­tive, mais pas par des par­tis poli­tiques. Si l’on intègre par contre l’aspect anti­pro­duc­ti­visme dans le pôle plus large de « post­mo­der­nisme », on peut consi­dé­rer que les par­tis poli­tiques en ques­tion sont les par­tis éco­lo­gistes, qui se pro­filent éga­le­ment net­te­ment sur le pôle cosmopolitiste.

Reste que l’autre pôle, « iden­ti­té », pos­sède effec­ti­ve­ment des par­tis, mais pas de vraie vie asso­cia­tive, mais comme avan­cé ci-des­sus, si l’on peut consi­dé­rer que le pôle plus large de « post­mo­der­nisme » est une réac­tion au pôle « tra­di­tio­na­lisme », ce der­nier ne doit pas (encore) néces­sai­re­ment déve­lop­per une vie asso­cia­tive. Certes, cet argu­ment est un peu pro­blé­ma­tique, parce que — comme l’avance aus­si Vincent de Coore­by­ter — les par­tis d’extrême droite peuvent aus­si être consi­dé­rés comme des réac­tions à des évo­lu­tions « cosm­po­li­tistes ». À nou­veau, en élar­gis­sant le champ, l’on pour­rait consi­dé­rer qu’ils réagissent plus lar­ge­ment à des évo­lu­tions « post­mo­der­nistes » : perte d’importance des valeurs fami­liales tra­di­tion­nelles, remise en cause de l’autorité, une impor­tance trop grande appor­tée à des thèmes post­ma­té­riels, etc. Il me semble donc que les deux pôles de ce cli­vage se ren­forcent mutuel­le­ment et que la ques­tion de savoir qui réagit à l’autre n’est pas la plus impor­tante dans ce débat.

**Le pay­sage poli­tique en Flandre

En tout cas, si l’on n’essaye pas d’une façon ou d’une autre d’intégrer les nou­veaux par­tis et mou­ve­ments qui se déve­loppent, le modèle tra­di­tion­nel de Lip­set et Rok­kan me semble deve­nir pro­blé­ma­tique. Ain­si, quand on regarde le pay­sage poli­tique fla­mand, les trois par­tis tra­di­tion­nels, CD&V, SP.A et Open VLD, ne recueillaient ensemble aux élec­tions régio­nales de juin 2009 plus que 53,2% des voix. Presque la moi­tié des votes ne peut donc plus être située dans le cadre des cli­vages traditionnels.

Il me semble aus­si y avoir un autre pro­blème dans le sens où l’analyse de résul­tats élec­to­raux se fait encore trop en se réfé­rant aux cli­vages tra­di­tion­nels dont ils sont nés. Par exemple, on a sou­vent eu ten­dance, notam­ment en Bel­gique fran­co­phone, à éva­luer la mon­tée du Vlaams Blok-Vlaams Belang spé­ci­fi­que­ment dans le cadre de l’ancien cli­vage centre-péri­phé­rie, donc comme une mon­tée du natio­na­lisme, tan­dis que les études élec­to­rales montrent que la moti­va­tion des élec­teurs se situe plu­tôt autour de sen­ti­ments liés, non pas à l’identité natio­nale dans le sens tra­di­tion­nel (et com­mu­nau­taire) du terme, mais plu­tôt à l’identité dans le sens lié au cli­vage cos­mo­po­li­tisme-iden­ti­té. Ain­si, aux élec­tions de 1995, seule­ment 5,4% des élec­teurs du Vlaams Blok se réfé­raient aux ten­sions com­mu­nau­taires en moti­vant leur vote. Même chose pour les scores des par­tis socia­listes et libé­raux, peut-on encore les inter­pré­ter comme de vrais votes de gauche ou de droite se situant sur le cli­vage tra­di­tion­nel pos­sé­dants-tra­vailleurs ou faut-il là aus­si voir d’autres sys­tèmes de valeurs opé­rer ? Aux élec­tions récentes, on voit que nombre d’électeurs hésitent entre le SP.A et l’Open VLD. Ou encore, les scores de par­tis chré­tien-démo­crates, peut-on vrai­ment encore les expli­quer en se basant sur l’ancien cli­vage religieux ?

Même si l’analyse de base d’Inglehart n’est pas beau­coup plus récente que celle de Lip­set et Rok­kan et si elle a entre-temps été sujette à des cri­tiques par­fois per­ti­nentes et a été réin­ter­pré­tée avec notam­ment d’autres défi­ni­tions de nou­veaux cli­vages, il me semble qu’elle peut tou­jours être ins­pi­ra­trice dans une réflexion sur la nature et l’analyse concrète de cli­vages dans la société.

Que reste-t-il des clivages en Belgique ?

Jean De Munck

À l’occasion du numé­ro 2000 du Cour­rier heb­do­ma­daire du Crisp, Vincent de Coore­by­ter a eu l’excellente idée de reprendre sys­té­ma­ti­que­ment les don­nées d’un débat fon­da­men­tal pour la socié­té belge : les cli­vages expliquent-ils la struc­ture et les dyna­miques du sys­tème poli­tique du pays ? Le direc­teur du Crisp s’attache à nous offrir une réca­pi­tu­la­tion et une actua­li­sa­tion. Une réca­pi­tu­la­tion : que nous dit exac­te­ment le « modèle des cli­vages », concoc­té par la science poli­tique des années soixante ? Com­ment explique-t-il la struc­tu­ra­tion du champ poli­tique ? Pour répondre à ces ques­tions, il fal­lait reve­nir aux sources : le livre Struc­tures de cli­vages, sys­tèmes de par­tis et ali­gne­ment des élec­teurs, publié en 1967 par Sey­mour Lip­set et Stein Rok­kan (qui vient d’être tra­duit3). Vincent de Coore­by­ter a relu ce livre si impor­tant pour notre auto­com­pré­hen­sion. Mais la relec­ture ne va pas sans une actua­li­sa­tion : qua­rante années plus tard, le modèle est-il encore per­ti­nent ? Est-il révi­sable ou défi­ni­ti­ve­ment obso­lète ? Il était adap­té à la Bel­gique de papa, celle de Léo Col­lard et de Gas­ton Eys­kens. Mais peut-il rendre compte de la nais­sance de l’écologie poli­tique, de la trans­for­ma­tion des par­tis chré­tiens, de la per­cée de l’extrême droite ? De la Bel­gique de Bart De Wever, Kris Pee­ters, Elio Di Rupo et Isa­belle Durant ?

Pour son éva­lua­tion, l’auteur a choi­si la stra­té­gie de la fidé­li­té : il se plie aux rigueurs du modèle de 1967 et le pousse aus­si loin qu’il peut pour expli­quer, par ses res­sources internes, le deve­nir du sys­tème poli­tique belge. Cette stra­té­gie, scien­ti­fi­que­ment impec­cable, a une ver­tu : elle presse le citron du modèle pour en tirer la moindre goutte d’acidité. Et effec­ti­ve­ment, sous la plume de Vincent de Coore­by­ter, le véné­rable modèle fonc­tion­na­liste reprend vie. Il révèle avec clar­té des struc­tures d’une réa­li­té de sur­face sou­vent confuse. Il démontre sa capa­ci­té d’expliquer les struc­tures poli­tiques de la Bel­gique indus­trielle et s’avère même par­tiel­le­ment fer­tile pour rendre compte de phé­no­mènes post­in­dus­triels — comme l’écologie — dont les auteurs de 1960 ne pou­vaient pas avoir la pres­cience. Dans la droite ligne fonc­tion­na­liste, il sou­ligne l’importance d’une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion des conflits qui se révèle, au fil de l’histoire, paci­fiante et intégratrice.

Mais en même temps, le modèle fonc­tion­na­liste montre ses limites. Ce sont des limites autant expli­ca­tives qu’évaluatives. Sur le plan de l’explication, des élé­ments fon­da­men­taux de la dyna­mique poli­tique pour­raient bien échap­per à l’œil du poli­to­logue qui s’en tient aux formes avé­rées et offi­cielles des cli­vages. Et sur le plan de l’évaluation, le modèle est plu­tôt défi­cient : il ne per­met qu’un diag­nos­tic très res­treint sur la crise de la démo­cra­tie qui, aujourd’hui, se mani­feste dans l’extrême méfiance des citoyens par rap­port au sys­tème poli­tique ins­ti­tu­tion­na­li­sé. C’est pour­quoi ce Cour­rier du Crisp est autant un hom­mage qu’un adieu à une forme de science poli­tique dépas­sée par son objet.

Une dis­cus­sion est plus que jamais néces­saire sur cet OPNI (objet poli­tique non iden­ti­fié) qu’est la Bel­gique contem­po­raine. Je pro­pose quatre points de départ pour cette dis­cus­sion. D’abord, il faut rou­vrir la ques­tion : qu’est-ce qu’un cli­vage ? Le conflit suf­fit-il à fixer un cli­vage ? Ensuite, et dans la fou­lée, il faut reve­nir sur les deux élé­ments nou­veaux, l’écologie poli­tique et l’extrême droite. L’une comme l’autre témoignent d’une nou­velle donne poli­tique qui rompt avec le sen­ti­ment de conti­nui­té qu’induit inévi­ta­ble­ment le modèle de Lip­set et Rok­kan. Après cela, je pro­pose de repo­ser les deux ques­tions cen­trales des tra­vaux sémi­naux du Crisp dans les années soixante (ras­sem­blés notam­ment dans l’ouvrage col­lec­tif La déci­sion poli­tique en Bel­gique4). Comme ceux-ci pui­saient déjà abon­dam­ment dans les tra­vaux fonc­tion­na­listes amé­ri­cains que relit aujourd’hui de Coore­by­ter, la dis­cus­sion peut se nouer sans dif­fi­cul­té. Une pre­mière ques­tion tient à la place des « mondes » dans la socié­té belge contem­po­raine. Une chose est en effet d’expliquer la dyna­mique du sys­tème des par­tis, une autre celle de la socié­té belge. On peut se deman­der s’il n’y a pas rup­ture entre les deux tra­jec­toires depuis les années sep­tante, met­tant en péril la capa­ci­té des par­tis à repré­sen­ter véri­ta­ble­ment les dyna­miques sociales. Une deuxième ques­tion porte sur la logique de la déci­sion poli­tique et de l’action publique. Comme les auteurs de 1965, il faut se deman­der si la déci­sion poli­tique peut encore être expli­quée par des inter­ac­tions de par­tis ancrés dans des cli­vages historiques.

**Qu’est-ce qu’un clivage ?

Que sont les par­tis en Bel­gique ? Nous connais­sons nos par­tis tra­di­tion­nels, nés au XIXe siècle — chré­tien, libé­ral, socia­liste. Ils s’ancrent dans deux cli­vages, Église-État, pos­sé­dants-tra­vailleurs. À ceux-là, ajou­tons les par­tis nés au XXe siècle, sur la ligne de cli­vage centre-péri­phé­rie : les par­tis régio­na­listes et natio­na­listes. Les oppo­si­tions des par­tis sont donc déri­vées de cli­vages sociaux plus pro­fonds, propres aux socié­tés modernes (pas seule­ment la socié­té belge, mais aus­si la hol­lan­daise, l’allemande etc.).

