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L’enseignement supérieur dans le brouillard des mythes

Numéro 4 Juin 2024 - enseignement enseignement supérieur par Renaud Maes Azzedine Hajji

juin 2024

Les débats pas­sion­nés autour de la réforme de la réforme du décret « Pay­sage », qui ont agi­té la sphère média­tique ces der­nières semaines, ont char­rié leur lot de mythes et de croyances à pro­pos du fonc­tion­ne­ment de l’enseignement supé­rieur. Pour­tant, l’enseignement supé­rieur belge fran­co­phone est, à n’en pas dou­ter, d’une cer­taine qua­li­té : les étudiant·es ont l’air plu­tôt satisfait·es […]

Éditorial

Les débats pas­sion­nés autour de la réforme de la réforme du décret « Pay­sage », qui ont agi­té la sphère média­tique ces der­nières semaines, ont char­rié leur lot de mythes et de croyances à pro­pos du fonc­tion­ne­ment de l’enseignement supérieur.

Pour­tant, l’enseignement supé­rieur belge fran­co­phone est, à n’en pas dou­ter, d’une cer­taine qua­li­té : les étudiant·es ont l’air plu­tôt satisfait·es de leurs ensei­gne­ments, les diplômé·es plu­tôt satisfait·es de leur for­ma­tion, la recherche, la recherche appli­quée, la créa­tion artis­tique y sont mon­dia­le­ment recon­nues. L’accès y est rela­ti­ve­ment ouvert, puisqu’il n’y a que peu de filières où un exa­men ou concours d’entrée est impo­sé dès lors qu’on est en pos­ses­sion d’un « cer­ti­fi­cat d’études secon­daires supé­rieures » (CESS) belge ou une équi­va­lence à ce « sésame ».

Mieux, le taux de diplo­ma­tion des 25 – 34 ans est assez éle­vé (de l’ordre de 50 %) et s’améliorerait conti­nu­ment depuis quelques années… Bien que cette consi­dé­ra­tion com­mune soit en réa­li­té fon­dée la plu­part du temps sur l’enquête « force de tra­vail » de Stat­bel (EFT)1. Et là, pata­tras ! Notre pay­sage enchan­té prend déjà un peu l’eau : une étude récente de l’Itinera Ins­ti­tute sou­ligne, dans le cas du décro­chage sco­laire, d’une part, la marge d’erreur assez énorme pesant sur les indi­ca­teurs de l’EFT, rare­ment prise en compte dans l’étude des ten­dances, et d’autre part un « biais de par­ti­ci­pa­tion » assez pro­bable2… Il pour­rait en être de même pour le niveau de diplôme, et il existe donc un risque de quelque peu sur­es­ti­mer ce taux de diplômé·es dont nous nous gar­ga­ri­sons. Pire encore, pour peu que l’on s’intéresse aux moyennes régio­nales, on découvre que ce taux est signi­fi­ca­ti­ve­ment plus faible du côté fran­co­phone que du côté fla­mand (51,6 %), avec un sérieux retard wal­lon (41,5 %), la Wal­lo­nie connais­sant une baisse depuis 2 ans3.

Un système démocratique et méritocratique ?

La qua­si-absence de res­tric­tions à l’entrée des études supé­rieures – le CESS suf­fi­sant pour avoir accès à la majo­ri­té des filières –, ain­si que des droits d’inscription rela­ti­ve­ment limi­tés par rap­port à d’autres pays (pour peu que l’on soit res­sor­tis­sant d’un pays de l’Union euro­péenne) pour­raient lais­ser accroire que le sys­tème d’enseignement supé­rieur en Bel­gique fran­co­phone est démocratique.

Les appa­rences sont pour­tant trom­peuses. En ce qui concerne l’accessibilité socioé­co­no­mique, de nom­breux autres couts sont inhé­rents à la pour­suite d’un cur­sus de l’enseignement supé­rieur : maté­riel tech­nique, équi­pe­ment infor­ma­tique, loge­ment, trans­ports, etc. En fonc­tion des situa­tions, les couts peuvent être par­fois très éle­vés, notam­ment à cause du loge­ment, qui grève sou­vent les bud­gets étu­diants. Ain­si, à Bruxelles, le loyer du kot consti­tue un poste pesant entre 55 % et 70 % des dépenses d’un petit échan­tillon d’étudiant·es « bour­siers » rési­dant sur place4.

