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« Les barons ? C’est mon frère…»

Numéro 3 Mars 2010 par David D'Hondt

mars 2010

Nous sommes au centre d’un quar­tier popu­laire de Molen­beek, c’est ici que vit une part impor­tante de la com­mu­nau­té maro­caine et musul­mane de Bruxelles. Alors que nous sor­tons du métro, je découvre que le café du coin de la place des Étangs-Noirs a reti­ré les plaques Maes qui cou­vraient sa façade. Serait-il deve­nu un salon de […]

Nous sommes au centre d’un quar­tier popu­laire de Molen­beek, c’est ici que vit une part impor­tante de la com­mu­nau­té maro­caine et musul­mane de Bruxelles. Alors que nous sor­tons du métro, je découvre que le café du coin de la place des Étangs-Noirs a reti­ré les plaques Maes qui cou­vraient sa façade. Serait-il deve­nu un salon de thé ? Un de plus ? « M’sieur, vous me faites rire…» Pour­quoi ? « Mais regar­dez, c’est pas que les plaques Maes qui manquent, il ne reste rien de ce café. Ils ont même rem­pla­cé les vitres par des plaques en bois. Vous savez ici on ne peut plus aller boire un verre tran­quil’… L’autre jour, j’étais dans un café du quar­tier avec un pote et on était à peine sor­tis qu’on a enten­du un bruit, on s’est retour­nés et il y avait une des­cente des flics dans ce café ! Encore un peu et on y était. C’est tous ces gérants qui font leur busi­ness sur le côté…» Alors qu’Ibrahim m’explique cela, on croise un groupe de jeunes qui « tiennent le mur ». Gênés d’être avec leur prof, mes élèves tentent de nier, mais impos­sible. « Faie­nA­fou ! », lui lance un jeune qui enchaine, « qu’est-ce que tu fous à 1080 ? ». Et la dis­cus­sion se lance, « c’est notre prof de reli­gion catho, mais il s’intéresse à l’islam ». J’ai alors droit au res­pect qui s’impose. « Islam », c’est le mot de passe. Le temps presse et on laisse nos jeunes à leur mur, au risque de le voir tom­ber s’ils devaient le quitter…

C’est alors que je dis à mes élèves que leurs copains m’ont fait pen­ser au film Les Barons que l’on avait été voir ensemble quelques semaines plu­tôt. « Nan, eux c’est pas encore des barons », me lance Mou­nir. « Mais mon frère, lui, c’est un baron… Sérieux, après avoir vu le film avec la classe, j’ai trou­vé une copie pirate et on a regar­dé le film avec ma famille à la mai­son. Et ma mère s’est tour­née vers mon grand frère et elle lui a dit “mais c’est toi!”. Mon grand frère, il est exac­te­ment comme un baron, il a trente-deux ans, mais il ne fait rien à part dor­mir. Ah ouais sauf que dans le film ils dorment sur des légumes, mon frère, lui, il dort à la mai­son ! En fait, par­fois j’ai aus­si l’impression d’être un baron. C’est géné­tique, de cou­sin en cousin…»

Les Barons, le film de Nabil Ben Yadir, dresse le por­trait de trois tren­te­naires du quar­tier. Has­san (Nader Bous­san­del), Mou­nir (Mou­rade Zeguen­di) et Aziz (Mou­nir Ait Hamou) qui mai­trisent l’«art de la glande » dans un quar­tier de Molen­beek. Fic­tion ou réa­li­té ? « Réa­li­té Mon­sieur ! Regar­dez l’histoire de la voi­ture dans le film ? Mon frère aus­si il a ache­té une voi­ture avec ses potes. Cha­cun y a mis quelque chose, cer­tains l’argent pour la voi­ture, un autre avait le garage… Et ils s’organisent pour se la par­ta­ger. » Ibra­him inter­rompt Ali : « Et le petit Fla­mand (enten­dez le Belge, Franck dans le film, il est joué par Julien Cour­bey) là qui essaye d’être le pote de tout le monde ? Des pots de colle comme ça il en existe dans tous les quar­tiers ! En fait, eux ils trainent avec vous pour avoir des amis et les autres ils trainent avec lui car il a de l’argent… De vrais pigeons ! »

Ce qui fait dire à Yas­sin que « c’est tout le quar­tier qui est comme ça. Il n’y a que des glan­deurs, le quar­tier ne bouge pas. Et vous voyez dans le film l’histoire de la prio­ri­té de droite ? Mais c’est deve­nu un busi­ness dans le quar­tier. Il y a des experts en la matière ! » Et là, Moha­med, qui n’écoutait pas la conver­sa­tion jusque-là, me demande « quel type de prio­ri­té de droite » je cherche… « C’est simple, qu’est-ce que vous vou­lez ? Un sinistre total ? Le rem­pla­ce­ment de votre aile droite ? Mais il faut faire atten­tion à l’expert car ils ont com­men­cé à com­prendre… Mais bon vous voyez sur un rond-point comme Mont­go­me­ry ça peut faci­le­ment arri­ver de devoir frei­ner sec… Ensuite, l’assurance vous donne 10.000 euros et le gars du coin vous fait le bou­lot pour 3.000 euros avec des pièces tom­bées du camion. Et pour le gars de la prio­ri­té, il faut comp­ter de 300 à 500 euros. »