Le conflit, insiste de Coore­by­ter, s’origine dans l’expérience vécue de la domi­na­tion. C’est la résis­tance à cette vio­lence qui fait un cli­vage. Trois stades typiques peuvent être repé­rés : d’abord, la situa­tion de dés­équi­libre entre deux groupes sociaux (l’Église domine la laï­ci­té, les patrons dominent les ouvriers, les fran­co­phones traitent la Flandre comme une péri­phé­rie); ensuite, l’auto-organisation de la socié­té civile pour résis­ter à la domi­na­tion ; enfin l’institutionnalisation de par­tis poli­tiques, aux deux pôles du cli­vage. Pas de cli­vage poli­tique, donc, sans l’expérience forte d’une déchi­rure sociale qui pré­cède toutes les logiques d’association et de paci­fi­ca­tion, d’intégration et de négo­cia­tion qui, après-coup, don­ne­ront au cli­vage sa fonc­tion spé­ci­fi­que­ment paci­fiante. Un cli­vage consti­tue donc un conflit struc­tu­rel qui à la fois divise et unit la socié­té autour de quelques enjeux clés.

Cette insis­tance sur les conflits ori­gi­naires des socié­tés modernes est ce qui donne à la « grille » des cli­vages sa pro­fon­deur. Au-delà de la dif­fé­ren­cia­tion entre le sys­tème poli­tique et le reste de la socié­té, le cli­vage exprime donc la part poli­tique du rap­port social et l’ancrage social de ce qui appa­raît, sou­vent, comme un arte­fact poli­ti­cien (le par­ti). Mais le conflit est-il l’unique com­po­sante de la notion de clivage ?

Je pense qu’il fau­drait sou­li­gner avec plus d’insistance l’autre ver­sant du cli­vage : la néces­saire mise en dis­cours de ce conflit. Vincent de Coore­by­ter sou­ligne bien sûr que « le malaise est iden­ti­fié, mis en récit, idéo­lo­gi­sé et un adver­saire est nom­mé et dési­gné » (CH, p. 15). Mais le pro­ces­sus de naming, bla­ming, clai­ming mérite plus qu’une ligne, car il est cru­cial pour rendre compte du fait que le cli­vage ne ren­voie pas à n’importe quel conflit, mais à un conflit pour ain­si dire géné­ra­li­sé, qui a une « force struc­tu­rante » sur « une longue durée » (CH, p. 17).

On connaît le jeu des enfants : une nuée informe de points numé­ro­tés est jetée sur une page. En reliant par une simple ligne ces points dans l’ordre impo­sé par les numé­ros, une figure émerge sous l’œil éba­hi de l’enfant. Un cli­vage poli­tique des­sine une telle ligne impro­bable sur fond de dis­sé­mi­na­tion. Par exemple, l’émergence du cli­vage pro­duc­ti­viste-anti­pro­duc­ti­viste à par­tir des années sep­tante témoigne de cette opé­ra­tion (CH, p. 61). Le fos­sé Nord-Sud ; l’épuisement des réserves de pétrole ; les inter­com­mu­nales dis­pen­dieuses ; la cha­leur du voi­si­nage contre l’anonymat des méga­poles ; la cri­tique de l’expertise ; la pro­phé­tie anti­nu­cléaire ; les luttes urbaines ; le Temps des Cerises, les bar­bus qui jouent de la viole et… trois ratons laveurs ? De ce cata­logue à la Pré­vert, quelques groupes réus­sissent pro­gres­si­ve­ment à faire sur­gir, avec l’évidence de la figure enfan­tine, un cli­vage poli­tique. La force d’un cli­vage tient dans ce ras­sem­ble­ment du dis­per­sé et du décon­nec­té. Il ne soude des groupes que parce qu’il uni­fie, intui­ti­ve­ment, cog­ni­ti­ve­ment, presque visuel­le­ment, une anar­chie de symp­tômes dans un grand syn­drome familier.

Cette mise en cli­vage passe par le tra­vail de plu­sieurs géné­ra­tions qui se parlent et se relaient. De mul­tiples inter­mé­diaires se glissent entre les intel­lec­tuels et les luttes locales pour tra­cer des lignes qui font, fina­le­ment, émer­ger la « figure dans le tapis ». Il y faut des doc­tri­naires, des écri­vains, des publi­cistes, des agi­ta­teurs. La laï­ci­té qui naît au len­de­main de la révo­lu­tion belge est l’héritière d’un siècle de labo­rieux tis­sages de paroles et de pra­tiques anti­clé­ri­cales. Le socia­lisme a mis au moins cin­quante années à mûrir, de 1830 à 1880, entre théo­rie et pra­tique, entre doc­tri­naires luna­tiques, ardents mili­tants et hommes poli­tiques avi­sés. Pour construire le sen­ti­ment natio­nal fla­mand, il fau­dra un siècle de tra­vail de mul­tiples his­to­riens, phi­lo­logues et gram­mai­riens, relayés par les fameux « petits curés fla­min­gants », des écri­vains sans public et autres fabri­ca­teurs de cause natio­nale. Ce tra­vail de construc­tion échappe à l’analyse fonc­tion­na­liste qui sim­pli­fie la ques­tion en sup­po­sant qu’à la néces­si­té d’un conflit struc­tu­rel répond auto­ma­ti­que­ment un cli­vage par­ti­san. Ce qui mérite aus­si d’être ana­ly­sé, c’est la pré­caire et contin­gente mise en forme dis­cur­sive, dont la com­plexi­té se stra­ti­fie à trois niveaux au moins.

**Trois niveaux de discours

D’abord, au plus pro­fond, un cli­vage s’appuie sur un grand récit (le terme est de Jean-Fran­çois Lyo­tard) dont la cré­di­bi­li­té n’est pas don­née d’emblée. Le para­digme du grand récit est bien sûr reli­gieux : l’histoire du salut est la clé de l’aventure humaine. Ce récit peut se pré­va­loir d’un pro­ces­sus de for­ma­tion mil­lé­naire. Mais le cli­vage confes­sion­nel ne se consti­tue que quand un autre grand récit appa­raît, celui, libé­ral, de l’humanité se libé­rant de ses chaînes. De son côté, le socia­lisme va s’appuyer sur le grand récit du tra­vail créa­teur, puis­sam­ment arti­cu­lé par une phi­lo­so­phie de l’histoire héri­tée de l’idéalisme alle­mand. Quant aux récits natio­naux qui font brû­ler les cœurs patrio­tiques, ils déroulent le sens de l’histoire avec cette typique illu­sion rétros­pec­tive qui fait dépendre le sens du pas­sé de l’état pré­sent d’un col­lec­tif. Comme si tous les évé­ne­ments du pas­sé n’écrivaient, au futur anté­rieur, que l’inexorable méta­mor­phose d’un « peuple » en « nation ».

Avec le grand récit, nous nous trou­vons face au nucleus mytho­lo­gique du cli­vage. Jean Ladrière n’hésitait pas à par­ler du « mythe ins­pi­ra­teur à conte­nu lar­ge­ment indé­ter­mi­né mais à poten­tiel affec­tif éle­vé5 ». Il concerne vir­tuel­le­ment l’universalité humaine comme telle. Le salut, la liber­té, le tra­vail situent les groupes qui s’y réfèrent dans un hori­zon his­to­rique qui dépasse de loin la contin­gence des situa­tions. Même la nation, qui garde un lien fort avec la par­ti­cu­la­ri­té, contient un élé­ment d’universalité puisque, depuis Her­der et Hegel, nous savons que toute l’humanité doit se réa­li­ser dans une plu­ra­li­té de nations sup­po­sées ne lais­ser per­sonne « sans nation ». Cette incre­vable croyance conti­nue d’embraser les natio­na­lismes aujourd’hui encore. C’est dans cette com­po­sante mytho­lo­gique que le cli­vage poli­tique trouve sa capa­ci­té d’universalisation. Labo­rieu­se­ment construit, accré­di­té, vali­dé, il n’est aus­si que très dif­fi­ci­le­ment décons­truit. Même quand fai­blit la fer­veur des adhé­sions, il conserve long­temps une force d’inertie qui n’attend qu’une occa­sion pour retrou­ver un nou­veau souffle.

À un deuxième niveau de struc­tu­ra­tion, ce sont des doc­trines et des idéo­lo­gies par­tielles qui forment un cli­vage. Elles four­nissent les grilles d’analyse, déroulent des réper­toires d’arguments, for­mulent les lignes géné­rales de l’action poli­tique du moment. Un grand récit est décli­né, débi­té, inter­pré­té, tra­duit par des doc­trines très diverses selon les époques : le « libé­ra­lisme social » de Louis Michel est bien dif­fé­rent du libé­ra­lisme de Frère-Orban, le chris­tia­nisme d’André Oleffe est bien dif­fé­rent de celui de Charles Woeste. Peu importent les dif­fé­rences : un cli­vage est jus­te­ment ce qui per­dure sous les mul­tiples ava­tars doctrinaux.

Enfin, à un troi­sième niveau, le plus appa­rent à la sur­face du sys­tème poli­tique, le cli­vage se signale par un agen­da spé­ci­fique, c’est-à-dire par une hié­rar­chi­sa­tion de thèmes et de pro­blèmes. L’école et la famille pour les (huma­nistes) chré­tiens, la pro­tec­tion sociale pour les socia­listes, l’autonomie natio­nale pour les par­tis « com­mu­nau­taires », forment les som­mets de ces listes res­pec­tives. Des solu­tions typiques sont pro­po­sées. Les autres thèmes sont trai­tés hié­rar­chi­que­ment par rap­port à ce hit-parade, fina­le­ment assez stable dans la pra­tique des par­tis. Plus le cli­vage est consti­tué, plus l’agenda est com­plet et cohérent.

Dans ces trois dimen­sions, les cli­vages jouent le rôle de « gram­maires géné­ra­tives ». Des caté­go­ries cog­ni­tives, des clas­se­ments nor­ma­tifs, s’y déve­loppent et s’imposent comme les points de pas­sage obli­gés de la for­mu­la­tion des pro­blé­ma­tiques poli­tiques. Aujourd’hui, l’opposition région-com­mu­nau­té, la caté­go­rie de déve­lop­pe­ment durable, l’objectif de « mixi­té sociale » dans l’enseignement consti­tuent des caté­go­ries à tra­vers les­quelles les ques­tions poli­tiques sont for­mu­lées et deviennent objets de négo­cia­tions. Nous pou­vons donc lire les cli­vages comme des matrices per­met­tant de construire des cartes cog­ni­tives géné­riques iden­ti­fiant, clas­sant et expli­quant les problèmes.

