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Les chiens de la Senne

Numéro 11 Novembre 2010 par Charles Paron

novembre 2010

« Les autres, les Dety et Van­not, étaient comme des roquets, de ces bâtards qu’on appelle les chiens de la Senne, parce qu’on allait s’en débar­ras­ser, avec une pierre au cou, dans cette rivière qu’on avait dû se rési­gner à enter­rer. » Ils sont une poi­gnée de ces chiens, réfu­giés, après une mani­fes­ta­tion où la police a char­gé, dans l’u­nique pièce de la biblio­thèque de la Ligue ouvrière. Les quelque deux heures qu’ils passent à attendre l’as­saut des gen­darmes sont longues et ils tentent de conju­rer l’en­nui et la peur en bavar­dant. Très vite se révèlent des anta­go­nismes entre « cama­rades », entre les employés et les ouvriers, entre les socia­listes et le com­mu­niste ; une vieille brouille née d’une brou­tille refait même sur­face. Les huit occu­pants, som­més de se rendre par les gen­darmes, sont arrê­tés et emme­nés. Les jeeps de la gen­dar­me­rie sont rapi­de­ment débor­dées par la foule qui les libère. 

I

Le ciel reprit ses bonnes habi­tudes, il devint gris, puis se fit bas, des­cen­dit en une longue pluie lente, maigre, obs­ti­née mal­gré tous les vête­ments imper­méables et les caou­tchoucs de ce pays. Une de ces pluies qui oppressent les per­son­nages des roman­ciers, qui donnent aux poètes une voix pour chan­ter l’ennui des arbres dégout­tant, la tris­tesse des amours éga­rées dans leurs poèmes. Une de ces pluies comme il en tombe ici trois-cent-soixante-cinq jours par an, entre deux soleils, et qui ne reculent même pas devant la neige.

[…]

Alors, le com­men­ce­ment, c’est le début. Et qui sait à quand cela remonte ? Marx n’a rien inven­té. Les hommes exis­taient avant lui ; et il n’y a pas moyen de remon­ter la filière sans les livres, sans ceux qui savent, car la mémoire ne va d’habitude que jusqu’à grand-père ou grand-mère. Même si on ne les a pas connus, le père ou la mère en a par­lé. Seuls les petits orphe­lins n’ont pas reçu de mor­ceau d’histoire en héri­tage. S’il fal­lait se dire que déjà l’arrière-grand-père, l’arrière-arrière, puis l’arrière-arrière-arrière, et ain­si de suite, ont été couillonnés…

Le com­men­ce­ment, c’est le pre­mier bout. Peut-être M. le biblio­thé­caire expli­que­ra-t-il que c’était le bon temps. Mais depuis le temps qu’il n’y a pas de bon temps. Et depuis le temps que l’on marche, que l’on s’use les pieds, on aurait le droit d’être fati­gué. Depuis le temps que, marche après marche, on essaie de mon­ter, de se his­ser un peu plus haut, à la force des poi­gnets, les doigts accro­chés à la marche supé­rieure, pour opé­rer le redres­se­ment. Et il s’en est tou­jours trou­vé pour les écra­ser à coups de talon, le talon qui pivote, qui malaxe comme mâchoire de vache ou de cha­meau. Depuis le temps que l’on marche, qu’est-ce qu’il y en a qui sont tom­bés par­tout, dans les rues et dans les champs, tout seul ou en tas ! Depuis le temps… Depuis le temps que l’on avance, qu’est-ce qu’il y en a eu qui n’en pou­vaient plus, ou qui ne vou­laient plus, qui se croyaient arri­vés, bien au chaud, bien nour­ris, logés et blan­chis, gaz et élec­tri­ci­té. Mais la marche, c’est la res­pi­ra­tion, c’est fait pour être pour­sui­vi, et si l’on tombe, on se ramasse. Et si on n’en veut plus, si on se sent l’esprit cul-de-jatte, qu’on n’en dégoute pas les autres et qu’on la ferme.

