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Le virus de la démocratie

Numéro 1 – 2021 - Covid-19 pandémie par Christophe Mincke

février 2021

Depuis bientôt un an, nos sociétés vivent une crise sanitaire qui nous semble parée des atours de la nouveauté. Il n’en est bien entendu rien, puisque l’histoire de l’humanité, et tout particulièrement depuis qu’elle cohabite intimement avec les animaux, est parsemée d’épidémies de zoonoses. Sans doute cette crise nous semble-t-elle inédite parce que nous nous […]

Éditorial

Depuis bientôt un an, nos sociétés vivent une crise sanitaire qui nous semble parée des atours de la nouveauté. Il n’en est bien entendu rien, puisque l’histoire de l’humanité, et tout particulièrement depuis qu’elle cohabite intimement avec les animaux1, est parsemée d’épidémies de zoonoses2. Sans doute cette crise nous semble-t-elle inédite parce que nous nous étions empressés d’oublier l’Histoire et notre appartenance au règne du vivant, croyant être sortis des deux au cours d’un anthropocène marquant l’avènement de notre règne technodémiurgique.

Or, nous voilà à nouveau face à l’inconnu, en proie à des doutes, soumis à l’injonction d’agir rapidement et avec détermination, confrontés à la mort et à notre fragilité, ainsi qu’à celles de nos institutions sociales et politiques.

Faut-il en conclure que nous sommes démunis, que nous n’avons construit que des barrages contre le Pacifique et qu’il ne nous reste qu’à attendre la fin avec résignation ? Certes non. Nos si dérisoires institutions ont largement résisté au choc, nos systèmes de santé ont permis une prise en charge des malades, largement perfectible, mais sans doute meilleure que jamais dans l’Histoire et, surtout, les perspectives thérapeutiques et vaccinales se sont multipliées, non sans heurts ni controverses, mais, pour la première fois, moins d’un an après l’identification d’un agent pathogène, nous disposons de plusieurs vaccins.

Faut-il donc au contraire rire de l’avoir échappé belle, vacciner à tour de bras, puis oublier ? Pas davantage, parce que tout indique que les pandémies de zoonoses risquent fort de se multiplier à l’avenir3, que la gestion de la crise actuelle a montré nombre de faiblesses dans le chef de nos sociétés et de nos systèmes politiques et que le propre d’une démocratie est d’être réflexive et de ne pas se satisfaire de l’existant. La pandémie doit donc ouvrir sur la réflexion.

Un douloureux retour à la réalité

L’un des points saillants de la crise que nous traversons est que nos sociétés sont habitées par un profond refus de la réalité. Il ne s’agit pas de prétendre que nous vivrions dans un monde d’illusions et de rêveries, mais bien de reconnaitre qu’alors que nous nous vantons haut et fort d’avoir créé des systèmes sociaux fondés sur le savoir, l’expertise et la technologie, il apparait que nous continuons d’avoir des difficultés à accepter le réel quand il contrarie nos rêves de toute-puissance.

Nous avons, en effet, vu bon nombre de discours fleurir qui niaient l’évidence, et les enseignements de la science, pour affirmer, tour à tour, que la Covid-19 était « une grippette », que l’épidémie disparaitrait d’elle-même à l’été, que l’immunité collective serait facilement atteinte si on laissait faire la nature, ou encore que la pandémie ne devait rien à nos modes de vie, de production et de consommation. Bref, lors même que les spécialistes produisaient, à un rythme spectaculaire, de nouveaux savoirs, une part non négligeable d’entre nous refusait d’admettre que nous n’avions pas la maitrise de notre environnement, qu’il nous demeurait en bonne partie hostile et qu’il nous faudrait nous résoudre à apprendre à vivre avec nos limites. Plus préoccupant sans doute, parmi les « rassuristes », toujours prompts à minimiser la gravité de la situation, se trouvaient nombre de politiques qui nous répétaient qu’il n’était vraiment pas nécessaire de fermer les salons de coiffure, qu’il était hors de question de fêter la Noël par Skype ou encore qu’il était essentiel de maintenir en activité les entreprises, même s’il n’était pas possible d’y respecter les gestes barrière, sans même mentionner les responsables étrangers qui ont nié avec acharnement la réalité de l’épidémie.