Ce qui est en jeu fina­le­ment, dans la construc­tion d’un cli­vage, c’est l’articulation d’un sens, pas seule­ment l’effectuation d’une fonc­tion. Voi­là une chose qui n’avait pas échap­pé aux fon­da­teurs du Crisp, qui savaient com­plé­ter leur expli­ca­tion fonc­tion­nelle, réa­li­sée du point de vue de l’observateur, par une explo­ra­tion des pro­jets (comme on disait à l’époque, sous l’influence de la phé­no­mé­no­lo­gie), menée d’un point de vue interne. Ce qui ame­nait Jean Ladrière à sou­li­gner que la tota­li­té vou­lue, visée, espé­rée, anti­ci­pée par le pro­jet poli­tique, n’était pas la tota­li­té réelle, objec­tive, pro­duite par la conca­té­na­tion des connexions sys­té­miques se pro­dui­sant de manière spon­ta­née. De l’une à l’autre, il y a une dis­tance qui peut deve­nir un fos­sé. Cette dis­tance est le milieu de l’action poli­tique en tant que telle. Mal­heu­reu­se­ment, la conscience de cette dis­tance dis­pa­raît dans une expli­ca­tion pure­ment fonc­tion­na­liste. Pour­tant, il arrive par­fois que le pro­jet conteste le sys­tème au point de le faire explo­ser. N’est-ce pas ce qui est arri­vé au par­ti social-chré­tien, qui porte en lui un pro­jet d’universalisation qui, fina­le­ment, dénonce comme parois­siale l’organisation poli­tique qui s’y réfère ? N’est-ce pas ce qui est arri­vé au par­ti social-démo­crate, par­ti de classe (ouvrière) qui à par­tir de la fin des années soixante se dépasse en par­ti d’État social trans­clas­siste ? Les par­tis sont sans cesse ten­dus entre ce qu’ils sont selon leurs alliances et conflits et ce qu’ils doivent être selon leur sens. Entre les connexions fonc­tion­nelles qu’ils déploient et la visée d’universalité qu’ils pour­suivent. Pour rendre compte de notre situa­tion poli­tique, nous devons nous réfé­rer autant à une logique du sens qu’à une logique fonctionnelle.

**Les éco­lo­gistes : un nou­veau clivage ?

L’importance de la mise en dis­cours se mesure sur un pro­blème inté­res­sant d’actualisation de la grille Lip­set-Rok­kan : la nais­sance des par­tis éco­lo­gistes (années sep­tante) témoigne-t-elle de l’apparition d’un nou­veau cli­vage ? Au bout de sa dis­cus­sion, de Coore­by­ter conclut posi­ti­ve­ment. Les rai­sons qu’il donne sont convain­cantes, même si la figure de l’adversaire de l’écologiste reste très dis­cu­table (car tout le monde est, en tant que pro­duc­teur ou consom­ma­teur, l’adversaire de l’écologie poli­tique, ce qui pose un pro­blème de struc­tu­ra­tion du conflit). Mais elles gagne­raient à être com­plé­tées par une ana­lyse plus appro­fon­die du dis­cours écologiste.

Il est remar­quable de voir à quel point en trente ans à peine, un « grand récit » éco­lo­giste a pris consis­tance, aux pro­por­tions qua­si cos­miques. Ce récit raconte l’émergence d’une espèce natu­relle par­ti­cu­lière, l’humanité, qui pos­sède la capa­ci­té de trans­for­mer son envi­ron­ne­ment — c’est le point de départ com­mun entre le grand récit socia­liste et le grand récit éco­lo. Mais cette capa­ci­té trans­for­ma­trice est liée à la pos­si­bi­li­té (déjà par­tiel­le­ment réa­li­sée) de détruire les autres espèces natu­relles et de mettre en péril sa propre sur­vie. Comme tous les grands récits, l’écologie annonce une fin poten­tielle de l’histoire (une apo­ca­lypse) face à laquelle s’impose l’urgence de se déci­der à agir.

En second lieu, du Club de Rome aux théo­ries de la décrois­sance, une abon­dante lit­té­ra­ture de diag­nos­tics et de pro­po­si­tions d’actions s’est déve­lop­pée. Une doc­trine éco­lo­giste relie désor­mais entre eux les « grands pro­blèmes » de notre temps. Cette doc­trine se trans­met, sous de mul­tiples variantes, dans les médias, les écoles, les publi­ci­tés, les pra­tiques et dis­po­si­tifs divers qui accom­pagnent l’extension du domaine du « déve­lop­pe­ment durable ». Enfin, un agen­da typique est pro­po­sé par un par­ti éco­lo­giste qui, en se construi­sant, empile tou­jours plus de thèmes : mobi­li­té, éco­no­mie verte, démo­cra­tie locale, fos­sé Nord-Sud, etc. Une hié­rar­chie est éta­blie entre ces thèmes et cer­tains pro­blèmes deviennent para­dig­ma­tiques, comme la sor­tie du nucléaire ou le res­pect des enga­ge­ments de Kyo­to. Il n’est par consé­quent pas dou­teux qu’on voit là se for­mer un cli­vage qui a de l’avenir devant lui. Les conflits par­ti­cu­liers sont désor­mais res­sai­sis par une parole universalisante.

**L’impact de la globalisation

Vincent de Coore­by­ter se demande éga­le­ment si on peut en dire autant des par­tis d’extrême droite. Cette fois, sa réponse est néga­tive. Je sug­gé­re­rais qu’ici encore, c’est le cri­tère dis­cur­sif qui est déci­sif. La ten­sion entre cos­mo­po­li­tisme et iden­ti­té ne génère pas en effet — en tout cas, jusqu’à ce jour — de « grand récit » spé­ci­fique car dès qu’elle doit se for­mu­ler, c’est aux autres cli­vages, plus anciens, qu’elle a recours. Du côté des anti­cos­mo­po­lites, on a recours au vieux récit natio­nal (le lion fla­mand du Vlaams Belang). Et du côté des cos­mo­po­lites, ce sont les romans de l’humanité (les enfants d’un même Dieu, les droits libé­raux, les tra­vailleurs de tous les pays) qui seront convo­qués. Quant à ceux qui, dans les groupes immi­grés, cherchent des modes nou­veaux d’universalisation de leur cause, ils ont recours aux récits reli­gieux bien connus (les par­tis isla­mistes, par exemple).

Aucun nou­veau cli­vage n’émerge donc sur cet axe. Cela laisse ouverte, cepen­dant, la ques­tion des effets de la glo­ba­li­sa­tion sur notre sys­tème poli­tique. Même si elle n’engendre pas de nou­veau cli­vage, elle trans­forme en pro­fon­deur les termes du « vieux » cli­vage centre-péri­phé­rie. La com­pré­hen­sion de ce cli­vage-là, propre à Rok­kan et Lip­set, est deve­nue aujourd’hui inopérante.

Pour la Flandre et pour la Wal­lo­nie, la ques­tion natio­nale se pose en effet dif­fé­rem­ment aujourd’hui que dans les années soixante. La rai­son en est simple : la sou­ve­rai­ne­té natio­nale n’est plus qu’une fic­tion. Elle ne peut plus faire illu­sion dans un monde glo­ba­li­sé où la mon­naie (l’euro), l’armée (l’Otan), le contrôle des fron­tières (Schen­gen), les poli­tiques com­mer­ciales (le grand mar­ché), la maî­trise bud­gé­taire (le pacte de sta­bi­li­té), les poli­tiques envi­ron­ne­men­tales (Kyo­to, Natu­ra 2000), l’enseignement supé­rieur (Bologne) font l’objet d’un contrôle trans­na­tio­nal, direct ou indi­rect. Le centre a chan­gé ; il n’est plus ni belge, ni fla­mand, ni fran­co­phone. La péri­phé­rie se modi­fie : il ne s’agit plus de com­mu­nau­tés cultu­relles qui posent la ques­tion de leur exis­tence d’État-nation sou­ve­rain, mais de cultures ter­ri­to­ria­li­sées qui posent la ques­tion de leur inser­tion opti­male dans le jeu glo­bal. En un sens, l’affaiblissement de la sou­ve­rai­ne­té poli­tique faci­lite une affir­ma­tion natio­nale ren­for­cée. Mais en un autre sens, il prive cette affir­ma­tion de sa sub­stance, la trans­forme, pour une bonne part, en affir­ma­tion sym­bo­lique incom­plète, mise en ten­sion avec d’autres affir­ma­tions iden­ti­taires non moins cruciales.

Si le centre est introu­vable, il devient objec­ti­ve­ment impos­sible de par­ler de per­sis­tance du cli­vage « centre-péri­phé­rie » en Bel­gique. Une incon­tes­table hori­zon­ta­li­sa­tion des centres de déci­sion les trans­forme, les uns par rap­port aux autres, en péri­phé­ries. N’est-ce pas l’État fédé­ral qui est, aujourd’hui, dans bien des domaines, en situa­tion de péri­phé­rie des Régions ? Les Régions ne se trouvent-elles pas en péri­phé­rie du pou­voir euro­péen, qui n’est lui-même qu’en péri­phé­rie des États-nations ? Nous voi­là devant des boucles étranges (au sens de Dou­glas Hof­stad­ter6) qui font pas­ser le niveau supé­rieur dans l’inférieur, et vice-ver­sa. Sug­ges­tion aux poli­to­logues : le cli­vage « centre-péri­phé­rie » devrait, à la longue, être rebap­ti­sé cli­vage « péri­phé­rie-péri­phé­rie ». La com­pé­ti­tion des péri­phé­ries est l’ultime hori­zon de l’action dans un monde décen­tré. Mais tor­due à ce point, la notion de cli­vage n’est-elle pas en train d’éclater ?

**Cli­vages et piliers : une rela­tion his­to­ri­que­ment contingente ?

J’aimerais abor­der à pré­sent un autre point très déli­cat : le lien entre « cli­vages » et « mondes ». Comme Lip­set et Rok­kan, le Crisp a tou­jours sou­li­gné com­bien les cli­vages poli­tiques (re)produisent, en Bel­gique, des mondes socio­cul­tu­rels internes à la « socié­té civile ». Les « mondes » consti­tuaient des « com­plexes sociaux qui sont à la fois des « familles spi­ri­tuelles » et des réseaux ins­ti­tu­tion­nels (ceci est vrai en tout cas pour les prin­ci­paux par­tis, ceux qu’on appelle les « par­tis tra­di­tion­nels »)» (Mey­naud, Ladrière et Per­in, p. 41). Si les cli­vages sub­sistent aujourd’hui, peut-on en dire autant des « mondes » ? Vincent de Coore­by­ter hésite face à cette ques­tion. Il sou­ligne tan­tôt la grande hété­ro­gé­néi­té des soi-disant « mondes », tan­tôt la perte d’emprise des par­tis sur la socié­té civile, tan­tôt l’étonnante endu­rance des cli­vages au sein d’organisations civiles cen­trales de la socié­té belge.

