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« Les barons ? C’est mon frère…»
Nous sommes au centre d’un quartier populaire de Molenbeek, c’est ici que vit une part importante de la communauté marocaine et musulmane de Bruxelles. Alors que nous sortons du métro, je découvre que le café du coin de la place des Étangs-Noirs a retiré les plaques Maes qui couvraient sa façade. Serait-il devenu un salon de […]
Nous sommes au centre d’un quartier populaire de Molenbeek, c’est ici que vit une part importante de la communauté marocaine et musulmane de Bruxelles. Alors que nous sortons du métro, je découvre que le café du coin de la place des Étangs-Noirs a retiré les plaques Maes qui couvraient sa façade. Serait-il devenu un salon de thé ? Un de plus ? « M’sieur, vous me faites rire…» Pourquoi ? « Mais regardez, c’est pas que les plaques Maes qui manquent, il ne reste rien de ce café. Ils ont même remplacé les vitres par des plaques en bois. Vous savez ici on ne peut plus aller boire un verre tranquil’… L’autre jour, j’étais dans un café du quartier avec un pote et on était à peine sortis qu’on a entendu un bruit, on s’est retournés et il y avait une descente des flics dans ce café ! Encore un peu et on y était. C’est tous ces gérants qui font leur business sur le côté…» Alors qu’Ibrahim m’explique cela, on croise un groupe de jeunes qui « tiennent le mur ». Gênés d’être avec leur prof, mes élèves tentent de nier, mais impossible. « FaienAfou ! », lui lance un jeune qui enchaine, « qu’est-ce que tu fous à 1080 ? ». Et la discussion se lance, « c’est notre prof de religion catho, mais il s’intéresse à l’islam ». J’ai alors droit au respect qui s’impose. « Islam », c’est le mot de passe. Le temps presse et on laisse nos jeunes à leur mur, au risque de le voir tomber s’ils devaient le quitter…
C’est alors que je dis à mes élèves que leurs copains m’ont fait penser au film Les Barons que l’on avait été voir ensemble quelques semaines plutôt. « Nan, eux c’est pas encore des barons », me lance Mounir. « Mais mon frère, lui, c’est un baron… Sérieux, après avoir vu le film avec la classe, j’ai trouvé une copie pirate et on a regardé le film avec ma famille à la maison. Et ma mère s’est tournée vers mon grand frère et elle lui a dit “mais c’est toi!”. Mon grand frère, il est exactement comme un baron, il a trente-deux ans, mais il ne fait rien à part dormir. Ah ouais sauf que dans le film ils dorment sur des légumes, mon frère, lui, il dort à la maison ! En fait, parfois j’ai aussi l’impression d’être un baron. C’est génétique, de cousin en cousin…»
Les Barons, le film de Nabil Ben Yadir, dresse le portrait de trois trentenaires du quartier. Hassan (Nader Boussandel), Mounir (Mourade Zeguendi) et Aziz (Mounir Ait Hamou) qui maitrisent l’«art de la glande » dans un quartier de Molenbeek. Fiction ou réalité ? « Réalité Monsieur ! Regardez l’histoire de la voiture dans le film ? Mon frère aussi il a acheté une voiture avec ses potes. Chacun y a mis quelque chose, certains l’argent pour la voiture, un autre avait le garage… Et ils s’organisent pour se la partager. » Ibrahim interrompt Ali : « Et le petit Flamand (entendez le Belge, Franck dans le film, il est joué par Julien Courbey) là qui essaye d’être le pote de tout le monde ? Des pots de colle comme ça il en existe dans tous les quartiers ! En fait, eux ils trainent avec vous pour avoir des amis et les autres ils trainent avec lui car il a de l’argent… De vrais pigeons ! »