Ce refus de considérer la réalité dans ce qu’elle a d’implacable et d’effrayant rappelle d’autres aveuglements, face à l’urgence climatique, par exemple. Il signe une difficulté à accepter les enseignements d’une science que nous avons nous-mêmes appelée de nos vœux. Tout se passe comme si notre foi en la science était à géométrie variable : bienvenue lorsqu’elle est porteuse de promesses de maitrise du monde, mais pas lorsqu’elle pointe les limites de notre monde et les apories de nos modes d’action. Pourtant, la science nous est autant utile lorsqu’elle nous permet de trouver un remède que quand elle nous indique quelles causes ont favorisé l’émergence d’un nouvel agent pathogène et nous montre comment nous devrions revoir nos modes de vie.

Cette relation problématique semble révéler un rapport difficile au réel. Il n’est pas ici question de prétendre que la science donne un accès direct à un réel qui préexisterait et serait accessible sans filtre, mais bien de considérer que la science, comme ensemble de méthodes d’observation, d’expérimentation et de réflexion, est un mode particulier d’établissement de rapports au réel, rapports toujours provisoires, mais sans conteste plus solides que tout autre. Ce mode n’a bien entendu pas toujours eu cours et n’a pas cours partout, mais, sauf à vouloir remettre en question les fondements mêmes du rapport au monde de nos sociétés démocratiques laïcisées et sécularisées, il nous semble à l’heure actuelle inévitable. Pour le dire d’un mot, dans nos sociétés, la pandémie ne peut être vue comme un châtiment divin ou un retour de karma, mais doit être analysée comme un phénomène complexe qui peut être appréhendé par le biais de la virologie, de l’épidémiologique, mais aussi de la sociologie, de la psychologie sociale, des sciences politiques, de l’Histoire ou de la sémiologie (sans aucune prétention d’exhaustivité).

Entre autorité et pouvoir

Dans le chef du personnel politique, ce rapport ambigu au savoir scientifique prend place sur fond de confusion entre description du réel et prescription des conduites collectives, autrement dit, entre science et politique. S’il est exclu d’imaginer l’instauration d’une « république des philosophes », d’une technocratie dans laquelle les questions politiques seraient transformées en (masquées derrière des) questions techniques ou scientifiques ; il l’est tout autant d’admettre que le personnel politique puisse refuser de tenir compte de l’état de savoirs scientifiques et, de cette manière, nier la construction du réel sur laquelle nous avons choisi de construire nos sociétés. En un mot, si nul scientifique ne peut se prétendre le légitime porte-parole des aspirations de la population, nul politique ne devrait pouvoir balayer d’un revers de la main nos connaissances du monde. Au premier la charge de décrire sans prescrire, en s’appuyant sur une méthode transparente, au second celle de prescrire en assumant le caractère politique de ses décisions et en explicitant les valeurs sur lesquelles il s’appuie.

Dans un tel cadre, on peut considérer que la gestion de la pandémie met en lumière l’opposition entre autorité et pouvoir comme fondement du gouvernement des sociétés. L’autorité peut être définie comme une manière d’obtenir d’autrui qu’il adopte un comportement donné en se fondant sur des légitimations. Ces dernières sont des justifications qui peuvent reposer sur l’intérêt des personnes (faites-vous vacciner pour vous mettre à l’abri), sur des valeurs (adoptez le vaccin pour protéger les plus faibles) ou sur l’autorité d’une source (les épidémiologistes s’accordent pour considérer que seul un vaccin peut permettre de maitriser la transmission du virus et d’éviter des centaines de milliers de morts). À l’inverse, le pouvoir repose sur la menace (réveillonnez en cercle réduit si vous ne voulez pas voir débarquer des combis de policiers armés de matraques).

Faire le choix de l’autorité, dans le contexte actuel, implique d’accepter de regarder le réel en face, en ce compris les enseignements de la science, et de fonder une action politique cohérente avec cet état du monde. Bien entendu, la prévision de morts nombreuses ou d’un dérapage climatique sévère contraignent très fortement l’action, puisque, face à des promesses de catastrophes, les emplâtres sur jambe de bois apparaitront inévitablement comme telles. Le réel constitue un cadre qui peut s’avérer très étroit. Mais, dans le même temps, ce fondement est susceptible d’apporter aux décisions une autorité particulière qui pourrait assoir son action et fonder la confiance dans le politique. Bien entendu, l’autorité conférée par le savoir ne peut porter sur les choix politiques proprement dits, ce qui implique que les gouvernants explicitent les principes qui sous-tendent leur action et en dévoilent donc les fondements idéologiques, mais au moins pourraient-ils ainsi faire la démonstration du bienfondé des questions qu’ils posent et de la nécessité de leur action.