Sur un plan stric­te­ment fonc­tion­na­liste, il est dif­fi­cile d’aller au-delà de ces constats miti­gés du direc­teur du Crisp. Nous devons en effet prendre acte d’une double réa­li­té. D’un côté, les cli­vages conti­nuent de struc­tu­rer cer­taines orga­ni­sa­tions impor­tantes de la socié­té civile dans les sec­teurs du tra­vail, de la san­té, de l’école et, de manière plus par­tielle, de la culture. D’un autre côté, nous assis­tons depuis plus de vingt-cinq ans à la genèse de mul­tiples asso­cia­tions hors piliers. Nous consta­tons simul­ta­né­ment une nette dés­in­té­gra­tion interne de ceux-ci. Le prin­ci­pal d’entre eux, le pilier catho­lique, a per­du de sa cen­tra­li­té et de son uni­té. Avec moins de 10% de pra­tique domi­ni­cale, avec des choix sco­laires écla­tés, la dis­per­sion de son élec­to­rat sur quatre par­tis, on ne peut même plus par­ler de « monde catho­lique ». Le monde socia­liste a per­du sa base sociale ouvrière (en éro­sion depuis les années soixante, en extinc­tion depuis les années quatre-vingt). Le par­ti socia­liste n’est plus un par­ti de classe, mais le par­ti de ceux qui se recon­naissent dans la pro­mo­tion et la défense de l’État social. Les orga­ni­sa­tions socia­listes sont cepen­dant plus fidèles au par­ti que les orga­ni­sa­tions chré­tiennes, mais elles perdent en influence et se renou­vellent dif­fi­ci­le­ment. Par ailleurs, ni le par­ti libé­ral réno­vé ni le par­ti vert ne dis­posent à véri­ta­ble­ment par­ler d’un « pilier », même si une constel­la­tion d’associations gra­vite autour de cha­cun d’eux. Nous nous trou­vons donc devant des cli­vages civils endu­rants, mais affai­blis et rela­ti­vi­sés. Mais est-ce tout ce que nous pou­vons dire à ce propos ?

**Un chan­ge­ment des moda­li­tés d’intégration sociale

Une dis­tinc­tion mérite d’être intro­duite, capi­tale : même si cer­taines orga­ni­sa­tions res­tent liées entre elles par des alliances qui semblent cou­lées dans le bronze des cli­vages, il n’en va pas du tout de même du rap­port entre ces orga­ni­sa­tions et les indi­vi­dus. Ce qui est en perte de vitesse, c’est l’idée même de loyau­té de l’individu vis-à-vis d’une orga­ni­sa­tion, quelle qu’elle soit. Il se peut que les cadres diri­geants des orga­ni­sa­tions poli­ti­co-sociales se sentent liés entre eux et se ren­voient des ascen­seurs char­gés de man­dats et de sub­sides. Il se peut que des mondes sub­sistent sous forme d’alliances orga­niques : l’ACW reste le bras civil du CD&V, les mutua­li­tés socia­listes demeurent les infa­ti­gables petits sol­dats du par­ti, les élites des écoles libres res­tent inti­me­ment mêlées au per­son­nel du CDH. Mais peu importe ces logiques d’appareils ; les indi­vi­dus, quant à eux, n’en font qu’à leur tête. Cela fait qu’entre eux et les orga­ni­sa­tions civiles cen­sées les regrou­per, s’instaure peu à peu la même méfiance qu’entre eux et les par­tis poli­tiques cen­sés les représenter.

Voi­là ce qui a chan­gé entre soixante et nos jours. Dans la socié­té indus­trielle, la notion d’appartenance à un groupe était extrê­me­ment puis­sante. Le groupe (ou un ensemble de groupes) n’offrait pas seule­ment un lieu conven­tion­nel de coor­di­na­tion ; il four­nis­sait en même temps un prin­cipe d’identité. Les cli­vages fon­daient des rap­ports d’appartenance : on était (nais­sait) « chré­tien », « socia­liste », « wal­lon ». Cela four­nis­sait aux indi­vi­dus des droits, c’est-à-dire l’assurance d’une soli­da­ri­té, et leur impo­sait en retour des devoirs de loyau­té (avec toute une séman­tique de la tra­hi­son dès qu’un indi­vi­du s’en écar­tait). Ce modèle d’intégration se tra­dui­sait, sur le plan ins­ti­tu­tion­nel, par des hié­rar­chies assez fortes. Les loyau­tés iden­ti­taires pas­saient par des struc­tures de pou­voir auto­ri­taires. Jusqu’aux années soixante, les struc­tures d’autorité, bru­tales et com­ba­tives dans le monde socia­liste, n’avaient rien à envier à celles, rigides et pro­to­co­laires, qui orga­ni­saient le monde catho­lique. Au-delà de tout ce qui les divi­sait, Max Buzet et Mgr Van Wayen­bergh avaient en com­mun une auto­ri­té sans partage.

À par­tir des années sep­tante, on assiste dans tous les mondes à un affai­blis­se­ment de ce modèle d’intégration. La séman­tique morale de la loyau­té (fidé­li­té à la classe, l’Église, au par­ti, patrio­tisme fer­mé) perd de sa puis­sance. Vic­toire du « traître » sar­trien ? Oui, en un sens : l’individu doit être authen­tique avant d’être fidèle. Mais il n’y a plus de tra­gé­die, car il n’y a plus de devoir de loyau­té. À la place viennent les réseaux. Ce qui spé­ci­fie un réseau est le vague des fron­tières et une connec­ti­vi­té dif­fuse entre ses membres. Il est flexible et souple, reste insen­sible à la hié­rar­chie. Le réseau s’organise autour d’un noyau d’interactions intenses et se dif­fuse loin, de proche en proche7. On ne vous demande plus d’être dedans ou dehors, de vous don­ner ou de vous refu­ser à un par­ti. On pense contrat plu­tôt que fidé­li­té indé­fec­tible, coor­di­na­tion conven­tion­nelle plu­tôt que sou­mis­sion à l’autorité. Il en résulte, le constat est presque banal, un grand pro­grès de la liber­té des indi­vi­dus au détri­ment de la cohé­sion des groupes.

On pour­rait donc faire l’hypothèse que les pro­ces­sus de socia­li­sa­tion passent d’une struc­tu­ra­tion de type ensem­bliste à une struc­tu­ra­tion de type réti­cu­laire. Du point de vue des indi­vi­dus, ce qu’on appelle « cli­vage » n’organise plus que des réseaux sociaux et cultu­rels, construits dis­cur­si­ve­ment, sur les­quels se dis­tri­buent tran­si­toi­re­ment et par­tiel­le­ment, à des degrés d’intensité variable, les indi­vi­dus (d’où, on le voit, l’importance de sou­li­gner la com­po­sante dis­cur­sive du cli­vage, plu­tôt que la logique conflic­tuelle). Ce qui reste des cli­vages en termes de socia­li­sa­tion, c’est la réfé­rence occa­sion­nelle et modu­lée à un noyau de convic­tions cultu­relles qui per­met l’inscription plus ou moins intense dans des réseaux de proches. Voi­là une autre logique asso­cia­tive que celle, binaire et fonc­tion­na­liste, de l’alliance et du conflit.

Du coup, on com­prend que le rap­port des par­tis à leur élec­to­rat change com­plè­te­ment. Ne pas­sant plus par les chaînes de la loyau­té, il se forge d’abord, désor­mais, sur la scène média­tique. L’électorat devient vola­til et chan­geant, et les agen­das par­ti­sans se règlent sur le court terme des news plu­tôt que sur des enjeux de fond liés à des cli­vages struc­tu­rels. De son côté, la socié­té civile se vit comme mobile, réti­cu­laire, et sur­tout irré­duc­tible à des cli­vages par­ti­sans. L’idée que le sys­tème des par­tis « repré­sente » la socié­té perd chaque jour de sa crédibilité.

**La cri­tique des clivages

Ce sen­ti­ment de décon­nexion entre sys­tème poli­tique et socié­té se vit, se dit, s’exprime dans la socié­té belge. S’y déploie une cri­tique sociale expli­cite du sys­tème des cli­vages, qui n’apparaît pas dans la grille de lec­ture fonc­tion­na­liste. Or, depuis les années quatre-vingt, cette cri­tique ne cesse d’enfler.

Les cli­vages ont fait l’objet d’une cri­tique sociale qu’on peut résu­mer autour de trois points. Le pre­mier point consiste à sou­li­gner que le cli­vage, loin de por­ter l’intégration sociale que lui prête com­plai­sam­ment le modèle fonc­tion­na­liste, conduit au contraire à une seg­men­ta­tion de la socié­té belge. Les struc­tures asso­cia­tives et par­ti­sanes bouclent les mondes sociaux sur eux-mêmes et repro­duisent des pou­voirs deve­nus inertes. Les cli­vages se congèlent en enclaves. Cette cri­tique a été notam­ment cen­trale pour une géné­ra­tion de cadres issus du monde catho­lique des années soixante, qui ont fait tout ce qu’ils pou­vaient pour faire sau­ter les cli­vages ins­ti­tués (on peut pen­ser à la tra­jec­toire emblé­ma­tique d’un homme comme Fran­çois Mar­tou). De leur côté, les mondes libé­raux ou socia­listes sont loin d’y être res­tés sourds. Une deuxième cri­tique dénonce la fausse uni­ver­sa­li­té des « tota­li­sa­tions » opé­rées par les camps orga­ni­sés en cli­vages. En effet, le prix à payer de la pro­pen­sion tota­li­sante des cli­vages est le sacri­fice de la sin­gu­la­ri­té, de la loca­li­té et de la contin­gence des situa­tions. Or, la sin­gu­la­ri­té importe dans la vie poli­tique. Dans cette cri­tique des cli­vages à la belge, on peut retrou­ver, si on veut, une expres­sion de la cri­tique de la « rai­son iden­ti­taire » à laquelle nous ont fami­lia­ri­sés Ador­no ou Fou­cault. Enfin, troi­siè­me­ment, les cli­vages sont vus comme des construc­tions très arti­fi­cielles d’appareils qui s’entendent entre eux pour gérer l’État et en dis­tri­buer les rentes. L’image se ren­verse : loin d’apparaître comme les déri­vés de conflits sociaux irré­duc­tibles, les cli­vages se pré­sentent comme des divi­sions arti­fi­cielles (com­mu­nau­taires, sociales, reli­gieuses) créées par une élite qui se dis­si­mule der­rière eux, com­plote ses accords et s’auto-attribue des avan­tages. Ces cri­tiques des cli­vages ne sont pas toutes pou­ja­distes. Seul, le troi­sième argu­ment peut (pas auto­ma­ti­que­ment) conduire à une posi­tion pou­ja­diste. Les deux pre­miers argu­ments peuvent être consi­dé­rés comme des thèmes « pro­gres­sistes » dans le dis­cours poli­tique belge.

Les cli­vages se figent dans une « mau­vaise objec­ti­vi­té » dont les Belges s’extirpent d’un coup de nuque en s’affirmant comme sujets hors cli­vages. La socié­té belge est plus insa­tis­faite d’elle-même qu’il n’y paraît. Depuis les années quatre-vingt, cette atti­tude s’est mani­fes­tée en de mul­tiples occa­sions. Le front anti­mis­siles des années quatre-vingt s’était consti­tué sur une base plu­ra­liste qui échap­pait aux cli­vages. Ce fut un moment impor­tant d’affirmation d’une nou­velle « socié­té civile ». À bien des égards, avant de se consti­tuer en cli­vage, le par­ti éco­lo­giste appa­raît comme un par­ti qui joue adroi­te­ment sur les trois cri­tiques que je viens de rap­pe­ler. On peut même se deman­der si ses suc­cès élec­to­raux (1999, 2009) ne sont pas plus dus à cette face anti­cli­vages qu’à sa nature de nou­veau cli­vage. L’événement capi­tal, dans ce registre, fut, sans conteste, la « marche blanche » de 1996. Néga­tion expli­cite et déter­mi­née des cli­vages, la blan­cheur des citoyens résul­tait de la conver­gence des deux pro­ces­sus que je viens de signa­ler : la décons­truc­tion pro­gres­sive des loyau­tés, le doute expli­cite et reven­di­qué concer­nant les cli­vages. Cela don­na une marée de dra­peaux blancs sous l’œil aba­sour­di de poli­ti­ciens archéo-cli­vés bien for­cés d’enregistrer, sans les com­prendre, des « nou­velles sensibilités ».

