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Les chiens de la Senne
« Les autres, les Dety et Vannot, étaient comme des roquets, de ces bâtards qu’on appelle les chiens de la Senne, parce qu’on allait s’en débarrasser, avec une pierre au cou, dans cette rivière qu’on avait dû se résigner à enterrer. » Ils sont une poignée de ces chiens, réfugiés, après une manifestation où la police a chargé, dans l’unique pièce de la bibliothèque de la Ligue ouvrière. Les quelque deux heures qu’ils passent à attendre l’assaut des gendarmes sont longues et ils tentent de conjurer l’ennui et la peur en bavardant. Très vite se révèlent des antagonismes entre « camarades », entre les employés et les ouvriers, entre les socialistes et le communiste ; une vieille brouille née d’une broutille refait même surface. Les huit occupants, sommés de se rendre par les gendarmes, sont arrêtés et emmenés. Les jeeps de la gendarmerie sont rapidement débordées par la foule qui les libère.
I
Le ciel reprit ses bonnes habitudes, il devint gris, puis se fit bas, descendit en une longue pluie lente, maigre, obstinée malgré tous les vêtements imperméables et les caoutchoucs de ce pays. Une de ces pluies qui oppressent les personnages des romanciers, qui donnent aux poètes une voix pour chanter l’ennui des arbres dégouttant, la tristesse des amours égarées dans leurs poèmes. Une de ces pluies comme il en tombe ici trois-cent-soixante-cinq jours par an, entre deux soleils, et qui ne reculent même pas devant la neige.
[…]
Alors, le commencement, c’est le début. Et qui sait à quand cela remonte ? Marx n’a rien inventé. Les hommes existaient avant lui ; et il n’y a pas moyen de remonter la filière sans les livres, sans ceux qui savent, car la mémoire ne va d’habitude que jusqu’à grand-père ou grand-mère. Même si on ne les a pas connus, le père ou la mère en a parlé. Seuls les petits orphelins n’ont pas reçu de morceau d’histoire en héritage. S’il fallait se dire que déjà l’arrière-grand-père, l’arrière-arrière, puis l’arrière-arrière-arrière, et ainsi de suite, ont été couillonnés…
Le commencement, c’est le premier bout. Peut-être M. le bibliothécaire expliquera-t-il que c’était le bon temps. Mais depuis le temps qu’il n’y a pas de bon temps. Et depuis le temps que l’on marche, que l’on s’use les pieds, on aurait le droit d’être fatigué. Depuis le temps que, marche après marche, on essaie de monter, de se hisser un peu plus haut, à la force des poignets, les doigts accrochés à la marche supérieure, pour opérer le redressement. Et il s’en est toujours trouvé pour les écraser à coups de talon, le talon qui pivote, qui malaxe comme mâchoire de vache ou de chameau. Depuis le temps que l’on marche, qu’est-ce qu’il y en a qui sont tombés partout, dans les rues et dans les champs, tout seul ou en tas ! Depuis le temps… Depuis le temps que l’on avance, qu’est-ce qu’il y en a eu qui n’en pouvaient plus, ou qui ne voulaient plus, qui se croyaient arrivés, bien au chaud, bien nourris, logés et blanchis, gaz et électricité. Mais la marche, c’est la respiration, c’est fait pour être poursuivi, et si l’on tombe, on se ramasse. Et si on n’en veut plus, si on se sent l’esprit cul-de-jatte, qu’on n’en dégoute pas les autres et qu’on la ferme.