Les bourses et aides finan­cières pro­po­sées aux étudiant·es (par les éta­blis­se­ments et/ou la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles) sont géné­ra­le­ment insuf­fi­santes pour cou­vrir l’entièreté des couts. Les aides pro­po­sées par des orga­nismes tiers (notam­ment les CPAS) sont très res­tric­tives et for­te­ment condi­tion­nées (notam­ment à une orien­ta­tion qui aug­mente les « chances d’insertion socio­pro­fes­sion­nelle », à négo­cier avec le CPAS), ce qui limite leur effi­ca­ci­té pour réduire les inéga­li­tés socioé­co­no­miques. En toute logique, la mesure pal­lia­tive sur laquelle se déporte un très grand nombre d’étudiant·es consiste alors à avoir un tra­vail rému­né­ré (décla­ré ou non) pour finan­cer leurs études. Et plus l’étudiant·e se trouve dans une situa­tion pré­caire, plus iel y consa­cre­ra du temps, au détri­ment de ses études, et donc de sa réus­site5. Un indi­ca­teur qui illustre cette situa­tion est la dif­fi­cul­té gran­dis­sante des étudiant·es à pou­voir se réunir lorsqu’iels effec­tuent des tra­vaux de groupe. S’accorder sur un moment de dis­po­ni­bi­li­té com­mune durant la semaine devient une gageüre tant les agen­das des étudiant·es sont surchargé·es par leurs acti­vi­tés de tra­vail indis­pen­sables cepen­dant à leur sur­vie économique.

En ce qui concerne l’accessibilité socio­cul­tu­relle, la forte ségré­ga­tion sociale et sco­laire entre les éta­blis­se­ments d’enseignement secon­daire implique de grandes dis­pa­ri­tés quant aux acquis des élèves, y com­pris quand iels sont issu·es des mêmes formes d’enseignement. Si, pour la plu­part des étudiant·es, l’entrée dans le supé­rieur repré­sente une rup­ture qui néces­site un pro­ces­sus d’acculturation qui prend du temps, pour cel­leux issu·es des classes popu­laires et scolarisé·es dans des éta­blis­se­ments qui y pré­parent peu, l’obstacle s’apparente à une mon­tagne infran­chis­sable. À quoi il faut ajou­ter un taux d’encadrement péda­go­gique qui dimi­nue conti­nuel­le­ment du fait du défi­nan­ce­ment struc­tu­rel de l’enseignement supé­rieur, ain­si que des dis­po­si­tifs d’aide à la réus­site qui, pour ingé­nieux et créa­tifs qu’ils soient, agissent à la marge et se révèlent d’une effi­ca­ci­té limi­tée faute d’être inté­grés étroi­te­ment aux pra­tiques péda­go­giques et horaires de cours ordinaires.

Ain­si, sous cer­taines appa­rences de géné­ro­si­té et d’ouverture démo­cra­tique, le sys­tème d’enseignement supé­rieur belge fran­co­phone opère un écré­mage social certes, plus pro­gres­sif, mais para­doxa­le­ment l’un des plus effi­caces de l’ensemble des pays de l’OCDE6. Pour réus­sir dans l’enseignement supé­rieur, il ne suf­fit donc pas de « tra­vailler assez » ou d’être « doué·e », bien trop sou­vent, il faut être « bien né·e ».

La persistance de l’innéisme

Une autre carac­té­ris­tique de notre sys­tème d’enseignement secon­daire est de véhi­cu­ler très lar­ge­ment une repré­sen­ta­tion fixiste de l’intelligence des élèves. En d’autres termes, iels croient fer­me­ment que leur intel­li­gence est innée, natu­relle et don­née une fois pour toutes – sin­gu­liè­re­ment dans ce qui se rap­porte aux mathé­ma­tiques. Bref, on a « la bosse des maths » ou pas. Cette repré­sen­ta­tion, qui s’inscrit elle-même dans un cli­vage sur­an­né entre « lit­té­raires » et « matheux », peut mal­heu­reu­se­ment per­sis­ter dans le supé­rieur (par exemple dans les ensei­gne­ments de sta­tis­tiques en sciences humaines et sociales).