Depuis le temps qu’il y a le désert plein d’hommes à par­cou­rir, des fos­sés à fran­chir, des murs à esca­la­der, des marches à mon­ter, des vides à com­bler… Depuis le temps qu’il y en a qui tombent d’un coup, qu’il y en a qui prennent des années pour pas­ser… Depuis le temps qu’il y a des murs à ren­ver­ser, des cita­delles à enle­ver, qu’est-ce qu’on a pris ? Tout. Et il n’est rien res­té, rien. Mais rien, ce n’est pas nous, dont on se fout éper­du­ment, en long, en large et en tra­vers. On a deux pattes comme tout le monde, un ventre avec des tripes et un foie dedans, une cage avec un cœur et un mou­lin à faire du vent, et puis une tête avec des che­veux des­sus. Mais même ceux-là, on vous les enlève. On ne sait pas qui, on ignore pour­quoi. Parce que ce serait un caillou à cas­ser. Il y a aus­si les bras. Ils tournent, ils se plient, et quand il le faut, ils se croisent. Il arrive aus­si qu’ils vous démangent, que l’on se dise qu’ils n’ont pas été faits pour les mettre à hau­teur du front et amor­tir les coups.

Depuis le temps que cela conti­nue et qu’on est dedans, on com­mence à s’imaginer qu’on y est depuis tou­jours. Et c’est vrai, si ce n’est toi, c’était ton père, et avant lui le sien, et avant celui-là son père, et avant lui un autre… C’est une table de mul­ti­pli­ca­tion, et il faut être deux pour en faire un.

[…]

II

[…]

Vers l’avant, le blanc du casque des poli­ciers écla­tait et le dra­peau rouge dépas­sait déjà le tout. Constant le gar­dait au pied. Il le pique­rait dans son bau­drier quand le clai­ron de Fer­nand don­ne­rait de sa voix de cuivre, que les tam­bours rou­le­raient sous les baguettes de je ne sais qui. Constant était le porte-dra­peau atti­tré. On pou­vait comp­ter sur lui, il en cas­se­rait la hampe en trente-six mille mor­ceaux sur la tête de celui qui cher­che­rait à le lui arra­cher, et s’il devait l’abandonner, ce serait sous forme de lin­ceul. C’est ce qu’il pré­ten­dait. Le dra­peau était de taille, mais seul. Il fai­sait pen­ser à une belle dis­cus­sion. S’il avait fal­lu prendre les dra­peaux de toutes les sec­tions syn­di­cales, des femmes, de la jeune garde, etc., il aurait été dif­fi­cile de refu­ser celui de la sec­tion du Par­ti com­mu­niste. Alors, au nom de l’unité d’action, déci­sion fut prise de n’en sor­tir qu’un, un grand, sans rien d’autre que sa cou­leur à lui, ni nom de syn­di­cat, ni même celui de la Ligue ouvrière. Il y aurait aus­si un pan­neau qui por­te­rait le nom du quar­tier, Ceux du Tré­pied, et un seul cali­cot clair, rouge sur blanc : Pour le mini­mum ! L’avocat Depuy, le secré­taire de la Ligue, avait trou­vé le mot et il en était fier. La réunion patau­geait. Il y en avait qui vou­laient que l’on parle de la sécu­ri­té d’existence, d’autres de la convo­ca­tion de la Confé­rence éco­no­mique et sociale où les salaires devaient être rajus­tés, rat­tra­per la pro­duc­ti­vi­té qui avait pris une belle avance depuis le pro­to­cole, de Dieu sait quel nom, de 1954 et pour­sui­vait sa course sans souf­fler. Depuy avait joué de sa voix qu’il pou­vait rendre sèche comme un coup de trique ou douce comme un papier de soie. Il avait expli­qué que « contre le gou­ver­ne­ment de mal­heur » était trop long et sur­tout un peu trop « contre » pour le moment, tan­dis que « pour le mini­mum » mon­trait bien que nous son­gions d’abord aux petits salaires, aux plus mal nantis.

[…]

III

[…]

Flip Spi­nae se tour­na vers le jeune Alphonse Delevoye :

– Qu’en penses-tu, fils ?

– De ça ?

– Non, des jeunes en géné­ral… Pour­quoi ils ne viennent pas.

[…]