Malheureusement, s’il est une chose à laquelle répugne la classe politique belge, c’est à afficher ses convictions. On ne compte plus les promesses d’aborder un domaine « sans apriori idéologique4 », « de façon pragmatique » et « sans tabou ». Est-ce un effet de la culture de coalition – et de la réversibilité subséquente de toute alliance – ou d’une culture portant plus d’attention à la capacité à forger des compromis qu’à celle à demeurer fidèle à des principes ? Toujours est-il que l’option de l’autorité est inconfortable aux chèvre-choutistes et aux girouettes car elle implique la double contrainte de la reconnaissance du réel et de l’assomption de ses options idéologiques.

Malheureusement, l’autre terme de l’alternative est le pouvoir, fondé sur la menace. Il permet de s’affranchir de l’adhésion volontaire des destinataires des injonctions, mais suscite plus d’oppositions. À ce titre, il demande un investissement constant dans la crédibilité de la menace. Il faut apparaitre fort, cohérent et implacable pour obtenir l’obéissance. Or, en Belgique, l’émiettement des pouvoirs, la faiblesse congénitale de l’État et la répugnance aux grandes démonstrations de force étatique entrave les possibilités de recours au pouvoir, sans compter que la démocratie, par destination, est méfiante vis-à-vis du pouvoir et cherche à en limiter drastiquement l’usage.

S’il est évident qu’on ne peut gouverner sans une alliance du pouvoir et de l’autorité, il n’en demeure pas moins que l’alternative entre les deux interroge les gouvernants sur leurs priorités : entendent-ils fonder avant tout leur influence sur le cours de la chose publique sur la persuasion ou sur la menace ? Et surtout, dès lors qu’ils se lamentent cycliquement sur la défiance du citoyen à leur égard, ont-ils réellement le choix ?

La chose publique

Bien entendu, ce que la pandémie exige de nous, c’est également de démontrer notre capacité à faire société. Car la contagion n’est pas qu’une affaire de virus, elle est aussi une question de pratiques sociales ; du reste, la maladie n’est pas uniquement un problème privé, elle est aussi un défi de santé publique, l’atteinte des uns mettant les autres en danger ; même la mort n’est pas une fatalité individuelle, elle est la résultante de processus collectifs et interroge notre respect commun pour la fragilité d’autrui et notre capacité à prendre en charge le fardeau du souci de l’autre. À l’heure de la glorification des individus tout-puissants, des aventuriers de l’entreprise, des surfeurs-sur-la-vague et des êtres parfaitement autonomes, il n’est pas évident de reconnaitre ces interdépendances et, à la fois, l’intérêt et le devoir qu’il y a à prendre en charge le collectif.

Par ailleurs, la Belgique n’a‑t-elle pas érigé la dispersion en principe de droit public et le souci exclusif des siens — même lorsque nul ne sait qui peuvent être ces « siens » — en mantra de la bonne gestion ? On peut à ce titre se demander si la multiplication des ministres de la Santé et des Instances politiques soulève autant problème que l’incapacité à penser à la société dans son ensemble.

La pandémie pose donc une triple question portant sur le rapport au réel, sur les fondements de l’action politique sur l’autorité ou le pouvoir et sur le caractère collectif des défis actuels. Les réponses qui y seront apportées seront essentielles pour le bon déroulement de la campagne de vaccination qui vient de démarrer.

Or, les « antivax » vendent une soupe amère, mais bien dans l’air du temps. En effet, ce mouvement se nourrit largement d’un refus des constats posés par la science : entre contestation de l’ampleur du problème et utilisation du soi-disant « doute systématique » fondant la science pour en réfuter sans argument les conclusions, en passant par une lecture systématiquement tronquée des résultats des études, il procède en bonne partie d’un déni du réel tel que construit par le savoir scientifique. Du reste, ce mouvement semble largement animé par une volonté de rébellion. Une large part du discours est fondé sur l’impérieuse nécessité de se soulever contre des puissances ennemies, plus ou moins occultes en fonction du degré de complotisme des thèses considérées. Ainsi, pour certains, le vaccin semble-t-il devoir être refusé parce qu’il est le produit d’un capitalisme pharmaceutique qui exploite la maladie et tire profit des systèmes de santé pour enrichir quelques actionnaires. L’argument ne tient pas ici au vaccin lui-même, mais bien au système technico-économique dont il est le produit et à la nécessité de se soulever contre lui, sans considération pour le fait qu’il serait peut-être plus judicieux de le contester, voire de l’abattre, au cours d’une épidémie de rhume que dans le contexte actuel.