Cette dimen­sion aujourd’hui très pro­blé­ma­tique de la démo­cra­tie belge n’échappe évi­dem­ment pas à Vincent de Coore­by­ter (CH, p. 77 – 78). Elle serait, du point de vue d’une socio­lo­gie cri­tique de la socié­té, au cœur de la réflexion : dans ce cadre théo­rique, on tra­vaille­rait le pra­ti­co-inerte des ins­ti­tu­tions (Sartre) ou la colo­ni­sa­tion du monde vécu par le sys­tème (Haber­mas). Mais le direc­teur du Crisp a (pro­vi­soi­re­ment!) les mains liées par sa fidé­li­té à la lettre de la grille fonc­tion­na­liste. Sur ce thème, il se contente donc de noter que la pos­ture anti­cli­vages ne donne lieu à aucun phé­no­mène par­ti­san durable. Pour un par­ti, écrit-il, « l’ancrage dans un cli­vage consti­tue, jusqu’à nou­vel ordre, une condi­tion majeure sinon néces­saire de suc­cès sur la durée ». Plu­tôt tau­to­lo­gique, cette remarque ne fait évi­dem­ment guère de doute. Mais cela suf­fit-il à faire de la pos­ture anti­cli­vages un phé­no­mène secon­daire de la vie poli­tique belge ? En réa­li­té, cela témoigne de la fer­me­ture du modèle à la pos­si­bi­li­té d’un diag­nos­tic sur la crise contem­po­raine de la démo­cra­tie. La méta­mor­phose des démo­cra­ties en « démo­cra­ties de sur­veillance », bien décrite par Rosan­val­lon, reste incon­ce­vable dans un tel cadre d’analyse.

**La logique de la déci­sion politique

J’aimerais conclure par un der­nier point de dis­cus­sion. Au moment de sa fon­da­tion, le Crisp sou­te­nait l’idée que la déci­sion poli­tique en Bel­gique pou­vait être expli­quée par le jeu des cli­vages. Cette thèse n’est pas dis­cu­tée par Vincent de Coore­by­ter dans son texte, qui s’en tient à la mor­pho­lo­gie du sys­tème de repré­sen­ta­tion poli­tique. Mais son ana­lyse invite évi­dem­ment à s’interroger sur cette dimen­sion du pro­blème. Elle est capi­tale puisqu’il s’agit de savoir dans quelle mesure les cli­vages expliquent encore les per­for­mances du sys­tème poli­tique belge (c’est-à-dire ses déci­sions et ses actions). La logique de la déci­sion poli­tique est-elle celle des cli­vages partisans ?

Les auteurs du recueil de 1965 pen­saient que « dans ce pays, les par­tis assument un rôle clé au titre de l’élaboration des déci­sions et de la conduite des poli­tiques, cette facul­té jouant en par­ti­cu­lier à l’égard des pro­blèmes fon­da­men­taux et des choix de longue durée » (Mey­naud, Ladrière et Per­in, p. 368). Ce qui était mis en évi­dence, c’était la ten­dance de notre sys­tème à la par­ti­cra­tie, chaque par­ti s’organisant comme un centre d’élaboration des déci­sions, avec ses tech­ni­ciens internes et même son « cabi­net fan­tôme ». Du coup, on pou­vait pen­ser que les cli­vages fon­da­men­taux four­nis­saient les caté­go­ries les plus fon­da­men­tales de la déci­sion publique. Les poli­to­logues de l’époque notaient d’ailleurs le rôle rela­ti­ve­ment effa­cé de l’administration belge dans la fabrique de la déci­sion en com­pa­rai­son d’autres pays (de la France par exemple, où le haut fonc­tion­naire jouit d’un incon­tes­table pou­voir de nomi­na­tion des pro­blèmes publics). Une linéa­ri­té relie donc cli­vages-par­tis-déci­sions poli­tiques. En va-t-il encore ain­si aujourd’hui ?

Si le lien entre cli­vages et par­tis est res­té cen­tral, il n’en va pro­ba­ble­ment pas de même du lien entre cli­vages-par­tis, d’une part, déci­sions, de l’autre. Des logiques irré­duc­tibles aux cli­vages se mêlent au jeu de la déci­sion poli­tique et affai­blissent consi­dé­ra­ble­ment leur influence.

Beau­coup de pro­blèmes sont construits dans des caté­go­ries géné­rées par des admi­nis­tra­tions trans­na­tio­nales qui désor­mais dif­fusent leur séman­tique dans les admi­nis­tra­tions natio­nales. Pre­nons un exemple impor­tant des cinq der­nières années : la réforme de l’enseignement supé­rieur (réforme de Bologne). Celle-ci n’est mani­fes­te­ment pas un pro­duit d’une négo­cia­tion entre des groupes de pres­sion internes à la scène belge, mais le fruit du tra­vail de tech­no­crates et d’économistes qui ont pro­duit une déci­sion euro­péenne (alors même que le niveau euro­péen n’est pas consti­tu­tion­nel­le­ment com­pé­tent sur cette ques­tion!). Certes, l’introduction de la réforme de Bologne en Bel­gique a don­né lieu à une réaf­fir­ma­tion des cli­vages uni­ver­si­taires clas­siques : les uni­ver­si­tés subissent un mou­ve­ment de concen­tra­tion selon les lignes d’appartenance tra­di­tion­nelle (Lou­vain, Liège, Bruxelles). Mais il s’agit dans ce cas d’un sur­co­dage qui n’a pas mis en ques­tion l’ensemble des caté­go­ries véhi­cu­lées par le dis­cours euro­péen (mobi­li­té, concur­rence, life-long lear­ning, etc.). On aurait bien de la peine à sou­te­nir, dans ce cas, que les caté­go­ries issues des cli­vages par­ti­sans ont joué un rôle fon­da­men­tal dans le for­ma­tage de la décision.

Parce qu’elle est for­te­ment mar­quée du sceau d’une tech­no­cra­tie admi­nis­tra­tive ou consul­tante, l’européanisation des poli­tiques publiques échappe lar­ge­ment aux cli­vages. Mais c’est aus­si en rai­son de la dif­fé­ren­cia­tion des sous-domaines d’action que les caté­go­ries de la déci­sion publique s’émancipent d’une logique par­ti­sane. Des enjeux comme ceux de l’éducation, de la san­té publique, de la recherche scien­ti­fique, du déve­lop­pe­ment urbain sont for­mu­lés dans des caté­go­ries spé­cia­li­sées. On observe une perte du pou­voir de sub­somp­tion et de tra­duc­tion de ces conflits propres à un domaine spé­cia­li­sé dans des cli­vages par­ti­sans de type « idéo­lo­gique ». Si un cer­tain nombre de déci­sions semblent bien rele­ver de ceux-ci (comme le dos­sier Bruxelles-Hal-Vil­voorde, ou le dos­sier de l’école), beau­coup de déci­sions ren­voient à des conflits inex­pri­mables dans des cli­vages par­ti­sans. La capa­ci­té expres­sive des par­tis est du coup mise en faillite par l’amoncellement de pro­blèmes qu’ils ne par­viennent pas à expri­mer (ou à expri­mer avec suf­fi­sam­ment de finesse).

Si cette ana­lyse est cor­recte, nous com­pre­nons qu’un doute est jeté sur la repré­sen­ta­ti­vi­té des par­tis. La dis­pa­ri­té entre le sys­tème de repré­sen­ta­tion poli­tique offi­ciel et la logique réelle de la déci­sion poli­tique se trouve à l’origine d’un malaise gran­dis­sant entre le sys­tème de la repré­sen­ta­tion poli­tique et la socié­té dite « civile ». Certes consti­tuée par­tiel­le­ment sur la base du cli­vage idéo­lo­gique, celle-ci est désor­mais aus­si orga­ni­sée en dehors de lui. D’où l’obligation, pour l’autorité publique, de consti­tuer de toutes pièces un sys­tème de repré­sen­ta­tion ad hoc dès qu’il s’agit de prendre une déci­sion : ges­tion des aéro­ports, réformes de la san­té men­tale, gou­ver­nance du sys­tème judi­ciaire, ani­ma­tion cultu­relle… C’est l’origine des nou­velles « gou­ver­nances » qui vantent l’association des acteurs de la socié­té civile à la for­mu­la­tion et l’exécution des poli­tiques publiques. Chaque champ d’action publique consti­tue désor­mais ses propres enceintes de dis­cus­sion, ses organes de consul­ta­tion et ses plates-formes de concer­ta­tion, pas­sant outre et brouillant les cli­vages partisans.

Au bout du compte, que sont nos cli­vages deve­nus ? La grille de 1967 est-elle encore fruc­tueuse ? La réponse ne peut être que com­pli­quée. Il s’agit sans l’ombre d’un doute d’une grille irrem­pla­çable de la mor­pho­lo­gie du sys­tème poli­tique des par­tis. Cela est démon­tré en long et en large par le direc­teur du Crisp. On peut pro­ba­ble­ment (mal­gré la réserve que j’ai signa­lée, concer­nant son pro­fil de par­ti « anti­cli­vages ») accor­der au par­ti éco­lo­giste le béné­fice de la for­ma­tion d’un nou­veau cli­vage, ce qui lui assure pro­ba­ble­ment un bel ave­nir — s’il par­vient du moins à se tenir dis­cur­si­ve­ment, à tra­vers doc­trines et pra­tiques, à la hau­teur de l’enjeu qu’il iden­ti­fie. En revanche, l’extrême droite ne mérite pas cet honneur.

Mais, fina­le­ment, la puis­sance du modèle se limite à cette mor­pho­lo­gie. On a vu que le cli­vage « centre-péri­phé­rie » demande, en contexte de glo­ba­li­sa­tion, une refor­mu­la­tion assez auda­cieuse en termes de concur­rence « péri­phé­rie-péri­phé­rie » qui rend sans doute obso­lète la notion même de cli­vage. On ne peut plus dire que la socié­té belge peut s’analyser à tra­vers ses cli­vages ; ni que la déci­sion poli­tique relève entiè­re­ment du jeu de coa­li­tion-com­pé­ti­tion des cli­vages. Le sys­tème des par­tis devient un sous-sys­tème du sys­tème poli­tique. Il ne dis­pose plus du tout du mono­pole de la repré­sen­ta­tion poli­tique. Entre 1967 et nos jours, notre pays a donc connu une éro­sion interne et une rela­ti­vi­sa­tion de ses cli­vages fon­da­teurs. Une nou­velle socié­té se forme sous nos yeux. La grille fonc­tion­na­liste de 1967 est un bon point de départ pour une dis­cus­sion ; elle ne consti­tue sûre­ment pas un abou­tis­se­ment de la socio­lo­gie poli­tique contemporaine. 

