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Légiférer sur la violence éducative ?
Il est à nouveau question de légiférer spécifiquement sur les violences éducatives. Qu’il s’agisse d’une loi pénale ou civile, l’ambition de certain est de prohiber explicitement les violences éducatives. Mais est-ce nécessaire, ou simplement utile ? Et qu’est-ce que cela révèle de notre rapport à la normativité ? S’il est un interdit qui paraît parfaitement clair et universel, c’est […]
Il est à nouveau question de légiférer spécifiquement sur les violences éducatives. Qu’il s’agisse d’une loi pénale ou civile, l’ambition de certain est de prohiber explicitement les violences éducatives. Mais est-ce nécessaire, ou simplement utile ? Et qu’est-ce que cela révèle de notre rapport à la normativité ?
S’il est un interdit qui paraît parfaitement clair et universel, c’est celui portant sur les coups et blessures, consacré par l’article 398 de notre Code pénal. Certes, tous les coupables ne sont pas châtiés, toutes les victimes ne sont pas indemnisées, mais ce type d’agissement semble de prime abord totalement réprouvé. Cependant, il faut constater qu’il est des coups que notre société tolère. En pleine connaissance de cause.
C’est le cas de ce qu’on appelle les « violences éducatives », mais aussi d’autres comportements, comme certaines pratiques sportives, festives ou sexuelles. C’est ainsi que, hormis les cas de maltraitance caractérisée, l’appareil répressif ne s’intéresse quasiment pas aux fessées et autres gifles données aux enfants. Ce n’est bien entendu pas parce que les faits ne tombent pas sous le coup de la loi, puisque l’article 398 précité les couvre parfaitement, mais parce qu’ils sont considérés comme bénins, voire comme justifiés (au sens moral et non légal)1.
Dans d’autres domaines sont également portés des coups qui ne font l’objet d’aucune répression. C’est le cas, par exemple, des sports de combat ou impliquant des contacts physiques violents (le rugby par exemple). Or, le consentement aux coups n’empêche aucunement leur répression. Ce n’est pas parce que la victime le demanderait que l’on serait en droit de la frapper. De plus, ces sports sont intensivement pratiqués par des mineurs, dont le consentement ne pourrait être valable d’un point de vue juridique. À nouveau, l’absence de répression est due à l’idée que ces pratiques sont justifiées et non à l’inapplicabilité juridique du texte.
Notons encore que d’autres comportements jouissent du même régime, comme des pratiques sexuelles violentes, certains comportements festifs (à l’exemple des danses brutales qui ont cours dans les concerts de heavy metal) ou même la pratique de tatouages ou de scarifications. Bref, les exemples de tolérance vis-à-vis de la violence physique sont innombrables.
Absence de volonté de punir
Il n’est pas ici question de dire que ces pratiques sont équivalentes, bien entendu, simplement de pointer le fait que toutes échappent à la répression, non faute d’un texte adéquat, mais faute de volonté d’appliquer celui-ci.
Il n’est pas davantage question d’appeler à la répression de tout ce qui pourrait tomber sous le coup des lois pénales. Appliquer totalement les lois reviendrait à nous faire vivre un enfer. Que faudrait-il penser d’une société qui emprisonnerait ou priverait de ses ressources — avec lesquelles il éduque ses enfants — un parent qui aurait eu le malheur de gifler son rejeton, un praticien de judo ou un bijoutier ayant percé des oreilles ?
Beaucoup plus simplement, à ceux qui réclament la pénalisation des violences éducatives, ragaillardis par la perspective de voir la France adopter un tel texte2, il s’agit de rappeler qu’ils se trompent de combat. À supposer que la solution soit à trouver dans le pénal, le problème ne serait pas l’absence d’un texte applicable, mais son inapplication. Ajouter un texte nouveau à un autre déjà lettre morte, c’est répéter l’erreur de croire qu’au commencement est le Verbe. Ainsi, lorsque les violences éducatives ont disparu de l’école, ce fut du fait, non d’une modification législative, mais d’une évolution de la société. Les parents d’aujourd’hui ne tolèreraient plus de telles méthodes, et les maitres d’école sont formés à n’y pas recourir.
Certes, il en est qui évoquent la portée symbolique du texte, son importance comme proclamation d’une norme commune. Mais il faut rappeler, d’une part, que, tôt ou tard, un texte peut être appliqué, même si on lui avait projeté une portée purement énonciatrice, et, d’autre part, que voir dans le pénal l’outil symbolique adéquat pour normer les relations familiales trahit davantage notre fascination pour lui que son efficacité réelle. Quelle est donc cette pulsion qui nous pousse à concevoir des normes pénales chaque fois qu’une situation nous scandalise3 ?