Depuis le temps qu’il y a le désert plein d’hommes à parcourir, des fossés à franchir, des murs à escalader, des marches à monter, des vides à combler… Depuis le temps qu’il y en a qui tombent d’un coup, qu’il y en a qui prennent des années pour passer… Depuis le temps qu’il y a des murs à renverser, des citadelles à enlever, qu’est-ce qu’on a pris ? Tout. Et il n’est rien resté, rien. Mais rien, ce n’est pas nous, dont on se fout éperdument, en long, en large et en travers. On a deux pattes comme tout le monde, un ventre avec des tripes et un foie dedans, une cage avec un cœur et un moulin à faire du vent, et puis une tête avec des cheveux dessus. Mais même ceux-là, on vous les enlève. On ne sait pas qui, on ignore pourquoi. Parce que ce serait un caillou à casser. Il y a aussi les bras. Ils tournent, ils se plient, et quand il le faut, ils se croisent. Il arrive aussi qu’ils vous démangent, que l’on se dise qu’ils n’ont pas été faits pour les mettre à hauteur du front et amortir les coups.
Depuis le temps que cela continue et qu’on est dedans, on commence à s’imaginer qu’on y est depuis toujours. Et c’est vrai, si ce n’est toi, c’était ton père, et avant lui le sien, et avant celui-là son père, et avant lui un autre… C’est une table de multiplication, et il faut être deux pour en faire un.
[…]
II
[…]
Vers l’avant, le blanc du casque des policiers éclatait et le drapeau rouge dépassait déjà le tout. Constant le gardait au pied. Il le piquerait dans son baudrier quand le clairon de Fernand donnerait de sa voix de cuivre, que les tambours rouleraient sous les baguettes de je ne sais qui. Constant était le porte-drapeau attitré. On pouvait compter sur lui, il en casserait la hampe en trente-six mille morceaux sur la tête de celui qui chercherait à le lui arracher, et s’il devait l’abandonner, ce serait sous forme de linceul. C’est ce qu’il prétendait. Le drapeau était de taille, mais seul. Il faisait penser à une belle discussion. S’il avait fallu prendre les drapeaux de toutes les sections syndicales, des femmes, de la jeune garde, etc., il aurait été difficile de refuser celui de la section du Parti communiste. Alors, au nom de l’unité d’action, décision fut prise de n’en sortir qu’un, un grand, sans rien d’autre que sa couleur à lui, ni nom de syndicat, ni même celui de la Ligue ouvrière. Il y aurait aussi un panneau qui porterait le nom du quartier, Ceux du Trépied, et un seul calicot clair, rouge sur blanc : Pour le minimum ! L’avocat Depuy, le secrétaire de la Ligue, avait trouvé le mot et il en était fier. La réunion pataugeait. Il y en avait qui voulaient que l’on parle de la sécurité d’existence, d’autres de la convocation de la Conférence économique et sociale où les salaires devaient être rajustés, rattraper la productivité qui avait pris une belle avance depuis le protocole, de Dieu sait quel nom, de 1954 et poursuivait sa course sans souffler. Depuy avait joué de sa voix qu’il pouvait rendre sèche comme un coup de trique ou douce comme un papier de soie. Il avait expliqué que « contre le gouvernement de malheur » était trop long et surtout un peu trop « contre » pour le moment, tandis que « pour le minimum » montrait bien que nous songions d’abord aux petits salaires, aux plus mal nantis.
[…]
III
[…]
Flip Spinae se tourna vers le jeune Alphonse Delevoye :
– Qu’en penses-tu, fils ?
– De ça ?
– Non, des jeunes en général… Pourquoi ils ne viennent pas.