Alors, tu vois, reprit Fons, pour moi ce n’est pas dif­fi­cile. On sait qu’on est d’une classe. Il y a même encore des fils à papa qui nous appellent basse classe. Mais, avec les copains, ce n’est pas facile. On essaie de les ame­ner chez nous et ils te demandent pour­quoi. Ils veulent bien. Ils veulent même tout cas­ser. Ils veulent faire quelque chose, parce qu’il ne faut pas s’imaginer qu’ils dansent tout le temps et qu’ils sont toute la jour­née au ciné­ma… Et on ne leur donne rien à faire. On dit « les capi­ta­listes » et ils ne com­prennent pas tou­jours. Eux, ils disent : le patron. Si tu leur disais : Ces gros sali­gauds qui ne te paient pas ton tra­vail et qui roulent en voi­ture… Ils seraient prêts à par­tir en grève, pas seule­ment pour une aug­men­ta­tion de salaire, mais pour qu’on ne les regarde plus de haut, qu’on ait comme on dit un peu de consi­dé­ra­tion pour eux. Et faut voir la police com­ment elle nous traite quand on reste à deux ou trois le soir, à bavar­der au coin de la rue ou devant une mai­son. Elle nous prend pour des voleurs. Alors, tu parles aux copains, tu dis que nous, eh bien ! on ne doit pas se lais­ser faire. Alors, ils disent : Qu’est-ce qu’on fait ? Et tu restes là, ta bouche pleine de dents et de rien d’autre…

Phi­lippe Spi­nae regar­da le plan­cher à côté de sa chaise. Lisa sen­tit venir le cafard qui met une nappe d’eau sur les yeux. Armand se leva, quit­ta la fenêtre, fit quelques pas, regar­da le dos des livres. Léon mit les coudes sur l’appui et fixa les chaises aux pattes en l’air sur le trot­toir. Jan­se­val avait le sou­rire de celui qui sait.

– Il faut qu’ils lisent pour com­prendre, dit enfin Vic­tor Blau.

– Lire quoi ? Des trucs qu’ils ne com­prennent pas ? Tu dis : des trusts, et ils ne savent pas, on n’a rien appris de tout cela à l’école. On a appris Jules César et Charles Quint, Joseph II et Léo­pold Ier, beau­coup sur ceux qui ont retour­né nos villes et les vil­lages, et fort peu sur les tis­se­rands, sur Jan Brey­del, sur ceux qui se sont tou­jours bat­tus pour le peuple. Si mon père ne me l’avait pas racon­té, je ne sau­rais rien des fusillades de Roux et d’ailleurs, des hommes de Defuis­seaux qui ont bru­lé des châ­teaux et qui se sont expli­qués à coups de dyna­mite trou­vée dans les char­bon­nages. Les jeunes, quand on leur explique, ils com­prennent aus­si bien que les autres, et quand ils savent, ils croient qu’ils vont se battre pour que cela change, car quand tu sais que tu es bat­tu et volé, tu veux faire sen­tir que tu n’es pas le paillas­son à tout le monde. Et alors, on leur dit : Pas si vite, faut attendre. Alors, en atten­dant, ils vont dan­ser. On aime ça aus­si. je crois que je ne m’explique pas bien, dit Fons pour ter­mi­ner, je ne suis pas un orateur…

[…]

– Alors, il y a des chances pour que la mani­fes­ta­tion soit à l’eau, consta­ta Léon.

– C’était cou­ru, lan­ça Stève Jan­se­val. As-tu déjà vu un grand truc qui réus­sit ? Si ce n’est pas la police qui le sabote, ce sont les diri­geants qui le cana­lisent pour en faire de l’eau de boudin…

– Tu n’as pas grande confiance. Pour­quoi es-tu venu ? deman­da Fons.

– Parce que j’ai de la conscience, moi !

– Ou des habi­tudes, dit Léon, cou­pant Stève.

[…]

IV

[…]

On atten­dait et nul ne savait exac­te­ment quoi. Qu’une échelle des­cende du ciel. Qu’une porte secrète s’ouvre dans le mur et qu’on puisse s’en aller sur la pointe des pieds, sans déran­ger per­sonne. On atten­dait. On attend depuis tou­jours, mais l’attente n’est pas le bon­heur. C’est prendre qu’il faut faire. On attend de se faire rece­voir, on attend qu’on veuille bien avoir l’obligeance de s’occuper de vous, on attend le tram­way qui ne mène jamais qu’aux mêmes sta­tions, et la bie­nai­mée à l’entrée du ciné­ma, n’est-ce pas, Fons ? On attend que la terre bas­cule, qu’elle se désaxe, on attend l’enveloppe au bout de la quin­zaine, la pre­mière dent du der­nier né, on attend dans son lit que le réveille-matin vous sonne, et le soir qu’il indique l’heure du som­meil respectable.

[…]

– Je pré­fère quelqu’un qui a des erreurs sur son livret, reprit Flip, avec tout le tra­vail qu’il a abattu…

– Pas seule­ment le tra­vail, dit dou­ce­ment Stève.

