Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
L’enseignement supérieur dans le brouillard des mythes
Les débats passionnés autour de la réforme de la réforme du décret « Paysage », qui ont agité la sphère médiatique ces dernières semaines, ont charrié leur lot de mythes et de croyances à propos du fonctionnement de l’enseignement supérieur. Pourtant, l’enseignement supérieur belge francophone est, à n’en pas douter, d’une certaine qualité : les étudiant·es ont l’air plutôt satisfait·es […]
Les débats passionnés autour de la réforme de la réforme du décret « Paysage », qui ont agité la sphère médiatique ces dernières semaines, ont charrié leur lot de mythes et de croyances à propos du fonctionnement de l’enseignement supérieur.
Pourtant, l’enseignement supérieur belge francophone est, à n’en pas douter, d’une certaine qualité : les étudiant·es ont l’air plutôt satisfait·es de leurs enseignements, les diplômé·es plutôt satisfait·es de leur formation, la recherche, la recherche appliquée, la création artistique y sont mondialement reconnues. L’accès y est relativement ouvert, puisqu’il n’y a que peu de filières où un examen ou concours d’entrée est imposé dès lors qu’on est en possession d’un « certificat d’études secondaires supérieures » (CESS) belge ou une équivalence à ce « sésame ».
Mieux, le taux de diplomation des 25 – 34 ans est assez élevé (de l’ordre de 50 %) et s’améliorerait continument depuis quelques années… Bien que cette considération commune soit en réalité fondée la plupart du temps sur l’enquête « force de travail » de Statbel (EFT)1. Et là, patatras ! Notre paysage enchanté prend déjà un peu l’eau : une étude récente de l’Itinera Institute souligne, dans le cas du décrochage scolaire, d’une part, la marge d’erreur assez énorme pesant sur les indicateurs de l’EFT, rarement prise en compte dans l’étude des tendances, et d’autre part un « biais de participation » assez probable2… Il pourrait en être de même pour le niveau de diplôme, et il existe donc un risque de quelque peu surestimer ce taux de diplômé·es dont nous nous gargarisons. Pire encore, pour peu que l’on s’intéresse aux moyennes régionales, on découvre que ce taux est significativement plus faible du côté francophone que du côté flamand (51,6 %), avec un sérieux retard wallon (41,5 %), la Wallonie connaissant une baisse depuis 2 ans3.
Un système démocratique et méritocratique ?
La quasi-absence de restrictions à l’entrée des études supérieures – le CESS suffisant pour avoir accès à la majorité des filières –, ainsi que des droits d’inscription relativement limités par rapport à d’autres pays (pour peu que l’on soit ressortissant d’un pays de l’Union européenne) pourraient laisser accroire que le système d’enseignement supérieur en Belgique francophone est démocratique.
Les apparences sont pourtant trompeuses. En ce qui concerne l’accessibilité socioéconomique, de nombreux autres couts sont inhérents à la poursuite d’un cursus de l’enseignement supérieur : matériel technique, équipement informatique, logement, transports, etc. En fonction des situations, les couts peuvent être parfois très élevés, notamment à cause du logement, qui grève souvent les budgets étudiants. Ainsi, à Bruxelles, le loyer du kot constitue un poste pesant entre 55 % et 70 % des dépenses d’un petit échantillon d’étudiant·es « boursiers » résidant sur place4.
Les bourses et aides financières proposées aux étudiant·es (par les établissements et/ou la Fédération Wallonie-Bruxelles) sont généralement insuffisantes pour couvrir l’entièreté des couts. Les aides proposées par des organismes tiers (notamment les CPAS) sont très restrictives et fortement conditionnées (notamment à une orientation qui augmente les « chances d’insertion socioprofessionnelle », à négocier avec le CPAS), ce qui limite leur efficacité pour réduire les inégalités socioéconomiques. En toute logique, la mesure palliative sur laquelle se déporte un très grand nombre d’étudiant·es consiste alors à avoir un travail rémunéré (déclaré ou non) pour financer leurs études. Et plus l’étudiant·e se trouve dans une situation précaire, plus iel y consacrera du temps, au détriment de ses études, et donc de sa réussite5. Un indicateur qui illustre cette situation est la difficulté grandissante des étudiant·es à pouvoir se réunir lorsqu’iels effectuent des travaux de groupe. S’accorder sur un moment de disponibilité commune durant la semaine devient une gageüre tant les agendas des étudiant·es sont surchargé·es par leurs activités de travail indispensables cependant à leur survie économique.