[…]
Alors, tu vois, reprit Fons, pour moi ce n’est pas difficile. On sait qu’on est d’une classe. Il y a même encore des fils à papa qui nous appellent basse classe. Mais, avec les copains, ce n’est pas facile. On essaie de les amener chez nous et ils te demandent pourquoi. Ils veulent bien. Ils veulent même tout casser. Ils veulent faire quelque chose, parce qu’il ne faut pas s’imaginer qu’ils dansent tout le temps et qu’ils sont toute la journée au cinéma… Et on ne leur donne rien à faire. On dit « les capitalistes » et ils ne comprennent pas toujours. Eux, ils disent : le patron. Si tu leur disais : Ces gros saligauds qui ne te paient pas ton travail et qui roulent en voiture… Ils seraient prêts à partir en grève, pas seulement pour une augmentation de salaire, mais pour qu’on ne les regarde plus de haut, qu’on ait comme on dit un peu de considération pour eux. Et faut voir la police comment elle nous traite quand on reste à deux ou trois le soir, à bavarder au coin de la rue ou devant une maison. Elle nous prend pour des voleurs. Alors, tu parles aux copains, tu dis que nous, eh bien ! on ne doit pas se laisser faire. Alors, ils disent : Qu’est-ce qu’on fait ? Et tu restes là, ta bouche pleine de dents et de rien d’autre…
Philippe Spinae regarda le plancher à côté de sa chaise. Lisa sentit venir le cafard qui met une nappe d’eau sur les yeux. Armand se leva, quitta la fenêtre, fit quelques pas, regarda le dos des livres. Léon mit les coudes sur l’appui et fixa les chaises aux pattes en l’air sur le trottoir. Janseval avait le sourire de celui qui sait.
– Il faut qu’ils lisent pour comprendre, dit enfin Victor Blau.
– Lire quoi ? Des trucs qu’ils ne comprennent pas ? Tu dis : des trusts, et ils ne savent pas, on n’a rien appris de tout cela à l’école. On a appris Jules César et Charles Quint, Joseph II et Léopold Ier, beaucoup sur ceux qui ont retourné nos villes et les villages, et fort peu sur les tisserands, sur Jan Breydel, sur ceux qui se sont toujours battus pour le peuple. Si mon père ne me l’avait pas raconté, je ne saurais rien des fusillades de Roux et d’ailleurs, des hommes de Defuisseaux qui ont brulé des châteaux et qui se sont expliqués à coups de dynamite trouvée dans les charbonnages. Les jeunes, quand on leur explique, ils comprennent aussi bien que les autres, et quand ils savent, ils croient qu’ils vont se battre pour que cela change, car quand tu sais que tu es battu et volé, tu veux faire sentir que tu n’es pas le paillasson à tout le monde. Et alors, on leur dit : Pas si vite, faut attendre. Alors, en attendant, ils vont danser. On aime ça aussi. je crois que je ne m’explique pas bien, dit Fons pour terminer, je ne suis pas un orateur…
[…]
– Alors, il y a des chances pour que la manifestation soit à l’eau, constata Léon.
– C’était couru, lança Stève Janseval. As-tu déjà vu un grand truc qui réussit ? Si ce n’est pas la police qui le sabote, ce sont les dirigeants qui le canalisent pour en faire de l’eau de boudin…
– Tu n’as pas grande confiance. Pourquoi es-tu venu ? demanda Fons.
– Parce que j’ai de la conscience, moi !
– Ou des habitudes, dit Léon, coupant Stève.
[…]
IV
[…]
On attendait et nul ne savait exactement quoi. Qu’une échelle descende du ciel. Qu’une porte secrète s’ouvre dans le mur et qu’on puisse s’en aller sur la pointe des pieds, sans déranger personne. On attendait. On attend depuis toujours, mais l’attente n’est pas le bonheur. C’est prendre qu’il faut faire. On attend de se faire recevoir, on attend qu’on veuille bien avoir l’obligeance de s’occuper de vous, on attend le tramway qui ne mène jamais qu’aux mêmes stations, et la bienaimée à l’entrée du cinéma, n’est-ce pas, Fons ? On attend que la terre bascule, qu’elle se désaxe, on attend l’enveloppe au bout de la quinzaine, la première dent du dernier né, on attend dans son lit que le réveille-matin vous sonne, et le soir qu’il indique l’heure du sommeil respectable.
[…]
– Je préfère quelqu’un qui a des erreurs sur son livret, reprit Flip, avec tout le travail qu’il a abattu…
– Pas seulement le travail, dit doucement Stève.