Dans le film, nos trois héros dorment sur l’étalage de légumes de l’épicier du coin (joué par Jan Decleir), pré­sen­té comme le der­nier épi­cier belge du quar­tier, dont sa bou­tique sera reprise par Aziz. « Des gérants fla­mands, il y en avait… Mais ils ont tous dis­pa­ru…», note Nadia. Le quar­tier change, ses habi­tants aus­si. Et avec ces chan­ge­ments arrive son lot de dif­fi­cul­tés. Ain­si, dans le film, la sœur de Mou­nir, Mali­ka (jouée par Amelle Chah­bi), qui pré­sente le JT, habite seule et en dehors du quar­tier. « ça choque M’sieur, une femme qui quitte le domi­cile pour habi­ter seule ! Avant vingt-cinq ans c’est pas conce­vable qu’elle quitte la mai­son… Sauf s’il y a mariage évi­dem­ment. » Et Ali d’enchainer non sans humour : « Enfin, moi je ne m’inquiète plus… Mes sœurs à moi sont toutes mariées ! » De quoi me faire dire que mes élèves ont aimé le film. « Ouais, c’est clair, des cli­chés comme ça, ça fait quand même rire. Mais il y a quand même quelques trucs qui clochent. » Par exemple ? « L’accent des barons. On parle pas comme ça au quar­tier. On dirait des Fla­mands qui parlent ! Ils parlent trop bien ! Et ils n’utilisent pas assez le voca­bu­laire du quar­tier. » Volon­té de pou­voir mon­trer le film en Wal­lo­nie ou, sur­tout, de l’exporter en France ?

Même si une phrase comme « ça c’est un signe de la fin du monde », qui revient dans le film tout autant que dans le quar­tier (et qui fait réfé­rence aux signes de la fin du monde en islam), cor­res­pond bien à la réa­li­té. D’ailleurs, et même si la phrase n’apparait pas à ce moment-là du film, mes élèves ont crié en cœur dans la salle de ciné­ma — avant d’en rire — qu’Hassan qui embrasse Mali­ka habillée et maquillée comme un homme, « ça c’est un signe de la fin du monde ». Un « signe » par­mi d’autres (homo­sexua­li­té, catas­trophes natu­relles…) dont ils parlent sou­vent avec peur, le film deve­nant alors une occa­sion d’en rire, d’en dis­cu­ter autrement…

« Et le père ! Là ils ont exa­gé­ré. L’accent oui, mais pour d’autres choses c’est comme s’ils avaient repré­sen­té un clown. C’est exa­gé­ré. » Même son de cloche à pro­pos de la repré­sen­ta­tion de la reli­gion lorsque « c’est un gros bar­bu qui est un ange aux portes du para­dis, c’est du fou­tage de gueule de la reli­gion ». Deux tabous, les parents et la reli­gion, dont les jeunes du quar­tier ont du mal à rire.

Dans une inter­view à La Libre Ciné­ma du 4 novembre der­nier, Nabil Ben Yadir, le réa­li­sa­teur du film Les Barons, explique que « racon­ter ses his­toires de potes et ses his­toires de quar­tiers, c’est tabou, ça ne se fait pas ». Tabou qu’il brise « en fai­sant une comé­die. Pas un drame. […] Mais des comé­diens, il y en a chez nous, parce qu’on fait aus­si du ciné­ma. Mais le quar­tier, lui aus­si, il a peur de la camé­ra. Parce quand la camé­ra est là, c’est pas pour dire que tout va bien. Rire de nous, c’est un grand pas. » Ce qui me fait pen­ser à cet élève qui a dit pour conclure la dis­cus­sion sur le film qu’«au fond, on est tous frus­trés, très…».

Nabil Ben Yadir réus­sit donc ce que d’autres n’avaient peut-être réa­li­sé qu’en France. Un film sur Molen’ qui ne soit pas un film d’amateurs ou un docu­men­taire. Un film qui per­mette à des jeunes dans un pre­mier temps de rire de la vie du quar­tier, et, dans un second temps, d’en dis­cu­ter. Certes, les élèves n’ont pas tout aimé et, très rapi­de­ment, le tabou reprend le des­sus, mais la brèche est ouverte.

David D'Hondt


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