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Le wokisme, la nouvelle panique morale à la mode
Dans l’une de ses récentes sorties médiatiques, le MR Georges-Louis Bouchez réagit à la victoire de Giorgia Meloni aux élections en Italie en affirmant qu’il s’agit du « résultat d’une classe moyenne qui se sent menacée par les dérives wokistes ». Apparue au XIXe siècle aux États-Unis pour décrire l’expérience des personnes noires dans une société postesclavagiste, l’injonction […]
Dans l’une de ses récentes sorties médiatiques, le MR Georges-Louis Bouchez réagit à la victoire de Giorgia Meloni aux élections en Italie en affirmant qu’il s’agit du « résultat d’une classe moyenne qui se sent menacée par les dérives wokistes ». Apparue au XIXe siècle aux États-Unis pour décrire l’expérience des personnes noires dans une société postesclavagiste, l’injonction « Stay Woke » (« Rester éveillé·e » ou « rester vigilant·e » ; être conscient·e et activement attentif·ve aux questions importantes, notamment en termes de justice raciale et sociale) était employée dans un sens social ou politique pour inviter à être continuellement attentif·ve aux discriminations. Il s’est ensuite invité dans la sphère culturelle pour entrer dans le langage courant, synonyme d’une forme de militantisme. On l’entendra notamment beaucoup lors des nombreuses manifestations sous la bannière « Black Lives Matter ». En Europe et dans le monde francophone, le terme devient rapidement un mot-valise utilisé pour disqualifier nombre de prises de parole, surtout en sciences humaines et sociales et en particulier dans les études sur le genre et le racisme. Ce qui est reproché à ces champs d’études est leur démarche idéologique, leur « radicalisme », leur « manque de rigueur ». Les ennemis à combattre sont, aujourd’hui et en vrac, l’intersectionnalité, les études de genre, et donc le « wokisme ». Le monde politique de droite et d’extrême droite utilise ce dernier mot pour exciter l’opinion publique, identifiant l’antiracisme à un grave problème social et politique.
Après l’indigénisme, l’islamo-gauchisme et autre « cancel culture » est donc apparue le wokisme. Le milieu intellectuel francophone s’est emparé d’un terme venu des États-Unis pour se le réapproprier et créer une panique morale visant essentiellement les mondes politique et universitaire. Mais ces « wokes », qui, à en croire de nombreux·ses polémistes et personnalités politiques, seraient si menaçant·es qu’iels pousseraient notamment à voter à l’extrême droite limite fascisante, qui sont-iels ? Présenté comme un mouvement global, le « wokisme » n’en présente pourtant aucunement les caractéristiques. Christophe Mincke, criminologue, tente de clarifier la situation en ces termes : « L’idéologie woke, ou le wokisme, est ce qualificatif péjoratif ne reposant sur aucun fondement sérieux, mais qui permet de disqualifier comme un tout l’ensemble des forces contestataires issues des minorités ou des populations minorisées. Charriant à la fois une accusation d’hypersensibilité, un renvoi à l’invasion de “théories américaines” et l’assimilation de réactions à des discriminations à une volonté de mise en danger de notre société, ce terme a notamment été intensément utilisé en France pour tenter de faire taire certains courants critiques au sein de la recherche en sciences humaines et sociales, portant notamment sur les questions de genre, d’identité sexuelle, de discrimination fondée sur l’appartenance religieuse, ethnique, etc.1 »
La panique morale, théorisée par plusieurs sociologues, désigne la façon dont émergent des épisodes d’inquiétude collective détachée de la réalité de la menace en question. Loin d’encourager la réflexion et de clarifier la pensée, elle sert à déclencher un sentiment de panique, de répulsion ou de colère à l’égard d’individus ou de groupes qu’on veut étiqueter comme déviants et dangereux. Dans son ouvrage La panique woke, le docteur en science politique Alex Mahoudeau offre les clés d’identification de la « panique woke » : « Il arrive des moments où, au sein d’un groupe social, se répand la crainte d’un phénomène qui remettrait simultanément en cause les fondements de la bienséance, de la civilité, du “vivre-ensemble” ou de l’esprit commun, et dont la cause est attribuée à un groupe d’individus traités comme un bloc et diabolisés ». Selon lui, les paniques morales ont cinq caractéristiques. Elles sont liées à un certain degré d’inquiétude quant au comportement d’un groupe, lequel est la cible d’un discours marqué d’une certaine hostilité et la réalité évoquée par cette panique morale doit susciter un degré de consensus. En outre, la panique morale est volatile, elle disparait aussi vite qu’elle est apparue et fait systématiquement l’objet d’une exagération. Il est à ce stade important de préciser que qualifier un incident de panique morale ne signifie pas qu’il n’a pas eu lieu. Une panique morale n’est pas imaginaire. Ce qui la caractérise, c’est la manière dont l’incident est présenté afin de conforter l’ambiance de diabolisation dans laquelle la panique s’insère et bien souvent relayée par les médias de masse. On peut même affirmer qu’elles font partie de leur fonctionnement ordinaire. Ils ne les ont pas inventées, mais ont constitué leur cadre de développement de longue date. Selon l’auteur Francis Dupuis-Déri dans son ouvrage récemment paru Panique à l’université, « La panique morale d’aujourd’hui au sujet des “wokes”, que l’on nous présente comme un tout nouveau fléau, s’inscrit dans cette longue tradition paranoïaque qui a pris pour cible les francs-maçons, les catholiques, les juifs, les homosexuels et les communistes, réels ou fantasmés. D’autres polémistes confirment par leur propos que l’antiwokisme d’aujourd’hui correspond à l’anticommunisme d’hier. » Souvent un feu de paille médiatique, une panique morale cède sa place à la suivante à un rythme effréné, d’autant plus à l’ère des réseaux sociaux.