– … qu’à tous les saligauds qui vous ont pris pour marchepied, qui sont devenus des administrateurs de je ne sais quelles sociétés, des secrétaires d’organisations internationales, qui se la coulent douce…
[…]
VII
[…]
– On va vers la grève générale, dit Philippe. Le conseil des syndicats doit en discuter dans deux semaines, parce que les gars sont montés. Et il y a déjà des endroits où l’on a débrayé une heure par-ci, une heure par-là.
– Ce ne sont pas les gars qui nous roulent, dit Stève, ce sont les bonzes, tu le sais. Ils sont tous les mêmes…
– Il n’y a qu’à les renvoyer s’ils sont malpropres, répondit Philippe. Et quand on le fait dans le Parti, tu cries à la persécution, ou à je ne sais pas quoi, manque de démocratie, etcétéra.
[…]
IX
[…]
– C’est lui qui continue, dit Armand. Alors, autant lui clouer le bec. Est-ce qu’on n’y laisse pas vivre, qu’il dit, tu as entendu ? Il n’a peut-être jamais entendu parler d’ouvriers qui ont été descendus à coups de fusil parce qu’ils manifestaient ! Et je me demande d’ailleurs pourquoi il a manifesté. Et pourquoi, dans tant de villes, on a déjà débrayé, et pourquoi les syndicats vont se réunir en décembre pour décider d’une action générale et peut-être d’une grève générale. S’il ne voit pas qu’avec les salaires qui bougent à peine et les prix qui le font beaucoup, qu’avec les assurances sociales que l’on réduit, c’est rendre le médecin plus cher pour l’ouvrier, rogner la retraite des vieux qui n’ont déjà pas grand-chose et les aider à passer un peu plus vite, je me demande bien ce qu’il peut voir !
– Tu exagères, dit Stève. Ce n’est pas cela qui fait mourir !
Victor Blau n’intervenait pas. Les voix se durcissaient, mais il se sentait bien assis, il rêvassait à sa bibliothèque. C’était vraiment une de ces vieilles petites maisons comme il en restait encore dans la rue et qui disparaitraient, laissant la place à des buildings. Elle était mal commode, d’ailleurs ce n’était pas une chambre, ici, tout au plus une cage. Si un jour, un incendie se déclarait dans la boutique en bas, le feu gagnerait l’escalier et il n’y aurait moyen de se sauver que par la seule fenêtre sur la rue… Il avait essayé d’obtenir une pièce dans la maison du café du Peuple, mais le gérant avait une famille nombreuse, il occupait toutes les chambres, en dehors des salles de réunion. Midi approchait et Blau pensa que tout le monde, gendarmes y compris, irait manger et que l’on sortirait d’ici.
– Si tu ne peux pas te faire soigner à temps parce que cela coute cher, dit Lisa, et si ce n’est pas être aidé à mourir, alors je me demande ce que c’est.
– Tu généralises, dit Stève. C’est facile de discuter ainsi…
Il ne voulait pas savoir que les hôpitaux s’inquiètent de ton revenu avant de s’inquiéter de ton mal. Il ne voulait pas entendre parler des traitements pour riches qui sont plus efficaces et plus rapides que les autres. Il ne voulait pas, tout simplement, entendre parler que l’on meurt faute d’air pur, faute de soleil, faute d’un médecin suspendu à votre souffle, faute du téléphone pour alerter aussitôt le service ambulancier… Il ne voulait pas comprendre que c’était tuer quelque chose en un Fons Delevoye que le faire travailler au lieu de lui permettre de fréquenter les écoles comme ceux qui ont de l’argent. Il pensait qu’on ne vivait pas trop mal, mais qu’il ne fallait pas laisser toucher à son standing, car il en avait un.
– Et tous les gens que l’on a empoisonnés avec l’alcool frelaté, le chocolat, la margarine trafiqués, comme en Hollande, dit Lisa. Et est-ce qu’il ne faudrait pas fusiller quelques-uns des salauds qui ont fait cela, pour donner l’exemple ?
– Ce sont des accidents, dit Stève. Les coupables seront punis.