Cette vieille repré­sen­ta­tion n’est mal­heu­reu­se­ment que très peu décons­truite dans les dis­cours aca­dé­miques. Les récents débats sur la réforme du décret « Pay­sage » ont au contraire vu fleu­rir toute une série de prises de posi­tion qui lais­saient entendre que l’enjeu est avant tout de dis­tin­guer cel­leux qui sont « aptes » de cel­leux qui sont « inaptes » et per­du­re­raient indu­ment dans leurs études. Ce retour en force de la notion « d’aptitude » dans le dis­cours de plu­sieurs professeur·es révèle l’enracinement très pro­fond de l’innéisme dans les repré­sen­ta­tions sociales des acteur·rices de l’enseignement supérieur.

Or lorsqu’on regarde, par exemple, les pays les plus per­for­mants à la fois pour réduire les inéga­li­tés sociales dans l’enseignement et pour ame­ner les jeunes vers des filières de sciences natu­relles et sciences appli­quées, un point com­mun tient pré­ci­sé­ment dans la repré­sen­ta­tion dyna­mique du rap­port aux mathé­ma­tiques. De manière géné­rale, les sys­tèmes d’enseignement qui partent du prin­cipe « d’égalité des intel­li­gences » et qui limitent la spé­cia­li­sa­tion pré­coce des élèves sont net­te­ment plus effi­caces par rap­port à ces deux dimensions.

Mais il y a une autre rai­son, bien plus fon­da­men­tale, qui implique que l’on doive refu­ser le mythe du « don » ou du « talent » : on voit en effet clai­re­ment que le meilleur pré­dic­teur de réus­site chez les étudiant·es primo-inscrit·es dans le supé­rieur est le diplôme de la mère. Cela peut s’expliquer sim­ple­ment : la dis­tri­bu­tion gen­rée des tâches domes­tiques implique que c’est le plus sou­vent la mère qui gère le sui­vi des enfants dans leur sco­la­ri­té. Si l’on rai­sonne en termes de don, d’intelligence, d’aptitude intrin­sèque, cela vou­drait dire que les enfants de diplô­més sont for­cé­ment plus intel­li­gents, plus doués ? On voit très bien com­ment la ques­tion du don, lorsqu’elle est mise en pers­pec­tive de la sorte, revient à une forme de dar­wi­nisme social voire à une forme euphé­mi­sée d’eugénisme.

Le mythe de la destinée manifeste

Pour amé­lio­rer les taux de réus­site, endi­guer l’échec mas­sif et réduire les inéga­li­tés, certain·es pré­co­nisent de mieux orien­ter les étudiant·es dans leur choix d’études. Ain­si, une par­tie du pro­blème tien­drait au fait qu’iels seraient mal informé·es sur les carac­té­ris­tiques des études dis­po­nibles. Bien sûr, on ne peut qu’être favo­rable à la mise à dis­po­si­tion des étudiant·es d’une des­crip­tion plus rigou­reuse, plus acces­sible et plus objec­tive de ces cur­sus. À l’heure actuelle, ce sont essen­tiel­le­ment les salons étu­diants – à visée com­mer­ciale – et les éta­blis­se­ments eux-mêmes – dans un contexte de concur­rence exa­cer­bée par le finan­ce­ment en enve­loppes fer­mées – qui assurent cette mis­sion. Or plu­sieurs tra­vaux sur les salons étu­diants ont mon­tré à quel point ces dis­po­si­tifs sont extrê­me­ment néfastes pour la construc­tion d’un choix d’études tant ils par­ti­cipent à ancrer des visions sté­réo­ty­pées des filières et aug­mentent en fait les inéga­li­tés dans le choix même des orien­ta­tions7. Nous plai­dons donc pour la mise en place d’un orga­nisme public indé­pen­dant des ins­ti­tu­tions comme point de réfé­rence en la matière et pour l’organisation de pro­ces­sus d’orientation qui s’emploient à déjouer les sté­réo­types sur les métiers, aujourd’hui pré­sents dans de nom­breuses publi­ci­tés institutionnelles.

