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Le wokisme, la nouvelle panique morale à la mode

Numéro 8 – 2022 par July Robert

décembre 2022

Dans l’une de ses récentes sor­ties média­tiques, le MR Georges-Louis Bou­chez réagit à la vic­toire de Gior­gia Melo­ni aux élec­tions en Ita­lie en affir­mant qu’il s’agit du « résul­tat d’une classe moyenne qui se sent mena­cée par les dérives wokistes ». Appa­rue au XIXe siècle aux États-Unis pour décrire l’expérience des per­sonnes noires dans une socié­té pos­tes­cla­va­giste, l’injonction […]

Le Mois

Dans l’une de ses récentes sor­ties média­tiques, le MR Georges-Louis Bou­chez réagit à la vic­toire de Gior­gia Melo­ni aux élec­tions en Ita­lie en affir­mant qu’il s’agit du « résul­tat d’une classe moyenne qui se sent mena­cée par les dérives wokistes ». Appa­rue au XIXe siècle aux États-Unis pour décrire l’expérience des per­sonnes noires dans une socié­té pos­tes­cla­va­giste, l’injonction « Stay Woke » (« Res­ter éveillé·e » ou « res­ter vigilant·e » ; être conscient·e et acti­ve­ment attentif·ve aux ques­tions impor­tantes, notam­ment en termes de jus­tice raciale et sociale) était employée dans un sens social ou poli­tique pour invi­ter à être conti­nuel­le­ment attentif·ve aux dis­cri­mi­na­tions. Il s’est ensuite invi­té dans la sphère cultu­relle pour entrer dans le lan­gage cou­rant, syno­nyme d’une forme de mili­tan­tisme. On l’entendra notam­ment beau­coup lors des nom­breuses mani­fes­ta­tions sous la ban­nière « Black Lives Mat­ter ». En Europe et dans le monde fran­co­phone, le terme devient rapi­de­ment un mot-valise uti­li­sé pour dis­qua­li­fier nombre de prises de parole, sur­tout en sciences humaines et sociales et en par­ti­cu­lier dans les études sur le genre et le racisme. Ce qui est repro­ché à ces champs d’études est leur démarche idéo­lo­gique, leur « radi­ca­lisme », leur « manque de rigueur ». Les enne­mis à com­battre sont, aujourd’hui et en vrac, l’intersectionnalité, les études de genre, et donc le « wokisme ». Le monde poli­tique de droite et d’extrême droite uti­lise ce der­nier mot pour exci­ter l’opinion publique, iden­ti­fiant l’antiracisme à un grave pro­blème social et politique.

Après l’indigénisme, l’islamo-gauchisme et autre « can­cel culture » est donc appa­rue le wokisme. Le milieu intel­lec­tuel fran­co­phone s’est empa­ré d’un terme venu des États-Unis pour se le réap­pro­prier et créer une panique morale visant essen­tiel­le­ment les mondes poli­tique et uni­ver­si­taire. Mais ces « wokes », qui, à en croire de nombreux·ses polé­mistes et per­son­na­li­tés poli­tiques, seraient si menaçant·es qu’iels pous­se­raient notam­ment à voter à l’extrême droite limite fas­ci­sante, qui sont-iels ? Pré­sen­té comme un mou­ve­ment glo­bal, le « wokisme » n’en pré­sente pour­tant aucu­ne­ment les carac­té­ris­tiques. Chris­tophe Mincke, cri­mi­no­logue, tente de cla­ri­fier la situa­tion en ces termes : « L’idéologie woke, ou le wokisme, est ce qua­li­fi­ca­tif péjo­ra­tif ne repo­sant sur aucun fon­de­ment sérieux, mais qui per­met de dis­qua­li­fier comme un tout l’ensemble des forces contes­ta­taires issues des mino­ri­tés ou des popu­la­tions mino­ri­sées. Char­riant à la fois une accu­sa­tion d’hypersensibilité, un ren­voi à l’invasion de “théo­ries amé­ri­caines” et l’assimilation de réac­tions à des dis­cri­mi­na­tions à une volon­té de mise en dan­ger de notre socié­té, ce terme a notam­ment été inten­sé­ment uti­li­sé en France pour ten­ter de faire taire cer­tains cou­rants cri­tiques au sein de la recherche en sciences humaines et sociales, por­tant notam­ment sur les ques­tions de genre, d’identité sexuelle, de dis­cri­mi­na­tion fon­dée sur l’appartenance reli­gieuse, eth­nique, etc.1 »