En ce qui concerne l’accessibilité socioculturelle, la forte ségrégation sociale et scolaire entre les établissements d’enseignement secondaire implique de grandes disparités quant aux acquis des élèves, y compris quand iels sont issu·es des mêmes formes d’enseignement. Si, pour la plupart des étudiant·es, l’entrée dans le supérieur représente une rupture qui nécessite un processus d’acculturation qui prend du temps, pour celleux issu·es des classes populaires et scolarisé·es dans des établissements qui y préparent peu, l’obstacle s’apparente à une montagne infranchissable. À quoi il faut ajouter un taux d’encadrement pédagogique qui diminue continuellement du fait du définancement structurel de l’enseignement supérieur, ainsi que des dispositifs d’aide à la réussite qui, pour ingénieux et créatifs qu’ils soient, agissent à la marge et se révèlent d’une efficacité limitée faute d’être intégrés étroitement aux pratiques pédagogiques et horaires de cours ordinaires.
Ainsi, sous certaines apparences de générosité et d’ouverture démocratique, le système d’enseignement supérieur belge francophone opère un écrémage social certes, plus progressif, mais paradoxalement l’un des plus efficaces de l’ensemble des pays de l’OCDE6. Pour réussir dans l’enseignement supérieur, il ne suffit donc pas de « travailler assez » ou d’être « doué·e », bien trop souvent, il faut être « bien né·e ».
La persistance de l’innéisme
Une autre caractéristique de notre système d’enseignement secondaire est de véhiculer très largement une représentation fixiste de l’intelligence des élèves. En d’autres termes, iels croient fermement que leur intelligence est innée, naturelle et donnée une fois pour toutes – singulièrement dans ce qui se rapporte aux mathématiques. Bref, on a « la bosse des maths » ou pas. Cette représentation, qui s’inscrit elle-même dans un clivage suranné entre « littéraires » et « matheux », peut malheureusement persister dans le supérieur (par exemple dans les enseignements de statistiques en sciences humaines et sociales).
Cette vieille représentation n’est malheureusement que très peu déconstruite dans les discours académiques. Les récents débats sur la réforme du décret « Paysage » ont au contraire vu fleurir toute une série de prises de position qui laissaient entendre que l’enjeu est avant tout de distinguer celleux qui sont « aptes » de celleux qui sont « inaptes » et perdureraient indument dans leurs études. Ce retour en force de la notion « d’aptitude » dans le discours de plusieurs professeur·es révèle l’enracinement très profond de l’innéisme dans les représentations sociales des acteur·rices de l’enseignement supérieur.
Or lorsqu’on regarde, par exemple, les pays les plus performants à la fois pour réduire les inégalités sociales dans l’enseignement et pour amener les jeunes vers des filières de sciences naturelles et sciences appliquées, un point commun tient précisément dans la représentation dynamique du rapport aux mathématiques. De manière générale, les systèmes d’enseignement qui partent du principe « d’égalité des intelligences » et qui limitent la spécialisation précoce des élèves sont nettement plus efficaces par rapport à ces deux dimensions.
Mais il y a une autre raison, bien plus fondamentale, qui implique que l’on doive refuser le mythe du « don » ou du « talent » : on voit en effet clairement que le meilleur prédicteur de réussite chez les étudiant·es primo-inscrit·es dans le supérieur est le diplôme de la mère. Cela peut s’expliquer simplement : la distribution genrée des tâches domestiques implique que c’est le plus souvent la mère qui gère le suivi des enfants dans leur scolarité. Si l’on raisonne en termes de don, d’intelligence, d’aptitude intrinsèque, cela voudrait dire que les enfants de diplômés sont forcément plus intelligents, plus doués ? On voit très bien comment la question du don, lorsqu’elle est mise en perspective de la sorte, revient à une forme de darwinisme social voire à une forme euphémisée d’eugénisme.
Le mythe de la destinée manifeste
Pour améliorer les taux de réussite, endiguer l’échec massif et réduire les inégalités, certain·es préconisent de mieux orienter les étudiant·es dans leur choix d’études. Ainsi, une partie du problème tiendrait au fait qu’iels seraient mal informé·es sur les caractéristiques des études disponibles. Bien sûr, on ne peut qu’être favorable à la mise à disposition des étudiant·es d’une description plus rigoureuse, plus accessible et plus objective de ces cursus. À l’heure actuelle, ce sont essentiellement les salons étudiants – à visée commerciale – et les établissements eux-mêmes – dans un contexte de concurrence exacerbée par le financement en enveloppes fermées – qui assurent cette mission. Or plusieurs travaux sur les salons étudiants ont montré à quel point ces dispositifs sont extrêmement néfastes pour la construction d’un choix d’études tant ils participent à ancrer des visions stéréotypées des filières et augmentent en fait les inégalités dans le choix même des orientations7. Nous plaidons donc pour la mise en place d’un organisme public indépendant des institutions comme point de référence en la matière et pour l’organisation de processus d’orientation qui s’emploient à déjouer les stéréotypes sur les métiers, aujourd’hui présents dans de nombreuses publicités institutionnelles.