Ce qui fait dire à Yassin que « c’est tout le quartier qui est comme ça. Il n’y a que des glandeurs, le quartier ne bouge pas. Et vous voyez dans le film l’histoire de la priorité de droite ? Mais c’est devenu un business dans le quartier. Il y a des experts en la matière ! » Et là, Mohamed, qui n’écoutait pas la conversation jusque-là, me demande « quel type de priorité de droite » je cherche… « C’est simple, qu’est-ce que vous voulez ? Un sinistre total ? Le remplacement de votre aile droite ? Mais il faut faire attention à l’expert car ils ont commencé à comprendre… Mais bon vous voyez sur un rond-point comme Montgomery ça peut facilement arriver de devoir freiner sec… Ensuite, l’assurance vous donne 10.000 euros et le gars du coin vous fait le boulot pour 3.000 euros avec des pièces tombées du camion. Et pour le gars de la priorité, il faut compter de 300 à 500 euros. »
Dans le film, nos trois héros dorment sur l’étalage de légumes de l’épicier du coin (joué par Jan Decleir), présenté comme le dernier épicier belge du quartier, dont sa boutique sera reprise par Aziz. « Des gérants flamands, il y en avait… Mais ils ont tous disparu…», note Nadia. Le quartier change, ses habitants aussi. Et avec ces changements arrive son lot de difficultés. Ainsi, dans le film, la sœur de Mounir, Malika (jouée par Amelle Chahbi), qui présente le JT, habite seule et en dehors du quartier. « ça choque M’sieur, une femme qui quitte le domicile pour habiter seule ! Avant vingt-cinq ans c’est pas concevable qu’elle quitte la maison… Sauf s’il y a mariage évidemment. » Et Ali d’enchainer non sans humour : « Enfin, moi je ne m’inquiète plus… Mes sœurs à moi sont toutes mariées ! » De quoi me faire dire que mes élèves ont aimé le film. « Ouais, c’est clair, des clichés comme ça, ça fait quand même rire. Mais il y a quand même quelques trucs qui clochent. » Par exemple ? « L’accent des barons. On parle pas comme ça au quartier. On dirait des Flamands qui parlent ! Ils parlent trop bien ! Et ils n’utilisent pas assez le vocabulaire du quartier. » Volonté de pouvoir montrer le film en Wallonie ou, surtout, de l’exporter en France ?
Même si une phrase comme « ça c’est un signe de la fin du monde », qui revient dans le film tout autant que dans le quartier (et qui fait référence aux signes de la fin du monde en islam), correspond bien à la réalité. D’ailleurs, et même si la phrase n’apparait pas à ce moment-là du film, mes élèves ont crié en cœur dans la salle de cinéma — avant d’en rire — qu’Hassan qui embrasse Malika habillée et maquillée comme un homme, « ça c’est un signe de la fin du monde ». Un « signe » parmi d’autres (homosexualité, catastrophes naturelles…) dont ils parlent souvent avec peur, le film devenant alors une occasion d’en rire, d’en discuter autrement…
« Et le père ! Là ils ont exagéré. L’accent oui, mais pour d’autres choses c’est comme s’ils avaient représenté un clown. C’est exagéré. » Même son de cloche à propos de la représentation de la religion lorsque « c’est un gros barbu qui est un ange aux portes du paradis, c’est du foutage de gueule de la religion ». Deux tabous, les parents et la religion, dont les jeunes du quartier ont du mal à rire.
Dans une interview à La Libre Cinéma du 4 novembre dernier, Nabil Ben Yadir, le réalisateur du film Les Barons, explique que « raconter ses histoires de potes et ses histoires de quartiers, c’est tabou, ça ne se fait pas ». Tabou qu’il brise « en faisant une comédie. Pas un drame. […] Mais des comédiens, il y en a chez nous, parce qu’on fait aussi du cinéma. Mais le quartier, lui aussi, il a peur de la caméra. Parce quand la caméra est là, c’est pas pour dire que tout va bien. Rire de nous, c’est un grand pas. » Ce qui me fait penser à cet élève qui a dit pour conclure la discussion sur le film qu’«au fond, on est tous frustrés, très…».
Nabil Ben Yadir réussit donc ce que d’autres n’avaient peut-être réalisé qu’en France. Un film sur Molen’ qui ne soit pas un film d’amateurs ou un documentaire. Un film qui permette à des jeunes dans un premier temps de rire de la vie du quartier, et, dans un second temps, d’en discuter. Certes, les élèves n’ont pas tout aimé et, très rapidement, le tabou reprend le dessus, mais la brèche est ouverte.