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Le voyage

Numéro 9 Septembre 2011 par Far

septembre 2011

Pour le tra­vail de mon père, on part tous vivre pour quelques années dans le Nord Ouest. Loin de Téhé­ran. Région immense. Un grand lac salé au milieu de deux pro­vinces. Les deux Azer­baïd­jans est et ouest. Les mon­tagnes, les plaines. Nous, on part pour Tabriz. Les fron­tières de la Tur­quie et de la Rus­sie sont […]

Pour le tra­vail de mon père, on part tous vivre pour quelques années dans le Nord Ouest.

Loin de Téhé­ran. Région immense. Un grand lac salé au milieu de deux pro­vinces. Les deux Azer­baïd­jans est et ouest. Les mon­tagnes, les plaines. Nous, on part pour Tabriz. Les fron­tières de la Tur­quie et de la Rus­sie sont toutes proches. Cette ville a quelque chose de triste. On arrive en octobre et déjà un grand froid. On parle une langue que je ne com­prends pas. C’est le turc.

Faut trou­ver une école pour mon frère et moi. Et vite. On vit à l’hô­tel, la construc­tion de la mai­son que nos parents ont choi­sie n’est pas encore finie. Les écoles ne sont pas mixtes. Je ne peux plus être avec mon frère, mon grand pro­tec­teur des cours de récréa­tion. Donc, il en faut deux. La pre­mière école, où je ne reste que quelques jours, a de hauts murs. Ils ont l’air de pen­cher. Ils n’ont pas que l’air, ils penchent fran­che­ment et ils sont tel­le­ment hauts qu’ils risquent de tom­ber à tout moment. Cela dit, le pro­gramme d’é­tudes était bien. Après chaque leçon don­née par la mai­tresse, les meilleures de la classe mon­taient sur l’es­trade et répé­taient tout le cours. Cela don­nait cinq fois le même récit pour la même leçon ; le pre­mier jour, j’é­tais aus­si près du tableau avec les autres. J’a­vais répon­du oui, quand la mai­tresse m’a deman­dé si j’a­vais com­pris la leçon. J’a­vais com­pris la leçon. Je n’ai pas eu le temps de me faire des copines. La deuxième école est très dif­fé­rente, elle est grande et belle. Ici, en plus du per­san, j’ap­prends une autre langue : le fran­çais. À Téhé­ran, c’é­tait l’anglais.

J’ai hâte d’ap­prendre. J’aime l’é­cole. On est déjà en novembre. L’hi­ver a com­men­cé depuis un bon bout de temps ici. Et il com­mence fort. On est per­sua­dé que toutes les écoles vont fer­mer vu la neige qui tombe sans arrêt. Mais rien. Ici on a l’ha­bi­tude. Plus tard, mon frère et moi on appren­dra à faire des tun­nels dans cette neige si on veut aller à l’é­cole. Je me rap­pelle d’un hiver ter­rible, où les autres hivers avaient l’air d’un prin­temps à côté. À la radio, on annonce moins trente.

Si vous voyez une per­sonne en détresse, hébergez-la.

Si vous voyez une per­sonne en détresse, hébergez-la.

Si vous voyez une per­sonne en détresse, hébergez-la.

On n’a vu per­sonne, mais, par contre, on a fait un nid chaud pour un vieux chat. Le mien était déjà à l’a­bri. Enfin la mai­son. Elle est grande et spa­cieuse, mais le quar­tier est triste. Très enfer­mé. Il y a même une bande de méchants gamins de huit, dix ans, qui a atta­ché un chat au seul arbre de la rue. Ce n’é­tait pas le même. Le pauvre s’est balan­cé avec le vent au bout de sa corde, jus­qu’au jour où le balayeur est reve­nu. Il a libé­ré le chat mort en secouant la tête. Les jours passent. Je découvre. Je regarde. Les ruelles sont déla­brées, les façades sont mal entre­te­nues. Un sen­ti­ment d’a­ban­don. Mais un jour une invi­ta­tion. À l’heure, on est devant une grande mai­son. Plus de cré­pi sur les murs. Rien n’est vrai­ment droit. Une pous­sière tenace recouvre tout. Une grande porte en bois. Mais toutes les fentes sont bou­chées minu­tieu­se­ment. On n’y voit rien. Plu­sieurs grosses ten­tures pendent devant les fenêtres. C’est bien là. On sonne timi­de­ment. Qu’al­lons-nous décou­vrir ? C’est un col­lègue de travail.