Par ailleurs, au-delà des considérations à propos de la plus ou moins bonne diffusion des informations relatives aux études, certain·es envisagent des dispositifs contraignants d’orientation basés sur les résultats à des tests liés aux savoirs prérequis pour entamer les études visées. Ces dispositifs peuvent s’avérer très problématiques en cela qu’ils entérinent les inégalités d’apprentissage qui se sont installées et amplifiées tout au long de l’enseignement obligatoire. Certes, il ne serait pas raisonnable d’exiger de l’enseignement supérieur qu’il compense l’entièreté des disparités qui se sont construites aux étapes précédentes du parcours scolaire. Ce serait même absurde, car c’est l’ensemble du système éducatif qui doit y contribuer, ce ne peut être la tâche d’une seule étape en particulier. Mais justement, chaque niveau devrait tenter de réduire au maximum les inégalités dont il hérite. Or ces tests d’orientation sont susceptibles de contribuer à transposer la ségrégation des établissements du secondaire dans l’enseignement supérieur, qui s’additionnerait alors aux disparités dues au fonctionnement spécifique de l’enseignement supérieur. Par ailleurs, ces tests contraignants représentent un coup de canif dans le « contrat social » qui lie les élèves au système éducatif : iels sont légitimement en droit d’attendre d’avoir les mêmes accès à l’enseignement supérieur que tous·tes celleux qui ont réussi des études de même intitulé. Iels pourraient se sentir légitimement trompé·es si on leur faisait endosser la responsabilité individuelle des effets d’un système éducatif qui pratique la ségrégation sans l’assumer explicitement dans ses discours.
Enfin, il est crucial de déconstruire l’idée qu’une « bonne orientation » se mesurerait par une forme d’épanouissement immédiat dans la discipline visée par l’étudiant·e. Ce mythe de la « destinée manifeste » contribue gravement au renoncement des étudiant·es en échec dans les cours les plus « arides » des premières années et, plus grave encore, est parfaitement déconnecté des trajectoires professionnelles de la plupart des diplômé·es aujourd’hui, qui se réorientent plusieurs fois au cours de leur carrière. La « destinée manifeste » implique une dramatisation du « choix » des études qui paralyse nombre de jeunes au moment de s’inscrire, une dramatisation de l’absence de plaisir dans une matière, une dramatisation d’un « pépin » de parcours, une dramatisation de la réorientation… Elle contribue pour les étudiant·es, singulièrement les moins préparés par leur famille à la réalité des études supérieures, à rendre incompréhensible l’échec et donc à adapter leur stratégie d’étude en conséquence.
Les enseignant·es ne sont pas des travailleur·ses sociaux·ales
Les débats sur la réforme du décret « Paysage » ont parfois été marqués par des formes d’infantilisation des étudiant·es. Bien que la Fédération des Étudiant·es Francophones (FEF) – organe représentatif des étudiant·es de l’enseignement supérieur – ait initié la mobilisation contre le décret « Glatigny », les voix étudiant·es ont globalement été peu audibles, notamment dans les grands médias, les professeur·es ayant davantage eu voix au chapitre. Certain·es se sont même parfois érigé·es en représentant·es autoproclamé·es du secteur, voire en expert·es des réalités étudiantes (y compris les plus précaires). Iels oublient pourtant au passage que les étudiant·es sont des adultes capables d’accomplir leurs propres choix et qu’iels n’ont sans doute pas besoin qu’on décide à leur place ce qui est meilleur pour elleux.
Il faut noter ici que l’argument fréquent dans ce débat d’une « connaissance approfondie des réalités sociales étudiantes » par les enseignant·es semble pour le moins fallacieux. Il n’y a pas de possibilité d’une « connaissance approfondie » de ce type en Belgique francophone, vu l’absence d’études systématiques sur la condition sociale des étudiant·es du supérieur (la Belgique francophone étant là aussi l’un des plus mauvais élèves de l’OCDE). Et quand bien même des études existeraient à l’échelle de cohortes entières, cela ne permettrait pas forcément pour autant de connaitre la myriade de situations complexes auxquelles les étudiant·es doivent parfois faire face.