– Ils auront six mois de cage, dit Armand. Et les morts, eux, sont au frais depuis longtemps.
– Et tous ceux qui n’ont pas eu leur chance ? dit Lisa.
– Qui ? demanda Stève.
– Qu’est-ce que tu as dans les yeux ? dit Armand. Je ne tiens pas à le dire, je veux rester poli pour faire plaisir à Flip. Est-ce parce que tu as une bonne place, que tu ne vois pas que les autres n’en ont pas ?
– Tu es jaloux, fit Stève.
– Sukkeleir ! Pauvre ! dit Armand. Je ne sais pas ce que tu as, ta grande gueule mise à part, et je m’en fous !
Fons se tourna un moment vers l’intérieur de la pièce, mais il ne voulut rien demander à Armand, quoiqu’il fût difficile de prêter l’oreille à ce qui se racontait et de fixer, en même temps, son attention sur les deux bouts de la rue. Léon regardait tantôt du côté de la rue au Bois, tantôt du côté du boulevard, et parfois il poussait Fons avec le coude. Une autre jeep venait de s’installer au coin de la rue au Bois. Tant de gendarmes, cela signifiait qu’il y avait du monde en route. Le bruit se rapprochait, semblait-il, et du côté du boulevard, il y eut tout d’un coup, entre les terrepleins, des gens qui apparurent, que les gendarmes maintenaient, le fusil à bout de bras.
– Je te demande de ne pas oublier qu’on est entre copains, disait Flip. Il y a des limites, quoi !
– Laisse-moi parler, Flip, demanda Armand. Tu sais que je n’en dis pas beaucoup d’habitude.
– C’est vrai, admit Philippe, mais cela devient grave quand tu le fais.
– C’est que maintenant, enchaina Armand, j’en ai sur le cœur, avec celui-là. Qu’est-ce qu’il veut raconter avec son : tu es jaloux ! Et je te demande de quoi je pourrais l’être ? Est-ce qu’un ouvrier est jaloux ? Il veut avoir ce qui lui revient, et je sais bien que tout lui revient. Mais ce n’est pas de cela que je veux parler. Je parle des revendications… Il veut avoir ce qui est son droit, et si un autre l’a avant lui, tant mieux pour l’autre. Ce n’est pas de ça qu’on mourra. Jaloux, je laisse cela aux types mesquins comme toi, fit-il en fixant Janseval. Ce que je pourrais, c’est me sentir gêné…
– Toi, gêné ? dit Stève en souriant, mais il avait dû faire un effort pour y parvenir. Il était là, debout, avec les autres, et n’essayait-on pas de le rejeter de la communauté, de cette chambre où, malgré tout, on se trouvait bien, comparé à ce qui allait survenir. Il en entendait comme il n’en avait jamais accepté de quelqu’un qui était son égal ou qu’il estimait inférieur.
– Oui, gêné, dit Armand en insistant sur le mot. Cela t’étonne peut-être, mais c’est ainsi. Gêné, quand je pense que je ne vis pas trop mal et qu’il y en a qui ont moins que moi. Et ça, ce ne sont pas des mots ! Gêné, quand j’entends parler des petits salaires de certains. Gêné, quand je vois dans la ville ces ouvriers arrivés de la campagne, qui courent le matin pour être à l’heure au travail et le soir pour être à l’heure pour le train, qui se tapent quatre heures ou plus de déplacement par jour…
Il était debout, il prenait la lumière de la fenêtre. Lisa le regardait et elle retrouvait son homme des grands jours, des jours où quelque chose lui avait fait vraiment mal, de ces choses qu’il ne pouvait digérer. Elle savait que rien ni personne, pas même un Philippe Spinae, ne le ferait taire maintenant.