Char­mant. Son épouse dési­rait invi­ter maman. Char­mante. Est-ce qu’ils ont un chat ? Mon père ne le sait pas. Il fait très froid. Les pas­sants nous regardent. On sonne et pas de timi­di­té cette fois. Le froid oblige. Les gens de la mai­son nous accueillent. Beau­coup de cha­leur. Une fois à l’in­té­rieur, c’est le miracle. L’i­nat­ten­du. La sur­prise. Quelle richesse, des lustres et des tapis jusque dans les toi­lettes. Tout est soie, fine laine, cris­tal et argent. Tout brille de pro­pre­té. La dif­fé­rence entre l’in­té­rieur et l’ex­té­rieur cor­res­pond à la tem­pé­ra­ture. Et leur cui­sine, quel talent. Des bou­lettes aux pois chiches d’un dia­mètre abso­lu­ment par­fait, avec au centre un pru­neau far­ci. Nous, on parle far­si, eux turc. Ils nous com­prennent. Les écoles dans tout le pays sont en far­si. Tout le monde fait des efforts. Notre effort est consi­dé­rable, mais le résul­tat nul. Peu à peu on s’ha­bi­tue. On s’ha­bi­tue aux hivers. On s’ha­bi­tue au givre des vitres au matin à notre réveil, mal­gré plu­sieurs poêles. On s’ha­bi­tue à nos sinu­sites. On s’ha­bi­tue. Une fois par an, des dizaines de mil­liers de merles enva­hissent la ville. Noir­cissent le ciel. Blan­chissent les voi­tures en des­sous des arbres. On s’habitue.

Sur­tout moi. J’aime cette région. J’aime mon vélo. J’aime mon école et mes copines. Et mes chats.

Après deux ans pas­sés dans un quar­tier gris, on amé­nage dans les envi­rons de la gare. Très beau. Des arbres et des jar­dins par­tout. Plus de hauts murs qui penchent. Plus de murs du tout. Nous sommes envi­ron à deux kilo­mètres de la ville. C’est une toute petite nou­velle ville à côté de la grande. Belle gare. Grande gare. Immense gare. Je fais beau­coup de vélo. Mon vélo est rouge. La gare est haute. La gare est large. La gare est longue. Elle est colos­sale, gigan­tesque, énorme et tout en marbre. Un train par jour. Un train qui arrive de Téhé­ran après un tra­jet d’un jour et une nuit, le matin à huit heures et qui repart le même jour à dix-sept heures. Et quelques trains de marchandises.

Le silence. Le quar­tier est tran­quille, il y a même un gar­dien. Beau­coup de chiens errants. Gen­tils. Eux aus­si res­pectent le silence. Ils m’ac­com­pagnent en bande devant le bus de l’é­cole. Une fois sor­tie de la mai­son ; après quelques pas, je leur donne presque tout mon déjeu­ner. Tout mar­chait à mer­veille, jus­qu’au jour où j’ai été dénon­cée par une maman voi­sine. Maman a vite com­pris pour­quoi sa fille avait un si bon appé­tit depuis quelque temps. Plus de chiens autour de moi. Reve­nons à nos mou­tons. Je veux dire à mon école. Le pre­mier jour, je vois des dames en longues robes, avec de drôles de cha­peaux qui serrent fort leurs têtes. Je pense qu’il y a une fête. Toutes ces dames en robes de soi­rée. Mais non, c’est autre chose. J’ap­prends peu à peu leur langue. Il y une maman, qu’on appelle Mère supé­rieure. Et pas mal de sœurs. Une grande famille. Je trouve leur langue drôle, sur­tout pour pro­non­cer et rou­ler les R.

Les dic­tées, je ne vous raconte pas, la moi­tié des mots ne sont même pas pro­non­cés, mais on les écrit. C’est pour faire joli sans doute. C’est peut-être au poids. Tous les matins, les cours sont en per­san, les après-midis, en fran­çais. Le mer­cre­di après-midi, on a congé. D’ha­bi­tude, je suis forte en dic­tée, mais voi­là que mes notes frôlent sou­vent le zéro. Mes parents viennent voir la direc­trice des cours en per­san. Demandent la rai­son. On m’ap­pelle dans son bureau. Femme impo­sante, son bureau aussi.

