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Les clivages à l’épreuve de la société

Numéro 10 Octobre 2009 par Donat Carlier

octobre 2009

Ce dos­sier reprend et pro­longe les dif­fé­rentes inter­ven­tions d’un débat orga­ni­sé en avril der­nier par La Revue nou­velle et le Crisp inti­tu­lé : « Les cli­vages struc­­turent-ils encore la socié­té et les par­tis ? », ques­tion trai­tée de manière appro­fon­die par Vincent de Coore­by­ter dans la livrai­son du Cour­rier heb­do­ma­daire publié à l’oc­ca­sion du cin­quan­tième anni­ver­saire du Crisp. Cette inter­ro­ga­tion aurait […]

Ce dos­sier reprend et pro­longe les dif­fé­rentes inter­ven­tions d’un débat orga­ni­sé en avril der­nier par La Revue nou­velle et le Crisp inti­tu­lé : « Les cli­vages struc­turent-ils encore la socié­té et les par­tis ? », ques­tion trai­tée de manière appro­fon­die par Vincent de Coore­by­ter dans la livrai­son du Cour­rier heb­do­ma­daire publié à l’oc­ca­sion du cin­quan­tième anni­ver­saire du Crisp.
Cette inter­ro­ga­tion aurait pu sem­bler de nature stric­te­ment aca­dé­mique puisque l’in­ten­tion de l’au­teur était d’in­ter­ro­ger la per­ti­nence du modèle des cli­vages tel qu’il avait été pro­po­sé dans les années soixante par deux poli­ti­co­logues amé­ri­cains — Lip­set et Rok­kan — dans une étude célèbre et d’en pro­po­ser une actua­li­sa­tion. Cepen­dant, les ana­lyses de la socié­té belge à par­tir de la théo­rie des cli­vages, lar­ge­ment popu­la­ri­sée par les tra­vaux du Crisp, ont rapi­de­ment acquis une double fonc­tion : une fonc­tion de connais­sance ou de com­pré­hen­sion des méca­nismes struc­tu­rant la vie poli­tique, ses conflits et ses accom­mo­de­ments en Bel­gique et une fonc­tion pra­tique dans la mesure où elles per­met­taient de pen­ser les bases et les condi­tions du plu­ra­lisme et de la coopé­ra­tion entre des uni­vers sociaux et cultu­rels segmentés.

En 1965, en se basant sur les tra­vaux dif­fu­sés pen­dant les cinq pre­mières années de son exis­tence, le Crisp publie sous la direc­tion de Fran­çois Per­in, Jean Ladrière et Jean Mey­naud un ouvrage inti­tu­lé La déci­sion poli­tique en Bel­gique. Cet ouvrage est une inno­va­tion consi­dé­rable parce qu’il s’é­loigne réso­lu­ment des repré­sen­ta­tions juri­diques et ins­ti­tu­tion­nelles qui pré­si­daient jusque-là à l’a­na­lyse de la vie poli­tique pour pré­sen­ter une com­pré­hen­sion radi­ca­le­ment nou­velle de ces réa­li­tés. Pour ana­ly­ser les dyna­miques à l’œuvre dans le sys­tème belge et les groupes qui par­ti­cipent à la déci­sion poli­tique, l’ou­vrage pro­pose d’i­den­ti­fier trois ten­sions fon­da­men­tales : la logique de la désa­cra­li­sa­tion (les rap­ports entre l’É­glise et l’É­tat), la logique de l’in­dus­tria­li­sa­tion (les rela­tions entre les groupes qui sont les por­teurs pri­vi­lé­giés des dif­fé­rents fac­teurs de pro­duc­tion), la logique de l’af­fec­ti­vi­té (l’a­dé­qua­tion entre l’É­tat et la com­mu­nau­té cultu­relle). Chaque ten­sion se pré­sente comme « la mise en mou­ve­ment d’une cer­taine forme de deve­nir » (le pro­jet qui sou­tient l’ac­tion). Chaque ten­sion donne lieu à un cer­tain nombre de conflits. Cha­cune se pro­jette dans des formes ins­ti­tu­tion­nelles ou dans des « organes por­teurs » (orga­ni­sa­tions poli­tiques, par­tis, groupes de pres­sion, etc.).

