Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Les capitalismes européens en réseaux

Numéro 12 Décembre 2009 par Davide Carbonai

décembre 2009

Les dimen­sions sociales et stra­té­giques des réseaux d’ad­mi­nis­tra­teurs et de diri­geants contri­buent à une meilleure com­pré­hen­sion de l’in­fluence de ces réseaux tant sur la per­for­mance que sur cer­tains com­por­te­ments finan­ciers ; en d’autres termes, les com­por­te­ments — orga­ni­sa­tion­nels ou indi­vi­duels — qui sont étroi­te­ment encas­trés dans un réseau de rela­tions inter­per­son­nelles (par la posi­tion struc­tu­rale dans le réseau d’une entre­prise) peuvent condi­tion­ner les poli­tiques de l’en­tre­prise et sa sta­bi­li­té sur le mar­ché. Ain­si, le par­tage d’ad­mi­nis­tra­teurs s’a­vère plus pro­fi­table qu’une situa­tion de concurrence.

Par­mi les nom­breux types de liens pos­sibles pour décrire un réseau entre entre­prises (échange com­mer­cial, par­ti­ci­pa­tion mino­ri­taire, joint ven­ture) le concept d’«inter­lo­cking direc­to­rates », le par­tage d’administrateurs, a atti­ré plu­sieurs fois l’attention des éco­no­mistes et des socio­logues. Dans ce cas, il existe un lien entre les entre­prises (par exemple, la socié­té A et la socié­té B) lorsqu’un membre du conseil d’administration d’une socié­té (A) est à la fois un membre du conseil d’administration de l’autre (B), c’est-à-dire que la même per­sonne assure la liai­son entre les deux sociétés.

Cer­taines sta­tis­tiques du réseau rela­tives aux prin­ci­paux capi­ta­lismes euro­péens sont dis­cu­tées briè­ve­ment ici. Dans le tableau de la page sui­vante, on trouve des sta­tis­tiques rela­tives aux entre­prises cotées en bourse dans les prin­ci­paux pays euro­péens1. Par exemple, une entre­prise belge cotée en bourse a près de dix-neuf direc­teurs en com­mun avec d’autres entre­prises belges. En théo­rie, des entre­prises concur­rentes sur le mar­ché ne devraient pas par­ta­ger leurs conseils d’administration ; la concur­rence par­faite est atteinte lorsque la valeur moyenne est égale à zéro (c’est-à-dire qu’il n’y a pas connexion entre les conseils d’administration). Les direc­teurs qui unissent des entre­prises en prin­cipe concur­rentes exercent donc un pou­voir : en pre­mier lieu, celui de réduire les niveaux de com­pé­ti­ti­vi­té du système.

Les entre­prises peuvent être connec­tées direc­te­ment (ayant un direc­teur en com­mun) ou indi­rec­te­ment au tra­vers d’une troi­sième entre­prise. Les entre­prises qui sont liées entre elles, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment par un lien d’«inter­lo­cking », forment un « com­po­sant ». Dans le cas de l’Angleterre, par exemple, 1.775 entre­prises sont liées entre elles, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, dans un com­po­sant plus grand (le « com­po­sant prin­ci­pal »). À par­tir de ce concept, on peut déri­ver un nou­vel indi­ca­teur de la com­pé­ti­ti­vi­té du sys­tème éco­no­mique : la « frag­men­ta­tion » du sys­tème qui est cal­cu­lée en divi­sant le nombre de com­po­sants par le nombre d’entreprises dans le réseau natio­nal (ampleur du réseau). En théo­rie, la com­pé­ti­ti­vi­té du sys­tème est atteinte lorsque les entre­prises ne sont pas liées entre elles, c’est-à-dire lorsque la « frag­men­ta­tion » du réseau est maxi­male (ou égale à 1), ou, en d’autres termes, lorsque les entre­prises opèrent sur le mar­ché comme agents individuels.