– Et je sais que ce sont, comme on dit, des paysans, poursuivait-il, que presque tous ont encore peur du curé, qu’ils votent pour les catholiques, qu’ils sont affiliés aux syndicats chrétiens. Mais je me sens gêné quand même, pas à leur place, je me sens gêné parce qu’on ne les a pas assez aidés à se sortir de cette vie de coureur à pied. Et je me sens gêné quand je me promène parfois avec les gosses dans le parc, le samedi après-midi, et que je vois tous les vieux qui jouent aux cartes ou au palet, qui essaient de ne pas s’ennuyer. Ils ont turbiné toute leur vie et, maintenant, ils la passent à annoncer des couleurs ou à ramasser les palets, et tu vois qu’ils ont les reins soudés, qu’ils peuvent à peine se plier. Et je me sens gêné aussi quand je pense à tous les mineurs qui sont morts dans les mines, parce qu’il y a des saligauds qui n’ont pas installé les sécurités qu’il fallait…
Il leva la main droite et l’agita pour faire taire Janseval qui donnait l’impression qu’il avait un mot à dire.
– Ça va, je te vois venir ! Ils sont libres de ne pas descendre, ils n’ont qu’à faire autre chose, un autre métier. Pourquoi ne se donnent-ils pas des rentes pendant qu’ils y sont et une voiture pour aller pique-niquer avec une poule le samedi et le dimanche ? Et je ne parle pas seulement de ceux qui sont morts dans le fond, brulés ou asphyxiés, mais de ceux atteints par la silicose. Et là aussi je te vois venir. Ils ont de bons salaires ! Mais l’administrateur du charbonnage, n’est-il pas mieux payé ? Et est-ce qu’il va crever de la silicose, lui ? Plutôt du foie, de son foie qui nage dans l’alcool et dans le beurre. Et là, je sais de quoi je parle, j’ai un beau-frère qui est mineur, à Quaregnon. Et lui aussi, il travaille à l’avancement et lui aussi il est bien payé, et lui aussi il s’en va du coffre, comme tu as dit, mais pas du même coffre…
C’était tout un discours et le ton d’Armand commençait à baisser. Il avait à peine parlé vite, il avait poussé ses mots, l’un pressant un peu plus l’autre que d’habitude, mais il leur avait donné davantage de poids, il les avait bien mâchés. Il parlait comme s’il eût été dans la grande cour qui tenait lieu de garage à l’Interroutière et que, monté sur une chaise, il eût pris la parole devant les autres chauffeurs en sa qualité de délégué syndical. Il avait chaud, il déboutonna son veston.
– Et tu vois, alors, moi, je me sens gêné. Moi, je conduis un six-tonnes et j’en vois des gens dans mes tournées. Ce n’est pas comme toi dans ton magasin, et je ne suis pas un arbre qui attend le vent pour bouger ses feuilles, qui n’entend pas la hache entrer dans les autres arbres. J’ai des yeux et j’ai une tête, et même si tu crois qu’il n’y a pas grand-chose dedans…
– Je n’ai jamais dit ça, fit Stève, tu vas fort…
– Peut-être ne l’as-tu pas dit, fit Armand en redonnant du poids à ses mots, mais je te le dis maintenant, car même s’il n’y a pas grand-chose dedans, je comprends et je me sens gêné. Et c’est peut-être idiot, je le reconnais, mais c’est ainsi. Et je vois que ce sont les députés, les ministres et tous les messieurs-dames qui vivent jusqu’à des quatre-vingts ans, mais tu peux compter sur les doigts les vieux travailleurs de notre quartier qui vivent jusqu’à cet âge, tu n’as qu’à faire le tour du quartier. Alors, quand tu viens me parler de jaloux, je rigole d’abord, peut-être, et après, je ne l’avale pas, cela ne passe pas, là… Il se tapota le bas de la gorge : là… Et quand ils veulent nous faire endosser les frais, nous faire tout avaler, je me dis qu’ils veulent me faire payer les balles avec lesquelles ils ont descendu des gens à Matadi le mois passé et, avant, à Stanleyville, à Léopoldville, et je ne sais plus où, qu’ils me font payer les matraques avec lesquelles ils ont défiguré les ouvriers de là-bas et ceux d’ici. Et je ne marche pas, je me sens gêné. Et peut-être que ce n’est pas le mot juste, que je devrais dire : honteux, car on a beau me raconter tout ce que l’on veut, toi aussi tu as été soldat et moi aussi, et c’est des gars comme nous, c’est presque nous, que nous laissons envoyer au Congo, même si on nous dit que ce sont des volontaires, des paras. Et je me dis que si nous, on s’était battu comme il le faut, si on avait arraché tout l’argent qui nous revient, peut-être qu’il ne leur en serait pas resté pour faire massacrer des types qui ne demandent qu’une chose : qu’on leur foute la paix, qui nous ont assez vus, comme nous on a plus qu’assez vu des tas de types ici… Mais ils ne te foutront jamais la paix et c’est à coups de pied qu’il faudra les sortir…
Il s’arrêta. Il était au bout de son rouleau. Il regarda et personne ne lui coupa la parole. Il se crut obligé de conclure, de ramasser en deux mots ce qu’il venait de débiter, de tirer la leçon, quoi !
