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Le voir pour le croire. Habemus Papam, de Nani Moretti

Numéro 11 Novembre 2011 par Degraef

octobre 2011

Le pape est mort. La place Saint Pierre est noire de monde, les car­di­naux entrent len­te­ment dans la cha­pelle Six­tine où ils vont res­ter cloi­trés, à l’abri du monde, jusqu’à ce qu’ils aient élu un nou­veau pape. Hau­teur de vue, images somp­tueuses : la mise en scène de Nani Moret­ti atteint, dès les pre­mières images, une magnificence […]

Le pape est mort. La place Saint Pierre est noire de monde, les car­di­naux entrent len­te­ment dans la cha­pelle Six­tine où ils vont res­ter cloi­trés, à l’abri du monde, jusqu’à ce qu’ils aient élu un nou­veau pape. Hau­teur de vue, images somp­tueuses : la mise en scène de Nani Moret­ti atteint, dès les pre­mières images, une magni­fi­cence for­melle impres­sion­nante. Connais­sant l’engagement poli­tique du cinéaste, mani­fes­té aus­si bien dans sa longue fil­mo­gra­phie que dans la vie réelle puisqu’il est depuis des années un oppo­sant actif à Ber­lus­co­ni, le spec­ta­teur s’attend à une cri­tique acerbe du Vati­can, de son déco­rum, ses pompes, son pou­voir opaque, ses riva­li­tés. Attente déçue. Pas d’anticléricalisme, pas de dénon­cia­tion poli­tique, à la dif­fé­rence du récent Sou­rire de ma mère, de Mar­co Bel­lo­chio, l’histoire d’un fils dépos­sé­dé de sa mère par le Vati­can qui veut la cano­ni­ser. Moret­ti prend un malin plai­sir à élu­der la cri­tique fron­tale et à nous entrai­ner dans une suite de micro­ré­cits bizarres à la limite de l’absurdité.

Panne, panique, panade

Le conclave débute par une panne de cou­rant qui plonge les car­di­naux dans l’obscurité. L’un deux tré­buche, tombe, et tan­dis qu’il se relève, on entend cette phrase énig­ma­tique : « Ramas­sez ce qui est tom­bé !» C’est alors que tout se délite, len­te­ment mais sur­ement. Pétri­fiés d’angoisse, les car­di­naux prient pour ne pas être élus, les fidèles assem­blés attendent, graves et recueillis, qu’apparaisse la petite fumée blanche annon­cia­trice de l’élection papale, les jour­na­listes meublent l’attente en direct de longs com­men­taires confus. La tuile finit par tom­ber sur le car­di­nal Mel­ville. « Habe­mus Papam ». Mais il ne suf­fit pas de le pro­cla­mer, encore faut-il le voir. Revê­tu du magni­fique vête­ment d’apparat, le pape doit appa­raitre au bal­con, s’adresser aux fidèles et les bénir. Tel est le théâtre de l’Église catho­lique. « Étrange foi qui repose sur le besoin du visible (la pré­sence de l’homme) et du pou­voir qu’il repré­sente1. » Mel­ville ne veut pas être pape. Pris de panique, il pousse un grand cri d’effroi et prend la fuite, lais­sant les car­di­naux et la foule stupéfaits.