Quoi qu’il en soit, à bien des égards, cette contestation procède d’une lecture exclusive en termes de pouvoir, plutôt que d’autorité. Dans un tel univers de sens, les experts susceptibles de soutenir les prétentions à l’autorité des gouvernants sont rejetés sur la base de l’affirmation de leur inféodation au pouvoir, ce qui est une manière de nier leur autorité scientifique et la possible légitimation par eux de l’autorité étatique. Il faut reconnaitre que cette stratégie est nettement plus commode que la contestation, pied-à-pied, des enseignements de la science. Bref, le mouvement antivax voit la question des campagnes vaccinales et, plus largement, de la gestion actuelle de la crise, sous l’angle du pouvoir, plutôt que de l’autorité. Que les gouvernants tendent à recourir au premier plutôt qu’à la seconde leur convient parfaitement : cela confirme leur vision du monde et leur offre un adversaire bien plus aisé à identifier et à combattre qu’une étude scientifique.

Pour compléter le triptyque, on notera que les campagnes vaccinales sont largement combattues sur la base d’arguments négligeant leur dimension collective. Qu’il s’agisse de la balance statistique entre couts et bénéfices sanitaires de la vaccination, de la nécessité, non seulement de se protéger soi-même, mais surtout d’atteindre une immunité collective permettant la sauvegarde des plus faibles, ou encore de l’insistance sur des effets individuels négatifs, fussent-ils rarissimes, la résistance à la vaccination fait fond sur les discours individualistes dont ne sont pas avares nos sociétés et sur la cécité au collectif qui s’ensuit.

Parier sur l’autorité

On l’aura compris, face aux défis posés par la pandémie et par l’organisation de la campagne de vaccination, la piste du durcissement, de la menace, des amendes et des coups de matraque s’avère bien hasardeuse. Elle nous parait constituer un renforcement de logiques dont se nourrit précisément la méfiance d’une partie de la population.

Au contraire, il nous semble que la voie à suivre doit être celle de la confrontation au réel, si désagréable soit-elle, et de l’appui des politiques publiques sur une division claire entre établissement des connaissances, bref, c’est sur l’autorité qu’il faut parier pour surmonter l’épreuve actuelle.

Cela implique bien entendu un énorme effort de vulgarisation des connaissances scientifiques, pour aider la population à comprendre comment un vaccin se met au point, mais aussi qu’une épidémie ne se résume pas à un agent pathogène, ou que les dégâts qu’elle cause ne se limitent pas à des problèmes médicaux. Bref, il faut aussi bien faire état de ce que l’on sait, mais aussi de la manière dont se construisent les questions scientifiques et les démarches visant à y répondre. Il faut comprendre ce qu’est la science et pas seulement quels sont ses enseignements ; et cette approche doit concerner toutes les disciplines et pas uniquement celles qui relèvent des sciences dites « dures » ou des disciplines biomédicales. L’ambition devrait être que nous sachions tous quoi attendre de la science : ni trop, ni trop peu, ni la vérité absolue, ni une opinion noyée parmi une infinité d’autres de même valeur. Sans doute, l’un des publics prioritaires à qui destiner cette (in)formation doit-il être le personnel politique lui-même.

Bien entendu, ceci requiert de mettre en œuvre, avec une grande constance, des moyens considérables. L’enseignement est certes concerné, mais il n’est pas le seul. Il faut que les scientifiques eux-mêmes soient encouragés à diffuser leur savoir par d’autres canaux et à communiquer à un large public leurs résultats et leurs travaux. Évidemment, cela implique qu’on ne prête pas seulement attention aux publications dans des revues prestigieuses, qu’on n’assomme pas les universitaires de tâches administratives, qu’on ne prenne pas en considération que le ranking des universités ou encore que les entreprises qui font de la recherche n’aient pas que leur bénéfice en vue.

Cela étant, les scientifiques ne sont bien entendu pas les seuls à devoir réexaminer leurs pratiques. Le personnel politique a un pas énorme à franchir, surtout en Belgique. La gestion de l’actuelle pandémie a sans doute tout particulièrement mis en évidence la difficulté qu’il avait à prendre acte des besoins et des enseignements de la science et à renoncer à les écarter d’un revers de la main. Nul doute, du reste, que le même constat puisse être fait pour la gestion de la crise climatique. On pourrait d’ailleurs élargir considérablement le champ de ce constat. En matière de politiques pénales, de lutte contre la pauvreté, de politiques économiques, de santé publique ou encore d’enseignement (supérieur notamment), il est particulièrement frappant de voir les conclusions des études scientifiques très fréquemment ignorées et des réformes d’ampleur décidées sans examen préalable de l’état des savoirs.