– Et je crois qu’un militant ouvrier doit toujours se sentir gêné, et que les vrais, ils ne sont pas fiers de ce qu’ils ont, ils se sentent plutôt gênés, et ils veulent qu’il n’y ait plus de saligauds qui se paient non seulement notre tête, mais la vie d’un tas de gens, et avec notre argent encore bien…
Philippe Spinae avait senti qu’Armand perdait de son allure, qu’il fallait l’aider à s’arrêter.
– Tu as raison, fils, dit-il, mais Stève ne voulait pas t’attaquer, et s’il est ici, c’est la preuve qu’il pense comme nous…
– C’est vrai, dit Victor Blau. Sinon, on ne serait pas venus. On est tous solidaires, on est tous de ceux qui travaillent et on veut tous que tout le monde vive mieux…
[…]
– C’est vrai qu’on se sent gêné, dit Flip, quand on pense à toutes les saloperies qui existent et qu’on nous fait. Mais le mouvement commence à se dessiner, il démarre. Il y a déjà eu des manifestations lundi dernier, voici la deuxième, et cette fois-ci, on ne se laissera pas faire. D’ailleurs, les gens veulent bouger, cela se sent, c’est dans l’air, car ce n’est pas le prix du pain auquel on veut toucher, mais c’est nous rogner les bras et les jambes qu’on veut faire.
– Il y en a qui ne comprennent pas encore, dit Victor. Vois les ouvriers des syndicats chrétiens qui se laissent rouler !
– Et nous, on s’est laissé rouler combien de fois par nos chefs syndicalistes ? demanda Armand. Et tu ne peux pas dire que les chrétiens ont été roulés plus souvent que nous autres, socialistes. Chez moi, à l’Interroutière, tous les chauffeurs sont en grève, socialistes, chrétiens et ceux qui ne croient à rien du tout, car ils savent aussi ce qu’est un bifteck, et qu’un franc rogné par-ci, un franc par-là, c’est le médicament qui coute plus cher, c’est l’achat d’un costume auquel tu regardes à deux fois, c’est une séance de cinéma en moins par mois. Et est-ce parce qu’on s’est fait rouler par des chefs qui se sont amollis, quand ils ne se sont pas laissé acheter, qu’il faut abdiquer ?
– Ce ne sont pas les chefs qui comptent, dit Flip, c’est nous. C’est nous qui ne devons pas nous laisser rouler, qui devons les faire marcher comme nous voulons qu’ils marchent.
Fons n’y tint plus. Il se redressa, pivota. Il frappa sur l’épaule d’Armand et il dévisagea Flip. Eh, Flip ! Quand les voix se taisaient, on entendait non pas un train grondant sur ses rails, mais quelque chose de plus sourd qui avançait, qui serait monté sur des semelles de crêpe.