Les capi­ta­lismes euro­péens (socié­tés cotées en bourse)
Ampleur du réseau Nombre moyen de direc­teurs en commun Entre­prises dans le com­po­sant principal Nombre de composants Frag­men­ta­tion % d’en­tre­prise dans le com­po­sant principal
Alle­magne 942 1,439 135 572 0,61 0,14
France 912 2,112 309 520 0,57 0,34
Royaume-Uni 2.155 6,588 1.775 323 0,15 0,82
Ita­lie 243 3,317 128 107 0,44 0,53
Espagne 696 3,267 215 324 0,47 0,31
Rou­ma­nie 834 0,573 22 675 0,81 0,03
Pays-Bas 194 1,32 58 118 0,61 0,3
Grèce 275 0,945 9 198 0,72 0,03
Por­tu­gal 59 2,508 24 26 0,44 0,41
Bel­gique 165 18,776 126 40 0,24 0,76
Suède 464 2,366 276 146 0,31 0,59
Autriche 97 3,072 36 52 0,54 0,37
Dane­mark 170 1,871 18 100 0,59 0,11
Fin­lande 126 1,825 65 51 0,4 0,52
Irlande 68 1 17 42 0,62 0,25

Dans tous les capi­ta­lismes euro­péens, les entre­prises tendent à cen­tra­li­ser les rela­tions sociales dans un noyau cen­tral (« com­po­sant prin­ci­pal »). L’aptitude à for­mer ce centre de pou­voir éco­no­mique est bien repré­sen­tée aus­si par le pour­cen­tage d’entreprises au sein du com­po­sant prin­ci­pal. Le cas anglais est sans doute emblé­ma­tique : 82 % d’entreprises se connectent — direc­te­ment ou indi­rec­te­ment — dans le com­po­sant principal.

Bien que les études de réseaux sont dif­fi­ci­le­ment géné­ra­li­sables2, on pour­rait recon­duire ce type d’analyse dans une dimen­sion struc­tu­relle selon l’hypothèse de « pou­voir dans le réseau ». En effet, l’optique domi­nante des études des « inter­lo­cking » consiste à sup­po­ser que les indi­vi­dus n’ont d’influence que dans le cadre d’une action coor­don­née. L’élément de base est le groupe (dimen­sion struc­tu­relle) et non l’entreprise conçue indi­vi­duel­le­ment telle qu’elle est per­çue par la théo­rie finan­cière. Dans ce contexte, les réseaux d’administrateurs sont consi­dé­rés comme un moyen sup­plé­men­taire de s’approprier une res­source particulière.

Plus pro­fi­table qu’une situa­tion concur­ren­tielle, cette poli­tique se tra­duit notam­ment par le par­tage d’administrateurs afin d’assurer un contrôle conjoint de res­sources rares, d’échanger des infor­ma­tions et de par­ta­ger les mar­chés. De plus, la lit­té­ra­ture sou­ligne que les pra­tiques d’«inter­lo­cking » sont réité­rées dans le temps — c’est-à-dire qu’une posi­tion cen­trale dans le réseau est déri­vée d’une posi­tion cen­trale pré­cé­dente —, le pou­voir dépen­dant alors de la posi­tion struc­tu­relle de l’entreprise dans le réseau (la capa­ci­té de jouer ité­ra­ti­ve­ment sur plu­sieurs sous-réseaux, la cen­tra­li­té, les trous struc­tu­raux, le nombre de liens).

  1. L’existence de liens entre conseils d’administration pro­ve­nant du par­tage d’administrateurs a don­né nais­sance à une lit­té­ra­ture très abon­dante du point de vue théo­rique et empi­rique dans des domaines divers. Les don­nées ici pré­sen­tées repré­sentent une anti­ci­pa­tion des résul­tats d’une étude encore en cours à l’Institut de science du tra­vail de l’UCL. Les don­nées rela­tives à la pré­sence ou absence des « inter­lo­cking direc­to­rates » sont recueillies à par­tir de la base de don­nées Ama­deus Bureau van Dijk Elec­tro­nic Publi­shing (BvDEP) en sep­tembre 2009.
  2. Puisqu’on étu­die sou­vent des groupes de petite dimen­sion, un chiffre limi­té de liens.

Davide Carbonai


Auteur