Une norme civile ?
D’autres, plutôt que de réclamer la création d’une incrimination spécifique, en appellent à l’adoption d’une règle civile. Une telle norme n’a pas pour objectif de punir, mais d’amener à cesser d’enfreindre la loi, à réparer les dommages ou à régler le litige via, par exemple, une médiation. Elle peut aussi servir de base à l’intervention d’un juge de la jeunesse, auquel s’offre toute une palette de mesures éducatives et « protectionnelles ».
Cependant, pas plus que le texte pénal, le civil n’est nécessaire. En effet, toute faute pénale est constitutive d’une faute civile et l’incrimination des coups et blessures suffit donc à ouvrir la voie vers une réparation des dommages ou vers l’intervention d’un juge de la jeunesse. L’utilité du texte est donc, ici aussi, nulle.
À ce stade, c’est la question de l’intervention du juge dans le milieu familial elle-même qui doit être posée. Celle-ci ne causerait-elle pas plus de dégâts qu’une gifle donnée hors d’un contexte de maltraitance caractérisée4 ? Car s’il est une idée dont il faut se départir, c’est celle selon laquelle la justice civile serait douce et nuancée. Elle est certes moins brutale que la justice pénale, mais elle demeure une violence symbolique extrême, peut aisément être instrumentalisée par les parties, constitue les protagonistes en adversaires et entraine des couts économiques considérables pour la société et pour les justiciables. La problématique dépasse donc celle de l’adoption d’un texte légal.
Comment faire évoluer les pratiques ?
Que les méthodes éducatives doivent continuer d’évoluer, cela semble évident ; qu’il faille pour ce faire recourir au droit et à l’appareil judiciaire, voilà qui l’est bien moins. À l’heure d’un désinvestissement généralisé des systèmes étatiques non régaliens, n’est-il pas inquiétant de voir le domaine du bien-être de l’enfant à la fois miné par une précarisation croissante des familles5 et en passe d’être encore davantage investi par l’appareil judiciaire ? Quelles ressources consacrerait-on à traiter par voie judiciaire les problèmes de familles que l’on abandonnerait par ailleurs ? Est-on du reste sûr que ce surcroit de travail pourrait être pris en charge grâce à un accroissement conséquent des moyens alloués à la justice ? On peut à tout le moins en douter.
Au-delà de ces questions, la matière nous amène à nous interroger sur notre rapport à la norme. Ainsi, éduquer un enfant consiste-t-il notamment à forger son rapport à la norme. Grossièreté, mauvais travail à l’école, violence physique, mauvais comportement à table, la vie d’un enfant est tissée de l’intégration, de gré ou de force, d’une multitude de règles. Le « non », la mise au coin, la privation de dessert, l’engueulade ou la fessée ont généralement pour objectif de recadrer un enfant qui prend des libertés indues avec des normes dont les adultes se font les gardiens.
Mais le rapport des adultes à la norme est aussi interpelant. Si l’on peut à bon droit s’interroger sur le rapport à la norme d’un adulte qui voudrait inculquer la prohibition des violences physiques à coups de fessées, on peut également questionner le même rapport chez ceux qui, condamnant les violences éducatives, réclament l’intervention d’un des systèmes les moins nuancés et les plus violents (économiquement, physiquement, symboliquement) qu’a créés notre société. Vouloir maintenir la menace ultime de la fessée juridique, n’est-ce pas précisément tomber dans le travers qui est reproché : celui de continuer d’envisager recourir à une violence disproportionnée et peu productive lorsque les moyens plus doux ont failli ?
Ne peut-on retourner contre les partisans de la juridicisation et de la judiciarisation6 l’argument selon lequel « il existe toujours une autre solution que la violence » ?
- La justification légale implique l’invocation d’une cause de justification, comme la légitime défense ou l’état de nécessité, qui font d’un acte apparemment infractionnel, un acte parfaitement légal.
- Bosseler J., « À quand une loi pour interdire la gifle et la fessée ? », Le Soir, 4 juillet 2016.
- Nous avions déjà pu nous interroger sur ces questions par le passé : Mincke Chr., « Le meurtre homophobe d’Ihsane Jarfi ».
- Nous renvoyons à cet égard au texte que nous avons publié en ces pages voici quelque temps : Mincke Chr., « Incontournable criminalisation »,.
- À ce propos, des chiffres récents faisaient état de 30% des enfants belges vivant dans la pauvreté, un des taux les plus élevés d’Europe. Burgraff É., « 30% des enfants belges vivent dans la pauvreté », Le Soir, 23 février 2016.
- La juridicisation revient à appréhender une problématique au travers du droit, tandis que la judiciarisation consiste, en outre, à faire intervenir le système judiciaire.