Bien entendu, on peut concevoir qu’il soit plus tentant pour un élu de produire un discours et une action conformes aux préjugés (supposés) de son électorat (également supposé) que d’écouter des scientifiques lui annoncer de mauvaises nouvelles et limiter drastiquement le champ des possibles. Ce sera d’autant plus le cas qu’il ne risque rien à mettre en œuvre des politiques irréalistes puisque les évaluations des politiques publiques sont rarissimes et que, quand elles sont réalisées, elles restent la plupart du temps confidentielles. Certes, des organes tels que la Cour des Comptes font une part de ce travail d’évaluation, les scientifiques en conduisent quelques-unes, mais ces productions sont loin d’être suffisantes.

Bref, le système de sanctions et récompenses en vigueur est tel que le personnel politique n’est que très peu encouragé à prêter attention aux enseignements de la recherche (ce qui ne l’empêche pas de s’en réclamer dès qu’il peut en obtenir un chiffre quelconque qui peut lui paraitre avantageux).

Évaluer les politiques publiques

Quoi qu’il en soit, il semble nécessaire de développer très activement le champ de l’évaluation des politiques publiques. Un premier pas devrait être de commander une recherche interdisciplinaire sur la gestion de la crise actuelle, afin d’en tirer des enseignements sur les plans médicaux (incluant la santé mentale), épidémiologiques, économiques, ainsi que de la pauvreté, de l’organisation du travail et des entreprises, etc.

Il ne s’agit pas de commander des audits à des cabinets de consultance, mais de créer une réelle expertise, stable, permettant le développement de recherches évaluatives, solides, menées par des spécialistes de chaque domaine et de son évaluation, fondées sur des méthodologies clairement exposées et choisies en fonction des objectifs précis de chaque recherche. Bref, il s’agit, dans notre rapport au réel, de ne pas nous contenter de l’établissement d’une vision la plus objective possible des situations traitées par les autorités publiques, mais d’également documenter le plus objectivement possible leur action.

Placer l’action publique sous le regard d’évaluateurs devrait aider les politiques à prendre en considération l’état des connaissances, avant que de décider de leurs politiques, en même temps qu’elle devrait les aider à distinguer le scientifique du politique et à assumer plus clairement ce dernier.

Au long de l’évolution de nos systèmes politiques, l’action des dirigeants a progressivement été soumise au contrôle de sa légalité, de sa constitutionnalité et de sa conformité aux droits fondamentaux ou au droit européen, elle a été indexée au respect de la volonté des contribuables, puis de tous les hommes, puis de toute la population majeure, elle a même été conditionnée par l’impératif de sa viabilité budgétaire, ne peut-on imaginer qu’elle puisse voir ses résultats et ses fondements scientifiques évalués ? Il ne s’agirait, au fond, de rien de plus que de l’approfondissement de l’exigence démocratique de reddition de comptes de la part des détenteurs du pouvoir envers la collectivité politique. En effet, que seraient ces évaluations scientifiques, si ce ne sont pas des documents permettant aux citoyens, à la presse et aux organisations de la société civile de mieux exercer leur contrôle sur l’action des mandataires publics ? Il semble évident que la complexité ou la technicité de nombre de domaines et des mesures qui s’y déploient requièrent un décryptage pour être comprises des non-spécialistes.

On entend souvent, ces jours-ci, qu’en temps de crise, la démocratie est bien faible et que les urgences sanitaires, environnementales ou économiques réclameraient un pouvoir fort, à même d’imposer des solutions claires et ambitieuses. Pourtant, plutôt que de détruire notre monde sous prétexte de le sauver d’une catastrophe qui le menace, ne devrions-nous pas plutôt approfondir notre démocratie ? L’évaluation des politiques publiques ne peut-elle être un des instruments pour ce faire ?

  1. Soit depuis les débuts du néolithique.
  2. Une zoonose est une maladie ayant franchi la barrière des espèces pour, provenant d’un animal, infecter l’être humain.
    Notons que l’hypothèse de la zoonose n’est pas seule en lice, même si elle semble actuellement la plus probable.
  3. Mathot M.-L., « Multiplications des maladies transmises depuis un animal : l’humain est-il devenu une espèce invasive ? », consulté le 8 janvier 2021.
  4. C’est-à-dire sans que l’électeur puisse avoir anticipé quel type de position son élu adopterait.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.