Par ailleurs, au-delà des consi­dé­ra­tions à pro­pos de la plus ou moins bonne dif­fu­sion des infor­ma­tions rela­tives aux études, certain·es envi­sagent des dis­po­si­tifs contrai­gnants d’orientation basés sur les résul­tats à des tests liés aux savoirs pré­re­quis pour enta­mer les études visées. Ces dis­po­si­tifs peuvent s’avérer très pro­blé­ma­tiques en cela qu’ils enté­rinent les inéga­li­tés d’apprentissage qui se sont ins­tal­lées et ampli­fiées tout au long de l’enseignement obli­ga­toire. Certes, il ne serait pas rai­son­nable d’exiger de l’enseignement supé­rieur qu’il com­pense l’entièreté des dis­pa­ri­tés qui se sont construites aux étapes pré­cé­dentes du par­cours sco­laire. Ce serait même absurde, car c’est l’ensemble du sys­tème édu­ca­tif qui doit y contri­buer, ce ne peut être la tâche d’une seule étape en par­ti­cu­lier. Mais jus­te­ment, chaque niveau devrait ten­ter de réduire au maxi­mum les inéga­li­tés dont il hérite. Or ces tests d’orientation sont sus­cep­tibles de contri­buer à trans­po­ser la ségré­ga­tion des éta­blis­se­ments du secon­daire dans l’enseignement supé­rieur, qui s’additionnerait alors aux dis­pa­ri­tés dues au fonc­tion­ne­ment spé­ci­fique de l’enseignement supé­rieur. Par ailleurs, ces tests contrai­gnants repré­sentent un coup de canif dans le « contrat social » qui lie les élèves au sys­tème édu­ca­tif : iels sont légi­ti­me­ment en droit d’attendre d’avoir les mêmes accès à l’enseignement supé­rieur que tous·tes cel­leux qui ont réus­si des études de même inti­tu­lé. Iels pour­raient se sen­tir légi­ti­me­ment trompé·es si on leur fai­sait endos­ser la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle des effets d’un sys­tème édu­ca­tif qui pra­tique la ségré­ga­tion sans l’assumer expli­ci­te­ment dans ses discours.

Enfin, il est cru­cial de décons­truire l’idée qu’une « bonne orien­ta­tion » se mesu­re­rait par une forme d’épanouissement immé­diat dans la dis­ci­pline visée par l’étudiant·e. Ce mythe de la « des­ti­née mani­feste » contri­bue gra­ve­ment au renon­ce­ment des étudiant·es en échec dans les cours les plus « arides » des pre­mières années et, plus grave encore, est par­fai­te­ment décon­nec­té des tra­jec­toires pro­fes­sion­nelles de la plu­part des diplômé·es aujourd’hui, qui se réorientent plu­sieurs fois au cours de leur car­rière. La « des­ti­née mani­feste » implique une dra­ma­ti­sa­tion du « choix » des études qui para­lyse nombre de jeunes au moment de s’inscrire, une dra­ma­ti­sa­tion de l’absence de plai­sir dans une matière, une dra­ma­ti­sa­tion d’un « pépin » de par­cours, une dra­ma­ti­sa­tion de la réorien­ta­tion… Elle contri­bue pour les étudiant·es, sin­gu­liè­re­ment les moins pré­pa­rés par leur famille à la réa­li­té des études supé­rieures, à rendre incom­pré­hen­sible l’échec et donc à adap­ter leur stra­té­gie d’étude en conséquence.

Les enseignant·es ne sont pas des travailleur·ses sociaux·ales

Les débats sur la réforme du décret « Pay­sage » ont par­fois été mar­qués par des formes d’infantilisation des étudiant·es. Bien que la Fédé­ra­tion des Étudiant·es Fran­co­phones (FEF) – organe repré­sen­ta­tif des étudiant·es de l’enseignement supé­rieur – ait ini­tié la mobi­li­sa­tion contre le décret « Gla­ti­gny », les voix étudiant·es ont glo­ba­le­ment été peu audibles, notam­ment dans les grands médias, les professeur·es ayant davan­tage eu voix au cha­pitre. Certain·es se sont même par­fois érigé·es en représentant·es autoproclamé·es du sec­teur, voire en expert·es des réa­li­tés étu­diantes (y com­pris les plus pré­caires). Iels oublient pour­tant au pas­sage que les étudiant·es sont des adultes capables d’accomplir leurs propres choix et qu’iels n’ont sans doute pas besoin qu’on décide à leur place ce qui est meilleur pour elleux.