– … qu’à tous les sali­gauds qui vous ont pris pour mar­che­pied, qui sont deve­nus des admi­nis­tra­teurs de je ne sais quelles socié­tés, des secré­taires d’organisations inter­na­tio­nales, qui se la coulent douce…

[…]

VII

[…]

– On va vers la grève géné­rale, dit Phi­lippe. Le conseil des syn­di­cats doit en dis­cu­ter dans deux semaines, parce que les gars sont mon­tés. Et il y a déjà des endroits où l’on a débrayé une heure par-ci, une heure par-là.

– Ce ne sont pas les gars qui nous roulent, dit Stève, ce sont les bonzes, tu le sais. Ils sont tous les mêmes…

– Il n’y a qu’à les ren­voyer s’ils sont mal­propres, répon­dit Phi­lippe. Et quand on le fait dans le Par­ti, tu cries à la per­sé­cu­tion, ou à je ne sais pas quoi, manque de démo­cra­tie, etcétéra.

[…]

IX

[…]

– C’est lui qui conti­nue, dit Armand. Alors, autant lui clouer le bec. Est-ce qu’on n’y laisse pas vivre, qu’il dit, tu as enten­du ? Il n’a peut-être jamais enten­du par­ler d’ouvriers qui ont été des­cen­dus à coups de fusil parce qu’ils mani­fes­taient ! Et je me demande d’ailleurs pour­quoi il a mani­fes­té. Et pour­quoi, dans tant de villes, on a déjà débrayé, et pour­quoi les syn­di­cats vont se réunir en décembre pour déci­der d’une action géné­rale et peut-être d’une grève géné­rale. S’il ne voit pas qu’avec les salaires qui bougent à peine et les prix qui le font beau­coup, qu’avec les assu­rances sociales que l’on réduit, c’est rendre le méde­cin plus cher pour l’ouvrier, rogner la retraite des vieux qui n’ont déjà pas grand-chose et les aider à pas­ser un peu plus vite, je me demande bien ce qu’il peut voir !

– Tu exa­gères, dit Stève. Ce n’est pas cela qui fait mourir !

Vic­tor Blau n’intervenait pas. Les voix se dur­cis­saient, mais il se sen­tait bien assis, il rêvas­sait à sa biblio­thèque. C’était vrai­ment une de ces vieilles petites mai­sons comme il en res­tait encore dans la rue et qui dis­pa­rai­traient, lais­sant la place à des buil­dings. Elle était mal com­mode, d’ailleurs ce n’était pas une chambre, ici, tout au plus une cage. Si un jour, un incen­die se décla­rait dans la bou­tique en bas, le feu gagne­rait l’escalier et il n’y aurait moyen de se sau­ver que par la seule fenêtre sur la rue… Il avait essayé d’obtenir une pièce dans la mai­son du café du Peuple, mais le gérant avait une famille nom­breuse, il occu­pait toutes les chambres, en dehors des salles de réunion. Midi appro­chait et Blau pen­sa que tout le monde, gen­darmes y com­pris, irait man­ger et que l’on sor­ti­rait d’ici.

– Si tu ne peux pas te faire soi­gner à temps parce que cela coute cher, dit Lisa, et si ce n’est pas être aidé à mou­rir, alors je me demande ce que c’est.

– Tu géné­ra­lises, dit Stève. C’est facile de dis­cu­ter ainsi…

Il ne vou­lait pas savoir que les hôpi­taux s’inquiètent de ton reve­nu avant de s’inquiéter de ton mal. Il ne vou­lait pas entendre par­ler des trai­te­ments pour riches qui sont plus effi­caces et plus rapides que les autres. Il ne vou­lait pas, tout sim­ple­ment, entendre par­ler que l’on meurt faute d’air pur, faute de soleil, faute d’un méde­cin sus­pen­du à votre souffle, faute du télé­phone pour aler­ter aus­si­tôt le ser­vice ambu­lan­cier… Il ne vou­lait pas com­prendre que c’était tuer quelque chose en un Fons Dele­voye que le faire tra­vailler au lieu de lui per­mettre de fré­quen­ter les écoles comme ceux qui ont de l’argent. Il pen­sait qu’on ne vivait pas trop mal, mais qu’il ne fal­lait pas lais­ser tou­cher à son stan­ding, car il en avait un.

– Et tous les gens que l’on a empoi­son­nés avec l’alcool fre­la­té, le cho­co­lat, la mar­ga­rine tra­fi­qués, comme en Hol­lande, dit Lisa. Et est-ce qu’il ne fau­drait pas fusiller quelques-uns des salauds qui ont fait cela, pour don­ner l’exemple ?