La dynamique d’auto-transformation des clivages

Vincent de Coore­by­ter

Je ferai d’abord deux remarques en rela­tion avec le pro­pos de Dave Sinar­det. La pre­mière est que, dans ma brève pré­sen­ta­tion, et à la dif­fé­rence du Cour­rier heb­do­ma­daire por­tant sur le même sujet, j’ai rame­né le des­crip­tif de cha­cun des cli­vages à une ligne direc­trice déli­bé­ré­ment sim­pli­fiée, y com­pris en ce qui concerne les par­tis éco­lo­gistes. Il est incon­tes­table qu’au moment de leur for­ma­tion, ces par­tis fédèrent des asso­cia­tions dont cer­taines sont spé­ci­fi­que­ment cen­trées sur la ques­tion envi­ron­ne­men­tale tan­dis que d’autres ont une pré­oc­cu­pa­tion prio­ri­taire dif­fé­rente, mais qui s’inscrit dans une pro­blé­ma­tique qui leur est com­mune : en sub­stance, les dégâts pro­vo­qués par la machine indus­trielle ou la civi­li­sa­tion occi­den­tale avan­cée. Face à ce qui est per­çu comme un même vec­teur de dif­fi­cul­tés, chaque mou­ve­ment de la socié­té civile qui gra­vi­te­ra autour des Verts a des prio­ri­tés et une sen­si­bi­li­té qui lui sont propres, et s’efforce de construire une uto­pie qui, selon les cas, emprunte à tel ou tel niveau de réa­li­té : cela va d’un fédé­ra­lisme radi­cal (qui n’a rien à voir avec notre fédé­ra­lisme ins­ti­tu­tion­nel) à la ques­tion du sta­tut de la femme, etc.

Il reste que, dans une ten­ta­tive d’explication en termes de cli­vages, il est essen­tiel de tra­vailler sur ce qui s’avère être domi­nant dans l’espace et dans le temps : sur ce qui est com­mun à dif­fé­rents pays, d’une part, et sur ce qui acquiert un rôle cen­tral au fil des décen­nies, d’autre part. Or, si on tente d’opérer cet écré­mage, cette cla­ri­fi­ca­tion rétros­pec­tive, on constate que c’est la ques­tion envi­ron­ne­men­tale au sens large qui sub­siste par­tout, et qui donne aux par­tis éco­lo­gistes un rôle de nature à leur assu­rer un poten­tiel élec­to­ral et une capa­ci­té de mobi­li­sa­tion. Alors que, par com­pa­rai­son, d’autres com­bats qui étaient asso­ciés au com­bat envi­ron­ne­men­tal lors de la nais­sance de ces par­tis ont connu une des­ti­née dif­fé­rente. Les éco­lo­gistes, aujourd’hui, ne sont plus des fédé­ra­listes tel­le­ment dif­fé­rents des autres par­tis, alors qu’ils avaient au départ une vision ori­gi­nale du fédé­ra­lisme — et leur qua­si-ali­gne­ment sur ce thème ne les a pas fra­gi­li­sés. Il existe donc un noyau qu’il est pos­sible, rétros­pec­ti­ve­ment, de déga­ger. Sans que cela n’enlève rien à toutes les nuances que Dave Sinar­det a appor­tées au regard de l’exercice, for­cé­ment binaire, consis­tant à résu­mer un sys­tème de clivages.

Ma seconde remarque concerne la cri­tique d’Inglehart à l’égard de la grille d’analyse en termes de cli­vages, au vu des nou­velles offres poli­tiques contem­po­raines. Dave Sinar­det ayant ramas­sé cette cri­tique en des termes très élo­quents, je me sens d’autant plus à l’aise pour indi­quer en quoi elle ne me convainc pas réellement.

Elle met fort bien en évi­dence une nou­velle donne poli­tique, et Dave Sinar­det a esquis­sé les rap­pro­che­ments avec le modèle des cli­vages qui expliquent, dans les deux ana­lyses, l’émergence des par­tis éco­lo­gistes. Mais l’explication d’Inglehart paraît pro­blé­ma­tique en ce qui concerne les par­tis d’extrême droite. Le point de désac­cord réside dans l’idée qu’il y aurait d’abord eu une per­cée des par­tis éco­lo­gistes sur fond d’une nou­velle série de pro­blé­ma­tiques (l’environnement, la paix, l’égalité hommes-femmes, etc.), et que les par­tis d’extrême droite seraient nés en réac­tion à cette offre poli­tique, en fédé­rant les réponses hos­tiles de tous ceux qui ne veulent pas de ce nou­veau modèle de socié­té. Je ne suis pas convain­cu que cela se soit pas­sé ainsi.

Pour être plus pré­cis, fai­sons la part des choses. Il est exact, et c’est une obser­va­tion que l’on peut vali­der à l’aide des tra­vaux de Mark Elchar­dus, qu’il n’existe pas d’opposition plus sys­té­ma­tique que celle sépa­rant les pro­grammes et la séman­tique des éco­lo­gistes des pro­grammes et de la séman­tique de l’extrême droite. Ces par­tis occupent, sur presque tous les sujets, les posi­tions les plus anti­no­miques sur l’échiquier poli­tique. Cela mérite d’être sou­li­gné et inter­ro­gé, mais cela ne signi­fie pas pour autant que l’apparition ou le regain de faveur élec­to­rale des par­tis d’extrême droite s’explique par une réac­tion à l’égard de la nou­velle donne poli­tique por­tée par les par­tis éco­lo­gistes : compte tenu de la puis­sance toute rela­tive de ces der­niers à l’époque, c’est leur faire beau­coup d’honneur que d’avancer cette expli­ca­tion. Un par­ti ne naît en réac­tion à d’autres par­tis que si ces der­niers consti­tuent une menace immé­diate. Autre­ment dit, si l’on peut situer les par­tis d’extrême droite dans la nou­velle confi­gu­ra­tion décrite par Ingle­hart, cela ne veut pas dire que leur poten­tiel élec­to­ral ou leur créa­tion s’explique comme une riposte aux par­tis éco­lo­gistes. Je doute que ceux qui votent pour le Vlaams Belang soient dési­reux avant tout de faire la nique aux prio­ri­tés défen­dues par les Verts. D’autres choix poli­tiques, plus auto­nomes, jouent un rôle plus déterminant.

J’en viens à pré­sent aux deux prin­ci­pales obser­va­tions de Jean De Munck. Je suis tout à fait d’accord sur l’importance du grand récit. C’est une dimen­sion que je n’ai pas abor­dée dans ma pré­sen­ta­tion syn­thé­tique, et qui, lors de ma visite un peu sau­vage dans le modèle des cli­vages pour le numé­ro 2000 du Cour­rier heb­do­ma­daire, était pré­sente de manière inci­dente : j’y sou­li­gnais qu’au terme du deuxième temps de la consti­tu­tion d’un cli­vage, à savoir l’auto-organisation des citoyens, le malaise déclen­cheur est iden­ti­fié, mis en récit, idéo­lo­gi­sé, et qu’un adver­saire est nom­mé et dénon­cé. Étant bien conscient des rac­cour­cis que j’ai opé­rés pour faire res­sor­tir les trois temps de la for­ma­tion des cli­vages, je recon­nais volon­tiers qu’il fau­drait déplier et arti­cu­ler plus fine­ment les deux pre­miers temps pour mon­trer qu’un sen­ti­ment d’injustice, de dés­équi­libre ou d’infériorisation peut débou­cher sur la créa­tion de par­tis poli­tiques parce qu’une struc­tu­ra­tion idéo­lo­gique a eu lieu qui donne du sens à cette créa­tion. C’est là une média­tion qui res­tait impli­cite dans mon texte, et qui per­met peut-être d’expliquer un cer­tain défi­cit d’enracinement des par­tis d’extrême droite.

On ne peut en effet se conten­ter de dire que ces par­tis ont une faible légi­ti­mi­té parce qu’ils sont d’extrême droite : ce serait tenir pour acquis ce qu’il faut expli­quer, à savoir que seules les valeurs démo­cra­tiques peuvent conqué­rir une forte légi­ti­mi­té. De fait, la por­tée uni­ver­sa­li­sante des dis­cours d’extrême droite est net­te­ment plus réduite que celle d’autres idéo­lo­gies poli­tiques, qui ont en com­mun d’avoir débu­té par un pro­ces­sus d’émancipation. Les dis­cours d’extrême droite sont foca­li­sés sur un adver­saire trai­té de manière cari­ca­tu­rale, bru­tale, hai­neuse, sur une menace à laquelle ils n’ont à oppo­ser que le repli et le conser­va­tisme (refer­mer les fron­tières, pré­ser­ver les posi­tions acquises des natio­naux…). Leur récit idéo­lo­gique est peu attrac­tif parce qu’il ne repose pas sur un sys­tème de valeurs posi­tif, alors qu’il y a un hori­zon d’émancipation posi­tive à la source de la libre-pen­sée, du mou­ve­ment ouvrier, du mou­ve­ment fla­mand et de la cri­tique radi­cale du pro­duc­ti­visme, c’est-à-dire de tous les grands cou­rants poli­tiques ins­crits dans le pôle « domi­né » des dif­fé­rents clivages.

Quant à la deuxième obser­va­tion de Jean De Munck, qui consiste par dif­fé­rentes voies à sou­li­gner les limites fon­da­men­tales du modèle des cli­vages, elle requiert une réponse nuan­cée. Il est incon­tes­table qu’il y a un pro­blème d’adaptation, voire d’obsolescence — pro­gres­sive et sélec­tive, et non mas­sive —, de cer­taines grilles d’analyse héri­tées de la période d’après-guerre, motif pour lequel le Crisp a vou­lu faire le point en ce qui concerne la grille des cli­vages. On peut s’accorder par exemple sur le fait que des pro­fes­sion­nels de ter­rain, experts dans toute une série de domaines, balisent aujourd’hui la façon de poser un cer­tain nombre de ques­tions poli­tiques, et que les par­tis, lorsqu’ils s’emparent de ces ques­tions, font par­fois le grand écart entre ces refor­mu­la­tions et leur manière tra­di­tion­nelle, idéo­lo­gi­que­ment ancrée, d’aborder ces thèmes. C’est la rai­son pour laquelle le cata­logue du Crisp com­porte de nom­breuses publi­ca­tions qui n’évoquent pas le posi­tion­ne­ment clas­sique des par­tis sur fond de cli­vages : dans un cer­tain nombre de cas, ce serait sans objet ou sans intérêt.

Là où j’ai plus de mal à suivre Jean De Munck, c’est lorsqu’il sug­gère que la socié­té a tel­le­ment chan­gé que les cli­vages sont en total déca­lage avec elle. Je l’ai indi­qué dans ma brève pré­sen­ta­tion, il existe bien des déca­lages entre la réa­li­té sociale effec­tive et les posi­tion­ne­ments des par­tis issus des cli­vages : un des buts du bilan pro­po­sé par le Crisp était pré­ci­sé­ment de rap­pe­ler à quel point les par­tis peuvent s’enraciner dans de très vieilles ques­tions, avec des formes d’auto-alimentation de cet enra­ci­ne­ment mal­gré les rééqui­li­brages et les paci­fi­ca­tions inter­ve­nues depuis le XIXe siècle.