La panique morale, théo­ri­sée par plu­sieurs socio­logues, désigne la façon dont émergent des épi­sodes d’inquiétude col­lec­tive déta­chée de la réa­li­té de la menace en ques­tion. Loin d’encourager la réflexion et de cla­ri­fier la pen­sée, elle sert à déclen­cher un sen­ti­ment de panique, de répul­sion ou de colère à l’égard d’individus ou de groupes qu’on veut éti­que­ter comme déviants et dan­ge­reux. Dans son ouvrage La panique woke, le doc­teur en science poli­tique Alex Mahou­deau offre les clés d’identification de la « panique woke » : « Il arrive des moments où, au sein d’un groupe social, se répand la crainte d’un phé­no­mène qui remet­trait simul­ta­né­ment en cause les fon­de­ments de la bien­séance, de la civi­li­té, du “vivre-ensemble” ou de l’esprit com­mun, et dont la cause est attri­buée à un groupe d’individus trai­tés comme un bloc et dia­bo­li­sés ». Selon lui, les paniques morales ont cinq carac­té­ris­tiques. Elles sont liées à un cer­tain degré d’inquiétude quant au com­por­te­ment d’un groupe, lequel est la cible d’un dis­cours mar­qué d’une cer­taine hos­ti­li­té et la réa­li­té évo­quée par cette panique morale doit sus­ci­ter un degré de consen­sus. En outre, la panique morale est vola­tile, elle dis­pa­rait aus­si vite qu’elle est appa­rue et fait sys­té­ma­ti­que­ment l’objet d’une exa­gé­ra­tion. Il est à ce stade impor­tant de pré­ci­ser que qua­li­fier un inci­dent de panique morale ne signi­fie pas qu’il n’a pas eu lieu. Une panique morale n’est pas ima­gi­naire. Ce qui la carac­té­rise, c’est la manière dont l’incident est pré­sen­té afin de confor­ter l’ambiance de dia­bo­li­sa­tion dans laquelle la panique s’insère et bien sou­vent relayée par les médias de masse. On peut même affir­mer qu’elles font par­tie de leur fonc­tion­ne­ment ordi­naire. Ils ne les ont pas inven­tées, mais ont consti­tué leur cadre de déve­lop­pe­ment de longue date. Selon l’auteur Fran­cis Dupuis-Déri dans son ouvrage récem­ment paru Panique à l’université, « La panique morale d’aujourd’hui au sujet des “wokes”, que l’on nous pré­sente comme un tout nou­veau fléau, s’inscrit dans cette longue tra­di­tion para­noïaque qui a pris pour cible les francs-maçons, les catho­liques, les juifs, les homo­sexuels et les com­mu­nistes, réels ou fan­tas­més. D’autres polé­mistes confirment par leur pro­pos que l’antiwokisme d’aujourd’hui cor­res­pond à l’anticommunisme d’hier. » Sou­vent un feu de paille média­tique, une panique morale cède sa place à la sui­vante à un rythme effré­né, d’autant plus à l’ère des réseaux sociaux.