– Ce sont des acci­dents, dit Stève. Les cou­pables seront punis.

– Ils auront six mois de cage, dit Armand. Et les morts, eux, sont au frais depuis longtemps.

– Et tous ceux qui n’ont pas eu leur chance ? dit Lisa.

– Qui ? deman­da Stève.

– Qu’est-ce que tu as dans les yeux ? dit Armand. Je ne tiens pas à le dire, je veux res­ter poli pour faire plai­sir à Flip. Est-ce parce que tu as une bonne place, que tu ne vois pas que les autres n’en ont pas ?

– Tu es jaloux, fit Stève.

Suk­ke­leir ! Pauvre ! dit Armand. Je ne sais pas ce que tu as, ta grande gueule mise à part, et je m’en fous !

Fons se tour­na un moment vers l’intérieur de la pièce, mais il ne vou­lut rien deman­der à Armand, quoiqu’il fût dif­fi­cile de prê­ter l’oreille à ce qui se racon­tait et de fixer, en même temps, son atten­tion sur les deux bouts de la rue. Léon regar­dait tan­tôt du côté de la rue au Bois, tan­tôt du côté du bou­le­vard, et par­fois il pous­sait Fons avec le coude. Une autre jeep venait de s’installer au coin de la rue au Bois. Tant de gen­darmes, cela signi­fiait qu’il y avait du monde en route. Le bruit se rap­pro­chait, sem­blait-il, et du côté du bou­le­vard, il y eut tout d’un coup, entre les ter­re­pleins, des gens qui appa­rurent, que les gen­darmes main­te­naient, le fusil à bout de bras.

– Je te demande de ne pas oublier qu’on est entre copains, disait Flip. Il y a des limites, quoi !

– Laisse-moi par­ler, Flip, deman­da Armand. Tu sais que je n’en dis pas beau­coup d’habitude.

– C’est vrai, admit Phi­lippe, mais cela devient grave quand tu le fais.

– C’est que main­te­nant, enchai­na Armand, j’en ai sur le cœur, avec celui-là. Qu’est-ce qu’il veut racon­ter avec son : tu es jaloux ! Et je te demande de quoi je pour­rais l’être ? Est-ce qu’un ouvrier est jaloux ? Il veut avoir ce qui lui revient, et je sais bien que tout lui revient. Mais ce n’est pas de cela que je veux par­ler. Je parle des reven­di­ca­tions… Il veut avoir ce qui est son droit, et si un autre l’a avant lui, tant mieux pour l’autre. Ce n’est pas de ça qu’on mour­ra. Jaloux, je laisse cela aux types mes­quins comme toi, fit-il en fixant Jan­se­val. Ce que je pour­rais, c’est me sen­tir gêné…

– Toi, gêné ? dit Stève en sou­riant, mais il avait dû faire un effort pour y par­ve­nir. Il était là, debout, avec les autres, et n’essayait-on pas de le reje­ter de la com­mu­nau­té, de cette chambre où, mal­gré tout, on se trou­vait bien, com­pa­ré à ce qui allait sur­ve­nir. Il en enten­dait comme il n’en avait jamais accep­té de quelqu’un qui était son égal ou qu’il esti­mait inférieur.

– Oui, gêné, dit Armand en insis­tant sur le mot. Cela t’étonne peut-être, mais c’est ain­si. Gêné, quand je pense que je ne vis pas trop mal et qu’il y en a qui ont moins que moi. Et ça, ce ne sont pas des mots ! Gêné, quand j’entends par­ler des petits salaires de cer­tains. Gêné, quand je vois dans la ville ces ouvriers arri­vés de la cam­pagne, qui courent le matin pour être à l’heure au tra­vail et le soir pour être à l’heure pour le train, qui se tapent quatre heures ou plus de dépla­ce­ment par jour…

Il était debout, il pre­nait la lumière de la fenêtre. Lisa le regar­dait et elle retrou­vait son homme des grands jours, des jours où quelque chose lui avait fait vrai­ment mal, de ces choses qu’il ne pou­vait digé­rer. Elle savait que rien ni per­sonne, pas même un Phi­lippe Spi­nae, ne le ferait taire maintenant.