Il existe donc un déca­lage poten­tiel­le­ment crois­sant par rap­port à l’évolution de la socié­té, mais cela ne dis­qua­li­fie pas l’analyse en termes de cli­vages. D’abord parce que ce déca­lage fait par­tie de la réa­li­té sociale et poli­tique : il joue un rôle et il mérite d’être exa­mi­né à ce titre. Ensuite parce que le déca­lage est très inégal d’un cli­vage à l’autre. Il faut ici nuan­cer le constat en tra­vaillant pro­blé­ma­tique par pro­blé­ma­tique — comme je me suis effor­cé de le faire au terme de chaque cha­pitre de ma ten­ta­tive de bilan dans le Cour­rier heb­do­ma­daire —, et sans confondre affai­blis­se­ment des piliers et affai­blis­se­ment des clivages.

Il n’y a aucun doute quant au fait que la socié­té belge n’est plus consti­tuée de mondes idéo­lo­gi­que­ment cris­tal­li­sés et mutuel­le­ment exclu­sifs, de ces grandes iden­ti­tés col­lec­tives qui se tra­dui­saient par une série d’actes contraints — le bap­tême, la com­mu­nion, le mariage et l’enterrement reli­gieux du catho­lique qui choi­sit en outre une école libre pour ses enfants, ou l’affiliation obli­ga­toire d’un socia­liste aux Mutua­li­tés socia­listes, au syn­di­cat socia­liste, etc. On sait com­bien tout cela mute.

Par contre, lorsque l’on a affaire à des dos­siers qui sont en lien direct avec les grandes pro­blé­ma­tiques qui ont sous-ten­du l’apparition des cli­vages, on ne peut pas si clai­re­ment oppo­ser les par­tis à l’évolution de la socié­té. Sur ces ques­tions, des orga­ni­sa­tions his­to­ri­que­ment consti­tuées autour d’un com­bat fon­da­teur res­tent fer­me­ment dans la ligne de leur pro­jet ori­gi­nel, et pos­sèdent encore un cer­tain écho et un pou­voir d’entraînement au sein de la socié­té, quoi qu’il en soit de la com­plexi­fi­ca­tion des mentalités.

Pour illus­trer ces nuances qui me paraissent s’imposer, on peut prendre pour exemple la récente Conven­tion laïque du Centre d’action laïque, le 7 mars der­nier. Bon nombre de textes pré­pa­ra­toires publiés par le CAL à cette occa­sion n’étaient pas visi­ble­ment ou spé­ci­fi­que­ment laïques, mais tra­dui­saient plu­tôt, sur toute une série de sujets de socié­té (la mon­dia­li­sa­tion, les sans-papiers, l’égalité hommes-femmes, la lutte contre l’extrême droite…), un point de vue pro­gres­siste lar­ge­ment par­ta­gé, y com­pris au sein d’organisations rele­vant tra­di­tion­nel­le­ment du monde catho­lique. Sauf, et ce n’est pas un hasard, sur les sujets les plus emblé­ma­tiques du com­bat anti­clé­ri­cal puis du com­bat laïque, dont la ques­tion de l’enseignement, avec la réaf­fir­ma­tion, dans cer­tains textes, de l’aspiration déjà ancienne à un réseau unique d’enseignement. Et sans doute les adhé­rents et les mili­tants du CAL se retrouvent-ils simul­ta­né­ment dans ces deux types de dis­cours : ils par­tagent de nou­veaux com­bats dont la laï­ci­té orga­ni­sée n’a pas le mono­pole, mais ils conservent aus­si un conten­tieux à l’égard de l’Église ou du poids his­to­rique du clé­ri­ca­lisme. L’un n’empêche pas l’autre — or, selon la facette que l’on retient, on peut conclure aus­si bien à l’effondrement qu’à la per­sis­tance du cli­vage Église-État.

J’ajoute que, à des­sein, j’ai choi­si ici un exemple rele­vant du cli­vage his­to­rique qui a le plus per­du de son acui­té en Bel­gique au cours des der­nières décen­nies. Je n’ai pas besoin d’insister sur le fait qu’un autre cli­vage his­to­rique, le cli­vage centre-péri­phé­rie, est plus struc­tu­rant que jamais, au point de mena­cer la sur­vie du pays. À cet égard, je ne peux pas suivre la conclu­sion de Jean De Munck selon laquelle ce cli­vage aurait per­du tout son sens parce que chaque enti­té belge est deve­nue une péri­phé­rie. Le cli­vage centre-péri­phé­rie n’est pas démen­ti parce qu’une ancienne péri­phé­rie est deve­nue domi­nante au terme d’un long pro­ces­sus d’auto-organisation et de reven­di­ca­tion, et a pro­fi­té d’opportunités éco­no­miques pour faire bas­cu­ler d’autres ter­ri­toires dans une posi­tion secon­daire qui leur donne la sen­sa­tion de se muer à leur tour en péri­phé­ries. De même, ce cli­vage n’est pas démen­ti parce que la com­mu­nau­té ini­tia­le­ment domi­née conserve une mémoire dou­lou­reuse des humi­lia­tions pas­sées et donc le sen­ti­ment d’être tou­jours mena­cée sur l’enjeu ori­gi­nel­le­ment déci­sif, même si cette menace his­to­rique peut paraître déri­soire — du point de vue d’un obser­va­teur exté­rieur… — au regard des nou­velles mar­gi­na­li­sa­tions qui guettent dans le cadre de la mon­dia­li­sa­tion. Si ces chan­ge­ments ont pour effet para­doxal de voir toutes les com­po­santes d’un pays se vivre comme des péri­phé­ries au regard d’un centre chaque fois dif­fé­rent (les fran­co­phones pour la Flandre, la Flandre pour la Wal­lo­nie, les deux grandes com­mu­nau­tés pour Bruxelles), cela ne rend pas le cli­vage centre-péri­phé­rie sans objet : cela démontre au contraire l’ampleur et la varié­té des concur­rences, des bles­sures nar­cis­siques, des construc­tions sym­bo­liques et des enjeux qui peuvent nour­rir un cli­vage et, le cas échéant, le démul­ti­plier par-delà sa struc­ture binaire originelle.

Loin du fonc­tion­na­lisme que Jean De Munck impute au modèle des cli­vages — et qui était bien réel dans le modèle fon­da­teur de Lip­set et Rok­kan —, la réin­ter­pré­ta­tion que j’en pro­pose insiste, comme je l’ai fait ailleurs8, sur la pro­fon­deur du dés­équi­libre ori­gi­nel, sur la puis­sance de contes­ta­tion inhé­rente au pôle domi­né d’un cli­vage et sur l’imprévisibilité de l’issue finale, qui a toute la contin­gence de l’Histoire et qui peut aller, en tout état de cause, de la consti­tu­tion­na­li­sa­tion de méca­nismes paci­fi­ca­teurs à la relance tou­jours plus aiguë de l’antagonisme ini­tial. Il n’est pas inco­hé­rent qu’un même modèle, celui des cli­vages, per­mette de rendre compte aus­si bien des menaces d’éclatement d’un pays que de la paci­fi­ca­tion ins­ti­tu­tion­na­li­sée de ses prin­ci­pales com­po­santes : ces évo­lu­tions diver­gentes dépendent, notam­ment, de mul­tiples condi­tions ini­tiales ou struc­tu­relles et des ini­tia­tives des acteurs. La Bel­gique aurait peut-être déjà écla­té si la répar­ti­tion des langues et des popu­la­tions dans le pays y avait des­si­né de fac­to une divi­sion lin­guis­tique ter­ri­to­ria­le­ment pure ; mais elle aurait éga­le­ment pu écla­ter si les par­tis poli­tiques n’étaient pas par­ve­nus à s’entendre sur des com­pro­mis juri­di­que­ment très sophis­ti­qués autour des anta­go­nismes phi­lo­so­phiques les plus âpres, à savoir la guerre sco­laire, la ques­tion royale et le dos­sier de l’avortement.

Quant au cli­vage pos­sé­dants-tra­vailleurs, il rap­pelle à cer­tains égards le cli­vage centre-péri­phé­rie : il est à la fois moins binaire et plus large qu’au XIXe siècle. S’il n’existe plus aujourd’hui de classe ouvrière aux contours aus­si défi­nis qu’à l’apogée de la socié­té indus­trielle — parce que nous sommes entrés dans une socié­té de ser­vices puis de la connais­sance —, le cli­vage pos­sé­dants-tra­vailleurs est loin d’être dépas­sé. Il s’est plu­tôt com­plexi­fié et démul­ti­plié, son ana­lyse com­plète impo­sant d’intégrer le phé­no­mène de la mon­dia­li­sa­tion en son cœur puisque ce der­nier a pour effet d’élargir le cli­vage à des popu­la­tions loin­taines, qu’elles soient exploi­tées là-bas ou qu’elles migrent ici. L’accord inter­pro­fes­sion­nel de 2009 montre en tout cas, à lui seul, que ce cli­vage n’a pas dis­pa­ru : cet accord a fait l’objet d’âpres négo­cia­tions entre les inter­lo­cu­teurs sociaux, au point qu’il a fal­lu l’intervention d’un média­teur pour les rame­ner autour de la table et conclure un accord que le gou­ver­ne­ment, lui aus­si divi­sé sur cet enjeu, a accep­té d’endosser inté­gra­le­ment pour garan­tir la paix sociale, ce qui en dit long sur le poten­tiel de conflic­tua­li­té que conservent ces ques­tions. Ain­si que sur l’influence d’un cli­vage sur la déci­sion poli­tique, puisqu’une bonne par­tie des sommes enga­gées par le gou­ver­ne­ment fédé­ral dans son plan de relance découle en droite ligne d’une négo­cia­tion entre acteurs occu­pant des posi­tions bien déter­mi­nées sur un des grands cli­vages classiques.

Tout ceci conduit à avan­cer l’hypothèse d’une double, voire d’une triple crise de la repré­sen­ta­tion. Jean De Munck a poin­té, de manière très per­ti­nente, la crise qui affecte des par­tis trop atta­chés, dans leur dis­cours, à des fon­da­men­taux idéo­lo­giques qui remontent sou­vent au XIXe siècle alors que nous sommes au XXIe siècle. Une par­tie de l’opinion publique et de l’électorat ne se retrouve pas dans cette fidé­li­té, au point d’ailleurs que les par­tis tentent pério­di­que­ment de for­ger des dis­cours plus moder­nistes ou « attrape-tout », sup­po­sés être dans l’air du temps. On peut y ajou­ter une deuxième crise, celle qui affecte les orga­ni­sa­tions de la socié­té civile qui s’efforcent davan­tage encore d’être fidèles, dos­sier par dos­sier, à leur ligne his­to­rique, alors que, pour les mêmes motifs, leur poten­tiel d’entraînement autour de ce type de com­bats s’est réduit. La crise de la repré­sen­ta­tion, le déca­lage entre les cli­vages his­to­riques et l’évolution de la socié­té, ne concerne donc pas seule­ment les par­tis : elle concerne au moins autant les orga­ni­sa­tions les plus struc­tu­rées de la socié­té civile, dont on oublie trop sou­vent qu’elles consti­tuent l’élément clé de la for­ma­tion d’un clivage.