Pour­quoi ?

Je raconte.

Ma mai­tresse parle drô­le­ment, je sais que quelque chose ne va pas, mais j’é­cris ce que j’entends.

Quoi par exemple ?

Gar­ga­vol par exemple. (Cela donne quelque chose comme dire « gozan » au lieu de fai­san). Je décèle un petit sou­rire au coin des lèvres des grands. Mais peu à peu j’ap­prends à déchif­frer ce petit accent char­mant qui carac­té­rise la région. Je deviens un as en ortho­graphe. Je des­sine bien. Mon cadeau pré­fé­ré est tou­jours un maté­riel de des­sin. Sœur Gene­viève m’ap­pelle chaque fois au tableau. Aujourd’­hui, je des­sine un châ­teau fort, et elle, elle nous explique :

Don­jon, pont-levis, tour…

Et nous en chœur :

Don­jon, pont-levis, tour…

Et encore.

Tour de guet, tour d’angle,

Tour de guet, tour d’angle,

Et encore et encore.

Cor­beau, mâchicoulis,

Cor­beau, mâchicoulis,

Et elle en remet.

Don­jon, pont-levis,

Et nous, on baille.

Puis elle me donne nos cahiers de devoirs de la leçon pré­cé­dente, et me demande de les dis­tri­buer. Jusque-là tout allait bien.

Tu es la seule à avoir un vingt, mais je t’ai enle­vé un point parce que tu bavardais.

?

J’ai tel­le­ment peu bavar­dé cette fois qu’elle m’en­voie chez la Mère supé­rieure. Là aus­si, je reste silen­cieuse. Au lieu d’une puni­tion, je reçois un bon­bon. J’ai dix ans. Je vous pré­sente l’é­cole et ses sœurs. Elles m’in­triguent, ce sont des sœurs mis­sion­naires. Elles ont de grandes cui­sines en sous-sol. Bien gar­dées. Des bar­reaux, un peu par­tout ; et un grand cui­si­nier mous­ta­chu. De grands mor­ceaux de viande pendent ici et là. Il y a aus­si ce qu’on appelle du jam­bon. À chaque fois, il coupe de très fines tranches avec une déli­ca­tesse exa­gé­rée. Je n’aime pas les viandes et leurs dérivés.

Mais les chats, si. Nous, nous avons notre réfec­toire. Simple. Grande salle en entre­sol. Grandes tables. Nos déjeu­ners, pré­pa­rés chez nous, sont réchauf­fés au bain-marie dans de pro­fondes cuves. Je ne connais pas cette chose, mais je crois que les sœurs aiment tout ce qui se ter­mine par marie.

On m’a dit que Marie est une très gen­tille maman qui a per­du son enfant. Son fils unique. Tout le monde est triste pour elle.

Les mois passent et le nombre de chats dans l’é­cole aug­mente consi­dé­ra­ble­ment. Après enquête, on demande mes parents. Je me trouve à nou­veau devant la direc­trice et son énorme bureau juste à la hau­teur de mon nez. Je ver­rai ce bureau très sou­vent, et au fil des ans il a l’air de rétré­cir. On com­mence à se connaitre.

Je ne sais pas si c’est une impres­sion, mais per­sonne ne s’é­tonne de me voir là.

Alors ?

Alors si je vois un chat affa­mé devant l’é­cole, c’est nor­mal qu’il vienne man­ger au res­tau­rant et…

Pour les grands, ce n’est pas nor­mal. Mal­gré tout, un sou­rire au coin des lèvres de mes parents, un peu moins pour la direc­trice, qui me fait pro­mettre de ne plus recom­men­cer. Éton­nantes les grandes per­sonnes. Com­ment savoir quel autre beau chat je vais ren­con­trer demain sur ma route !

Extrait du récit : Ambre et lumière (une enfance persane)

Far


Auteur

assistante et professeure à Bruxelles, elle a travaillé comme architecte d'intérieur