– Et je sais que ce sont, comme on dit, des pay­sans, pour­sui­vait-il, que presque tous ont encore peur du curé, qu’ils votent pour les catho­liques, qu’ils sont affi­liés aux syn­di­cats chré­tiens. Mais je me sens gêné quand même, pas à leur place, je me sens gêné parce qu’on ne les a pas assez aidés à se sor­tir de cette vie de cou­reur à pied. Et je me sens gêné quand je me pro­mène par­fois avec les gosses dans le parc, le same­di après-midi, et que je vois tous les vieux qui jouent aux cartes ou au palet, qui essaient de ne pas s’ennuyer. Ils ont tur­bi­né toute leur vie et, main­te­nant, ils la passent à annon­cer des cou­leurs ou à ramas­ser les palets, et tu vois qu’ils ont les reins sou­dés, qu’ils peuvent à peine se plier. Et je me sens gêné aus­si quand je pense à tous les mineurs qui sont morts dans les mines, parce qu’il y a des sali­gauds qui n’ont pas ins­tal­lé les sécu­ri­tés qu’il fallait…

Il leva la main droite et l’agita pour faire taire Jan­se­val qui don­nait l’impression qu’il avait un mot à dire.

– Ça va, je te vois venir ! Ils sont libres de ne pas des­cendre, ils n’ont qu’à faire autre chose, un autre métier. Pour­quoi ne se donnent-ils pas des rentes pen­dant qu’ils y sont et une voi­ture pour aller pique-niquer avec une poule le same­di et le dimanche ? Et je ne parle pas seule­ment de ceux qui sont morts dans le fond, bru­lés ou asphyxiés, mais de ceux atteints par la sili­cose. Et là aus­si je te vois venir. Ils ont de bons salaires ! Mais l’administrateur du char­bon­nage, n’est-il pas mieux payé ? Et est-ce qu’il va cre­ver de la sili­cose, lui ? Plu­tôt du foie, de son foie qui nage dans l’alcool et dans le beurre. Et là, je sais de quoi je parle, j’ai un beau-frère qui est mineur, à Qua­re­gnon. Et lui aus­si, il tra­vaille à l’avancement et lui aus­si il est bien payé, et lui aus­si il s’en va du coffre, comme tu as dit, mais pas du même coffre…

C’était tout un dis­cours et le ton d’Armand com­men­çait à bais­ser. Il avait à peine par­lé vite, il avait pous­sé ses mots, l’un pres­sant un peu plus l’autre que d’habitude, mais il leur avait don­né davan­tage de poids, il les avait bien mâchés. Il par­lait comme s’il eût été dans la grande cour qui tenait lieu de garage à l’Interroutière et que, mon­té sur une chaise, il eût pris la parole devant les autres chauf­feurs en sa qua­li­té de délé­gué syn­di­cal. Il avait chaud, il débou­ton­na son veston.

– Et tu vois, alors, moi, je me sens gêné. Moi, je conduis un six-tonnes et j’en vois des gens dans mes tour­nées. Ce n’est pas comme toi dans ton maga­sin, et je ne suis pas un arbre qui attend le vent pour bou­ger ses feuilles, qui n’entend pas la hache entrer dans les autres arbres. J’ai des yeux et j’ai une tête, et même si tu crois qu’il n’y a pas grand-chose dedans…

– Je n’ai jamais dit ça, fit Stève, tu vas fort…

– Peut-être ne l’as-tu pas dit, fit Armand en redon­nant du poids à ses mots, mais je te le dis main­te­nant, car même s’il n’y a pas grand-chose dedans, je com­prends et je me sens gêné. Et c’est peut-être idiot, je le recon­nais, mais c’est ain­si. Et je vois que ce sont les dépu­tés, les ministres et tous les mes­sieurs-dames qui vivent jusqu’à des quatre-vingts ans, mais tu peux comp­ter sur les doigts les vieux tra­vailleurs de notre quar­tier qui vivent jusqu’à cet âge, tu n’as qu’à faire le tour du quar­tier. Alors, quand tu viens me par­ler de jaloux, je rigole d’abord, peut-être, et après, je ne l’avale pas, cela ne passe pas, là… Il se tapo­ta le bas de la gorge : là… Et quand ils veulent nous faire endos­ser les frais, nous faire tout ava­ler, je me dis qu’ils veulent me faire payer les balles avec les­quelles ils ont des­cen­du des gens à Mata­di le mois pas­sé et, avant, à Stan­ley­ville, à Léo­pold­ville, et je ne sais plus où, qu’ils me font payer les matraques avec les­quelles ils ont défi­gu­ré les ouvriers de là-bas et ceux d’ici. Et je ne marche pas, je me sens gêné. Et peut-être que ce n’est pas le mot juste, que je devrais dire : hon­teux, car on a beau me racon­ter tout ce que l’on veut, toi aus­si tu as été sol­dat et moi aus­si, et c’est des gars comme nous, c’est presque nous, que nous lais­sons envoyer au Congo, même si on nous dit que ce sont des volon­taires, des paras. Et je me dis que si nous, on s’était bat­tu comme il le faut, si on avait arra­ché tout l’argent qui nous revient, peut-être qu’il ne leur en serait pas res­té pour faire mas­sa­crer des types qui ne demandent qu’une chose : qu’on leur foute la paix, qui nous ont assez vus, comme nous on a plus qu’assez vu des tas de types ici… Mais ils ne te fou­tront jamais la paix et c’est à coups de pied qu’il fau­dra les sortir…