Mais il reste que, si elles connaissent aus­si une crise de repré­sen­ta­ti­vi­té, ces orga­ni­sa­tions ne sont pas dis­qua­li­fiées : elles dis­posent encore d’une capa­ci­té de mobi­li­sa­tion et de moyens de pres­sion lorsque les cir­cons­tances les y invitent. Ce simple constat inter­dit de juger les cli­vages glo­ba­le­ment dépas­sés, déca­lés par rap­port à la socié­té contem­po­raine. Lorsqu’il a été ques­tion d’élargir le chô­mage tem­po­raire aux employés, ce sont bien, avant tout, les syn­di­cats et le PS qui se sont oppo­sés à cette pers­pec­tive, et ils ont prou­vé leur capa­ci­té à ras­sem­bler sur cet enjeu. Si l’on veut bien se rap­pe­ler d’autres bras de fer récents qui ont mar­qué la poli­tique belge, en rela­tion avec ce cli­vage ou avec d’autres, il faut sou­li­gner l’existence d’une troi­sième crise de la repré­sen­ta­tion, poin­tée au demeu­rant par les obser­va­teurs depuis déjà un siècle : la crise qui affecte des for­ma­tions poli­tiques et des orga­ni­sa­tions exer­cées à pas­ser des com­pro­mis, ou accueillantes aux idées nou­velles, et qui sus­cite ain­si la méfiance des « fidèles » ou de la « base » face à cette plas­ti­ci­té, à la perte des repères idéo­lo­giques et des valeurs fon­da­trices. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’un même par­ti fasse alter­na­ti­ve­ment ou simul­ta­né­ment l’objet d’un double pro­cès, pour archaïsme et pour trahison…

En conclu­sion, il me semble néces­saire d’insister une fois encore sur la dyna­mique d’auto-transformation des cli­vages, qui est au cœur du bilan que j’ai essayé d’en tirer. Les cli­vages sont pro­gram­més, à cer­tains égards, pour se dévi­ta­li­ser : si on affronte ou si on règle les grandes ques­tions conflic­tuelles de départ, ils doivent logi­que­ment perdre en inten­si­té au fur et à mesure que la socié­té se trans­forme, que le dés­équi­libre ori­gi­nel s’atténue, de sorte que les ques­tions posées à l’origine seront de moins en moins per­ti­nentes. Il reste que cette hypo­thèse théo­rique doit encore être véri­fiée empi­ri­que­ment, cli­vage par cli­vage, et qu’en réa­li­té tous les cli­vages sont loin de la confir­mer. Le plus sou­vent, la dyna­mique d’auto-transformation n’est pas mira­cu­leu­se­ment sus­pen­due à l’instant T où un équi­libre par­fait s’installe : autant il y a une ten­dance géné­rale au rééqui­li­brage en rai­son de la lutte col­lec­tive inhé­rente à un cli­vage, autant l’équilibre est rare­ment atteint, pour la rai­son simple que ni les acteurs ni l’évolution de la socié­té n’y tendent.

Chaque cli­vage peut livrer des résul­tats com­plexes à cet égard, comme en témoigne le cli­vage Église-État qui a débou­ché, entre autres choses, sur une rela­tive défaite de la laï­ci­té en matière d’enseignement obli­ga­toire, le réseau catho­lique gagnant en popu­la­ri­té alors que les rêves d’école unique ont fait long feu, comme sur une incon­tes­table vic­toire de la laï­ci­té en matière éthique, plu­sieurs lois ayant ins­tau­ré un régime de liber­té de choix plus ou moins net (avor­te­ment, eutha­na­sie, mariage entre homo­sexuels, moda­li­tés du divorce…). L’imprévisibilité et les situa­tions contras­tées, nuan­cées sont d’autant plus la règle en matière d’évolution des cli­vages que la vic­toire pure et simple d’un des deux pôles est impos­sible en pratique.

Un cli­vage ter­ri­to­rial peut éven­tuel­le­ment se régler par une par­ti­tion, mais celle-ci n’entraînera pas de paci­fi­ca­tion durable si les nou­velles enti­tés oppriment leurs propres mino­ri­tés. Quant aux solu­tions d’autonomie dans un cadre natio­nal pré­ser­vé, qui peuvent aller de la simple décen­tra­li­sa­tion à une sorte de confé­dé­ra­lisme, elles n’assèchent pas auto­ma­ti­que­ment les sen­ti­ments d’inégalité : la Bel­gique n’est pas le seul pays euro­péen qui cultive des frus­tra­tions ins­ti­tu­tion­nelles. Au plan du cli­vage phi­lo­so­phique, s’il est pos­sible de faire coexis­ter des réseaux sépa­rés d’enseignement ou d’assistance, une même loi ne peut pas à la fois per­mettre et inter­dire le même acte. L’aspiration, éven­tuel­le­ment com­mune à dif­fé­rents milieux, à une auto­no­mie des choix éthiques peut être ren­con­trée par des lois de dépé­na­li­sa­tion ou de liber­té (avor­te­ment, eutha­na­sie, mariage entre per­sonnes de même sexe…) qui ne contraignent per­sonne à poser l’acte ren­du licite, mais il reste que de telles lois sont pro­blé­ma­tiques voire sacri­lèges aux yeux de ceux pour qui la liber­té n’est pas de mise en ces matières.

Le cli­vage pos­sé­dants-tra­vailleurs, quant à lui, per­met encore moins de jouer sur la recon­nais­sance de régimes d’autonomie : s’il a exis­té une aspi­ra­tion ouvrière à l’autogestion, et si le monde patro­nal retrouve des marges d’autonomie face au sala­riat en délo­ca­li­sant ou en auto­ma­ti­sant la pro­duc­tion, le sys­tème éco­no­mique en vigueur entraîne une imbri­ca­tion tou­jours plus étroite des mul­tiples acteurs de la chaîne de pro­duc­tion, qui sont voués à une entente plus ou moins for­cée — la menace majeure étant plu­tôt, ici, d’être contraint à l’autonomie c’est-à-dire à l’exclusion. Enfin, le cli­vage noué autour du pro­duc­ti­visme et de sa contes­ta­tion prend d’autres voies encore car il pré­sente l’originalité de situer cha­cun aux deux pôles de l’opposition. Pour ne prendre que cet exemple, cha­cun est à la fois, peu ou prou, pro­duc­teur-consom­ma­teur contri­buant au réchauf­fe­ment cli­ma­tique et citoyen de la pla­nète mena­cé par ce même réchauf­fe­ment, ce qui explique aus­si bien la mobi­li­sa­tion mon­diale autour de cet enjeu que les résis­tances qu’il suscite…

Il faut être d’autant plus pru­dent en matière de dis­pa­ri­tion des cli­vages que leur évo­lu­tion est tou­jours, par prin­cipe, devant nous, et que des ques­tions que l’on croyait réso­lues peuvent resur­gir. On peut en voir aujourd’hui un indice dans l’acuité retrou­vée de la ques­tion du loge­ment. Si l’on regarde com­ment les par­tis se posi­tionnent sur cette ques­tion, on observe — quel que soit le point de vue des experts qui se veulent poli­ti­que­ment neutres — que les choix opé­rés au plan poli­tique tra­duisent la per­sis­tance du cli­vage pos­sé­dants-tra­vailleurs : selon les par­tis, on défend davan­tage les inté­rêts des pro­prié­taires ou les inté­rêts des loca­taires. Et ceci n’est pas dû à une iner­tie idéo­lo­gique : aujourd’hui plus que jamais, en rai­son de mul­tiples phé­no­mènes de mobi­li­té, il n’est pas indif­fé­rent d’être pro­prié­taire ou loca­taire dans les prin­ci­pales villes belges (sans par­ler de métro­poles voi­sines). Des inté­rêts très concrets opposent les uns aux autres (mon­tant des loyers, régu­la­tion ou non de leur niveau, pro­tec­tion juri­dique de chaque par­tie dans le contrat de bail ou par la loi…), et il est frap­pant de consta­ter que Lip­set et Rok­kan inté­graient en 1967 la posi­tion dif­fé­ren­ciée des pro­prié­taires et des loca­taires dans les enjeux spé­ci­fiques du cli­vage pos­sé­dants-tra­vailleurs, avant que l’on ait ten­dance à oublier cette ques­tion dans les pays qui n’avaient pas trop souf­fert de l’insuffisance du parc immo­bi­lier après la Seconde Guerre mondiale.

Les cli­vages n’importent pas par eux-mêmes, et leur place dans la science poli­tique doit res­ter pro­por­tion­nelle à l’intelligibilité qu’ils délivrent : ils ne rendent compte que d’une par­tie de la dyna­mique poli­tique et col­lec­tive. Mais ils ne conser­ve­ront en tout cas leur capa­ci­té expli­ca­tive que si l’on en fait un usage, non pas mor­pho­lo­gique et encore moins fonc­tion­na­liste, mais socio-his­to­rique, seul apte à inté­grer leurs muta­tions internes voire leurs méta­mor­phoses. C’est en lais­sant ce modèle déployer son poten­tiel d’intelligibilité que les limites de ce poten­tiel appa­raî­tront avec le plus de justesse.

  1. Lip­set S. M. et Rok­kan S. (dir.), Par­ty sys­tems and voter ali­gn­ments. Cross natio­nal pers­pec­tives, New York, Free Press, Lon­don, Col­lier-Mac­mil­lan, 1967.
  2. de Coore­by­ter V., « Cli­vages et par­tis en Bel­gique », Cour­rier heb­do­ma­daire du Crisp (CH), n° 2000.
  3. Lip­set S. M. et Rok­kan S. (2008), Struc­tures de cli­vages, sys­tèmes de par­tis et ali­gne­ment des élec­teurs : une intro­duc­tion, édi­tions de l’université libre de Bruxelles.
  4. Mey­naud J., Ladrière J. et Per­in Fr. (1965), La déci­sion poli­tique en Bel­gique. Le pou­voir et les groupes, Armand Colin (Cahiers de la Fon­da­tion natio­nale des sciences poli­tiques, n ° 138), Centre de recherche et d’information socio­po­li­tiques (Crisp).
  5. Ladrière J., « Les groupes de pres­sion », Cour­rier heb­do­ma­daire du Crisp, 1978, n°814, p. 15.
  6. Hof­stad­ter D. , Gödel, Escher, Bach. Les brins d’une guir­lande éter­nelle, Dunod, 1979, trad. franç. 1985.
  7. Un modèle d’intégration réti­cu­laire est four­ni par Fuchs St., Against Essen­tia­lism : a Theo­ry of Culture and Socie­ty, Cam­bridge, Mass. Har­vard Uni­ver­si­ty Press (2001).
  8. de Coore­by­ter V., « Empi­risme et modé­li­sa­tion », dans Xavier Mabille (dir.), Le Crisp – 50 ans d’histoire, Crisp, 2009, p. 149 – 163.

Jean De Munck


Auteur

Jean De Munck est professeur de sociologie à l'Université catholique de Louvain ([UCL->http://www.uclouvain.be]).