Pour y faire face, la controffensive, souvent fondée sur le fait de contredire le discours produit, peut se prendre les pieds dans ces contradictions. En pointer les erreurs logiques ou factuelles peut s’avérer contreproductif dans la mesure où l’attrait de l’affaire ne tient souvent pas dans ses tenants et aboutissants, mais plutôt dans la présentation caricaturale de ses éléments traités sur le ton de l’indignation dans un objectif de décrédibilisation. En fin de compte, comme le dit Alex Mahoudeau, « L’une des raisons pour lesquelles le “wokisme” est une explication médiatiquement populaire est probablement de nature tautologique : on en parle parce qu’on en parle, ce que Pierre Bourdieu appelait “la circulation circulaire de l’information”. Ce qui expliquerait la tendance à inclure tout, et surtout n’importe quoi, sous cette étiquette. » À la suite de cette affirmation, il nous faut nous demander qui parle de « wokisme » et à qui ce terme parle-t-il ? Il semble impossible, après de nombreuses recherches, de savoir ce que pense réellement le grand public du « wokisme ». « Même dans les cas des enquêtes d’opinion, la seule information stable est qu’une large part des personnes sondées n’ont jamais entendu parler de “wokisme” ou des sous-catégories qu’on y associe, et qu’une part non négligeable de celles qui en ont entendu parler disent ne pas savoir ce que le terme signifie. Les enquêtes ne permettent pas de savoir quelle part du groupe ayant entendu parler du “wokisme”, et pensant en connaitre la définition, peut en donner une qui fasse consensus, non seulement parce qu’elles ne testent pas cette question, mais encore parce qu’il n’existe pas de telle définition », affirme Alex Mahoudeau. Selon lui, il serait plus intéressant de voir la panique « woke » comme une mobilisation dont la scène est le monde médiatique sans tirer de conclusions sur ce que pense l’opinion publique. Les personnes qui lancent les polémiques et celles qu’elles ciblent sont objectivement distinctes de la majorité de la population (politiques, universitaires, journalistes, etc.) et disposent grâce à leur fonction d’un fort capital de légitimité, mais également d’une grande force d’influence et de persuasion. Néanmoins, les personnes qui diffusent le discours de la panique « woke » n’adhèrent pas forcément à une idéologie clairement définie, c’est précisément l’intérêt d’un discours reposant sur la caricature qui a tendance à gonfler chaque sujet évoqué pour lui donner une influence susceptible de peser sur les fondements mêmes de nos sociétés démocratiques prônant le dialogue et la liberté d’expression. Dans le cas de nombreuses polémiques ayant suscité une panique morale, leur caractère absurde a plus ou moins rapidement pu être démontré et elles se sont évanouies aussi vite qu’elles étaient apparues. Dans le cas particulier de la panique exciter l’opinion publique, les identifiant à un grave problème social et politique. Produire la panique a de tout temps été une pratique réactionnaire et la panique « woke » en est le dernier exemple. Alors qu’aujourd’hui elle est brandie comme un danger imminent pour notre civilisation, il est possible qu’elle fasse doucement sourire dans six mois… Dans la conclusion de La panique woke, l’auteur déclare « Ni futilité, ni divertissement, la panique morale ressemble plutôt à une façon de parler de politique : ses entrepreneurs se concentrent généralement sur le fait d’agiter de vagues menaces, en laissant l’émotion faire le reste. Les analyses des paniques morales ont régulièrement montré, avec raison, la façon dont ce “reste” représente souvent une reprise en main de situations de crise par un capitalisme autoritaire. L’une des premières réponses à la panique woke serait donc probablement de commencer par demander : “Que voulez-vous faire ?”, plutôt que de placer le débat sur le strict champ de la discussion philosophique. » Mais il n’empêche qu’il pourrait être judicieux, comme l’y invite Alex Mahoudeau, d’anticiper la prochaine panique. Adopter une attitude défensive ne permettra pas de déconstruire ses fondements émotionnels et non tangibles. Il s’agirait, selon lui, de proposer une politique offensive pour ramener l’ensemble sur le terrain concret des préoccupations et de la vie matérielle des gens.
Dans un renversement du stigmate, saluons toutes celles et ceux qui se revendiquent woke aujourd’hui avant que le terme ne disparaisse dans les limbes pour laisser place à la nouvelle lubie de dominants effrayés par la perte potentielle de leurs privilèges.
- Mincke Chr., « La criminologie au service l’état ? », La Revue nouvelle, n° 2, 2022, p. 41,.