Ces intui­tions et ces hypo­thèses seront sys­té­ma­ti­sées, com­plé­tées et géné­ra­li­sées, notam­ment par les tra­vaux de divers cher­cheurs en sciences sociales. Elles débou­che­ront sur un modèle qui ser­vi­ra de « théo­rie stan­dard » par la suite ; l’a­na­lyse de la socié­té belge à par­tir de ses « cli­vages », mais éga­le­ment des « piliers » qui en résultent. Les cloi­son­ne­ments opé­rés par les cli­vages abou­tissent en effet à la consti­tu­tion de « mondes » rela­ti­ve­ment auto­nomes : le monde socia­liste, le monde catho­lique, le monde libé­ral. Les piliers sont com­pris comme les modes de struc­tu­ra­tion d’in­té­rêts de mondes qui se dis­tinguent des autres et s’ex­cluent mutuel­le­ment. Ils ren­voient ain­si aux diverses orga­ni­sa­tions (syn­di­cats, par­tis, mutuelles) gérant les inté­rêts maté­riels, phi­lo­so­phiques ou idéo­lo­giques liés à ce monde par­ti­cu­lier, et per­met­tant de s’as­su­rer d’une cer­taine emprise sur la par­tie de la popu­la­tion qui s’y reconn(aiss)aît.

Cette théo­rie stan­dard s’est impo­sée par son effi­ca­ci­té. Mais son suc­cès ne l’a-t-elle pas trans­for­mée en une forme d’or­tho­doxie rela­ti­ve­ment imper­méable à d’autres approches ? Le risque de l’au­to­sa­tis­fac­tion ana­ly­tique n’é­tait-il pas la consé­quence même de l’ef­fi­ca­ci­té de cette approche ? Cette grille d’a­na­lyse mérite d’être aujourd’­hui réin­ter­ro­gée de manière appro­fon­die. A‑t-elle bien encore une actua­li­té ? Et si oui, laquelle ?

L’in­té­rêt majeur de l’a­na­lyse pro­po­sée par Vincent de Coore­by­ter, et qu’il résume dans la pre­mière inter­ven­tion reprise dans ce dos­sier, est de confron­ter le modèle au cas belge et d’in­di­quer ain­si une mesure de son effi­ca­ci­té à rendre compte des dyna­miques à l’œuvre dans ce « pays aux fron­tières internes » (Claude Semal)qui a pu sem­bler par­fai­te­ment « adhé­rer » à la théo­rie des cli­vages. Sou­li­gnant les fai­blesses du cadre d’a­na­lyse ini­tial de Lip­set et Rok­kan — cer­tains traits « for­ma­listes » et « datés » -, Vincent de Coore­by­ter le fait évo­luer pour construire une défi­ni­tion du cli­vage comme « divi­sion pro­fonde [de la socié­té] sur un enjeu majeur, fon­dée sur un sen­ti­ment de domi­na­tion qui conduit des groupes et ensuite des par­tis à s’or­ga­ni­ser pour lut­ter contre cette domi­na­tion, ce qui engendre des ten­sions per­sis­tantes avec la par­tie de la socié­té qui se voit ain­si contestée ».

Une telle défi­ni­tion a notam­ment pour inté­rêt de rap­pe­ler ce que par un effet d’op­tique his­to­rique on oublie trop sou­vent : le conflit fon­da­men­tal autour duquel se struc­ture le cli­vage naît dans la socié­té civile et pré­existe donc à la créa­tion des par­tis dont ils sont le pro­duit. Cet ancrage social dans le mili­tan­tisme d’or­ga­ni­sa­tions qui s’op­posent entre elles, et non la vie propre au sys­tème des par­tis, consti­tue d’ailleurs le cri­tère fon­da­men­tal qui, selon l’au­teur, per­met de déter­mi­ner si le cli­vage est tou­jours bel et bien actif ou a disparu.