Il s’arrêta. Il était au bout de son rou­leau. Il regar­da et per­sonne ne lui cou­pa la parole. Il se crut obli­gé de conclure, de ramas­ser en deux mots ce qu’il venait de débi­ter, de tirer la leçon, quoi !

– Et je crois qu’un mili­tant ouvrier doit tou­jours se sen­tir gêné, et que les vrais, ils ne sont pas fiers de ce qu’ils ont, ils se sentent plu­tôt gênés, et ils veulent qu’il n’y ait plus de sali­gauds qui se paient non seule­ment notre tête, mais la vie d’un tas de gens, et avec notre argent encore bien…

Phi­lippe Spi­nae avait sen­ti qu’Armand per­dait de son allure, qu’il fal­lait l’aider à s’arrêter.

– Tu as rai­son, fils, dit-il, mais Stève ne vou­lait pas t’attaquer, et s’il est ici, c’est la preuve qu’il pense comme nous…

– C’est vrai, dit Vic­tor Blau. Sinon, on ne serait pas venus. On est tous soli­daires, on est tous de ceux qui tra­vaillent et on veut tous que tout le monde vive mieux…

[…]

– C’est vrai qu’on se sent gêné, dit Flip, quand on pense à toutes les salo­pe­ries qui existent et qu’on nous fait. Mais le mou­ve­ment com­mence à se des­si­ner, il démarre. Il y a déjà eu des mani­fes­ta­tions lun­di der­nier, voi­ci la deuxième, et cette fois-ci, on ne se lais­se­ra pas faire. D’ailleurs, les gens veulent bou­ger, cela se sent, c’est dans l’air, car ce n’est pas le prix du pain auquel on veut tou­cher, mais c’est nous rogner les bras et les jambes qu’on veut faire.

– Il y en a qui ne com­prennent pas encore, dit Vic­tor. Vois les ouvriers des syn­di­cats chré­tiens qui se laissent rouler !

– Et nous, on s’est lais­sé rou­ler com­bien de fois par nos chefs syn­di­ca­listes ? deman­da Armand. Et tu ne peux pas dire que les chré­tiens ont été rou­lés plus sou­vent que nous autres, socia­listes. Chez moi, à l’Interroutière, tous les chauf­feurs sont en grève, socia­listes, chré­tiens et ceux qui ne croient à rien du tout, car ils savent aus­si ce qu’est un bif­teck, et qu’un franc rogné par-ci, un franc par-là, c’est le médi­ca­ment qui coute plus cher, c’est l’achat d’un cos­tume auquel tu regardes à deux fois, c’est une séance de ciné­ma en moins par mois. Et est-ce parce qu’on s’est fait rou­ler par des chefs qui se sont amol­lis, quand ils ne se sont pas lais­sé ache­ter, qu’il faut abdiquer ?

– Ce ne sont pas les chefs qui comptent, dit Flip, c’est nous. C’est nous qui ne devons pas nous lais­ser rou­ler, qui devons les faire mar­cher comme nous vou­lons qu’ils marchent.

Fons n’y tint plus. Il se redres­sa, pivo­ta. Il frap­pa sur l’épaule d’Armand et il dévi­sa­gea Flip. Eh, Flip ! Quand les voix se tai­saient, on enten­dait non pas un train gron­dant sur ses rails, mais quelque chose de plus sourd qui avan­çait, qui serait mon­té sur des semelles de crêpe.