Il faut noter ici que l’argument fré­quent dans ce débat d’une « connais­sance appro­fon­die des réa­li­tés sociales étu­diantes » par les enseignant·es semble pour le moins fal­la­cieux. Il n’y a pas de pos­si­bi­li­té d’une « connais­sance appro­fon­die » de ce type en Bel­gique fran­co­phone, vu l’absence d’études sys­té­ma­tiques sur la condi­tion sociale des étudiant·es du supé­rieur (la Bel­gique fran­co­phone étant là aus­si l’un des plus mau­vais élèves de l’OCDE). Et quand bien même des études exis­te­raient à l’échelle de cohortes entières, cela ne per­met­trait pas for­cé­ment pour autant de connaitre la myriade de situa­tions com­plexes aux­quelles les étudiant·es doivent par­fois faire face.

Le tra­vail social est un véri­table tra­vail, qui néces­site par ailleurs des outils d’analyse pous­sés, un rare sens du contact social, une déon­to­lo­gie, une par­faite com­pré­hen­sion du fonc­tion­ne­ment sys­tème assu­ran­tiel et assis­tan­tiel, ain­si que des connais­sances en droit social, en psy­cho­lo­gie, en socio­lo­gie. Géné­ra­le­ment, on met au moins 3 ans pour for­mer des travailleur·ses sociaux·ales dans le cadre des filières de l’enseignement supé­rieur. S’improviser tra­vailleur ou tra­vailleuse social·e, c’est sou­vent – très sou­vent – ris­quer de faire pire que mieux.

Enfin, en tant que béné­fi­ciaires du ser­vice public de l’enseignement supé­rieur, les étudiant·es en sont aus­si des acteur·rices légi­times pour par­ti­ci­per à sa struc­tu­ra­tion. Autre­ment, c’est la légi­ti­mi­té même du finan­ce­ment public de l’enseignement supé­rieur qui serait poten­tiel­le­ment remise en ques­tion. À l’heure où la par­ti­ci­pa­tion citoyenne est par­tout accla­mée, c’est un comble que certain·es de ses plus fervent·es défenseur·es fus­tigent sou­dain la par­ti­ci­pa­tion étudiante !

Financement public et persistance des inégalités

Plus que tout, nous ne pen­sons pas qu’il faille oppo­ser les étudiant·es aux diverses caté­go­ries de per­son­nel tra­vaillant dans les éta­blis­se­ments du supé­rieur. La réa­li­té du défi­nan­ce­ment struc­tu­rel du sec­teur se tra­duit en effet par des condi­tions de tra­vail de plus en plus éprou­vantes, notam­ment des taux d’encadrement des étudiant·es en dimi­nu­tion constante alors que cer­taines cohortes peuvent atteindre plus de mille étudiant·es pour une seule année d’études… Nous pen­sons d’ailleurs que si nombre de travailleur·ses de l’enseignement supé­rieur sont favo­rables aux mesures visant à dimi­nuer le nombre d’étudiant·es inscrit·es – ce qui nous semble être le véri­table enjeu des mesures limi­tant la durée des études – c’est avant tout pour réduire la péni­bi­li­té gran­dis­sante au tra­vail. Mal­gré quelques ten­ta­tives de chercheur·es spé­cia­listes de ces ques­tions et sans doute parce que le clash est plus ven­deur, cette réa­li­té n’a que peu été mise en évi­dence dans les diverses prises de posi­tion média­tiques : elle aurait per­mis d’apporter davan­tage de nuances dans un débat qui s’est dra­ma­ti­que­ment clivé.