Le travail social est un véritable travail, qui nécessite par ailleurs des outils d’analyse poussés, un rare sens du contact social, une déontologie, une parfaite compréhension du fonctionnement système assurantiel et assistantiel, ainsi que des connaissances en droit social, en psychologie, en sociologie. Généralement, on met au moins 3 ans pour former des travailleur·ses sociaux·ales dans le cadre des filières de l’enseignement supérieur. S’improviser travailleur ou travailleuse social·e, c’est souvent – très souvent – risquer de faire pire que mieux.
Enfin, en tant que bénéficiaires du service public de l’enseignement supérieur, les étudiant·es en sont aussi des acteur·rices légitimes pour participer à sa structuration. Autrement, c’est la légitimité même du financement public de l’enseignement supérieur qui serait potentiellement remise en question. À l’heure où la participation citoyenne est partout acclamée, c’est un comble que certain·es de ses plus fervent·es défenseur·es fustigent soudain la participation étudiante !
Financement public et persistance des inégalités
Plus que tout, nous ne pensons pas qu’il faille opposer les étudiant·es aux diverses catégories de personnel travaillant dans les établissements du supérieur. La réalité du définancement structurel du secteur se traduit en effet par des conditions de travail de plus en plus éprouvantes, notamment des taux d’encadrement des étudiant·es en diminution constante alors que certaines cohortes peuvent atteindre plus de mille étudiant·es pour une seule année d’études… Nous pensons d’ailleurs que si nombre de travailleur·ses de l’enseignement supérieur sont favorables aux mesures visant à diminuer le nombre d’étudiant·es inscrit·es – ce qui nous semble être le véritable enjeu des mesures limitant la durée des études – c’est avant tout pour réduire la pénibilité grandissante au travail. Malgré quelques tentatives de chercheur·es spécialistes de ces questions et sans doute parce que le clash est plus vendeur, cette réalité n’a que peu été mise en évidence dans les diverses prises de position médiatiques : elle aurait permis d’apporter davantage de nuances dans un débat qui s’est dramatiquement clivé.
Pourtant, les intérêts des étudiant·es et des personnels de l’enseignement supérieur ne sont pas nécessairement antagonistes, que du contraire. Nous plaidons d’ailleurs pour des formes de convergence plus fortes, notamment dans les revendications pour un refinancement de l’enseignement supérieur à la hauteur de ses besoins. Trop souvent en effet, les acteur·rices agissent en ordre dispersé, ce qui contribue à un affaiblissement du secteur face aux pouvoirs publics.
Et il nous faut à ce stade conclure par un rappel important : ce qui finance la plupart des infrastructures et les salaires des membres des personnels du supérieur, c’est l’impôt. Vu la structuration de l’impôt en Belgique, cela signifie que tous les travailleur·ses y contribuent, les déciles de revenus les plus bas inclus. Et l’on sait par ailleurs que l’effort est bien plus grand pour les personnes de « conditions précaire et modeste »8. Il est dans ce cadre logique et essentiel que l’enseignement supérieur leur soit accessible, à elleux et à leurs enfants. Or, pour toutes les raisons énoncées ci-dessus, ce n’est pas le cas. Il y a une profonde injustice sociale à ne pas faire en sorte que l’enseignement supérieur soit réellement démocratique. Et plus l’on prendra de mesures qui renforcent encore les inégalités, plus cette injustice deviendra intenable.
- https://statbel.fgov.be/fr/survey/enquete-sur-les-forces-de-travail-eft
- Hindriks J., Van Cauter J. & von Wern V. (2024). Décrochage scolaire : la réalité des faits. Itinera institute analyse : https://cutt.ly/BeeiKKsB
- À en croire la documentation de Statbel, cette baisse est supérieure à la marge d’erreur.
- Ces chiffres sont tirés d’une enquête non publiée menée auprès de 165 étudiant·es universitaires bruxellois en mars 2024.
- Une petite enquête menée sur 360 étudiant·es d’auditoires de sciences humaines et sociales à l’UCLouvain Saint-Louis et à l’UMONS (Charleroi et Mons) nous montre que 23% des répondant·es déclarent travailler pour financer leurs études (minerval, kot et syllabus…) – Voir. C. Scheepers & Maes R., « L’étudiant pluriel : discours sur la lecture », à paraître.
- Usher A. & Cervenan A. (2005). Global Higher Education Rankings 2005. Educational Policy Institute : https://eric.ed.gov/?id=ED499856
- Oller, A.-C., Pothet, J. & van Zanten, A. (2021). Le cadrage « enchanté » des choix étudiants dans les salons de l’enseignement supérieur. Formation emploi, n°155, pp. 75 – 95 : https://cutt.ly/zeei7Mr9
- Le budget de la FW‑B est notamment alimenté en grande partie par la « dotation TVA », or il s’agit d’un impôt particulièrement inégalitaire qui ne dépend pas des revenus des contribuables.