[…]

XI

[…]

– Les gens sont gon­flés, dit Jean. Tu le sens quand tu leur parles. Tu sens, beau­coup plus que ce matin, qu’ils en ont assez. Il y a des années que ça n’a pas été comme ça, les années t’en apprennent des choses. Tu as l’impression que le gen­darme fait moins peur que dans le temps, et il a cepen­dant été dres­sé, il est deve­nu plus dur…

Il faut un moment pour s’y habi­tuer, et à pied, il est moins ter­rible que per­ché sur les quatre pattes de son che­val. Et il n’y avait pas, dans l’air, la panique qui fait prendre les jambes au cou, qui noue l’estomac, qui chasse vers les rues calmes où tout a l’aspect ordon­né de tous les jours. Il y avait l’humidité, les fils du tram­way au-des­sus de soi alors qu’on tra­ver­sait le bou­le­vard pour prendre une rue trans­ver­sale, et il y avait cette espèce d’air de fête qui met tout le monde en train parce que lui et lui et lui et tous les autres sont d’accord, veulent une même chose, un air qui passe en vous, qui vous dilate les côtes, vous gonfle et vous grandit…

Charles Paron

Charles Paron (1914 – 1986), d’une sta­ture humaine et morale hors du com­mun est cer­tai­ne­ment le plus enga­gé et le plus inter­na­tio­na­liste des écri­vains belges du XXe siècle. L’œuvre roma­nesque de ce com­pa­gnon de route de toutes les causes justes dans le monde, est, aujourd’hui, injus­te­ment oubliée et à peu près introu­vable. Né hui­tième reje­ton de neuf, son enfance se passe aux lisières de la misère. Cette ori­gine indé­lé­bile et mille petits bou­lots où il s’instruit dès l’adolescence seront le creu­set de sa vive sen­si­bi­li­té à la lutte des classes. C’est là qu’il découvre ses pre­mières affi­ni­tés idéo­lo­giques : anar­chie, syn­di­ca­lisme, com­mu­nisme. « Immense lec­teur pré­coce de l’immense », c’est là aus­si qu’il appro­fon­dit son gout des grandes fresques sociales (Tol­stoï, Bal­zac), Le large monde l’attire tôt. Dans les années trente, il est, trois ans durant, sur les pistes d’Orient : Bal­kans, Asie Mineure, Proche-Orient, Cau­case, les grands chan­tiers fer­ro­viaires de la Cas­pienne, Irak, Perse, Inde… Deux romans (Cette terre et Marche avant), des nou­velles (Zdrav­ko le che­val), tous parus chez Gal­li­mard, diront, plus tard, les échos de cette longue route au-devant des dam­nés de la terre. Pri­son­nier en 40, aus­si­tôt éva­dé, il épouse Anne Bou­ret, sa com­plice de tou­jours, fait tous les petits métiers de la librai­rie. Notam­ment chez Mme Cor­man. Ceux qu’il aime ? Robert Vivier et sa femme Zani­ta, mère d’Haroun Tazieff, Jan­che­le­vi­ci, David Stei­nert, Pierre Joye. En 59, il part avec sa femme et sa fille pour Pékin où il tra­vaille huit ans durant au dépar­te­ment des publi­ca­tions étran­gères. En témoin lucide et cri­tique de la socié­té chi­noise en même temps qu’animé d’une empa­thie pour ce peuple qui vou­lait sor­tir d’oppressions sécu­laires, il rédi­ge­ra là, son chef‑d’œuvre, Les vagues peuvent mou­rir, dia­mant noir dans le siècle, qui prend aisé­ment place aux côtés de Woy­zek ou de La condi­tion humaine. À l’époque, la sub­ti­li­té de cette tra­gé­die de la digni­té indi­vi­duelle face au col­lec­ti­visme, a échap­pé à plus d’un acteur de gauche. (Un ouvrier chi­nois, ouvrier exem­plaire, rom­pant avec l’ordre com­mun, choi­sit, par son refus d’expliquer aux auto­ri­tés les rai­sons de son crime pas­sion­nel, la liber­té déses­pé­rée d’être fusillé). Cer­tains, inter­lo­qués par ce choix, par­le­ront de tra­hi­son de la cause. Cri­tiques, incom­pré­hen­sion et injures des « jaco­bins res­tés assis », comp­te­ront peu, au regard de l’Histoire, devant le cou­rage et la luci­di­té huma­niste de l’auteur. Elles l’affecteront cepen­dant beau­coup. Gal­li­mard refu­se­ra son der­nier manus­crit Les Chiens de la Senne que la revue Audace publie­ra en 1969. La Revue nou­velle s’honore d’accueillir la parole de ce géant dans ses colonnes.
Jacques Van­den­schrick

Charles Paron


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