Pour y faire face, la controf­fen­sive, sou­vent fon­dée sur le fait de contre­dire le dis­cours pro­duit, peut se prendre les pieds dans ces contra­dic­tions. En poin­ter les erreurs logiques ou fac­tuelles peut s’avérer contre­pro­duc­tif dans la mesure où l’attrait de l’affaire ne tient sou­vent pas dans ses tenants et abou­tis­sants, mais plu­tôt dans la pré­sen­ta­tion cari­ca­tu­rale de ses élé­ments trai­tés sur le ton de l’indignation dans un objec­tif de décré­di­bi­li­sa­tion. En fin de compte, comme le dit Alex Mahou­deau, « L’une des rai­sons pour les­quelles le “wokisme” est une expli­ca­tion média­ti­que­ment popu­laire est pro­ba­ble­ment de nature tau­to­lo­gique : on en parle parce qu’on en parle, ce que Pierre Bour­dieu appe­lait “la cir­cu­la­tion cir­cu­laire de l’information”. Ce qui expli­que­rait la ten­dance à inclure tout, et sur­tout n’importe quoi, sous cette éti­quette. » À la suite de cette affir­ma­tion, il nous faut nous deman­der qui parle de « wokisme » et à qui ce terme parle-t-il ? Il semble impos­sible, après de nom­breuses recherches, de savoir ce que pense réel­le­ment le grand public du « wokisme ». « Même dans les cas des enquêtes d’opinion, la seule infor­ma­tion stable est qu’une large part des per­sonnes son­dées n’ont jamais enten­du par­ler de “wokisme” ou des sous-caté­go­ries qu’on y asso­cie, et qu’une part non négli­geable de celles qui en ont enten­du par­ler disent ne pas savoir ce que le terme signi­fie. Les enquêtes ne per­mettent pas de savoir quelle part du groupe ayant enten­du par­ler du “wokisme”, et pen­sant en connaitre la défi­ni­tion, peut en don­ner une qui fasse consen­sus, non seule­ment parce qu’elles ne testent pas cette ques­tion, mais encore parce qu’il n’existe pas de telle défi­ni­tion », affirme Alex Mahou­deau. Selon lui, il serait plus inté­res­sant de voir la panique « woke » comme une mobi­li­sa­tion dont la scène est le monde média­tique sans tirer de conclu­sions sur ce que pense l’opinion publique. Les per­sonnes qui lancent les polé­miques et celles qu’elles ciblent sont objec­ti­ve­ment dis­tinctes de la majo­ri­té de la popu­la­tion (poli­tiques, uni­ver­si­taires, jour­na­listes, etc.) et dis­posent grâce à leur fonc­tion d’un fort capi­tal de légi­ti­mi­té, mais éga­le­ment d’une grande force d’influence et de per­sua­sion. Néan­moins, les per­sonnes qui dif­fusent le dis­cours de la panique « woke » n’adhèrent pas for­cé­ment à une idéo­lo­gie clai­re­ment défi­nie, c’est pré­ci­sé­ment l’intérêt d’un dis­cours repo­sant sur la cari­ca­ture qui a ten­dance à gon­fler chaque sujet évo­qué pour lui don­ner une influence sus­cep­tible de peser sur les fon­de­ments mêmes de nos socié­tés démo­cra­tiques prô­nant le dia­logue et la liber­té d’expression. Dans le cas de nom­breuses polé­miques ayant sus­ci­té une panique morale, leur carac­tère absurde a plus ou moins rapi­de­ment pu être démon­tré et elles se sont éva­nouies aus­si vite qu’elles étaient appa­rues. Dans le cas par­ti­cu­lier de la panique exci­ter l’opinion publique, les iden­ti­fiant à un grave pro­blème social et poli­tique. Pro­duire la panique a de tout temps été une pra­tique réac­tion­naire et la panique « woke » en est le der­nier exemple. Alors qu’aujourd’hui elle est bran­die comme un dan­ger immi­nent pour notre civi­li­sa­tion, il est pos­sible qu’elle fasse dou­ce­ment sou­rire dans six mois… Dans la conclu­sion de La panique woke, l’auteur déclare « Ni futi­li­té, ni diver­tis­se­ment, la panique morale res­semble plu­tôt à une façon de par­ler de poli­tique : ses entre­pre­neurs se concentrent géné­ra­le­ment sur le fait d’agiter de vagues menaces, en lais­sant l’émotion faire le reste. Les ana­lyses des paniques morales ont régu­liè­re­ment mon­tré, avec rai­son, la façon dont ce “reste” repré­sente sou­vent une reprise en main de situa­tions de crise par un capi­ta­lisme auto­ri­taire. L’une des pre­mières réponses à la panique woke serait donc pro­ba­ble­ment de com­men­cer par deman­der : “Que vou­lez-vous faire ?”, plu­tôt que de pla­cer le débat sur le strict champ de la dis­cus­sion phi­lo­so­phique. » Mais il n’empêche qu’il pour­rait être judi­cieux, comme l’y invite Alex Mahou­deau, d’anticiper la pro­chaine panique. Adop­ter une atti­tude défen­sive ne per­met­tra pas de décons­truire ses fon­de­ments émo­tion­nels et non tan­gibles. Il s’agirait, selon lui, de pro­po­ser une poli­tique offen­sive pour rame­ner l’ensemble sur le ter­rain concret des pré­oc­cu­pa­tions et de la vie maté­rielle des gens. 

Dans un ren­ver­se­ment du stig­mate, saluons toutes celles et ceux qui se reven­diquent woke aujourd’hui avant que le terme ne dis­pa­raisse dans les limbes pour lais­ser place à la nou­velle lubie de domi­nants effrayés par la perte poten­tielle de leurs privilèges.

  1. Mincke Chr., « La cri­mi­no­lo­gie au ser­vice l’état ? », La Revue nou­velle, n° 2, 2022, p. 41,.

July Robert


Auteur

July Robert est autrice et traductrice. Elle est également chroniqueuse littéraire pour divers médias belges. Elle a notamment publié Au nom des femmes. Fémonationalisme : les instrumentalisations racistes du féminisme (traduction de In the Name of Women's Rights de la chercheuse Sara Farris) aux éditions Syllepse en décembre 2021 et Pour une politique écoféministe (traduction de Ecofeminism as Politics de la sociologue Ariel Salleh) aux éditions Wildproject et Le Passager clandestin en mai 2024.