Pour­tant, les inté­rêts des étudiant·es et des per­son­nels de l’enseignement supé­rieur ne sont pas néces­sai­re­ment anta­go­nistes, que du contraire. Nous plai­dons d’ailleurs pour des formes de conver­gence plus fortes, notam­ment dans les reven­di­ca­tions pour un refi­nan­ce­ment de l’enseignement supé­rieur à la hau­teur de ses besoins. Trop sou­vent en effet, les acteur·rices agissent en ordre dis­per­sé, ce qui contri­bue à un affai­blis­se­ment du sec­teur face aux pou­voirs publics.

Et il nous faut à ce stade conclure par un rap­pel impor­tant : ce qui finance la plu­part des infra­struc­tures et les salaires des membres des per­son­nels du supé­rieur, c’est l’impôt. Vu la struc­tu­ra­tion de l’impôt en Bel­gique, cela signi­fie que tous les travailleur·ses y contri­buent, les déciles de reve­nus les plus bas inclus. Et l’on sait par ailleurs que l’effort est bien plus grand pour les per­sonnes de « condi­tions pré­caire et modeste »8. Il est dans ce cadre logique et essen­tiel que l’enseignement supé­rieur leur soit acces­sible, à elleux et à leurs enfants. Or, pour toutes les rai­sons énon­cées ci-des­sus, ce n’est pas le cas. Il y a une pro­fonde injus­tice sociale à ne pas faire en sorte que l’enseignement supé­rieur soit réel­le­ment démo­cra­tique. Et plus l’on pren­dra de mesures qui ren­forcent encore les inéga­li­tés, plus cette injus­tice devien­dra intenable.

  1. https://statbel.fgov.be/fr/survey/enquete-sur-les-forces-de-travail-eft
  2. Hin­driks J., Van Cau­ter J. & von Wern V. (2024). Décro­chage sco­laire : la réa­li­té des faits. Iti­ne­ra ins­ti­tute ana­lyse : https://cutt.ly/BeeiKKsB
  3. À en croire la docu­men­ta­tion de Stat­bel, cette baisse est supé­rieure à la marge d’erreur.
  4. Ces chiffres sont tirés d’une enquête non publiée menée auprès de 165 étudiant·es uni­ver­si­taires bruxel­lois en mars 2024.
  5. Une petite enquête menée sur 360 étudiant·es d’auditoires de sciences humaines et sociales à l’UCLouvain Saint-Louis et à l’UMONS (Char­le­roi et Mons) nous montre que 23% des répondant·es déclarent tra­vailler pour finan­cer leurs études (miner­val, kot et syl­la­bus…) – Voir. C. Schee­pers & Maes R., « L’étudiant plu­riel : dis­cours sur la lec­ture », à paraître.
  6. Usher A. & Cer­ve­nan A. (2005). Glo­bal Higher Edu­ca­tion Ran­kings 2005. Edu­ca­tio­nal Poli­cy Ins­ti­tute : https://eric.ed.gov/?id=ED499856
  7. Oller, A.-C., Pothet, J. & van Zan­ten, A. (2021). Le cadrage « enchan­té » des choix étu­diants dans les salons de l’enseignement supé­rieur. For­ma­tion emploi, n°155, pp. 75 – 95 : https://cutt.ly/zeei7Mr9
  8. Le bud­get de la FW‑B est notam­ment ali­men­té en grande par­tie par la « dota­tion TVA », or il s’agit d’un impôt par­ti­cu­liè­re­ment inéga­li­taire qui ne dépend pas des reve­nus des contribuables.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).

Azzedine Hajji


Auteur

Azzedine Hajji est codirecteur de {La Revue nouvelle}, assistant-doctorant en sciences psychologiques et de l’éducation à l’université libre de Bruxelles. Il a été auparavant professeur de mathématiques dans l’enseignement secondaire, et psychopédagogue en Haute École dans le cadre de la formation initiale d’enseignant·e·s du secondaire. Ses sujets de recherche portent principalement sur les questions d’éducation et de formation, en particulier les inégalités socio-scolaires dans leurs dimensions pédagogiques, didactiques et structurelles. Les questions de racialité et de colonialité constituent également un objet de réflexion et d’action qui le préoccupent depuis plus de quinze ans.