Un des prin­ci­paux apports de ce modèle revi­si­té et actua­li­sé réside dans la détec­tion de la consti­tu­tion d’un nou­veau cli­vage oppo­sant le « pro­duc­ti­visme » à l’«antiproductivisme ». Loin de per­pé­tuer un modèle « sacra­li­sé » et « figé » au nom duquel on risque de finir par tordre la réa­li­té, V. de Coore­by­ter actua­lise ce cadre d’a­na­lyse, en décri­vant les dyna­miques de rééqui­li­brage, de sta­bi­li­sa­tion, de paci­fi­ca­tion, voire d’emballement… qui tra­versent les dif­fé­rents cli­vages ; ce qui ne manque pas de sou­le­ver une série de ques­tions de fond sur les évo­lu­tions socio­po­li­tiques en cours.

Une pre­mière ligne de dis­cus­sion cri­tique est avan­cée par Dave Sinar­det qui pro­pose une approche alter­na­tive à l’ex­pli­ca­tion de la mon­tée en puis­sance des par­tis verts et de l’ex­trême droite. S’ap­puyant sur les tra­vaux de Ronald Ingle­hart sur le post­ma­té­ria­lisme, il resi­tue la nais­sance des par­tis éco­lo­gistes dans une série de trans­for­ma­tions plus pro­fondes et plus larges que l’op­po­si­tion au pro­duc­ti­visme : une « révo­lu­tion cultu­relle » ancrée dans de nou­velles valeurs de paix, de tolé­rance, d’é­ga­li­té hommes-femmes, de cos­mo­po­li­tisme, de pré­ser­va­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, etc. Ce serait en réac­tion à ces nou­velles valeurs que les par­tis d’ex­trême droite quant à eux ver­raient mon­ter leur audience.

Cette ana­lyse rejoint sur dif­fé­rents points celle qu’a­vance Jean De Munck : elle détecte en somme une forme de conflic­tua­li­té sociale inédite qui naî­trait de l’in­ca­pa­ci­té des ins­ti­tu­tions à repré­sen­ter des demandes sociales ancrées dans de nou­velles valeurs. Jean De Munck, en sou­li­gnant l’im­por­tance des grands récits qui accom­pagnent la construc­tion des cli­vages, insiste en effet sur le « sens » qu’ils pro­duisent, qui serait trop oublié par une théo­rie cen­trée sur la « fonc­tion » qu’ils occupent.
La théo­rie des cli­vages en abor­dant les rap­ports entre par­tis et orga­ni­sa­tions, mais aus­si en décri­vant les modes d’ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion des mou­ve­ments sociaux à l’o­ri­gine des cli­vages, apporte dif­fé­rents élé­ments d’ex­pli­ca­tion de la pré­gnance d’une cer­taine struc­tu­ra­tion ancienne de la vie sociale et poli­tique. Les dif­fé­rents auteurs se rejoignent sur le constat du déclin de la forme la plus exclu­sive et cloi­son­née de la pila­ri­sa­tion. Mais Jean De Munck estime pour sa part que la théo­rie des cli­vages, encore bien trop mar­quée par le fonc­tion­na­lisme, ne per­met pas de rendre compte du déca­lage entre « sys­tème et monde vécu ». Or c’est ce déca­lage qui marque de plus en plus pro­fon­dé­ment la vie poli­tique et sociale à tra­vers des phé­no­mènes comme le mou­ve­ment blanc ou les moda­li­tés que prennent des conflits sociaux plus « clas­siques » comme dans l’enseignement.

Des dis­cus­sions entre les inter­ve­nants reprises dans ce dos­sier, res­sortent une série de ques­tion­ne­ments fon­da­men­taux à pro­lon­ger, por­tant sur les trans­for­ma­tions, voire la crise, de la repré­sen­ta­tion, de la conflic­tua­li­té, des par­tis… et plus glo­ba­le­ment de la démo­cra­tie, comme le conclut Jean-Claude Willame, dans une réac­tion pos­té­rieure au débat.