[…]
XI
[…]
– Les gens sont gonflés, dit Jean. Tu le sens quand tu leur parles. Tu sens, beaucoup plus que ce matin, qu’ils en ont assez. Il y a des années que ça n’a pas été comme ça, les années t’en apprennent des choses. Tu as l’impression que le gendarme fait moins peur que dans le temps, et il a cependant été dressé, il est devenu plus dur…
Il faut un moment pour s’y habituer, et à pied, il est moins terrible que perché sur les quatre pattes de son cheval. Et il n’y avait pas, dans l’air, la panique qui fait prendre les jambes au cou, qui noue l’estomac, qui chasse vers les rues calmes où tout a l’aspect ordonné de tous les jours. Il y avait l’humidité, les fils du tramway au-dessus de soi alors qu’on traversait le boulevard pour prendre une rue transversale, et il y avait cette espèce d’air de fête qui met tout le monde en train parce que lui et lui et lui et tous les autres sont d’accord, veulent une même chose, un air qui passe en vous, qui vous dilate les côtes, vous gonfle et vous grandit…
Charles Paron
Charles Paron (1914 – 1986), d’une stature humaine et morale hors du commun est certainement le plus engagé et le plus internationaliste des écrivains belges du XXe siècle. L’œuvre romanesque de ce compagnon de route de toutes les causes justes dans le monde, est, aujourd’hui, injustement oubliée et à peu près introuvable. Né huitième rejeton de neuf, son enfance se passe aux lisières de la misère. Cette origine indélébile et mille petits boulots où il s’instruit dès l’adolescence seront le creuset de sa vive sensibilité à la lutte des classes. C’est là qu’il découvre ses premières affinités idéologiques : anarchie, syndicalisme, communisme. « Immense lecteur précoce de l’immense », c’est là aussi qu’il approfondit son gout des grandes fresques sociales (Tolstoï, Balzac), Le large monde l’attire tôt. Dans les années trente, il est, trois ans durant, sur les pistes d’Orient : Balkans, Asie Mineure, Proche-Orient, Caucase, les grands chantiers ferroviaires de la Caspienne, Irak, Perse, Inde… Deux romans (Cette terre et Marche avant), des nouvelles (Zdravko le cheval), tous parus chez Gallimard, diront, plus tard, les échos de cette longue route au-devant des damnés de la terre. Prisonnier en 40, aussitôt évadé, il épouse Anne Bouret, sa complice de toujours, fait tous les petits métiers de la librairie. Notamment chez Mme Corman. Ceux qu’il aime ? Robert Vivier et sa femme Zanita, mère d’Haroun Tazieff, Janchelevici, David Steinert, Pierre Joye. En 59, il part avec sa femme et sa fille pour Pékin où il travaille huit ans durant au département des publications étrangères. En témoin lucide et critique de la société chinoise en même temps qu’animé d’une empathie pour ce peuple qui voulait sortir d’oppressions séculaires, il rédigera là, son chef‑d’œuvre, Les vagues peuvent mourir, diamant noir dans le siècle, qui prend aisément place aux côtés de Woyzek ou de La condition humaine. À l’époque, la subtilité de cette tragédie de la dignité individuelle face au collectivisme, a échappé à plus d’un acteur de gauche. (Un ouvrier chinois, ouvrier exemplaire, rompant avec l’ordre commun, choisit, par son refus d’expliquer aux autorités les raisons de son crime passionnel, la liberté désespérée d’être fusillé). Certains, interloqués par ce choix, parleront de trahison de la cause. Critiques, incompréhension et injures des « jacobins restés assis », compteront peu, au regard de l’Histoire, devant le courage et la lucidité humaniste de l’auteur. Elles l’affecteront cependant beaucoup. Gallimard refusera son dernier manuscrit Les Chiens de la Senne que la revue Audace publiera en 1969. La Revue nouvelle s’honore d’accueillir la parole de ce géant dans ses colonnes.
Jacques Vandenschrick