Un pre­mier film semble alors com­men­cer, dans un registre comique, lorsqu’un psy­cha­na­lyste, inter­pré­té par Moret­ti, est appe­lé à la res­cousse pour aider le pape à résoudre ce que le char­gé de com­mu­ni­ca­tion du Vati­can et tous les car­di­naux s’obstinent à consi­dé­rer comme une crise d’angoisse pas­sa­gère. Après une hila­rante séance de thé­ra­pie sous l’œil atten­tif des car­di­naux et des digni­taires du Vati­can, le film change encore une fois de registre pour se trans­for­mer en thril­leur. Échap­pant à la sur­veillance, le pape — magis­tral Michel Pic­co­li, au meilleur de sa forme — se vola­ti­lise dans Rome, les ser­vices de sécu­ri­té se lancent à sa pour­suite, tan­dis que le psy­cha­na­lyste se retrouve pri­son­nier du Vati­can en com­pa­gnie des car­di­naux qui ignorent tout de la dis­pa­ri­tion du sou­ve­rain pon­tife. Orches­tré par un char­gé de com­mu­ni­ca­tion sans cesse au bord de la crise de nerfs, le théâtre conti­nue, avec ses rites et ses ruses, pour dis­si­mu­ler la vacance de pou­voir, sau­ver les appa­rences, main­te­nir l’apparat. Faire croire au pape en atten­dant de le faire appa­raitre. Les fidèles attendent tou­jours, les yeux levés vers le bal­con vide, aux rideaux agi­tés par le vent. Les car­di­naux jouent au poker, se bourrent d’anxiolytiques jusqu’à ce que le psy­cha­na­lyste, trans­for­mé en ani­ma­teur spor­tif auto­ri­taire, les oblige à par­ti­ci­per à un tour­noi de vol­ley­ball, les équipes étant orga­ni­sés par conti­nent avec inter­dic­tion aux car­di­naux ita­liens de for­mer une équipe natio­nale. Pen­dant qu’ils se prennent au jeu, convain­cus que le pape cloi­tré dans sa chambre les observe, caché der­rière les rideaux, celui-ci a trou­vé refuge auprès d’une troupe de théâtre qui répète La Mouette, de Tche­khov. Aupa­ra­vant, il a consul­té la femme du psy­cha­na­lyste, psy elle aus­si, à qui il a confié son désir enfoui : être comé­dien. Inter­rom­pant bru­ta­le­ment la par­tie de vol­ley­ball, au grand dam du psy­cha­na­lyste frus­tré de vic­toire, les car­di­naux débarquent dans le théâtre. Le pape est enfin retrou­vé, assis au bal­con, cap­ti­vé par la repré­sen­ta­tion théâ­trale : son appa­ri­tion, dans son rôle, à sa place, fait l’effet d’un miracle. Mais la messe n’est pas finie. Le pape n’a pas dit son der­nier mot : il reste emmu­ré dans son refus. Figu­rant au bal­con de la basi­lique Saint Pierre, il est et demeure le pape qui dit non. « Je n’y arrive pas. »

Un film sportif et divisé

Dès sa pro­jec­tion au der­nier fes­ti­val de Cannes, le film divise la cri­tique. Film indé­cis, inabou­ti ou inache­vé, aga­çant et incom­pré­hen­sible, pour les uns alors que pour les autres, « la beau­té de Habe­mus Papam réside dans cette indé­ci­sion qui en fait une sorte de film-catas­trophe sans objet, par­ta­gé entre déni (la comé­die dans les arcanes du Vati­can) et conster­na­tion (le monde exté­rieur figé dans la ter­reur)2 ». L’improbable mélange du Vati­can, du théâtre, du sport et de la psy­cha­na­lyse a évi­dem­ment de quoi décon­cer­ter. Sans doute faut-il être fami­lier de l’œuvre du cinéaste ita­lien rebelle et mali­cieux pour l’apprécier à sa juste valeur. Dans La messe est finie (1985), Moret­ti inter­pré­tait le rôle d’un prêtre très spor­tif (nata­tion et foot­ball) qui renon­çait à la prê­trise et s’en expli­quait à ses parois­siens dans des termes simi­laires à ceux du pape. Dans nombre de ses films, les per­son­nages qu’il inter­prète sont des spor­tifs com­pul­sifs. « La pré­sence du sport ne relève pas du caprice per­son­nel mais d’un prin­cipe pro­fond, au cœur de l’activité humaine, entre expé­rience indi­vi­duelle et aven­ture col­lec­tive : faire par­tie d’une équipe, d’un groupe3. » Dans La chambre du fils, palme d’or à Cannes en 2002, Moret­ti est un psy­cha­na­lyste dont le fils meurt au cours d’un exer­cice de plon­gée sous-marine.

Empreints de nos­tal­gie et de désen­chan­te­ment, bien que tou­jours tra­ver­sés d’un joyeux brin de folie, les films de Moret­ti inter­rogent, non sans gra­vi­té, « la pos­si­bi­li­té d’un écrou­le­ment silen­cieux du monde, comme si ce monde n’était qu’un châ­teau de cartes4 ». C’est la douce iro­nie du car­di­nal qui ras­sure le psy­cha­na­lyste athéeen lui disant : « Vous n’irez pas en enfer. L’enfer est désert. »

  1. Charles Tes­son, « Des hommes et du vol­ley. La messe est finie, Palom­bel­la Ros­sa, Habe­mus Papam : pas­sage de fonc­tion et pas­sages de bal­lon, entre arbitre et libre arbitre », Les Cahiers du ciné­ma, n°670, septembre2011, p. 9.
  2. Vincent Malau­sa, « Fixer le désastre. Habe­mus Papam de Nani Moret­ti », Les Cahiers du ciné­ma, n°670, septembre2011, p. 8.
  3. Charles Tes­son, op cit, p.10.
  4. Vincent Malau­sa, op cit, p.8.

Degraef


Auteur

Véronique Degreef est sociologue, elle a mené de nombreuses missions de recherche et d'évaluation pour des centres universitaires belges et étrangers, des autorités publiques belges et des organisations internationales.