Au-delà de sa fonc­tion de connais­sance, l’a­na­lyse de la socié­té belge à par­tir de ses cli­vages a eu aus­si une por­tée plus pro­pre­ment poli­tique. L’a­na­lyse par cli­vages nour­rit aus­si le débat public. La lec­ture de la réa­li­té qu’elle pro­pose donne même à la limite forme à cette réa­li­té, autant qu’elle n’in­forme sur elle. Ce carac­tère qua­si­ment « per­for­ma­tif » de la théo­rie peut être illus­tré par le débat autour de l’é­mer­gence ou non d’un cli­vage ori­gi­nal « pro­duc­ti­visme-anti­pro­duc­ti­visme ». Les argu­ments avan­cés sur ce plan par Vincent de Coore­by­ter semblent net­te­ment plus cré­dibles que les dif­fé­rents essais d’in­té­gra­tion de cette nou­velle donne sociale et poli­tique dans les cli­vages pré­exis­tants. Mais faire ce constat d’une éco­lo­gie née d’un conflit struc­tu­rant autre que celui oppo­sant « pos­sé­dants et tra­vailleurs », c’est d’une cer­taine manière auto­ma­ti­que­ment appor­ter de la légi­ti­mi­té à l’é­co­lo­gie poli­tique comme force auto­nome dans ses rap­ports dif­fi­ciles avec la social-démocratie.

Par­mi les autres enjeux que met en évi­dence l’a­na­lyse de Vincent de Coore­by­ter, sou­li­gnons le carac­tère deve­nu incon­trô­lable du cli­vage com­mu­nau­taire qui est, en Bel­gique, la forme locale du cli­vage centre-péri­phé­rie obser­vé dans d’autres pays. Et, pour reprendre une des ques­tions de l’é­di­to­rial du dos­sier de La Revue nou­velle d’oc­tobre 1990 « Mitoyens ou citoyens ? Pour en finir avec les piliers » : « Dans la tran­si­tion de l’es­pace natio­nal vers l’es­pace régio­nal et la recherche des prin­cipes d’une citoyen­ne­té active, peut-on accep­ter que se pro­longe une socié­té de voi­sins plus indif­fé­rents qu’­hos­tiles, mais qui ne se connaissent pas ? » Cette inquié­tude reste tou­jours d’ac­tua­li­té mal­gré l’af­fai­blis­se­ment signi­fi­ca­tif des piliers construits sur les cli­vages. Com­ment com­prendre le silence sur ces ques­tions en Wal­lo­nie ou en Com­mu­nau­té fran­çaise alors que le débat sur ces ques­tions fai­sait rage en Flandre ? Plus fon­da­men­ta­le­ment l’in­té­rêt per­son­nel n’a-t-il pas rem­pla­cé l’adhé­sion idéo­lo­gique et ouvert des mobi­li­tés inédites ? Ou les brèches dans le sys­tème des piliers ont-elles fait place aujourd’­hui à de nou­velles repré­sen­ta­tions du plu­ra­lisme ? C’est ce à quoi nous invite à réflé­chir Luc Van Cam­pen­houdt dans l’ar­ticle final du dos­sier en pré­ci­sant la por­tée de la notion de « plu­ra­lisme situé ». Née à l’oc­ca­sion d’a­na­lyses socio­lo­giques de l’é­vo­lu­tion du monde chré­tien — et ce n’est pas un hasard -, cette notion peut consti­tuer une res­source utile à la construc­tion d’un espace public et ins­ti­tu­tion­nel qui prend la mesure de l’i­na­dé­qua­tion de la pila­ri­sa­tion avec les évo­lu­tions socio­lo­giques actuelles.-

Donat Carlier


Auteur

Né en 1971 à Braine-le-Comte, Donat Carlier est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1997. Actuellement Directeur du Consortium de validation des compétences, il a dirigé l’équipe du Bassin Enseignement Formation Emploi à Bruxelles, a conseillé Ministre bruxellois de l’économie, de l’emploi et de la formation ; et a également été journaliste, chercheur et enseignant. Titulaire d’un Master en sociologie et anthropologie, ses centres d’intérêts le portent vers la politique belge, et plus particulièrement l’histoire sociale, politique et institutionnelle de la construction du fédéralisme en Wallonie, à Bruxelles et en Flandre. Il a également écrit sur les domaines de l’éducation et du monde du travail. Il est plus généralement attentif aux évolutions actuelles de la société et du régime démocratiques.